Tas de poussière

25-02-2012 à 16:20:07
Peut-être que la lumière du soleil souffle sur le visage de ma tendre Hélène ?
Peut-être qu'elle pense à moi, là-haut dans le nuage de brume étiolée ?
Peut-être la brume n'est-elle que la facette sombre de notre univers intérieur ?
Peut-être que cet univers peut lui aussi sombrer dans le chaos du monde extérieur ?
Peut-être n'aurais-je dû pas l'aimer...
La vie n'est-elle qu'un gouffre incertain ?
Oui. Les rafales de vent guidant ma chute me le murmurent à mon oreille...
Aurais-je dû naître ?
Non. Le visage en pleurs de ma mère déchirée brise l'étang de mes rêves.
Dois-je donc me donner la mort ?
La mort... Qu'est-ce pour moi ? Une fin ? Ou un nouveau départ....
Pourquoi est-il mort ? Pourquoi ma pensée a-t-elle guidé ce couteau ? Pourquoi ma vue s'est-elle alors éclairci ? Pourquoi crois-je avoir bien fait ?
Mais est-ce donc ma faute ?
L'écume de ma vie, maigre écume sur l'immense océan du monde. Monde tourmenté, monde incertain, monde de misère pour ceux qui ne croient pas. Comme moi.
Le soupir de ma très chère, le soupir de son amant... entremêlés pour n'en former plus qu'un. Maigre soupir qui susurre à mon oreille... Pourquoi ? Pourquoi ?
J'ai percé l'onde pure de l'étang. Je plonge. Dans la vase poisseuse. L'humanité est-elle ainsi ? Mais suis-je véritablement un homme ? Un vrai ? Le doute s'installe. Dans cette vie-là, je ne trouve pas ma place, je ne comprends pas où elle peut bien être.
Je ne suis pas défaitiste. Je tente de comprendre. C'est tout. Et je n'y parviens pas.
Le regard des Autres est dur, très dur. Je baisse la tête. Mais ils ont raison. Je ne suis pas comme Eux. Je suis différent. Comprendront-ils un jour ? Non.
Hélène, attends-moi ma douce... J'arrive...
Me comprendras-tu ?
_

A toi, quelque part au plus profond de mon cœur, alors
que celui-ci sombre dans la mélancolie.


Chère toi,

Je sens la douceur de ta peau sous mes mains agiles.
Je sens ton odeur, pénétrante, pénétrer mes narines, entêtante.
Je sens ton raidissement à mon égard, raidissement que je ne parviens à comprendre.
Pourquoi ? Pourquoi ? Qu'ai-je fait pour mériter cela ?
T'ai-je trahi ? Non. T'ai-je mise à mal ? Non. Du moins, je ne le pense pas...
Mais cela suffirait-il à rompre mon ardeur, cette ardeur que je ressens lorsque tu es présente ?
Cela suffirait-il à nous éloigner, loin de l'autre, faisant de nous ces monstres de solitude ?
Non. Cela ne suffirait pas. Mon amour n'est peut-être pas réciproque, mais il semble éternel, flamme grandissante aux tréfonds de mon cœur.
Ces quelques mots, ces quelques mots suffiront-ils à changer quelque chose entre nous ? Non, je ne le pense pas. Tout est si... différent. Sans toi.
Aujourd'hui, je suis descendu dans la rue, je me suis assis sur le bord du trottoir. Puis j'ai observé, les passants. Le chien qui a failli me pisser dessus. Les voitures. Les faces. Les expressions. Cela m'a rapproché de mon malheur, de ce mal qui me ronge depuis ton départ.
Il y a ensuite eu ces trois gamines, main dans la main, un cartable sur le dos, heureuses, souriantes. Je me suis approché d'elles, je leur ai dit bonjour.
Elle sont parties en courant, effrayées. Comme ma tendre Sarah. Celle que le juge m'a interdit d'approcher. Celle que je ne reverrais sans doute plus jamais.
A cause de toi, à cause de moi, à cause d'eux. Cela n'aurait jamais du se dérouler ainsi : nous aurions dû rester ensembles. Pour l'éternité. Comme l'on se l'était promis. Autrefois. Bien que cela ne fasse pas si longtemps que cela, à bien y réfléchir.
Car dans mon cœur, ou dans mon âme, tu es toujours présente.
Ton visage reste omniprésent dans mon esprit, fugace apparition, mais bien une apparition. Une apparition céleste peut-être ? Sûrement mon ange... Sûrement.

