[Déplacé] CC N°17 : Société(s)

05-04-2018 à 23:06:29
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06-04-2018 à 15:21:45
Je grandis comme un enfant. Je suis la mère, la fille, la femme, l'homme absent, le jeune damoiseau énamouré, le troubadour, le va-nu-pieds.
Je vais nu-pieds en chantant, et frappe les pavés de mon tambourin tandis que les sauterelles m'accompagnent ! Cric ! Crac ! Mais vous ne comprenez pas mon langage ! Tant pis ! Tant pis ! Je chanterai quand même les douleurs, les déceptions, les ressentiments qui hurlent ! Et vous danserez ! Virevoltez ! Souriez ! Soyez joyeux de ma chanson !
Quelle joie ! Quelle dépit m'étreignent ! Êtes-vous stupides, adorables autres ?

N'importe, allons ! Accompagnez-moi en dansant aux portes de la ville, et là nous ferons une ronde autour d'un enfant groggy, dont la main blanche tient un ourson. Les lanternes brilleront de vert, et de bleu, et de jaune ! Les fenêtres aux volets rouges reflèteront cela dans le bois ! Noël !
Pars, petit enfant, pars.
Frottant ses paupières lourdes de rêves, il traînera des pieds. Sacrifice ! Vengeance ! La forêt réclame son dû, petit garçon ! Ta maman tu paieras si tu l'aimes. Tes pieds laissent des sillons, demain les effacera. Nos danses brouilleront les pistes.
La farandole avance, de temps en temps un corps s'effondre ensanglanté, les mains se rattrapent pour que la file ne se brise pas.

L'odeur de cannelle et de neige flotte comme un bain à peine chaud.
Quand le soleil viendra, nous ne pourrons plus sacrifier. Comment ferons-nous alors ? Ah ! Ah !

oO Explication Oo
  Il y a un ressenti de joueur de flûte de Hamelin dans ce texte. D'abord parce que j'ai une fascination particulière pour ce conte, ensuite parce qu'un conte, c'est l'imaginaire populaire, la mémoire d'une société qui passe de lèvres en lèvres, ce n'est pas innocent.
  Il y a le sentiment de Noël aussi, que j'ai essayé maladroitement d'infuser grâce à l'odeur de cannelle, la neige et les couleurs de rouge et de vert devant le bois de sapins, les volets de bois aussi. Une fête païenne qui a été manipulée en fête religieuse, puis manipulée en fête commerciale. Les racines d'une société qui restent ou sont arrachées, qui se tordent mais subsistent ou meurent de faim dans une terre aride.
  Ensuite, les danses, le sacrifice de l'enfant qui paye un péché que sa mère a commis. J'ignore quel est ce péché, et ça n'a pas grande importance. Ce sont des choses qui arrivent, voilà tout. Elle a fait quelque chose qu'elle n'aurait pas dû faire, maintenant son enfant sera envoyé dans la forêt pour mourir de froid et de faim, ce qui permet de rétablir l'ordre selon la société (c'est-à-dire ici les villageois). Ils sont heureux, dansent crient et chantent car ils sont aveugles à l'horreur du geste qu'ils accomplissent ainsi. Pour eux, "évidemment" que ce qu'ils font est juste et justifié, c'est ce qui est le mieux, c'est ce que leur dicte leur logique étriquée. Ils sont contents de ce dénouement. Ils pensent en termes de mal et de bien qu'ils punissent un coupable.
  Ce sont eux, "la masse", qui portent surtout le rôle de société dans mon texte. Ce qui est mis en valeur est à la fois une scène de fête et de joie, qui soude la communauté et la fait avancer, et la mise en valeur des cadavres semés dans la joie et la bonne humeur par ce mouvement qui est aussi stupide et aveugle qu'il est exaltant.
  La figure du troubadour a de nombreuses facettes, c'est un personnage flou. Quand il s'exclame "Êtes-vous stupides, adorables autres ?" il exprime en cela mon ressenti, mais par ailleurs il a une position particulière, à la fois de meneur de la foule (la danse commence pour le suivre) et de critique acerbe de celle-ci. Il porte plusieurs masques, à mon sens il représente "l'élu par la société", celui qui parmi tous aura une place dans les mémoires, avec ou sans son consentement, qu'il ait ou non fait quelque chose de remarquable : il pourrait être n'importe qui.
  Ici, c'est un personnage cynique, à l'esprit vif. Il me semble utile de clarifier en disant qu'il chantait des tragédies dans sa langue, et que la foule, entendant cela, ne comprenait pas les mots mais trouvait l'air joyeux et s'est mise à danser. Comme tout le village est entraîné par la musique, il serait absurde de vouloir cesser de jouer : ils trouveraient un autre musicien, le courant est trop fort. Le troubadour qui se pose en observateur désabusé malgré sa participation, continue donc de jouer pour eux, et ils commettent le sacrifice. Leur danse se poursuit jusque tard dans la nuit, et les cadavres des morts sont vite jetés au loin pour louer la solidarité et l'éclat de la société.

  J'oubliais de dire un mot sur la dernière phrase. Le "Ah ! Ah !" qui peut (c'est volontaire) être interprété comme un rire, un cri ou quoi que ce soit d'autre, est une façon d'écarter des pensées cette question gênante, qui tiraille l'esprit de temps à autres. La réponse évidente est que quand viendra le temps où ils ne pourront plus sacrifier selon leur tradition -abandonner à la forêt-, ils seront extrêmement frustrés et l'exprimeront sans doute par une violence plus ouverte et plus désorganisée, jusqu'à ce qu'ils trouvent un nouveau rituel qui s'ancre, une nouvelle tradition qui leur permettra de déverser leur trop-plein d'énergie (et éventuellement de violence).