Le feu crépitait joyeusement, brasero d’espoir face à la nuit qui s’apprêtait à tomber.
Mais pour l’instant, le coucher de soleil embrasait la plaine de Floride de milles couleurs. Le monde se retrouvait ainsi paré comme pour un carnaval, prêt à assister à un étrange feu d’artifice. Et autour du brasier, deux silhouettes s’agitaient. La première était allongée, les bras passés derrière la tête, les oreilles couvertes par un imposant casque et une bulle de chewing-gum se formant entre ses lèvres.
Tsuyoshi profitait tranquillement des dernières minutes de la journée, il paressait tranquillement auprès de la chaleur du feu.
Quant à la seconde, elle n’était qu’exubérance. D’une longue chevelure d’un roux éclatant, elle approchait à grands pas du jeune homme. D’un geste négligeant du bras, elle jeta quatre masses informes à côté du feu. Elle s’allongea autour de son compagnon et passa négligemment les bras autour de son cou. Ils étaient comme ça, Tsuyoshi et Johanna.
Sa voix s’éleva.
- Tsu, Tsu, mon pauvre Tsu. Pendant que tu ne faisais rien, MOI je suis allée chercher de quoi manger. J’espère que tu aimes les oiseaux. Termina-t-elle en se pourléchant les lèvres.
Le jeune japonais répondit d’un grognement, la musique que crachait son baladeur couvrait presque tout le reste pour lui. Prise d’un soudain instinct joueur, la rouquine souleva le casque de Tsuyoshi et lui mordit gentiment le lobe de l’oreille. Le jeune homme poussa un léger soupir, ce qui fut loin de décourager Johanna. Taquine, elle tenta d’écouter ce qui sortait du casque de l’étrange Samouraï.
- Qu’est ce que tu écoutes ?
- "Come On, Come On" de Smash Mouth, ma chère. Répondit le jeune homme dont les doigts battaient la mesure.
Elle releva vivement la tête et lui tira puérilement la langue.
- Pouah ! Encore ta musique de vieux ?!
-- Another day in the sun --
En effet, Tsuyoshi n’écoutait que ça, de la "musique de vieux", le plus récent des albums de son lecteur datait de 2013.
Johanna prit un air autoritaire, bien que ses yeux pétillaient encore de taquinerie, et s’exclama de sa voix amusée.
- Tu vas devoir te faire pardonner ton mauvais goût.
Un nouveau jeu, encore et toujours. Avec la rouquine, tout se résumait en un jeu perpétuel, aux dérivées sensuelles. Telle un félin, elle s’étira au dessus de son compagnon avant de s’allonger sur lui. La jeune femme joua un instant avec les cheveux de Tsuyoshi, ne renonçant à rien pour s’amuser. Ce dernier poussa un autre soupir, mais il n’arrêta pas les puérils jeux de Johanna.
Il ne l’avait jamais fait depuis les deux semaines qu’ils se connaissaient.
-- Having fun --
Elle se pencha en avant et l’embrassa à pleine bouche, profitant de l’occasion pour lui voler son chewing-gum. Puis la jeune femme se redressa, triomphante. Elle lui tira narquoisement la langue et s’éloigna. Tsuyoshi poussa un troisième soupire et sortit un autre chewing-gum.
Le soleil allait se coucher dans les minutes à venir, le feu ronflait tranquillement et Johanna y faisait cuire les oiseaux qu’elle avait rapportés, il pouvait bien s’accorder un peu de repos…
-- Feel the heat beating down on me
I take a look in the sky
A plane goes by
Is that the reason that I can breathe? --
Tsuyoshi se réveilla à peine une heure plus tard, Smash Mouth tournant toujours en boucle dans son casque. Il se redressa sur les coudes et jeta un coup d’œil aux alentours.
Les branches ramassées à l’orée de la forêt brûlaient toujours aisément et à côté du feu était posé un oiseau trop cuit et certainement froid. Néanmoins, aucune trace de Johanna. Cela inquiéta Tsuyoshi. En effet, la nuit la rouquine devenait une autre personne. La journée, elle était joueuse, pétillante, taquine, autoritaire, puérile, sensuelle, indéniablement féline. Elle pouvait alors faire penser à une grande enfant, une sucrerie dans ce monde ravagé. Mais de l’avis de Tsuyoshi, c’était la nuit qu’elle était la plus enfantine. Une fois le soleil couché, la jeune femme se transformait en une enfant apeurée, et perdue ayant désespérément besoin de protection et d’attention. Légèrement affolé par cette disparition, le jeune japonais se leva et parti à sa recherche autour de leur campement de fortune.
