characters of no illusion, you'll be my resolution — personnages

22-05-2013 à 20:40:02
Espoir — 27/04/2013

Liberté fait comme un murmure à ton cœur, tendre Espoir, douce enfant. Dans vos étreintes, dans la caresse de ses doigts fins sur ta joue tannée, vous tenez le monde enlacé dans un étau bourbeux, comme des gamins, le cœur pulsant, les yeux brillants, comme des amants. Liberté a la douceur des vœux espiègles jetés dans les bras ballants des étoiles filantes et l'ardence des premières fois. Vous grandissez main dans la main. C'est ce qu'il te susurre, Liberté. Ta main dans la mienne. Tu sais, Espoir, on ne dit pas tout aux enfants qui s'aiment. Elle ne dit rien, Patience, grand-mère Patience ; elle élude les gifles de vos amours et les baisers de vos rancœurs. Liberté, c'est les enfants qui se perdent dans des plaisirs charnels trop grands pour eux. Ton espérance naît dans les râles de vos plaisirs dissimulés et s'éteint dans les lueurs tamisées des aubes du jour. Dans tes paumes, les draps se froissent, quand il t'embrasse, quand il bouffe les courbes de ton corps qui se cambre. Liberté a l'ardeur des premiers amours et des premières fois ; ça brûle un peu quand il te serre dans ses bras. Pour une dernière fois, Liberté a votre baiser au bout des lèvres, mais dans les yeux les cris d'une enfant dont le père part au petit matin. Il est libre de s'en aller, libre de s'engager. Ton cœur se fendille comme vos croyances oubliées. Et il mordille un peu tes lèvres et ta gifle résonne sur sa joue, sous la marque de tes ongles qui le griffent. Il est cassé comme les soldats de plomb. Tu sais, Espoir, tu le reverras. Tu sais, Espoir, il sera heureux. Tu te recroquevilles un peu contre lui, dans son oscillation qui te berce. Réfugiée. Liberté, c'est ton espérance qui s'en va, le cauchemar bilieux qui te terrorise. Un instant, tu étais brisée. Espoir sans espoir, Espoir sans Espoir. Après tout, peut-être qu'il reviendra. Il trouvera peut-être même mieux que toi et vos spectacles d'affreuses marionnettes. Alors, il s'en va. Affranchi. Affranchis, évadés de vos enfances jamais perdues. Elle ne dit rien, Patience. Elle te serre dans ses bras, sèche tes larmes de ses mains calleuses, comme elle le faisait lorsque tu n'étais qu'orpheline abandonnée. Elle ne sourit pas, Patience. Pourtant, son cœur aspire à un rire atroce. Enfin, il est parti et te voilà émancipée de son lyrisme envoûtant.