Je pense à toi...
_

Je marchais sur l'eau pourpre. Mes pieds nus frissonnaient, glissant sur l'onde scintillante, épris de liberté. Je me mis à courir.
Aussitôt, des gerbes couleur de feu surgirent ici et là, me montrant le chemin, mon chemin. J'accélérai. Je voltigeais maintenant dans les airs tandis que mes cheveux me fouettait le visage. Le soleil couchant s'étiolait à l'horizon, disparaissant petit à petit quand je m'arrêta, essoufflé par ma course. Peu après, il fut nuit. La lune était haute dans le firmament, ces doux rayons me caressaient la peau, procurant en moi un intense plaisir.
Puis, je ne sais pourquoi, un sentiment étrange me saisit. Je frappa alors d'un pied, puis de l'autre, tandis que mes mains s'entrechoquaient toutes seules au-dessus de ma tête. Le rythme s'accéléra et, bientôt, je ne fus plus qu'un tourbillon de mouvements fluides et rapides.
A chaque fois que je claquais du pied, une vaguelette se formait, devenant ensuite vague, allant se perdre dans le lointain. Je n'y accorda aucune attention.
Exténué, je sauta ensuite une dernière fois puis m'immobilisa. Une impression de danger s'empara alors de moi. En un instant, je fis volte-face, paniqué. Une vague, immense, se dirigeait vers moi à une vitesse phénoménale.
Je tenta de bouger, tenta de fuir, mais n'y parvint pas. Une chape de plomb semblait s'être abattue sur mes épaules, empêchant tous mouvements.
Le raz de marée était sur moi, me dominant maintenant de toute sa hauteur. Il me submergea.
Je me noyai. Ma bouche cherchait de l'air mais n'en trouvait pas.
Je coulai vers les profondeurs de l'océan. Mes yeux s'attardaient pour la dernière fois sur la lumière cristalline de la lune, irréelle au fond de l'eau, explosant en myriades de couleurs.
Quelque chose me frôla la main, me sortant de la torpeur dans laquelle j'étais plongé. Je regarda autour de moi, lentement. Une forme sombre virevoltait, dansant un étrange ballet dans les profondeurs. La chose s'approcha de moi, allant presque jusqu'à me toucher.
C'était un dauphin, noir comme la nuit. Curieux de voir la réaction de la bête, j'agitai les bras. Dans un nuage de bulles, la créature s 'en alla, apeurée. Je restai immobile.
Étrangement, je me rendis compte que je n'étouffais plus, que je pouvais survivre dans l'eau. Je sentais l'Océan battre au plus profond de moi, je le sentais battre dans mes veines. Je ressentais ce qu'Il ressentait. Je faisait parti de l'esprit de l'eau, l'esprit de l'océan.
La chose, bientôt, plus curieuse que jamais, se rapprocha, filant entre mes jambes. Je sentit alors une vive brûlure au dos ; le dauphin m'avait mordu. Aussitôt, la douleur afflua, se propageant dans tout mon corps. Je me recroquevilla, le dos meurtri.
Je resta dans cette position un temps qui me parut une éternité, me laissant bercer par l'océan. Puis, quand je ne sentis plus la douleur, j'étais devenu dauphin. Je bondis, heureux, évoluant dans un univers nouveau. L'autre, mon compagnon, dansait à mes côtés.
Nous glissions ensembles tandis que nos corps se frôlaient, se touchaient. Nous dansions notre joie, là, au beau milieu de l'océan, dans les courants des profondeurs.
Mon compagnon, cependant, rompit la danse, remontant vers l'autre monde, vers la surface. Je le suivis et nous sortîmes ensemble de l'eau. Je sentis alors mon âme s'envoler.
Des ailes, faîtes pour les longs voyages, me poussèrent tandis que mon corps lisse se couvrait de plume blanche. Un nouveau savoir se déversa en moi et je m'envolai sous la lumière du clair de lune. Spectacle singulier.
J'étais maintenant goéland, seigneur des airs et de la mer. L'autre, quant à lui, était devenu corbeau aux longues ailes couleur d'ébène, se confondant ainsi parfaitement avec la couleur de la nuit. Noir.
De l'océan nous étions passés au ciel.
Nous volâmes loin, très loin, jusqu'au bout de la terre. Bien que le vent n'existait pas ici, je me laissais porter par une force étrange qui nous poussait. Où? Je ne le savais pas.
Le corbeau, lui, continuait sa route sans faiblir ; je le suivais, même si mes ailes commençaient à se fatiguer. Il ne fallait pas se plaindre.
Puis, au bout d'un long et éreintant voyage, il se trouva un moment où, devant nous, il n'y eu plus rien, rien d'autre que le firmament étoilé à perte de vue.
Je sentis alors avec effroi mes ailes devenir pierre et je tomba, tourbillonnant vers un avenir incertain. J'eus juste le temps d'apercevoir le corbeau, là-haut, qui planait, moqueur, riant de ma chute.
Je me réveillai.
_

