Textes de Chronos

16-12-2017 à 20:20:55
Ici sont les textes de Chronos. (CC)
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16-12-2017 à 20:21:51
La maison à l'envers



La vallée stérile s'ouvrait enfin devant lui, après un ultime virage de la route grise et poussiéreuse. Les flancs nus et gris des montagnes s’effacèrent de part et d'autre pour laisser la vue libre sur le vide infini de l'espace. Les nuées nébuleuses et colorées fleurissaient au dessus de leurs têtes dans un éventail de couleurs mauves et violacées. Les étoiles constellaient le ciel en si grand nombre que parfois elles formaient de grands halos fantomatiques et bleutés. Ce paysage fantastique gardait en toile de fond un néant lisse et noir, sans la moindre imperfection dans son abîme. En contrebas des falaises où s'étaient arrêtés un instant le voyageur épuisé par son périple, la Terre s'effritait et s'émiettait en astéroïdes gigantesques, en longs lambeaux de roc et en poussières. Le soleil, énorme et cramoisi, basculait sous l'horizon transparent, éclairant d'une lumière agonisante le Bord du Monde. Pourtant, la route continuait en serpentant, et atteignait les gouffres sidéraux. Là, elle se poursuivait en une passerelle branlante de bois blanchi par le temps. Et par delà la passerelle, elle aboutissait enfin sur le porche d'une haute et vénérable demeure flottant dans le vide, sans fondations ni sols sur lesquels tenir. On aurait pu la penser flottant sur l'eau limpide d'un lac.

La maison était vieille, ancienne. Antédiluvienne même. Ses façades de grès, couvertes de visages torturés et aveugles dans leur souffrance éternelle, flamboyantes, toutes en ogives, lancettes et pinacles, étaient piquetées de minuscules trous, comme si tout l'édifice avait été soumis aux attaques de milliards d'aiguilles. Parfois ceux-ci s'ouvraient en petits cratères, pareilles aux trous que laissent en cicatrisant les abcès sur une peau. La porte d'acier bleuie et violacée, martelée et ciselée en milles rinceaux et entrelacs ouvrait sur un intérieur nu et désolé. Les poutres des plafonds avaient depuis longtemps disparues, laissant le regard porter jusqu'au ciel visible, le toit s'étant pareillement volatilisé. Les cheminées restaient contre les murailles, ultimes vestiges des pièces qui autrefois avaient résonné des rires et des chants de nobles familles. Restait surtout un grand escalier à vis, inséré dans une haute tour d'angle s'achevant en longue flèche acérée, hérissée de gargouilles grimaçantes ou décapitées.

Le visiteur en loque, puisant dans ses dernières forces, entra et s'engagea dans les degrés qui descendaient sans fin dans un sol pourtant sans existence. Un vertige finit par le saisir et il lui sembla basculer de l'avant. Les marches flottèrent autour de lui pendant ce qui lui parut quelques secondes, et enfin il reprit un semblant d'équilibre, non sans avoir manqué dévalé en désordre les marches restantes. Il continua à descendre, ayant compris que son but était à présent atteint. Son vœu le plus cher l'attendait. Les textes anciens consultés dans les ruines des plus grandes bibliothèques des Cités Ravagées ne mentaient pas. Il existait donc une porte de sortie. Et ainsi il émergea à la surface, quittant l'escalier pour se retrouver dans la grande salle de la maison qu'il avait quitté. La lumière avait changée, il faisait chaud. Les couleurs ressortaient, avivées, et l'air lourd et figé. Les rayons solaires qui passaient par les carreaux des baies semblaient figés dans l'ambre. Levant les yeux, l'homme put contempler un beau plafond de bois peint, présentant la voûte céleste qui avait été celle de son monde des millénaires auparavant, quand celui-ci était encore jeune.

Le sol était dallé de marbre blanc et noir, couvert de tapis de belle étoffe bleu aux reflets argentés. Il fit quelques pas. Le bruit de ses bottes était étouffé, et lui arrivait comme en un échos lointain. Il arriva devant la grande cheminée au manteau sculpté de démons et d'anges entremêles en quelques terribles batailles. Le feu qui dansait sur les bûches s'était figé en une grande tempête enthousiaste, ses flammes s’entremêlaient hautes et puissantes, débordant de flammèches et pétillantes d'étincelles. Il se retourna vers le mur opposé, qui miroitait comme un l'eau étale d'un étang. Là courrait un autre escalier de beau chêne sombre, travail fin d'un ébéniste de talent. Il le monta lentement, son cœur battant lourdement dans sa poitrine opprimée. L'étage supérieur était une grande chambre aux murs couverts de bibliothèques garnies de lourds codex. Près du haut lit à baldaquins de velours pourpres trônait une harpe d'argent, et un homme transparent comme du verre en jouait lentement et avec application. Une voix grave l'enveloppa, mélodieuse, comme si les cordes de l'instrument en formait les mots ;
« Tu as enfin atteint le souvenir et le reflet de ton monde, pénitent. Tu as atteint son envers. Profite de son présent et songe à ton acte impie. »