Ton cœur s'embrase encore. Ta vie n'est que sourires éphémères qui s'éteignent dans leurs éclats exaltés. Alors, il y a grand-mère Patience. Elle est belle, Patience, avec la grâce d'une fleur doucement fanée. Quand tu attaches ses cheveux en chignon poivre et sel sous une couronne de coquelicots, sa peau ridée a les douces odeurs acidulées des histoires d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Elle est tendre, Patience, quand elle caresse tes joues avec l'affection d'une mère. Elle a le goût des éclats de cendres qui sautent du brasier. Elle n'est que moelleuse constance, lorsqu'elle te parle de magie dans le velouté onirique des premiers accents du jour. Elle murmure par-dessus la souffrance de ses pertes. Elle ne t'a jamais dit, Patience, qui était son Lié, mais tu sais, Espoir, elle met pour toi de côté la douleur d'une vie qui s'essouffle. La Nature bruisse dans ton cœur à travers les sens confus des animaux. Tu te laisses emporter. Tu es sauvage, éphémère quand tu te perds, Espoir. Patience te tend la main, te hisse dans la vie. Elle brille comme un ange dans ta vie. Patience, Patience. Elle n'est que prudence et persévérance. Le Vif est à toi comme le marc d'un café bien noir au point du jour. C'est comme une étreinte trop serrée à ton cœur qui te fait un peu mal. Trop loin, trop loin. Tu es ailleurs, Espoir, trop pleine d'espoir, trop pleine d'Espoir. Elle te fait confiance, Patience, tu sais, elle essaie, un peu, d'exaucer tes voeux. Tu lui fais un peu mal, Espoir, quand tu souhaites les bras de ta mère, les joues piquantes de ton père, la main de Liberté dans la tienne, toutes ces choses que tu as perdues trop tôt. Elle est douce, Patience. Elle est la vie qui s'abandonne en ermite. Elle a perdu le Vif tant son lien brisé l'a chamboulée. Elle a gardé l'amour. Patience, c'est les croyances d'utopie quand elle ranime le feu des cendres de tes yeux. Patience, c'est le sourire qui t'offre la boutique d'apothicaire dès que tu passes la dizaine. Alors, quand le murmure de liberté s'étend dans les échos de Liberté, l'odeur du papier vieilli t'effleure du bout des doigts. Tu es curieuse, Espoir. Tu es un peu trop Espoir, peut-être. Délicate, éphémère, bouffée par ta terreur de la folie. Tu sombres dans tes propres fascinations. Et tu es légère, légère comme un chaton. C'est ce que dit Automne, ce petit rouquin avec sa figure criblée de taches de rousseur, ce gamin aux airs de petit diable. Automne que tu serres dans tes bras, qui se blottit contre toi comme un petit frère.

Automne est la mansuétude des ciels de pluie. Automne, ce n'est personne, Automne, personne d'autre qu'en enfant aux yeux humides de mélancolie. Tu le serres contre ton cœur, tu tiens sa petite main pelotonnée dans la tienne. Automne a l'odeur des feuilles mouillées que tu écrases sous tes pieds et le goût du vin de pommes de Labour. Il a peut-être même un nom, peut-être une famille. Il a une histoire, Automne. Celle des gamins de petite bourgeoisie qui fuguent. Automne, il appelle Patience grand-mère, comme toi. Parfois, il te susurre qu'il a l'Art. Tu ne sais pas - il n'est rien qu'un gamin aux yeux tout plein d'étoiles. Les oiseaux bleus s'envolent vers les cieux dans ses prunelles. Automne est messager et, parfois, Automne, crie. Sa voix aiguë est un peu tordue par ses lèvres onctueuses. Automne, à cette aurore-là, derrière la boutique d'apothicaire, il tient un petit chat de gouttière qui ronronne dans tes bras. Alors, tu poses ton doigt sur son museau de chaton. Et tu plonges. Illusion. C'est trop tôt, mais c'est déjà trop tard. Tu es liée, gamine.

Trop d'espoir, trop Espoir.






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22-05-2013 à 20:42:10
Pavel — 24/08/2012 & 25/08/2012


Chaque jour est une petite mort, tu sais ?

— Action !

T'as le coeur qui se balance à l'ombre de tes yeux, là où les soleils sont bercés de sourires, les mains toutes serrées sur les cordes, et une chanson en un regard qui plonge du bord de tes lèvres. T'as le bonheur fiché sur tes joues blanches, lorsque tu tends tes sourires d'enfant pour qui le monde n'est qu'une histoire, et deux trois mots qui s'échappent de tes lèvres avec tout cet accent tchèque qui claque à l'écho des deux syllabes de ton nom. Pavel, Pavel, Pavel, pour qui l'univers est une douce litanie, Pavel pour qui les rideaux rouges s'écartent lorsqu'il frappe trois coups de ses mains, encore et encore. Parce que le monde n'est que mots dans son coeur vrombissant, glissant à l'encre sur des bouts de papiers. Pavel qui souffle sur la vie comme il souffle sur les fleurs qu'il ramasse dans ses mains délicates, et il leur entonne prières de mondes inconnus lorsque leurs pétales s'envolent.

T'as le coeur plein d'océan, tu sais, avec les embruns qui caressent les gens quand tu les observe un peu, que tu leur dis de refaire, que tu demandes, bambin, si tu pourrais mettre ça dans ton prochain livre. Tu les connais bien, ces mots-là, ils sont doux.