L'eau ruisselle le long de ma peau, se colle à moi, torsadant doucement. je reste prostré sous ce jet puissant, brûlant. La douleur me vrille le cerveau, me déchire mon corps, m'empêche de raisonner clairement. Comme si j'étais capable de cela...
Aujourd'hui est un jour capital dans ma vie qui va sûrement se révéler courte : j'ai changé. Depuis un an, je ne suis plus le même. Depuis le jour où ma tendre Hélène n'est plus. Depuis que je l'ai tuée. Depuis que mon couteau s'est enfoncé dans sa tendre chair.
J'ai mis un an pour réaliser que tout était de ma faute. Un an pour réaliser que ma conscience me quittait, petit à petit. Que mes crises de démence se faisaient de plus en plus violentes. Que je perdais mon humanité. Que je n'étais plus maître de mes gestes. Un an... cela paraît si long. Et pourtant si court... Long pour les cent quarante-sept personnes à qui j'ai donné la mort.
Inconsciemment. Oui, inconsciemment. Quelque chose avait pris le contrôle de mes faits et gestes, mais je n'étais plus que le spectateur, le spectateur de ces massacres, massacres de ces cent quarante-sept vies. Massacres impunies. Je sens la douleur pénétrer mon cerveau, je sens que le moment vient. Je lutte. Je me débat. Mais il est trop tard.
Mes yeux se figent.



La lumière. Vive. Le carrelage froid sous mes pieds nus. La douleur.
Mes doigts se referment sur la lame. Oh, douce lame qui brille, qui illumine aux alentours les murs de ses douces myriades de couleurs... Miroir d'une âme, objet de mort. Couteau. Prolongement vivant de mon bras, de ce membre qui donne la mort, semblable à la relique qu'il porte au creux de sa paume.
Ma peau nue effleure la rambarde de l'escalier, tandis que mes pieds foulent la douce moquette de celui-ci. Douce caresse... Je monte au paradis, voir les anges, leur dire combien je les aime, combien j'aime leurs doux cheveux couleur de soie... L'air se remplit d'une douce odeur de parfum. Parfum des anges... Je te retrouve très cher... Je te retrouve...
Pourtant, je ne suis pas digne de toi mon ange, je n'ai pas fait mes preuves... Ma main se lève, puis s'abaisse sur mon autre main. Celle-ci tombe au sol, sanguinolentes. Est-ce le sang des anges ? La douleur me transporte, me berce, me murmure des douces paroles... Quelle chose magnifique que la douleur ! Plaisir suprême pour ceux qui veulent atteindre la vérité. La vérité des anges, la vérité du paradis...
Mon pied touche le parquet. Parquet qui brille, tel la lame que je tiens dans ma main. Le parquet peut-il être la source de la résurrection ? Car tel est le but de ma lame. Tel est mon but. Ressusciter. Rejoindre ma tendre Hélène, quelque part, quelque part où seront tous ceux que j'aime, tous ceux qui me doivent tout. Tous ceux qui me doivent leurs résurrections.
Faire plaisir aux gens... Les conduire vers le droit chemin...
Doucement, j'ouvre une porte, je pousse, je glisse mon corps à l'intérieur.
Marie, ma belle Marie, fruit de ma chair et de celle de ma tendre Hélène... Tu m'accompagneras. Ma main s'abaisse, faisant trembler l'air. Je la décapite.
Un éternel recommencement... Nous nous reverrons... Dans peu de temps ma chère... Dans peu de temps mon ange... Avec tous les autres, tous ceux que je dois encore sauver du démon.
J'essuie le moignon de ma main contre un des draps, souriant : la fin semble prochaine.