Soudain l'homme recula, effrayé par son audace, pris d'un pieux effrois devant son acte. Il dévala les escaliers, sortit de la demeure de l'envers et se retrouva debout, contemplant la prairie qui s’étalait devant lui jusqu'aux sommets enneigés de montagnes, celles qui seraient les limites de son monde mourant. Son cœur cognait sourdement, puis, comme un tocsin lourd et funeste, battit trois longs coups. Au troisième, il s'effondra. Le sol se déroba, il le traversa en tourbillonnant dans les ténèbres, jusqu'à brutalement butter contre la marche d'entrée. Quand il releva la tête, tremblant, en sueur, le visage en sang et commotionné par la chute, la ruine sinistre de la Demeure au Bord du Monde le toisait depuis les visages à demi-effacés de ses statues et ses hautes ogives nues. Sa porte d'acier s'était fermée. Les légendes qui l'avaient attiré ici n'étaient que mirages et espoirs vains. Rien ne pouvait être réécris ni revécu. Sa vision perdit de sa netteté et il sombra lentement dans le Néant.
16-12-2017 à 20:25:59
L'âme élastique



« Sous les peupliers d'or froid,
Les morts rêvent à d'autres morts. »

Le corps s'envola dans les airs, traçant une superbe parabole. Il heurta les pierres du parapet, se meurtrit. Ses os fendirent, son sang s'envola en nué écarlate, ses vertèbres se tendirent puis cédèrent doucement comme un œuf qu'on ouvre. Le crâne se brisa et la cervelle s'en dégagea, mêlée à des mèches de cheveux. Et l'Âme s’accrocha avec souplesse, accompagnant son vaisseau supplicié jusqu'aux gouffres obscures où il s'écrasa. Alors seulement elle se laissa couler hors de l'épave dont les lambeaux laissaient encore s'écouler quelques fluides. Éthérée, elle nappa le sol, s’imprégna de sa texture, puis elle s'éleva lentement, s'étira en longs rubans fantomatiques, et continua d’emplir ce funeste ossuaire de ténèbres et d'eau.

Les Limbes s'étendaient, neige immaculée ou brume opalescente. Des flammes solitaires la ponctuaient, ténues dans la lumière qui inondait ce cosmos. L'Âme s'y étendit, s'étirant indéfiniment. Elle ressentait tout et rien. Elle ressentait l'absence, le Néant. Un chaos d'émotion la faisaient torsader, danser comme les branches d'un arbre dans une brise estivale. Les souvenirs remontaient en elle, les sensation, vives et aiguës, précises comme des aiguilles. Elle s’effila d'avantage. Des parfums évanescents l'assaillaient et l'enrobait ; bosquets de roses de givre qui fondaient sous les astres spectraux, ombres du goût métallique du sang, froid argent et chaudes peaux crémeuses des femmes. Le ciel infini se nacra de pourpre et de mauve, les flammes bleuirent, et toujours l'Âme s'étiraient, longue torsade où s'écoulait l'esprit.

L’Esprit tournoyant dans les bras, les visages familiers et étrangers. La nuit s'épanouit en lui, bleue d'encre, piquetée d’étoiles en ruisseaux. Les mains s'agrippaient en lui, l'ouvraient et le fourrageaient avec insistance, des émotions primaires le saisissaient et le laissaient frissonnant, la peur lunaire, la joie solaire, l'ennui crépusculaire, l'exaltation stellaire. Les réminiscences le foudroyaient, miroitantes comme les lames des poignards d'argent, et le replongeaient dans inexistante fuligineuse. Mais toujours il ondoyait autour de l'âme, cette Âme qui s'éployait en une flèche et sans cesse se contorsionnait, emplissant de ses ramification ses propres vides. Il s'y pétrifiait comme dans une ambre et s'y restructurait enfin.

L'élasticité de l'Âme était stupéfiante, car à présent elle s'élançait depuis le corps désarticulé d'où elle sourdait, elle passait le voile mortuaire et s'épanouissait dans les Limbes, elle s'y cristallisait et y reprenait corps, muette et sombre. Sa transparence de verre se marbrait et se veinait d'écarlate, elle s'y reformait. Le défunt prenait sa place dans le concert des esprits, mais ceux-ci le fuyaient, bourdonnant d'inquiétude, le voyant comme un orage menaçant et obscur. Sa renaissance fut brutale. Telle des rais de noirceur, les abîmes s'ouvrirent en son sein, le dévorant et le happant, et soudain tout fut dévoilé en un éclair de lucidité aveuglante.

Ses nuits et ses jours de labeurs pour transcender l'humain, étendre son royaume, la citadelle perchée au dessus des gouffres les plus noirs, la peur des ennemis, la joie féroce de les voir à ses pieds. L'éclat d'or de la couronne flamboyante. Et puis la soirée, le soleil couchant, les serviteurs, les amis se pressant autour d'elle, puis les menaces, et soudain cette main ferme la projetant, le vide et la haine. La haine qui l'aveuglait, l'enveloppait, le structurait soudain. Une ossature de haine. L'Âme, gigantesque maelström dans les limbes et dans le Monde, dans le Néant enfin, se gonfla démesurément, se couronnant de flammes noires, elle saisit son corps chaud, s'y figea, planta ses serres en ses chairs et les englaça. Chaque doigt, chaque goutte de sang ; chaque infime carré de peau fut ressenti, englouti par la Haine universelle. Le désespoir en donna la teinte de l'acier, le feu intérieur se réanima en brasier terrible, l'Âme s'étira en son corps et tout autour en halo crépitant, dans les Limbes, dans le Chaos et dans le Néant qui en son sein s’enlacèrent.