Les deux voyageurs venaient tout juste d’arriver en Floride, ils ne savaient rien de cette contrée et de ces dangers potentiels. Par précaution, Tsuyoshi posa la main sur la poignée de son katana, pour être prêt à toute éventualité.
Fort heureusement, il n’eut pas à dégainer, ni-même à affronter quoi que ce soit. La rouquine s’était juste éloignée d’une vingtaine de mètres du feu, elle était tournée vers la forêt. La jeune femme s’était accroupie, ses genoux ramenés sur sa poitrine par ses bras, elle se balançait doucement d’avant en arrière.
D’avant.
En arrière.
C’était il y a environ deux semaines, en plein milieu du désert de l’Arizona. Cela faisait plusieurs jours que Tsuyoshi errait sur la moto qu’il avait volé, mais elle était tombée en panne il y avait quelques heures. Par conséquent il marchait, sous le soleil de plomb de midi, les membres fourbus et le corps vide de toute énergie. Il n’y avait que sa musique qui rythmait ses pas, le poussait à avancer. Qu’est ce que c’était déjà ? Ah oui, du Billy Talent, "voices of violence". Enfin, il en était qu’il marchait, sans trop savoir où aller, sans trop savoir comment poursuivre sa vie.
Et puis, elle lui était tombée dessus. Oui, juste comme ça, venue d’on ne sait où. Une charmante masse de cheveux roux qui était apparue, pour une obscure raison, au dessus de lui. Le jeune homme s’était retrouvé à terre, la jeune femme assise à califourchon sur son torse. Ils s’étaient dévisagés avec stupéfaction, bien que la jeune rouquine avait l’air de trouvé la situation fortement coquasse. Elle éclata de rire, un rire qui respirait la joie de vivre, avant de se relever. Ne sachant que faire, le jeune japonais offrit un sourire à cette inconnue sortie de nulle part et se releva aussi. La jeune femme le regarda avec méfiance et, avant qu’il n’ait pu ouvrir la bouche, elle le mitrailla de paroles.
- Hm, mais qui tu es ? Tu me veux du mal ? Ne m’approche pas, hein. T’es un méchant ? Tu veux jouer ? Ou pas ?
- Euh… Put seulement dire le jeune homme avant qu’elle ne le coupe.
- Ah mais si tu m’as rattrapée comme ça, tu ne dois pas être un méchant. Donc je peux te faire confiance ?
- Ben… Oui, j’imagine.
Tsuyoshi ne comprenait rien à cette hurluberlue qui parlait sans s’arrêter. On aurait dit qu’elle avait cessée de respirer.
- Ouais alors on est ami. Oké ? T’as une pelote laine, là ? D’ailleurs j’ai faim, t’as a mangé ?
Elle commença à lui tourner autour, l’évaluant d’un œil taquin.
- Mais dis-moi, t’es plutôt pas mal. Il te manque peut-être un peu de fourrure, mais sinon…
Elle se mordilla légèrement la lèvre, se colla à lui un fugace instant avant de reculer et de continuer son débitage incompréhensible.
- C’est une épée ? ça coupe ? T’écoutes de la musique ? Il fait beau, non ? On est où ?
Pendant qu’elle lui sortait tout et n’importe quoi, le jeune homme put l’observer en détails. L’inconnue possédait une abondante chevelure rousse qui possédait un charme certain, comme un coucher de soleil. Ses oreilles, anormalement triangulaires, dépassaient distinctement de cette masse. Son visage possédait lui aussi un charme qui ne pouvait pas laisser Tsuyoshi indifférent. Le plus étonnant, c’était ces-
- T’as d’beaux yeux, tu sais ?
- Euh…
- Ouais, d’ailleurs c’est marrant, parce qu’en fait, t’as les mêmes yeux que moi. Alors si je dis que j’ai des beaux yeux, alors je dis que toi aussi t’as des beaux yeux. Et si je dis que t’as des beaux yeux, alors je dis aussi que j’ai des beaux yeux, tu vois ? Oui bien sûr. C’est marrant, je trouve ça. Mignon.
Elle se colla de nouveau à lui, presque prête à ronronner. Tsuyoshi avait l’impression de nager en plein trip, ou alors il était bourré. Mais une belle inconnue qui lui tombe dessus et qui lui dit qu’il a de beaux yeux après dix minutes de conversation, c’est surréaliste. La jeune femme posa un indexe inspecteur sur sa joue avant de reculer de nouveau en riant.
- Mais il te manque quand même de la fourrure ! Dis, tu aimes les oiseaux ? Je veux dire, les manger, hein.