La douleur me réveille, lentement. Mes yeux se posent sur ma main. Ou sur ce qu'il en reste. Un moignon.
Je hurle, me débat, sort doucement de ma torpeur.
Je le sais, je m'en souviens, j'ai vu ce qui s'est passé. Devant ma conscience impuissante. Marie...
Mais qu'ais-je fait ? Moi, le lâche ? Moi, celui qui a mit fin à la vie de sa propre fille ?
Ma main s'approche inexorablement de cette lame, lame qui gît au sol... Le temps d'en finir est enfin venu.

_

Le corbeau croasse, me fixe de ses yeux torves.
Œil noir, terne, neutre. Regard qui nous fixe, longuement, profondément, puis qui nous transperce, fidèle lance de glace fendant notre cœur. Aucun homme ne pourra jamais connaître cela, ce regard vif d'avant la mort, ce regard d'animal.
Cette silhouette noire, à vingt centimètres de mes baskets, figure morbide de la mort qui nous saisit tous un jour ou l'autre, présente. Ici.
Il y a cette aile d'ébène, déchiquetée, d'où coule le sang. Une flaque pourpre se forme. Cette couleur ; ce rouge sublime, semblable à la fraise que l'on vient d'écraser contre notre palet, à la fraise qui fond dans notre bouche.
Cette couleur ; cette couleur m'attire inlassablement dans ses filets. Couleur de sang.
Le corbeau reste fixe, ne bouge plus, me fixant, imprégnant son esprit de la dernière chose qu'il ne verrait plus jamais. Moi. Humain assis sur un banc, entouré d'une centaine de personnes qui fixent la mort, ce spectacle morbide. Moi. Qui ne demande pas mieux.
L'oiseau tressaille alors, replie ses longues tiges qui lui servent de pattes, puis s'écroule au sol. Tout cela dans un mouvement des plus gracieux : le mouvement du dernier souffle. Magnifique spectacle. Ils apprendront enfin la vérité, cette vérité que je connais.
Il git, sous ces regards curieux, imperméable à cela. Privilège de la mort, privilège de tout être vivant. Nous l'aurons tous, tous autant que nous sommes.
Puis la sonnerie. Le groupe s'ébranle, s'évapore, disparaît. Seuls restent une dizaines de jeunes, d'une dizaine d'années, jouant autour du cadavre. Des passes au pied, et c'est à celui qui ose le toucher. Un mouvement de recul, imperceptible. L'on ose jamais toucher la mort.
L'un d'eux tente cependant, teintant son doigt de sang frais. Il glapit alors, sous le rire des autres, qui se moque de lui et de sa peur. Ce qui ne les empêchent pas de s'écarter vivement lorsque le doigt passe trop près de leurs visages.
Ces jeux... Ces jeux sans arrière-pensée qui nous rappellent nos grands ou arrières-grands-parents, qui s'amusaient alors avec tout ce qu'ils pouvaient trouver. Un cadavre ? Pourquoi pas. Quand on est mort, on est mort. Puis on se décompose. Sous la terre ? Dans les flammes ? Qu'importe.
L'on se décompose une fois que notre étincelle de vie vient de nous quitter, plongeant ensuite dans le néant. Plus personne n'existe une fois ce seuil fatidique passé.
Pourquoi quelqu'un construit-il un château de cartes ? Pour le voir détruire, voler aux quatre coins de la pièce. Ainsi, dans le même état d'esprit, pourquoi vivons-nous ? Pour mourir.
Je me lève de ce banc, prend le chemin de ma classe. Rangée docilement tel un troupeau de moutons, celle-ci attend.
Viennent alors les regards en coin, les chuchotements. Enfin... Si l'on peut dire que l'on chuchote.
« Il a tué un corbeau. Non. Il l'avait hypnotisé pour qu'il meure. Tu racontes n'importe quoi, c'est pas possible ton truc. Mais je vous dit que si... Je l'ai vu dans un reportage... »
Et, bien sûr, la sempiternelle phrase, celle que j'avais entendu un millier de fois peut-être.
« Il est bizarre ce type. »
Cette simple phrase, ces simples mots avaient scellé ma destinée. Ô incroyable destinée, qui se profile souvent, au coin d'un bâtiment, d'une rue, alors que je ne m'y attend pas. Destinée sombre, sûrement ; destinée haïe, certain.
Mais je ne peux renier cela, partie intégrante de mon être. Ainsi je suis, ainsi je resterais.
_