Dans un craquement d'os qui s'entrechoquent mêlé à un concert de crachouillis de chairs béantes et suintantes, les bras se levèrent, ployant et déployant leurs doigts, et hissèrent péniblement le buste, puis le torse. Enfin la tête se redressa, un brasier éternel entrelacé de ténèbres brûlant au cœur de son visage ravagé. À genoux, le corps se releva péniblement, porté, manipulé ainsi qu'un pantin par l'Âme et l'Esprit qui s'y accrochaient comme des corneilles sur un cadavre. Le sang le maculait quand il s'enveloppa dans une toge de pourpre et qu'il se fondait dans le clair obscur de l'abîme. Lui mort, l'Esprit vif, l'Âme morte-vivante étendue entre les sphères de l'existence.
16-12-2017 à 20:31:33
Lame, elle astique



Il arrivait ivre et débraillé, son pantalon maculé de graisse, sa cravate de travers et sa chemise froissée et couverte de sueur. Madame K. n'avais que rarement connu de semaines où son mari ne rentrait pas vers trois heures du matin, chancelant, empestant la bière dans son vieux manteau miteux. Il montait les escaliers de l'immeuble en faisant un bruit de tout les diables, et ses pas lourds s'arrêtaient devant la porte de leur appartement. Elle attendait alors, éveillée en sursaut dans le lit conjugal, elle attendait qu'il entre, l'entendant faire cliqueter ses clefs contre la serrure avant d'enfin réussir à les enfoncer et de s'ouvrir. Alors il entrait. Souvent, il était trop abruti d'alcool pour la toucher, mais quand il ne l'était pas, elle ne trouvait pas de recours que de rester recroquevillée, attendant que ses coups cessent et qu'il s'endorme en ronflant à ses côtés.

Monsieur K. avait pourtant, au delà de ces pitoyables et pénibles retours de bars et de lupanars, une apparence des plus amènes. Le matin, sa femme le trouvait sifflotant dans la petite salle de bain, les traces des excès de la veille gommés par sa douche. Il se retournait quand elle arrivait, et la détaillait avec un vague sourire, presque tendre si on oubliait ses coups. La quarantaine à peine passée, les cheveux soigneusement coiffés de côté, une fine moustache en aiguille, lui donnant l'apparence d'un officier, il la toisait de toute sa hauteur, et Dieu qu'il était grand ! Nu, il s'exposait sans complexe à son épouse, il s'admirait dans le reflet de ses yeux. Le matin, il était doux, mais surtout affamé. Il la saisissait souvent et la saillait contre le mur carrelé. Puis aussitôt qu'il avait joui, il la lâchait, et s'éloignait pour se revêtir d'un habit propre et repassé, inlassablement nettoyés par sa femme à mesure qu'il les souillait. Il saisissait sa mallette de cuir et partait au travail, la laissant seule. Elle savait qu'il irait prendre un café et un croissant au bar-tabac du coin, avant de rejoindre les bureaux. Et s'il avait faim au soir, alors il irait prendre un repas léger au restaurant, et son appétit ouvert irait chez Madame Prudence. Après quoi, la boite de Pandore ouverte, il irait écumer l'avenue de Pigale. Mais si à dix-neuf heure il était rentré, alors la soirée serait calme. Il dînerait avec elle, se servirait un verre de whisky et irait bien vite se coucher.

Quand la porte de l'appartement claquait derrière son mari, Madame K. se relevait lentement, s'essuyait du mieux qu'elle pouvait, s'observait dans le miroir. Elle avait été belle à vingt ans. À présent, elle s'était tassée, s'était faite plus inquiète. Tout son reflet renvoyait une image de soumission timide et malheureuse. Peu à peu, Monsieur K. avait perdu de son intérêt pour son corps et était venu taquiner d'autres jupons. Ou plutôt absorber d'autres jeunesses. Il ne s'en cachait pas ; il le disait lui même qu'il pressait ses amantes et les courtisanes comme des fruits pour en extraire la vigueur et la beauté. Une fois il le lui avait dit, ravi de sa boutade ; il l'avait exploité, corrodée à son contact, il la consumait et la possédait toujours plus. Elle était sa chose, c'était ainsi qu'il l’appelait souvent : « ma chose ».

Une fois propre, elle saisissait les vêtements de la veille, laissés en vrac au sol, et faisait une lessive. Si Monsieur K. ne trouvait pas de vêtements appropriés au moment de sortir de son bain, ça n'était pas son étreinte mais ses coups qu'elle subissait. En quinze ans de mariage, elle n'avait oublié que cinq fois. Puis elle rangeait l'appartement, et partait travailler dans l'épicerie du coin pour l'après-midi. Au retour, elle faisait à manger pour deux, attendait jusqu'à vingt heure, et s'il n'était pas rentré invitait sa voisine de palier, une grand-mère décatie, pour partager son repas. La vieille avait depuis longtemps saisie tout de la situation et, elle le savait, goûtait avec une certaine perversité de la situation. Elle épiait le retour de son mari, ricanant dans la pénombre de son salon. Et puis grâce à ça, elle s'épargnait ainsi de faire ses repas jusqu'à trois fois par semaine.

Enfin, la voisine ridée l'ayant laissée avant vingt-et-une heure, elle s'allumait une cigarette et allait à la fenêtre. Elle fumait quelques minutes, se rêvait une autre vie, prenant soin à ce que jamais l'odeur du tabac entre à l'intérieur : Monsieur K. détestait ça. Enfin elle allait faire la vaisselle, grimaçant si par hasard elle forçait trop sur son index gauche. Une fois, elle avait eu le doigt cassé, et depuis celui-ci restait plus raide que les autres. L'eau chaude lui faisait du bien, elle poursuivait ses rêves dans ce nuage de vapeur chaude. Elle avait fantasmé une vie sur les plages du sud, heureuse. Elle avait renoncé depuis et cette idée s'empoussiérait dans son esprit. Elle allait se coucher enfin et sombrait dans un sommeil léger et anxieux.

