Flinn courait entre les arbres morts, sautant par-dessus des branches, se baissant sous certaines autres, sentant sur son visage la caresse du vent qui se perturbait chaque fois qu'il frôlait un obstacle. C'était cela qu'il aimait. La Lune guidait ses pas. De toute façon, il n'y avait que la Nuit qu'on pouvait être libre, sur ces terres. Le Soleil ne veillait plus sur le monde le jour, et la Lune, ronde, laiteuse, douce et rugueuse, froide et chaleureuse, forte au milieu des étoiles innombrables et pleines d'espoir, cet astre qui était parmi les seules choses que Flinn aimait et respectait réellement, était seule à veiller sur eux. Mais seulement la Nuit. Le jour, c'était l'empereur qui se disait veiller sur eux. Veiller sur eux ? Plutôt les surveiller. Plutôt veiller à ce qu'ils n'aient aucune liberté, pour que ce gros tas sur son trône puisse conserver à jamais son pouvoir et son confort.
Mais ce n'était pas le moment d'y penser, il fallait plutôt se concentrer sur la chasse. Ses mouvements en ville et en forêt, peu d'apprentis étaient capables de les suivre - Deinus ? Non, probablement pas... Lifaen, peut-être... - ; aucun soldat normal ne pouvait le rattraper sur un terrain de ce genre. Sa concentration était probablement la plus affutée qui soit. Il avait passé tellement de temps à l'aiguiser... Car en aiguisant sa concentration, il aiguisait ses sens, et ainsi, sa survie. Il s'arrêta pour grimper lestement dans un arbre, et observa les alentours avec beaucoup d'attention. Naturellement, il voyait bien dans le noir, mais pas suffisamment pour se passer de l'aide du clair de Lune. Et même comme cela, son regard ne pouvait pas transpercer la chape d'encre de la Nuit à plus de dix mètres, pas assez efficacement pour chasser. Alors il ralentit sa respiration, ferma les yeux et se concentra sur tous ses sens. Percevoir ce qui l'entourait, le moindre mouvement. Entre le moindre son, ressentir le moindre déplacement anormal d'air, sentir la moindre odeur... Arl en était-il capable ? Ceta ancien détenu s'y connaissait sûrement dans le domaine de "voir sans les yeux", mais lui n'aurait peut-être pas eu besoin de cela : sa vision dans le noir était exceptionnelle. D'ailleurs, peut-être était-il lui aussi sorti regarder la Lune ? Beaucoup d'apprentis, chacun pour ses propres raisons, étaient fascinés par la Lune. Bref, il devait se concentrer, sinon il ne percevrait rien du tout.
Un bruit dans les branches fut capté assez nettement par son ouïe à l'affût. Il ne bougea pas, et attendit d'avoir précisément défini dans son esprit l'endroit d'où il venait. Il n'en eût pas le temps : un battement d'aile paniqué lui indiqua que sa proie venait de s'enfuir. Pourtant, il n'avait pas fait un geste, et était assez loin... Un bruit de pas dans les feuilles lui fit comprendre que ce n'était pas lui qui l'avait fait fuir. Cela se rapprochait. Il ouvrit les yeux, et vit, au pied de l'arbre, un grand renard des taillis. Il ignorait pourquoi on les appelait comme ça, mais il savait que c'était des animaux qui avait évolué pour pouvoir vivre dans ces forêts à moitié mortes et sans lumière. D'un bond, il atterrit sur le dos de la pauvre bête, qui avait à peine eu le temps de le voir tomber. Au moins, il aura encore moins eu le temps de souffrir.