Nuit noire. Larmes. Une main vigoureuse le pousse en avant. Sans un mot. Les mots ne seraient d'ailleurs qu'inutiles, que puérils. Les mots... le doux parfum des mots... Dans cet univers incertain, brumeux, la Terre est aussi avare de mots que d'eau. Et les hommes lui en veulent pour cela. Pour tout cela.
L'enfant jette un coup d'oeil en arrière, sur ce qui fut son chez-soi. Pour quelques jours peut-être, mais ces quelques jours formèrent sa vie. Et sa vie, pour ce qu'il en est...
Il secoue la tête, retenant ses larmes. Ici, on ne pleure pas, on ne se plaint pas, on ne se lamente pas. Et c'est très bien ainsi. Les jeunes enfants eux-mêmes ignorent ce luxe, ce luxe qu'est le fait que de pouvoir s'exprimer. Luxe...
Qu'est-ce donc devenu ce mot pour les quelques hommes restants ? Le luxe de pouvoir se réveiller le lendemain matin ? Celui de pouvoir se nourrir ? Celui de ne manquer de rien ? Ou bien tout cela à la fois ?
Tous l'ignorent. Et ils s'en fichent profondément. Car eux vivent, car eux ne sont pas morts. Et cela, en soi, c'est un exploit. Un exploit que peu parviennent à réaliser.
Sous ses pieds, la terre défile. Du moins, ce qu'il en aperçoit, éclairée par l'astre sélénite. Cela fait à peine quelques heures qu'ils sont partis, et pourtant, la fatigue commence à se faire sentir. Comme si ils avaient besoin de cela. Des gémissements se font bientôt entendre, mal contenus. Angélique, surtout, souffre. Sa main posée sur son ventre. Un ventre gonflée, un ventre d'où vient bientôt sortir la vie. Ou la mort ; car une bouche de plus à nourrir, ce n'est pas rien, loin de là. Une bouche peut décider de tout. Et cette bouche là ne fera pas sa part de travail. C'est pour cette raison que l'on murmure contre la jeune femme, pour cette raison là seulement. Ce que l'on murmure ? Qu'il faudrait tuer l'enfant, s'il venait à naître. Car en ces temps, voir un enfant naître était bien plus qu'un miracle. Une hérésie peut-être. Sûrement.
L'enfant reprend son souffle, haletant, éloignant de lui ces sombres pensées. Il est né, un jour, avant tout cela. Et cette naissance fut une fête. Alors qu'aujourd'hui, le temps n'était plus à la fête, loin de là. Le mot "fête" ne signifiait plus rien en lui-même. C'était dire...
Un bruit, au loin, un hurlement. La colonne de ce qui semblent être des fugitifs tressaille, comme retenant son souffle. Puis l'appel est reprit, encore et encore. Ôde à la lune... Ôde à la mort....
Le groupe s'entreregarde, puis continue son lent périple, mais à une allure bien plus soutenue cette fois. Seule Angélique reste à la traîne ; mais personne ne l'observe. Tous savent que ce sera elle ou eux. Un poids mort, voilà ce que les gens venaient d'abandonner sur ce chemin. Un poids mort, et rien de plus. L'enfant ne verrait certainement jamais le jour.
Le jeune homme aperçoit les autres, au loin, qui s'éloignent de lui, petit à petit. Ils tentent d'accélérer l'allure. Rien n'y fait, son lourd chargement le retarde. Et quel chargement ! Pelles, gourdes, métal, peaux...
Quelque chose qui aurait pû valoir très chère. Avant. Mais désormais, ce n'est plus le cas.
Il pose son sac au sol, puis continue sur sa lancée, rattrapant temps bien que mal ses compagnons. Ces mêmes compagnons qui, quelques instants plus tôt, ne voyait aucun problème au fait qu'il finisse sa vie dans peu de temps. Mais un groupe reste un groupe, et il valait mieux faire parti d'un de ces groupes si l'on voulait survivre. Car seul, on ne valait rien, strictement rien, maigre bout de viande parmi tant d'autres.
Ses compagnons ne tardent pas à l'imiter, poussés sûrement par ce cri qui vient de retentir. Un cri humain. Angélique.
L'enfant jettent un coup d'oeil à Rémi, qui vient de frémir, imperceptiblement. Rémi, le père de celui qui ne verra jamais la lumière du jour. Que personne, jamais, ne tiendra dans ses bras.
L'homme, pourtant, ne gémit pas, ne pleure pas, ne se plaint pas. Son visage est un mur, une muraille. Impassible, il continue son chemin. Sa course. La course de la dernière chance. Lui plus que les autres, tient à survivre. Pour qu'Angélique ne soit pas morte pour rien. Pour qu'il puisse, un jour, honorer la mémoire de celle-ci.
Près de l'enfant, une ombre, plus sombre que la nuit elle-même. Puis deux yeux, dorés.
Le jeune homme sait qu'il ne s'agit d'aucun de ses compagnons. Il hurle, de toutes ses forces, comme si sa vie dépendait de ce moment. Ce qui était certainement le cas.
- Dispersez-vous !
La voix du Chef. Rassurante. Ce n'est peut-être qu'un ordre, mais désormais, rien ne compte plus pour lui que cet ordre. Il court, court à en perdre haleine. Des gouttes de sueurs luisent devant ses yeux, éclairées par la lune, astre qui verra certainement sa mort, cette nuit-là. Car, sans se retourner, il sait d'ors et déjà qu'il est suivi. Par l'être.
A ce moment, son taux d'adrénaline devrait être au plus haut. mais il n'en est rien. Il n'a jamais était aussi bas.
A quoi bon courir ? Il sait déjà qu'il ne fait que retarder l'inévitable...
Pourquoi vivre ? Cette pseudo-vie ne mériterait pas même de porter un tel nom...
Pourquoi ? Pourquoi lui ? Pourquoi la bête n'en a t-elle pas suivie un autre ? Pourquoi ? Il ne veut pas mourir... Il est trop jeune pour cela... De longues années l'attendent encore, lui tendent les bras...
Et pourtant... Il n'en peut plus. De cette course. D'eux. De l'existence.
Il fait volte-face, offrant sa poitrine à la chose. Fermant les yeux, s'attendant à d’inéluctable choc.
Qui ne vient pas. Il ouvre les yeux.
La bête est bien là, l'observant, le jaugeant de ses yeux dorés. La dernière vision qu'il n'aura jamais. L'enfant sourit béatement, comme ce gosse qu'il a cessé d'être. La chose... grande... noire... être famélique... Du moins... C'était ainsi qu'il se les était imaginé. Or, elle est tout sauf famélique. Et il y a cette odeur, cette odeur familière qui flotte dans l'air, surpassant toutes les effluves nauséabondes.
L'enfant bredouille, comme s'il n'y croyait pas.
- An... Angélique ?
La bête semble alors sourire. Visage de mort, elle s'approcha de lui, presque tendrement. Ses crocs rencontrèrent la chair du jeune homme, cette chair à la base du cou. L'enfant sourit, béat, heureux.
Puis il y eut le noir.
_