La porte qui claquait en se refermant la réveilla une nuit d'hivers, et elle le vit entrer, tanguant plus qu'un navire dans une tempête, semant dans son sillage de la boue des pavés. Enfin, il s’avachit en travers du lit, sa poitrine se soulevant à peine. Une effluve de mauvais vin l'accompagnait comme un halo nauséabond et elle en fut étourdie. Il s'y mêlait une autre odeur, qu'elle mit quelques instants à identifier : celle du sang. Elle cru défaillir. Elle prit soudain conscience des traces de sang qui maculaient les manches de son manteau, puis du long couteau qu'il étreignait dans sa main, et se retint de crier. D'un bond elle était debout, elle reculait jusqu'à être dos au mur et y resta tétanisée quelques longues minutes. Un mouvement agita Monsieur K., qui se redressait péniblement jusqu'à être presque assis contre la tête de lit.
« Ma chose, nettoie moi ça. »
Il posa l'arme sur la table de chevet. Et attendit. Se ressaisissant, elle se précipita, sautillant presque de terreur. Elle agrippa le manche, l'emporta vers l'évier.

Elle ouvrit le robinet d'eau chaude, saisit une éponge, commença à frotter le manche, puis la lame. Elle l'astiquait de toute ses forces, essayant d'en faire partir les traces coagulées qui s'y accrochaient. Le bois du manche était coloré d'une teinte mauve, impossible à faire partir, elle cru devenir folle. Pendant ce temps l'homme s'était dévêtu et s'était dirigé par saccades vers la salle de bain. Bientôt elle l'entendit qui se lavait, et qui lui marmonnait.
« Ce salaud l'avait bien cherché tu sais. M'interdire l'entrée dans son bordel, le con. »
Elle éclata en sanglot, et au travers de ses larmes elle continuait de passer son éponge sur la lame qui brillait à présent d'un bel éclat. Des bottes martelaient les escalier, elle entendait leur bruit pesant, et soudain la porte fut ébranlée ;
« POLICE ! »
Elle s'effondra au sol, agitée de spasme, serrant contre elle le couteau avec lequel elle s'entailla les doigts jusqu'à l'os. Le sang vint couvrir la lame miroitante et elle hurla. La porte céda et les officiers entrèrent. En quelques instants elle fut saisie, on lui fit lâcher l'arme et l’asseoir sur une chaise. Elle entendit des protestations, des cris, des bruits de lutte puis Monsieur K. sortir sans connaissance, traîné par deux agents, le visage couvert de sang. Un bourdonnement vint couvrir tout son, puis un voile noir s'abattit sur ses yeux. Elle s'effondra sans connaissance.

Plusieurs mois s'écoulèrent avant que la guillotine ne vienne faire de madame K. madame Clisson, veuve de l'assassin violent Vincent K.. Une fois la fièvre journalistique autour du procès retombée, elle fut envoyée en maison de repos. Sa raison l'avait alors totalement abandonnée et très vite, elle qui avait vécue ignorée du monde, elle finit son existence oubliée de lui.
16-12-2017 à 20:32:29
Tu n'es rien, tu es cendres



Le ciel était d’un bleu d’encre, et Volantirn sommeillait encore ; ses hauts palais de marbre et d’albâtre miroitaient, leurs spires et aiguilles s’effaçant dans le ciel, leurs entrailles palpitantes de leurs rêves. Des lueurs chaudes venaient naître entre leurs tours, venant de leurs profondeurs secrètes. Au bas de leurs grands murs aux décors d’entrelacs, les méandres des rêveurs se couvraient de brumes argentées, qui s’enroulaient paresseusement en volutes lascives. Elles venaient masquer les canaux d’eaux cristallines, les façades des grandes demeures de pierre, les statues incrustées d’or et les hauts arbres bruissants qui les longeaient. Ces derniers murmuraient entre eux, leurs feuilles détrempées d’humidités d’un pourpre sanglant. Et lentement, se rapprochant de l’océan, vers le nord de la cité, les méandres s’enfonçaient dans la tourbe des marais aux parfums envoûtants, ainsi qu’un homme s’endort en respirant les effluves des Silmerines et s’engloutit dans les boues où elles poussent. Ainsi les murs se paraient-ils de vignes vierges et de glycines, les toits croulaient sous les herbes, les marais s’étouffaient dans les joncs, des roseaux et des fleurs nuageuses ; des nénuphars venaient s’ouvrir sur leurs eaux calmes. Et le brouillard opalescent venait les enlacer, les fondre en silhouettes indistinctes.

Au travers de ses ruelles, des globes de lumière se promenaient, petites étoiles jaunes tenues entre les mains de noctambules étourdis par les mirages de la Cité qui rêve. Ils se mouvaient avec lenteur, avec une grâce serpentine, les longs replis de leurs vêtements de soie masquant leurs anatomies. Sur une place, une femme dansait, enveloppées de nuages de gazes flottants autour d’elle. Ses mouvements évoquaient les vagues de la mer, renaissants avant que de mourir, sans cesse revenant. Son masque d’argent ciselé reflétait les feux qui naissaient autour d’elle et l’encerclaient, ses pieds foulaient la cendre qui recouvrait les pavés, fine poussière aux grains gris perle, neige sableuse qui s’amoncelait contre les murs. Volantirn, dans la nuit, se faisait braise ; des flammes venaient s’enrouler le long de ses pinacles, s’élever au fil de ses arcades, nettoyer ses voûtes, former des spirales autour de ses plus hautes tours, de ses flèches les plus élancées. Une architecture de feu venait se superposer, ondoyante, à celle de pierre. Volantirn flamboyait comme un soleil couchant.