— Dis, dis, je peux t'adapter en personnage de roman ?

T'as un sourire passerelle, Pavel, au parfum de citron, qui glisse dans tes yeux lorsqu'y brillent les étoiles, vrillées, dans leurs couvertures. Tu vis dans un monde différent, où l'imagination enfonce toutes les portes. Tu sais, ce monde où tout est possible. Alors tu cours, Pavel, tu te hâtes parce que les monstres de tes cauchemars vont te manger, et tu fais volte face pour leur tendre la main, parce que toi, tu veux bien être ami avec les habitants d'ailleurs. Dis, Pavel, tu ne crois pas qu'Aisling, c'est la preuve que tout peut prendre vie ? Alors il y a Pavel qui fait de votre vie un roman écrit de sa plume, et qui vit dans un monde où onirique fait écho au réel. Alors il y a Pavel comme une enfant qui ne s'arrête jamais.

— Dis, dis, tu peux refaire ?

Tu sais, Pavel, tu devrais peut-être arrêter de courir après les bruits, et de réclamer un bis à ces pauvres gens qui font tomber leur fourchette dans leurs assiettes vides. Tu sais, Pavel, tu pourrais enrichir tes livres autrement. Mais tout ce qui compte, pour toi, c'est les bruits qui fourmillent, et puis toutes ces sensations, que tu voudrais retracer en lettres imprimées. Il est là pour vous, Pavel, qui, depuis tout petit, rêve d'écrire un livre. Pavel pour qui l'imaginaire est le monde tout entier.

— Et en fait on dirait qu'on était des extraterrestres et qu'on venait de débarquer sur Terre où on était en mission.

Pavel, ce n'est rien qu'un enfant, qui vous parle de vous, et puis vous parle de mondes qui n'existent que dans les tornades de son coeur. Il ne parle de lui, le gamin, il est là, avec ses et si ? à vous refaire le monde, l'histoire, tout ça, à vous tendre des utopies sorties de ses rêves qu'il côtoie tous les jours. Pavel, c'est un peu un feu d'artifices qui finira par vous exploser à la face, fier de vos joues noircies. Pavel c'est le gamin qui vous supplie avec ses emmène-moi, emmène-moi. Pavel, il est surtout là pour vous.

— Marche pas sur les pissenlits !

Et t'as le coeur qui crisse, Pavel, sur la bande de ton magnétophone, avec tous ces échos doux-amers dont t'as oublié l'origine. A tes yeux tout se mélange, tout s'embrouille, et tu coules parmi toutes tes couleurs, tout ces trucs qui te tiennent à coeur, tu sais, les effluves de gouache, la pression de ta main sur les peluches, les plumes qui griffent le papier, la cire de bougie qui te brûle les doigts. Et puis les accents tchèques de ton histoire qui se répète à l'infini dans ton monde où tout est un grand livre que tu voudrais écrire. Tout ce qui fait mal t'appartient, parce qu'il te faut tout connaître, Pavel, même la douleur qui s'enfonce comme un pieu dans ton coeur mou. Un écrivain est un rêveur, un chaman est un grand sage, alors tu dois être les quatre.
Pavel, avec tes mythes qui s'accrochent aux légendes sur tes chapelets.
Pavel, avec tes murmures qui disent que tu n'as besoin de rien.

Pavel met le monde en bouteille pour pouvoir l'avoir sur lui.

&&


T'étais né comme un sourire au bord de lèvres fuyantes, Pavel, tu sais, comme ces sourires qui s'évanouissent dans la nature. Dernier né des jumeaux, et t'étais là, bébé braillard, gravant son destin de ses petits poings qui s'agitaient dans l'air. Peut-être qu'on aurait dû tout te dire tout de suite, Pavel, tu sais, toutes ces choses qui s'embrouillaient dans tes pensées d'enfant, perdues dans la brume de terres inconnues. Peut-être, mais on ne l'a pas fait, alors tu n'as pas compris tout de suite, mais ce n'est pas grave, tu ne crois pas ? Tu ne leur en voudras jamais.