La nuit était calme. Nor et Vor, les astres de l'obscurité, illuminaient de leurs douces lueurs la sombre forêt. Une légère brise soufflait, se glissant dans les plus infimes recoins de l'océan de verdure. Entre les arbres qui déployaient leurs feuillages vers le firmament, la vie nocturne se poursuivait. Encre, toujours.
En ce bas-monde là, on vivait, on tuait, on mourrait. Chaque instant était une lutte perpétuelle contre la mort. Celle-ci finissait toujours par rattraper ses proies, elle ne lâchait jamais prise.
Bientôt, dans le silence de la nuit, la forêt se figea. Un homme marchait, foulant leurs territoires.
Il s'avançait d'un pas sûr, attentif au moindre bruit, décidé. Une clairière se découvrit alors devant lui. Une meute se tenait là, rassemblée pour le repas après le grand voyage.
A l'approche de la créature, les loups présents se redressèrent, les babines retroussées, le poil hérissé. C'est alors que l'homme grogna.
Aussitôt, la meute se figea, indécis. Une louve, noire comme l'ébène, s'approcha alors, bravant le danger, provocateur. La bête, désireuse de faire fuir l'intrus, plongea ses yeux dans ceux de l'homme. Des yeux de loup.
La louve tressaillit et recula, la queue entre les pattes.
Un hurlement lugubre retentit.
La chasse était ouverte...

For Vita, For the Freedom : http://www.youtube.com/v/dZLcBLmph3Q
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