Depuis les siècles s’écoulent sur la Cité qui rêve, figée comme dans l’ambre. Surplombant les méandres des rêveurs envahis d’insectes et de mangrove, les Ruines de Silence semblent des aiguilles d’ivoire, et leurs salles résonnent des échos de leurs fêtes. Et le Palais d’Éternité les observe, perché au bout du cap, ses hautes spires hantées du souvenir des empereurs d’antan. La nuit tombant, les spectres de ses habitants morts surgissent du néant, flottant autour des décombres de leurs demeures, traînant derrière eux des voiles irisées dans lesquelles ils s’enroulent et se perdent. Leurs mains avides brassent l’air, cherchant sans cesse des vivants auxquels ils pourraient faire partager leur sort, leurs visages sont crispés dans l’agonie, se troublent et s’effacent en vapeurs argentées.

Dans les méandres, les ombres se coulent sur les ponts délicats, s’écoulent dans les rues, cherchent et s’introduisent entre les arcades, se rassemblent et fondent ensembles, entourées de feux follets. Sur une place, la danseuse tourbillonne, forme arabesques et volutes, s’entrelace, son visage masqué tourné vers la lune blafarde. Ses longues traînes s’enroulent autour de son corps fantasque, transparences sur absences, et font voler la cendre en petits nuages miroitants. Ses pas éthérés ne laissent pas de marques dans ces ondulations grises qui couvrent les pavés de marbre. Elle s’élance et s’évapore dans l’espace, nébuleuse entourée de son cortège d’étoiles. Ses mains se tendent, ses doigts s’éploient, et elle se renverse en arrière dans sa valse éternelle. Une brise légère vient dévoiler des os blanchis sous elle, à peine plus consistants que la cendre qui les recouvrait. La couverture cristalline continue de s’étioler et s’envoler, et un masque apparaît, sur les coins de ses yeux l’argent a fondu en larmes. Hélas, elle était belle, elle était aimée, elle était tout, mais elle n’est plus rien, elle n’est que cendre et rêves.
16-12-2017 à 23:51:45
La nymphe des lampadaires.



La flamme apparu, s’étala sur le disque d’huile, langue bleue puis d’un or chaleureux, roussoyante enfin. Elle se contorsionna délicatement, ainsi qu’une feuille dans le vent, reflétant ses feux sur les panneaux de verre et le métal chromé qui l’entourait. Enfin ses ondulations prirent fin quand l’Allumeur rabattit la portière du lampadaire d’un mouvement de sa canne et partit en sifflotant sur le pavé mouillé d’Anivers. Alors elle s’assagit et resta, ronronnant doucement, frissonnant à peine. Autour d’elle, un balais de scarabées et d’insectes aux ailes irisés vinrent tournoyer dans le cercle doré qui l’auréolait. La nuit commençait, douce et parfumée, c’était encore un début d’automne. Les passants étaient rares, pressant le pas, cols et chapeaux rabattus sur le visage pour se protéger de la pluie tiède, s’ils n’avaient pas la chance de posséder un parapluie aux pans noirs et luisants.

La Rue des petits retours restait toujours calme avant des heures précédant l’aurore ; alors les habitués de l’Avenue des liqueurs venaient souvent à l’emprunter pour rentrer chez eux, la démarche incertaine, parfois agrippés en grappes humaines pour avancer plus aisément. On habitait rarement dans le quartier des libertins ; on y passait plutôt. Souvent, on créchait dans le quartier des gravines, celui des ardoises ou le célèbre quartier estudiantin. Aux mêmes heures, on relevait les barrières du Pont des Bouteilles et de celui du Chancelier pour éviter des attroupements et le couvre-feu qui interdisait la traversée du fleuve et coupait donc la ville en deux prenait fin. Le garde de nuit fatigué regardait en clignant des yeux les ivrognes passer devant sa casemate, attendant avec un ultime café que son collègue de jour vienne le relever. Pour palier au danger de l’endormissement, des escouades spéciales, celles du « chien et loup », venaient souvent déambuler le long des grands boulevards, décourageant les malintentionnés. À ces mêmes heures, les petites « nymphes des lampadaires » étaient éteintes et pour quelques minutes, seule l’onde blanche et opalescente de l’aurore caressait la ville assoupie. Le fleuve et l’océan tout proche bleuissaient alors, palissaient, rosissaient.

On était pourtant encore loin de ces ultimes heures nocturnes quand deux jeunes hommes, titubant à peine, casquette crânement rabattue sur le front et blouse d’ouvrier négligemment jetée sur l’épaule, s’engagèrent dans la rue. La pluie avait cessé, ils glissaient encore sur le pavé, se disputaient confusément. Le plus jeune avait séduit la sœur de l’autre, et ce dernier ne pouvait l’accepter. Approchant du lampadaire, dont la flaque de lumière venait succéder à une plage ténébreuse, il lui avait dit : « je te tuerai bien pour ça ». Le jeune, l’esprit fatigué et embrumé d’alcool, croyant naïvement à un de ces duels que les nobles s’amusaient à faire entre eux pour l’honneur, répondit : « Et bien, fais ».