Et la voilà repartie dans son baragouin, ses yeux pétillaient de malice, elle avait l’air de s’amuser follement.
Finalement, au terme de ce monologue, elle passa les bras autour du cou de Tsuyoshi.
- Je t’aime bien, toi. Dit-elle, soudainement sérieuse.
Elle recula de nouveau et sa voix reprit ses accents joyeusement taquins.
- Au fait, moi c’est Johanna !
-- I take a look and I wonder why
Why these birds don't fly
It's hard for me to see and believe --
Il n’ose pas s’approcher d’elle, elle semble pleurer, ou du moins aller mal. Il hésite encore, ne sachant que faire pour l’aider. Elle porte une de ses tuniques, c’est peut être trop grand mais c’est déjà mieux que le pyjama dans lequel elle était lorsqu’ils s’étaient rencontrés. Bon, il en a vu pire Tsuyoshi, il ne va pas fuir face à ça. Ce serait lâche. Et ça, son code du Samouraï lui interdit.
Prenant une grande inspiration, le Loup s’approcha de la chatte. Elle tourna la tête dans sa direction, lui montrant son visage qui, heureusement, n’était pas ravagé par les larmes. Mais dans son regard, une profonde mélancolie était ancrée. Cette nostalgie, le jeune homme l’avait souvent aperçue dans le regard de la "Johanna du soir", cette tristesse insondable, cette mélancolie douloureusement profonde. Le jeune japonais n’avait jamais cherché à en savoir plus, pour ne pas creuser cette plaie, il essayait juste de la combler avec de l’affection. C’était fou à quel points il s’était attaché à elle durant cette courte période…
Johanna fixait la forêt avec une douleur dévorante, et une envie plus grande encore. Elle faisait peine à voir, ainsi blessée, ainsi apeurée.
Tout ce qu’elle voulait c’était revenir en arrière.
En arrière.
-- Come on, come on
And tell me
What you're thinking
Come on, come on
And stop --
Le vent qui hurle, la route qui défile à une vitesse hallucinante, le moteur de la moto qui rugit. Il roule à tombeau ouvert, Tsuyoshi. Et Johanna derrière, elle a l’air de bien s’amuser, même si elle se méfit de l’engin. La moto en question était une superbe Harley Davidson, même si elle manquait un peu de place. La jeune femme s’était collée à son, compagnon, elle riait aux éclats et, même si le jeune japonais ne pouvait pas voir son visage, son regard devait resplendir de bonheur.
- Joue un peu avec moi… Souffle sa voix à l’oreille de Tsuyoshi.
Alors soudain, elle lui cache les yeux de ses mains. Le jeune homme poussa un juron mais resta calme, en plein désert de l’Arizona, il n’y allait pas avoir grand-chose pour les arrêter. Plusieurs minutes s’écoulèrent ainsi avant que Tsuyoshi ne commence à vraiment s’inquièter.
- Bon, Jo’, arrête maintenant.
- Mais roh, t’es pas drôle-eu.
- Si on a un accident, ça ne sera drôle non plus…
Il la sentit faire une moue mais elle consentit tout de même à arrêter d’obstruer son champ de vision. Mais peu importait, car la moto tomba en panne d’essence une centaine de mètres plus loin. Tsuyoshi soupira.
- Bon, on va devoir marcher… Tu viens ?
Elle ne lui répondit pas, se contentant de détourner la tête d’un air buté. Son compagnon poussa un nouveau soupir, il l’avait froissée en la stoppant dans son jeu.
- Allez, viens. Comment je ferai sans toi ?
La caresser dans le sens du poil, c’est ça qu’il devait faire, flatter son égo.
- Sans toi, ça sera triste, ça sera sombre. Allez Jo’, viens.
Bien qu’il refusait de se l’avouer, il y avait une grande part de vrai là dedans.
- Sans ta merveilleuse personne à mes côtés, ça ne sert à rien d’avancer.
Il avait gagné, il le sentait. Il voyait ses joues rosirent, elle se tourna légèrement vers lui.
- Allez viens. Tu veux un chewing-gum ?
Cette fois, elle lui adressa son resplendissant sourire mutin habituel, totalement conquise par ces mots. Elle s’approcha de lui en courant et lui sauta au cou.
Ils basculèrent en avant.
-- This attitude is taken
Come on, come on
And tell me
What is taking so long
For you to recognize
And stop --
Que dire? Que faire? Tsuyoshi ne sait pas, comme n’importe qui dans sa situation.
Alors il fait ce que tout le monde ferait.
- Eh Jo ? ça va ?
Question stupide, évidemment que ça n’allait pas.
-- I find myself looking pretty stupid --