Papa, il t'avait parlé de sa Libena ; il disait Liba, Liba, elle est gentille, Liba, elle lit dans les âmes, Liba, et tu sais, je l'aime, Liba. Et puis maman, elle t'avait parlé de papa ; elle avait dit, Bartolomej, c'est ça son nom à lui, je l'aime, tu sais, petit Pav ? Il a eu deux vies avant, et en aura quatre après, mais ce n'est pas grave, hein, mon Pav ? Et tu acquiesçais tout doucement, de ta petite tête dodelinant. Ils n'avaient jamais eu de problème, tu sais, c'était un couple sans histoire, avant vous. Ils étaient comme ça, ils avaient le sourire, et tu ne comprenais jamais très bien, avant, mais papa il disait qu'il était ingénieur, et maman, elle enseignait les arts à l'école - tu n'avais pas art à l'école, toi, pourtant, alors tu te demandais, mais c'était sans importance. Ils souriaient, ensemble, tenant la main l'un de l'autre, tu sais, image d'amour telle que tu la conçois toujours.

Il y avait eu Anastázie, comme une comète dans leur vie. Ton Anka, tu disais toujours, Anka, mon Anka, et là, tu avais commencé à ne plus comprendre. Ils n'arrêtaient pas de sourire, papa et maman, parce qu'après tout, ce n'est rien, un handicap, tu sais, Pavel ? Et puis, Anka, malgré ça, elle a toujours été plus forte que toi. Elle est toujours à Iadia, elle, et toi, tu l'es, à Aisling, à tournoyer sur toi-même. Ce n'était rien, mais pour toi, c'était tout, parce qu'elle ne pouvait pas venir courir avec toi, alors toi, tu courrais pour vous deux, tu ne t'arrêtais jamais. Ta jolie Anka et ses sourires quand tu te jettes sur son fauteuil et que, grâce à elle, tu maîtrises ton don à 100%. T'aurais voulu, petit, lui dessiner des ailes pour s'envoler, mais elle dit toujours ce n'est pas grave, alors tu exploses de rire.

Et puis, il y avait eu encore Kamil, dont tu te souvenais déjà adulte alors que tu balbutiais tes premiers pas dans la vie, Kamil et ses grands rires, et puis ses tapes dans le dos, qui sonnaient toujours exagérées, et toi qui chancelait. Tu avais un peu mieux compris, Kamil, lorsqu'ils t'avaient dit, papa et maman, qu'il était dans le coma, toi. Ils t'avaient dit Kamil avait gambling, ils avaient murmuré entre eux son nom, comme ça, dans ces mots que tu n'ignorais pas - mais tu préparais ta rentrée en 5ème année - Kamil était soûl, Kamil, Kamil a déclenché explosion, Kamil, Kamil est dans le coma, il est à l'hôpital. Tout ce que tu comprends, c'est qu'il va sûrement revenir bientôt, alors toi, pendant les vacances, tu t'assois sur son lit, et tu lui racontes des histoires, celles que tu mets dans tes carnets, et puis celles auxquelles tu prends part, parfois, avec tes mains tendues et tes sourires.

Tu lui racontes Mirka et ses effusions de joie, Mir, douce Mir de quatre ans de moins que toi. Tu lui dis, à Kamil, qu'elle se jette doucement dans tes bras, qu'elle a la peau toute douce et puis l'odeur des fruits rouges, tu lui dis qu'elle est là, votre Miroslava. Tu penses aux moments passés ensemble à la maison, Pavel, lorsqu'elle se jette dans les tornades de ton coeur, et que tu lui peins la figure, et puis les bras, et qu'elle t'écrit sur les joues, pour te couvrir de ses baisers de petite soeur. Il y a aussi ces moments où tu lui cours après, poussant le fauteuil de ta douce Anka, et vous riez tous les trois. Et puis, d'un coup, tu te retrouves à terre, la poitrine écrasée par une Mirka qui remue, et les joues humides de la langue de Nadeje. Nadeje, votre espoir à tous, golden retriever née le jour de Mir chez des amis de la famille - Nadeje nommée comme ça par Anka. C'est toi, aussi, Pavel, qui lui a raconté l'arrivée du bracelet, pour elle aussi. Alors tu dis, je t'aime, Kamil, je t'aime, je t'aime, Anka, je t'aime, Mir, je vous aime. Rien d'autre n'a d'importance, tu ne crois pas ?