Il s’avança de quelques pas et, sous le rond de feu du réverbère, esquissa quelques pas de danse, riant à moitié, s’inclina un peu comme il avait vu faire les aristocrates, commença ; « L’heure et le lieu à ta convenance », s’arrêta à « l’heure » ; l’autre avait bondit, un coutelas sorti vivement dans sa main, l’avait jeté au sol, le plaquant d’une main, et la lame fusa, fil argenté qui bientôt s’empourpra, comme si l’arme ressentait la honte qui manquait à son maître. Enfin, il se releva, chancelant un peu, contempla un instant la masse inerte au sol, affalée contre le poteau du lampadaire, et s’en fut sans plus de cérémonie.

Le jeune homme pourtant respirait encore, sa poitrine ensanglantée se soulevant péniblement, ses mains engourdies tâtant ses plaies béantes, cherchant à en étancher le flot. Sa bouche écumante et cramoisie gargouilla quelques borborygmes, ses yeux d’abord écarquillés se fermaient à présent, comme épuisés. Tout soudain le cercle de lumière se distordit, la petite flamme dorée s’était détachée du lourd poteau de fer blanc et se laissait porter doucement vers le mourant, sa lumière ambrée diminuant jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une lueur en se posant au dessus de sa poitrine désormais presque immobile. Elle paraissait une petite étoile jaune se reflétant dans ses yeux humides et mi-clos. Un second astre émergea de son corps, rouge et infime, et commença une lente spirale autour du premier, une danse à la beauté mécanique, éthérée. Il fut bientôt captivé, bercé par ce ballet lumineux. Son corps ne le faisait plus souffrir, sa tête se faisait légère, sa vision s’obscurcit. La dernière chose qu’il vit furent ces billes de feu toujours tournoyantes.

Quand ses yeux devinrent vitreux et ternes, ils s’élevèrent tous deux, flottant au dessus de la rue, puis des toits… et filèrent dans la nuit pour disparaître au loin à l’est.
01-04-2018 à 20:09:27
Les bureaux, avec moi, c’est toujours très personnel. Ma méthode  de rangement est stratigraphique. Je suis archéologue, c’est normal ; les objets les plus anciennement consultés sont les plus bas dans les piles de feuilles et de cahiers et de livres qui s’élèvent de toute part. Je sais m’y retrouver, et même aujourd’hui, alors que j’ai plus de cheveux blancs que de cheveux noirs, et plus de crâne nu que de cheveux blancs, que les feuilles, cahiers, livres sont synthétisés en tablettes et en hologrammes et feuilles de verres optiques et tactiles, je trouve encore moyen de faire des stratigraphies. Les tiroirs reflètent la même logique, mais je suis encore plus stratigraphique et archéologique dedans ; cette fois-ci, j’oublie même ce qu’il y a au fond. Ainsi, pas plus tard qu’aujourd’hui, j’ai retrouvé au fond de l’un d’eux une petite boite métallique, et dedans, quelques menus objets. Au vu des documentsqui la recouvraient, et de ce qu’il y avait en dessous, j’ai du la placer là il y a bien dix ans, si ce n’est plus ; et ce qu’elle contientme renvois à ma folle jeunesse. Ah… les années 2020… C’est loin, et en même temps, si peu… il y avait encore des voitures à essence à l’époque !

L’un des objets, justement, c’est un vieux morceau de carte routière de l’époque, une page soigneusement arrachée et pliée. J’avais vraiment des réflexes de vieux, déjà alors, quand le GPS était omniprésent ! Mais ce bout de carte, c’était d’avantage qu’un trajet ; un peu comme une carte au trésor, il localisait des lieux disparus ou si changés que je ne les reconnaîtrais plus ; c’était celle que j’avais faite lors d’un voyage avec quelques amis, l’un des derniers que j’ai fais en voiture. Nous étions trois, fringants jeunes hommes, à peine sortis de l’université, en route pour un tour de France des chantiers les plus intéressants du moment ; surtout une occasion de voyager. Les cheveux etla barbe dans le vent, nous empruntions les petites routes, écoutant des vieilles chansons qui nous évoquaient notre enfance ; comme quoi nous plongions toujours dans le passé, même pour le plaisir ! J’étais à côté du conducteur, un ami à moi qui nous a quitté depuis dans des circonstances tragiques dont je ne veux pas parler ici. C’était à moi que revenait la lourde tache de mettre de la musique dans l’habitacle, et j’ose dire que j’ai fais preuve de bon goût ! Du moins faisaient-elles souvent mouche, qu’elles soient l’occasion d’une boutade, de souvenirs ou simplement de hocher la tête en rythme, tout simplement.

Et la route défilait sans fin, ruban noir de bitume sous le chaud soleil de juillet ! Les arbres l’ombrageaient agréablement, le vent frais venait nous rafraîchir comme la canicule frappait fort. Que nous avions été inspiré d’éviter l’autoroute systématiquement ! Là bas, les vacanciers moutons restaient bloqués et abrutis par les rayons qui martelaient leur carrosseries et les faisaient bouillir à petit feu. Tandis que nous, nous roulions libres comme le vent et, le soir, lorsque le soleil venait rouler derrière les collines comme une orange
cramoisie, tiède et douce, nous nous arrêtions près d’un champ,nous dînions avec convivialité, puis reprenions un peu de notre route, profitant du calme de la nuit avant de nous arrêter enfin. Dans l’obscurité, nous rabattions les banquettes et nous endormions sur ce
lit improvisé.

