Après avoir remis ses vêtements, indispensables dans le froid glacial de la Nuit du désert, Flinn s'était éloigné du groupe. Il ne souhaitait pas vraiment entendre les commentaires des autres membres, et avait besoin de solitude. Tout d'abord, il voulait vérifier l'état de ses mains, mais surtout pas que ses compagnons le voient faire. Ils se seraient inquiétés, lui auraient posé des questions... Et Zejalèa aurait insisté pour s'en occuper. Or Flinn n'avait besoin de l'aide de personne. Son Destin lui appartenait, à lui et seulement à lui, quelles que soit les circonstances. Personne ne changerait cela. Enfin... maintenant, plus personne ne pouvait le changer. Il n'y avait qu'une seule personne qui aurait pu. Il y avait. Avant que...
Non. Il fallait d'abord vérifier l'état de ses mains. S'il se laissait emporter maintenant, il ne pourrait plus rien faire. Il devait vivre dans le présent, et rester droit. Enlevant les bandages blancs qui enveloppaient sa main gauche, il s'aperçut avec satisfaction que la peau n'avait aucun dégât. Ce qui était probablement dû aux bandelettes qui la protégeaient, comme en témoignaient les muscles froissés de ses doigts. Son poignet était toujours en bon état. Il avait bien absorbé le choc du poing monstrueux de Velk. Il défit les bandages noirs de sa main droite, et découvrit avec stupeur des phalanges...
Rouges. D'un rouge foncé, presque noir. Son poing était devenu un hématome géant. Il ne s'en était pas aperçu à cause de l'adrénaline et de la concentration du combat, mais... Il avait frappé dans un mur. Non. Un mur aurait probablement un cratère profond de plusieurs centimètres. Il avait frappé dans plus solide que cela. Dans Velk. Ce coup était probablement, non, certainement, capable de déchirer l'armure d'acier d'un soldat de la garde impériale et faire voler en éclat plusieurs de ses côtes, fissurer son sternum, exploser son foie, broyer ses poumons et arrêter purement et définitivement son cœur. Un coup terrifiant, un coût tout aussi terrifiant.
Le forgeron n'aurait qu'un gros hématome. Le poignet de Flinn serait inutilisable pendant toute une journée, et au repos forcé pendant celle qui suivrait. Il mettrait probablement un troisième jour à récupérer la totalité de ses capacités, voire un quatrième. Et le coup de poing de Velk qu'il avait encaissé n'arrangeait rien...
Il allait remettre ses bandages, quand il tourna ses mains. Son regard se posa sur leur dos. Raison pour laquelle il était bandé jusqu'à l'avant-bras de ce côté, le tatouage noir qui ornait son poignet droit semblait maintenant luire au clair de Lune, étincelant de force et de tristesse, d'accomplissement et de souvenirs, de vie et de mort. Sa main gauche arborait une cicatrice d'un blanc pur, qui courait de la base du pouce au centre de la main. Une cicatrice propre et pleine de sentiments, seule chose qui pouvait encore lui causer une réelle douleur physique. Il leva cette main vers l'astre de la Nuit, Œil immense et majestueux du ciel, seul témoin de toute la vie de Flinn, de tous ses souvenirs, tout son bonheur et toutes ses souffrances. Surtout ses souffrances, d'ailleurs... Et inconsciemment, sa main droite se saisit fermement de la bague qui pendait à cou, glissée dans une chaînette d'argent. Il se laissa tomber sur le dos dans le sable glacial du désert, et ses paupières tombèrent d'elles-mêmes devant ses yeux. Mais ce n'était pas le noir qui l'entoura.
C'était le Bleu. Un bleu immense et profond, un bleu fabuleux, un bleu qui n'appartenait pas à ce monde. Infini et chargé de chaleur et de bienveillance. Mais aussi dangereux. Dangereux car Flinn s'était perdu dedans dès qu'il y avait plongé le regard. Dangereux car il avait abattu les remparts de son cœur instantanément, comme s'ils n'avaient jamais existé. Ses remparts que rien n'avait ébréché depuis la mort de ses parents. Ses parents... Ils s'étaient battus pour vivre. Ils s'étaient battus pour que lui vive. Mais surtout, ils s'étaient battus pour que, avec ou sans l'astre flamboyant des légendes, ce monde vive avec la Liberté pour Soleil. La Liberté pour éclairer la Voie. Flinn avait alors décidé d'être suffisamment fort pour que sa Liberté illumine sa vie d'une lumière sans ombre. Mais tout avait changé, quand il était tombé dans ce Bleu.