Bien, il était temps de rentrer. En se rapprochant de la falaise, il finit par avoir une vue assez dégagée sur la ville et la Citadelle, à l'horizon. Bien sûr, on n'y voyait rien, en pleine nuit, mise à part une rangée de petites lumières. Probablement des torches. Des torches ?? Ils étaient déjà partis à leur recherche ? Son butin toujours sur les épaules, il pressa le pas, et finit par courir. Quelqu'un l'avait sûrement vu avant lui, mais dans ce cas, il fallait qu'il ait rejoint le groupe le plus vite possible. Sa cape trainait dans le vent, cela ne le gênait pas ; certains apprentis préféraient parfois l'enlever pour combattre, lui en aurait porté une même si cela ne faisait pas partie de l'équipement normal des Chevaliers du Feu.
Il vit deux silhouettes près de la cachette. L'une s'était un peu plus éloignée, il ne pouvait pas distinguer de qui il s'agissait, mais l'autre, tout en noir, avec sa multitude de lames noires, était sans aucun doute Lifaen. Ce qui l'intriguait, c'était la quasi-absence de mouvement : tout était aussi paisible que quand il était parti... Un coup d'œil en direction de la ville d'où ils s'étaient échappés lui appris pourquoi... En effet, d'ici, on ne voyait pas les lumières qu'il avait repérées plus loin ! En s'approchant de Lifaen, apprenti avec qui il s'entendait bien, malgré la détestable habitude de ce dernier : parler pour ne rien dire. Enfin bon, ça détendait beaucoup le groupe, alors il lui pardonnait. Il fallait bien de la bonne humeur pour tenir, en tout cas dans un groupe aussi fragile et disparate, c'était indispensable. Il respectait aussi les talents de Lifaen : en duel, il était fort, et quand il s'agissait de frapper dans l'ombre, il était probablement le meilleur. Impitoyable, il avait un "bon regard" quand il se battait, un regard de prédateur. Flinn appréciait cet état d'esprit. Il s'adressa à lui, sans le regarder, sans s'arrêter en chemin.
- Hé, la Panthère ! Affûte tes griffes.
Il comprendrait sûrement. Ne prenant pas le temps d'écouter la réponse, il s'engouffra dans l'étroite ouverture de la caverne.
- J'ai ramené à manger, annonça-t-il en lançant sa proie près du feu. Voyant l'expression indignée et dégoûtée de la jeune Zejalèa, il planta son regard dans le sien. Son regard de Loup, celui qui pouvait dire plus de choses que n'importe quels mots. "Tuer ou être tué, c'est la première loi de la Nature. Il n'y a pas de "Bien" ni de "Mal" dans la Nature, seulement des vivants et des morts." Voilà ce que semblait dire son regard. Il savait qu'elle comprendrait, mais qu'elle ne l'accepterait pas. Tant pis. Lui, il chassait toujours à main nues, pour se battre à armes égales avec les animaux. D'ailleurs, bien souvent, cela les avantageait. Il se tourna vers Sèmil, qui jouait le rôle du meneur, du guide, et parla de manière à ce que tout le groupe l'entende :
- Une colonne de lumières vient de la ville, on ne la voit pas encore d'ici, mais c'est probablement une équipe de poursuivants à notre recherche avec des torches. On ne devrait pas rester ici. Entre mourir et ne pas dormir, je préfère ne pas dormir.
- Ils sont loin ? demanda le doyen.
- Je pense, mais ils vont sûrement arriver plus vite que prévu. Par contre, ils n'ont pas l'air très nombreux, si nous les prenons au piège dans cette grotte, nous pourrons en tuer beaucoup, et il n'en resterait plus assez pour nous faire la moindre égratignure. C'est très risqué, mais l'enjeu est de taille.
L'expression de Sèmil montrait qu'il comprenait : s'ils pouvaient anéantir totalement l'équipe de poursuivants, ils frapperaient au moral des troupes et pourraient prendre un peu d'avance avant que d'autres ne s'élancent après eux. S'ils partaient tout de suite, ils auraient toujours cette équipe sur les talons...
"- Crois-tu en le Destin, Néo ?
- Non. Je ne supporte pas l'idée que quelqu'un dirige ma vie à ma place.
- Précisément. Et je suis fait... pour te comprendre." - Matrix.