Je me rappelle encore ces insectes qui venaient nous harceler, et qu’on ne voit plus jamais en été, de cette douceur de l’air, des couvertures rêches qu’on laissait finalement de côté une part de la nuit, jusqu’à ce que l’aube froide nous oblige à les tirer sur nos corps glacé… des parfums des fleurs, des buissons, des résines. Celles d’une nature que je n’ai plus vu depuis que je me suis retiré dans mon crépuscule. La ville m’a encerclée, enfermée ! J’y suis pris et je crains désormais que leur horizon dentelé de buildings, les corridors aseptisés et les moquettes insonorisées soient tout l’univers qui me soit offert. J’avance péniblement, le parc le plus proche n’a que bien peu d’arbre, et tous trop apprivoisés pour me faire ressentir ce que je sentais alors.

À moins que ça ne soit la vieillesse, que mon corps lui même s’enferme sur moi, et que ma sensibilité s’émousse comme mes sens, ma mémoire, ma précision… Dure vie, mais que de choses que je voudrais revivre.
01-04-2018 à 20:22:38


« Quand la nuit règne, que vos rêves ne soient trop séduisants, où vous attirerez les Ombres de Sydhar. »
Sagesse XIII, Verset7, Saint Livre de la Cathèdre

La nuit règne. Elle étends ses tentacules brumeux et ténébreux sur les ponts, les rues, les demeures, les salle, les tours et les palais de la cité. Elle s’infiltre en tout et partout, absorbe jusqu’à la plus petite lueur, jusqu’à la flammèche frissonnante des lampes à huile qui s’amenuisent en de simples veilleuses aux teintes rousses sur les murs couverts d’ombres. Les cierges au pied des statues austères se tassent, rougeoient en petites orbes faisant ressortir les traits des visages de pierre. Les étoiles dans le ciel s’entrevoient à peine au travers de la gaze des nuages noirs s’effilochant dans le vent froid. Ce ne soit que des points d’or blanc, des flammèches blafardes et lointaines, éclipsées par l’encre noir qui les engloutis. La lune, mince croissant d’argent poli, peine à paraître, se drape d’un éclat cendreux, qui n’éclaire rien. La nuit règne.

Dans leurs demeures, tapis sous leurs couvertures, les hommes dorment, oubliant leurs angoisses nocturnes dans un sommeil de plomb. Leurs poitrines se soulèvent, s’abaissent doucement, les draps glissent dessus en froissements d’ailes de papillons. Les animaux se mouvent en silence autour à pas feutrés, s’assoupissent aux pieds des lits. Les paupières lourdes, un garde traîne des pieds dans les degrés ; les marches se succèdent, s’entrelacent, montent ici, descendent là. Sa pauvre lanterne n’en éclaire qu’une surface infime, les marbres des colonnades environnantes se diaprent de ses reflets ambrés, et le silence règne. Le garde est perdu ; la nuit règne.

Non loin de longues silhouettes recouverts de toges grises glissent sur les dallages, passent à quelques mètres du veilleur égaré, elles
gravissent les marches, s’engouffrent en des passages où elles se fondent dans l’obscurité. Spectrales, on les devine sans les voir ; un
mouvement furtif, un reflet sur les plis d’une manche, un miroitement ; elles progressent en la cité. Les dormeurs s’agitent sur leurs passages.Le silence se trouble d’un murmure plaintif, mélopée à peine susurrée par les bouches inconscientes. Les sept spectres s’engagent sous une arcade, passent enfin une porte ouverte sans bruit à leur passage. Un lit haut et profonds trône dans cette chambre, ses draps moelleux enveloppent dans un cocon chaud et réconfortant un rêveur.

Sa peau est fine,translucide, roulant sur des muscles fins, reflétant les lueurs fantomatiques des orbes que les visiteurs élèvent au dessus de leurs têtes encapuchonnées. Son visage serein, à peine adulte, se trouble à peine quand de longs halos vaporeux, scintillants s’élèvent de son corps nu et sans défense. Des chimères argentées se dessinent dans les airs, ébauchent des formes animales, humaines, fantasmatiques et fantomatiques. Elles s’enroulent en volutes profonds et disparaissent dans les orbes tendues aux lumières délétères. Enfin leur flot se tarit, le jeune homme ne s’est pas éveillé. L’une après l’autre, les apparitions sortent, se fondent dans la nuit.
01-04-2018 à 20:53:29


Les dernières notes de l’orchestre restèrent encore en suspens quelques
instants, avant que la salle ne soit engloutie sous les hourras et les applaudissements, vague bruissante qui léchait alternativement
chaque extrémité des gradins. Les spectateurs se levaient,
enthousiastes, frappant dans leurs mains à s’en faire mal. Quelques
fleurs jetées des loges s’échouèrent mollement sur le devant de la
scène, épaves charmantes et colorées. La cantatrice dans sa robe rouge
et moirée s’inclinait sans cesse, souriante, son chignon un peu défait,
les joues rosies par l’émotion. On lui tendit un bouquet de roses, elle
le tint pressé contre son cœur ; à côté d’elle, le chef d’orchestre,
vieil homme en grand costume à jaquette, faisait de même, plus
lentement. La fièvre du concert retombée, ses gestes redevenaient ceux,
hésitants, d’un vieillard épuisé par une rude soirée. Les musiciens,
solennellement levés, souriaient vaguement, se félicitant du regard.
Enfin le public s’essouffla, et peu à peu la salle se vida dans un
brouhaha chaleureux.