Alors qu'il avait laissé la liberté guider ses pas, et qu'il était parti loin, le plus loin possible des entraves de l'Empire, chassant et cueillant pour se nourrir, Flinn avait fini par tomber sur des villages. Des villages de l'Empire, dont l'Empire n'avait pas la moindre idée de leur existence. Il avait vu la Mer, à l'Est, et ses villages qui la bordaient, parfois plus éloignés, dans les montagnes, parfois en plein cœur des eaux, sur des îles paisibles et joyeuses. Il avait trouvé dans ses villages des gens qui faisaient preuve d'un courage, d'une sagesse, d'une maîtrise de soi, d'un respect et d'une volonté qu'il n'aurait jamais cru possible chez un humain ou chez quelconque autre forme de vie. Sans parler de leur fierté, et de leur sens de l'Honneur. Il y avait trouvé des maîtres qui s'affrontaient dans des combats, armés ou à mains nues, lors desquels chaque coup, si fantastique qu'il pouvait l'être, était empreint d'une force sans aucune violence. Seulement chargé d'entrainement, mais surtout de sagesse et de respect. Des qualités qui n'existaient tout simplement pas là où il vivait avant. Les Arts du combat le fascinèrent autant par leur beauté et leur efficacité que par les modes de vie qu'ils représentaient et la philosophie qu'ils incarnaient. Auprès de nombreux maîtres tous plus accueillants les uns que les autres, Flinn appris ce qu'étaient le judo, le kendo, l'aïkido, le ju-jitsu, le kempo, le tae kwon do, le karaté kobudo et d'autres formes, et même certains styles de Kung Fu, comme le Tang Lan Quan. Plus au Sud, il avait rencontré le kalaripayat et le muay thaï. Et bien d'autres encore...
C'était en faisant preuve d'un courage exceptionnel et en appliquant certaines techniques de kalaripayat fraichement apprises qu'il avait pu intimider un ours gigantesque, suffisamment pour lui échapper. Après une course effrénée en pleine forêt, il s'était arrêté un instant sur le versant d'une montagne, devinant la présence de la mer de l'autre côté. Sa sieste fut de courte durée. Flinn ne saurait jamais par quel miracle il s'était réveillé à ce moment-là, mais quelques secondes plus tard, et il aurait été égorgé par les crocs du plus grand Loup qu'il n'ait jamais vu. Un pelage d'un noir profond, sans le moindre reflet, et un regard plus fort que tout ce qui pouvait exister en ce monde. Mais Flinn était déjà empreint de la philosophie et de la force de ces contrées, et le courage qui coulait dans ses veines, ne perdant pas de vue son but, celui de la Liberté, le poussa à affronter cet adversaire. Car s'il survivait il en ressortirait plus fort, il en avait la certitude jusqu'au fond de son cœur. Il n'avait pas d'armes à opposer à la bête, mais en aurait-il eu, il les aurait abandonnées au sol le temps d'un combat. Les armes n'étaient pas faites pour chasser, elles étaient faites pour affronter des hommes armés de la même façon. Le Loup n'avait pas d'autres armes que ses crocs, tandis que Flinn avait des mains. Chacun avec ses armes respectives, ils s'élancèrent. Et Les armes du Loup qui remportèrent l'assaut. Ecrasé sous le poids de l'animal le plus puissant qu'il n'aie jamais vu, la main droite lui empoignant la gorge, les deux pieds soutenant la masse du prédateur, la main gauche... transpercée par un croc plus tranchant qu'une lame, d'un blanc pur parcouru par le filet de sang qui s'écoulait lentement de la paume de Flinn. La douleur lancinante ne l'empêcha pas de saisir tant bien que mal la canine dans sa main gauche blessée, et par un effort de volonté extrême, la droite lâcha sa prise et frappa. Le poing fermé, il frappa de toutes ses forces. Il sentit plus qu'il ne vit le croc se briser, et le Loup partit. Il ne savait pas pourquoi, mais le prédateur avait abandonné sa proie... Il sombra dans un sommeil sans rêve, échappant à la douleur qui le vrillait.
"Eh, ça va ? Réveille-toi !" Etait probablement ce qu'il aurait du entendre, s'il ne s'était pas réveillé avant que ces mots ne soient lâchés à son attention. Mais il s'était réveillé avant. L'aura de tendresse, la chaleur qu'il avait perçu l'avait réveillé, et au fond de son cœur, il savait avant d'ouvrir les yeux qu'il allait se passer quelque chose d'extraordinaire, quelque chose d'important dans sa vie. Mais jamais il n'aurait imaginé à quel point. Il ne pouvait pas deviner ce qu'il ressentirait à ce moment-là car c'était hors des capacités de son imagination. Il ouvrit les yeux... Sur ce Bleu. Son cœur manqua un battement, peut-être même plusieurs, avant de s'emballer, et Flinn songea qu'il n'avait probablement jamais réellement battu depuis le début de sa vie. Qu'il commençait à vivre maintenant. Et il mit une seconde, qui lui parut une éternité, à s'extirper de cet autre monde et à se rendre compte qu'il avait tout simplement plongé dans un regard.
Quand Flinn ouvrit les yeux, la Nuit glaciale avait déjà laissé place au triste et monotone matin. Il se redressa sans s'apercevoir qu'il n'avait pas lâché sa bague, et s'empressa de remettre ses bandages. Ses pupilles se posèrent sur sa cicatrice, douloureuse comme chaque fois qu'il faisait ce rêve. Il aurait voulu pleurer. Pleurer toute la tristesse et tout le remords qui se mêlaient à ses espoirs brisés, cicatrices de feu dans son cœur. Mais il ne pouvait pas. Il ne pouvait plus pleurer, car il n'avait plus de larmes à donner. Un seul mot sortit d'entre ses lèvres, un mot chargé de tous les sentiments qui restaient enfoui dans son passé et qui voulaient refaire surface, un mot chargé de peine et de rêves envolés. Un murmure. Un prénom.
- Nika...
Le mot se confondit dans le chant du vent, libéré des chaînes de la voix.
"- Crois-tu en le Destin, Néo ?
- Non. Je ne supporte pas l'idée que quelqu'un dirige ma vie à ma place.
- Précisément. Et je suis fait... pour te comprendre." - Matrix.