Mais on n'avait pas eu besoin de te raconter Zora, parce qu'elle était là, Zora, juste à côté. Le même âge que toi et les yeux grands ouverts sur les rêves. Vous étiez là, dans votre bulle, loin des couleurs qui se brouillent, loin de sa famille à elle, qui s'arrêtait de sourire, pour elle - tu avais su mais tu n'avais pas tout de suite compris -, loin même de Mirek, gentil Mirek. Et vous partagiez vos mondes oniriques, tu sais, c'était bien, tu ne trouves pas ? Tu courais avec elle après les minuscules habitants de l'herbe, et puis tu lui racontais des histoires, surtout quand Mirek était parti - elle te racontait les siennes, et vous riiez, heureux comme seuls le sont les enfants qui ne grandissent pas. Pour Zora, tu n'avais jamais eu que sourire plein d'étoiles, parce que Zora, c'est la meilleure, tu disais. Et tu disais, Zora, Zora, Zora, plus tard, je serai chaman, et puis écrivain, Zora, j'enfermerai tes cauchemars dans un attrape-rêves, et tu dis encore, quand ton coeur se balance, dis, dis, Zora, est-ce que je peux enregistrer ton rire encore une fois ?

On ne t'avait pas expliqué Iadia, Pavel, mais tu avais compris tout seul, parce qu'il y avait eu ce jour où le papillon que tu avais peint sur la peau de ta douce Anka s'était envolé, parce qu'il y avait eu le bracelet à ton poignet pendant quelques mois, que tu faisais tourner, et tourner encore. Vous vous étiez souri, avec Anka, et vos mains qui s'agitaient à la fenêtre du train. Mais tu n'étais rien, là-bas, Pavel, tu dénotais avec tes sourires et ton imagination qui habitait tout ton coeur. Même Anka le disait, tu te souviens encore de sa voix qui te chuchotait des mots, un peu comme Pav, mon Pav, tu n'as rien à faire ici, tu iras à Aisling à la prochaine rentrée. Papa&maman disait la même chose, alors tu étais parti retrouver Zora et Mirek, là-bas, si loin de chez toi. Et il y avait eu Aisling, comme un ciel rempli de rêves.

Il y avait surtout Lennie, pour qui tu les décrochais. Lennie, avec son petit carnet et tous ces mots qu'elle y laissait, Lennie, jolie Lennie, une rentrée après la tienne. Dis, Pavel, tu t'en souviens, toi, des premières vacances, cette année-là, et de tes mots qui cafouillaient dans ta gorge, parce que maman, maman, je veux apprendre le langage des signes, dis, maman, je veux faire une surprise, maman, maman, s'il te plaît. Elle t'avait appris sans comprendre, Liba, elle avait dit je suis fière de toi, et toi, tu souriais, dans les bras de ta liberté. Lennie c'était des sourires entre tes joues rouges, Lennie c'était Zora, c'était Daire aussi, Lennie c'était même Aaron, mais Lennie c'était surtout la magie des histoires que vous partagiez.

Et puis il y avait tout le reste, tout ce que tu aurais pu leur raconter, toi, tes manuscrits qui n'en finissaient plus de s'écrire, ton souffle sur les pissenlits, les couleurs qui s'emmêlaient à tes yeux lorsque tu plongeais les doigts dans la peinture, tout le mélange que tu faisais, les scènes de théâtre, les aventures des autres que tu partageais : il y avait ton monde qui explosait en des milliers.

Et toi, tu enfouis l'univers dans tes poches pour le redistribuer.