Dehors, la nuit était tiède, comme seules les nuits d’été peuvent
l’être ; la promenade littorale était pleine de monde, de lumières ; les
bars ne fermaient pas avant deux bonnes heures, et sous les chênes, les
aulnes et les tamaris des terrasses, on servait encore de nombreuses
tablées, bruyantes et animées. Les réverbères diffusaient une lumière
dorée. Le campanile d’une église sonnait la minuit et demie. Une odeur
de sel, d’écorce de pin, les parfums de la mer venaient chatouiller les
narines des promeneurs. On descendait les marches de marbre du
philharmonique sans se presser, goûtant à l’ambiance festive et excitée
que laissent les spectacles à leur fin. Déjà ceux qui étaient venus en
groupes commentaient avec force gestes leurs impressions. Mais ceux là
manquaient une part de la magie propre aux concerts ; leurs musiques
flottent encore dans l’esprit quand elles se sont évanouies dans
l’espace depuis de longues minutes.

Conscient de cet aspect, je m’étais attaché à ne plus me rendre que
seul aux évènements musicaux. Quand la salle se vidait, je traînais un
peu pour que mes oreilles se plongent doucement dans le silence revenu,
puis s’en nourrissent. Alors des fragments éthérés des mélodies jouées
me revenaient, évanescentes comme des spectres alanguis. Accompagné de
ces chimères sonores, je sortais, gouttait à la brise et à l’air de la
Ville, puis obliquait bien vite pour plonger vers l’intérieur des
terres, dans la vieille ville ; là où elle était naît, voilà plusieurs
milliers d’années. Les hauts édifices qui se pressent le long de ses
charmantes venelles en portent encore le souvenir. Hautes colonnes de
porphyre, fontaines de marbre phrygien, baies géminées en plein cintre,
ogives, vitraux illuminés par les cierges, arcs boutants, pinacles,
toits pentus de tuiles et d’ardoise, dômes dorés, clochers élancés… Une
plongée dans les époques s’offrait à moi, et dans le silence de ces
lieux déserts à ces heures, la musique jouée par ma pensée venait se
superposer à ces architectures superbes, aux statues, aux figuiers, à
tout ce qui participait de l’ambiance de la vieille ville.

Ce soir là, je rejoignais les quais du fleuve, orné de sculptures
ailées, enjambé de nombreux ponts graciles ou majestueux, ses flots
parcourus en trilles par les reflets des lampadaires ainsi que les
traits d’un pinceau d’un impressionniste. En journée, les rues étaient
envahies par une foule de visiteurs, de marchands, d’habitants aussi.
Mais la municipalité, pour la tranquillité de ces derniers, faisait
fermer de bonne heure les bars dans cette partie de la ville, reportant
l’activité sur le front de mer. J’y trouvais mon compte ; ainsi mes
déambulations étaient à peine troublées, et bien souvent les plus
bruyants étaient les nombreux chats de gouttières, ombres le plus
souvent furtives, présence bien réelle et attentive, une vibration. Je
traversais le fleuve, trois fois, en long mouvements. Je commençais à
quitter le vieux quartier ; la cathédrale et ses neuf flèches, dressée
au sommet de la butte où son cimetière s’étageait encore en terrasses
verdoyantes et mélancoliques -combien d’après midi avais-je passé là
bas ? -, se trouvait à présent dans mon dos, sa silhouette élancée se
découpant dans le halo orangé des lumières citadines. Si j’avais en tête
des symphonies glorieuses, celles des romantiques russes, elle aurait
formé le point d’orgue de ma déambulation. Mais la musique était plus
douce, elle appelait une sensualité mêlée de légère dissonance, une
douce ironie qui ne lui aurait pas convenue. La lune venait miroiter
derrière son plus haut pinacle, se voilant derrière de cristallins
nuages.

J’obliquais insensiblement vers la colline, accompagné par les
trémolos un peu crissants du premier violon. Je suivais ses lacis en
tachant de suivre sa complainte ; montait-il dans les aiguës, je montais
quelques escaliers tortueux, que je n’hésitais pas à redescendre
lorsqu’il faisait de même. Enfin j’arrivais sur une place occupée en son
centre par une grande fontaine. Là avait vécu un ami, chanteur dans une
chorale et à présent parti, peut être dans une autre ville ou une autre
vie. Lui non plus n’avait jamais vécu dans le silence ; le sien était
peuplé de sopranos, de ténors ou de barytons. Je m’éloignais vite ; les
souvenirs qui venaient se mêler à ma musique m’emplissaient d’un vide
que je ne voulais pas sentir. Alors peu à peu je me perdais dans les
rues comme dans les circonvolutions du dernier air qu’avait interprété
la soliste ce soir là. Des cloches sonnèrent deux heures, puis trois.
J’aboutissais abruptement devant mon immeuble, vénérable édifice du
siècle passé et à l’enduit effrité. Alors la musique silencieuse
s’évanouit véritablement, me laissant seul.
Je reprenais mon souffle avec avidité, mes mains s’agitaient nerveusement le long de mes jambes tandis que j’approchais.

J’ouvrais doucement la porte écaillée, pénétrait dans le vestibule
obscur, grimpais lentement les escaliers grinçants, m’interrompant, le
cœur battant, quand une de ses marches venait à trop gémir. J’arrivais
enfin sur le palier, introduisait la clef dans la
serrure, la tournait, entrait. Je n’allume pas la lumière et me
déshabille dans le noir, le bourdonnement du groupe électrogène commence
à se détacher de la masse muette et obscure qui m’entoure. Je me
couche, me tourne une première fois dans mes draps. Une seconde fois.
Une troisième… peine perdue ; j’entends le voisin du dessous qui ronfle.
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