22-05-2013 à 20:52:40
Nikola — 14/06/2011


Paraît que notre histoire commence un peu avant notre histoire, un peu quand nos parents se rencontrent, un truc comme ça. Je vais pas vous mentir, c'est un truc que j'ai entendu à la télé, dans un de ces navets romantiques fanés. Un machin approchant. Je vois pas pourquoi les producteurs nous cassent les pieds avec ça, et puis même. Se cassent les pieds avec ça. Alors je regardais la télé, en fond sonore, comme on fait tous dans ma génération, et attention, on m'a déjà dit que c'était pas bon pour l'environnement, tout ça. Honnêtement, je m'en fiche. C'est pas parce que moi, maintenant, je vais éteindre que ça va changer quelque chose, parce que, y a tellement de gens qui allument, sérieux. J'aurai très bien pu dire que c'était quelqu'un de très proche, style mon meilleur pote, qui me l'avait confié dans un doux murmure, sauf que non. A l'époque, de toute façon, ce que j'avais de plus proche d'un meilleur ami, c'était un abruti. Moi, je crois pas à ce truc, je crois juste que c'est une de ces salades niaises qui formatent les gens sans qu'ils s'en rendent compte. Bref. Toujours est-il que je vais quand même vous parler de mes parents, parce que mon histoire, vous voyez, elle est pas particulièrement palpitante, alors qu'est-ce que je pourrais vous raconter d'autre ? Mes premières dents, et comment j'ai fait chier ma mère en braillant ? La première fois que j'ai utilisé un couteau, et comment mon frère s'est foutu de ma gueule ? Comment je pissais dans ma culotte, et puis je mouillais mon lit ? Comment je me rétamais en patins à roulette, et la première fois que j'ai pété une corde de basse ? Les concours de gros mots à la maternelle ? Les torgnoles psychologiques que je prenais pendant les récrés, et puis la guerre ? Franchement, non. On s'en fout, quoi.



Ouais, je suis né pendant la guerre. Respect, hein ? Bon, je t'en parle après, t'inquiète pas. On avait dit, mes parents. Mes parents, ils se sont rencontrés à l'époque où la Serbie, c'était encore la Yougoslavie, et puis le nationalisme prenait le pouvoir. Enfin je dis ça, moi, mais je m'en branle un peu de la politique. C'est juste que ma mère, quand elle m'a raconté ça, parce que j'étais devenu trop grand pour les contes sagement allongé dans le lit, bah elle me l'a dit comme ça, presque texto. C'était pas glorieux glorieux à l'époque, ils étaient genre petits étudiants style paysans, et puis de toute façon, à l'époque le communisme c'était en vogue, alors tout le monde était paysan. Ouais, je sais pas, j'ai pas compris non plus, mais bon. Je suis un peu débile, de toute façon. Alors, passons les détails historiques, de toute façon, ça n'a rien changé. A l'époque, ma mère était une de ces filles niaises qui croyaient à l'amour au premier regard. Mon père aussi, en fait. Enfin, sauf que c'était pas une fille, quoi. Bon, sérieux, pour ça je les trouve abrutis, mais comme c'est mes parents, je suis obligé de les absoudre. Ça craint. Toujours est-il qu'ils ont fait des choses pas très chrétiennes, et puis, magie magie, mon frère était là. On est une bande d'idiots dans la famille, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise. Evidemment, c'était un accident, mais ils étaient contents. Et puis, ils se sont installés ensemble. Forcément, quatre ans plus tard, c'était encore pire, hein. Alors que leur pays était en guerre, ils avaient que ça à faire que de baiser. Et après, moi, je suis censé être un petit sain. Mais oui. Pour ça, ils repasseront. Sauf que moi, mon pays, il est pas en guerre. C'est comme ça que je suis né, un premier avril, en plein milieu des guerres civiles. Ma vie, déjà à la base, était destinée à être une grosse blague, vous voyez. Je le savais. C'est l'ironie tragique, et franchement. Merde.



S'il y avait un seul truc qu'il fallait que je raconte entre ma naissance, et le jour où je me suis cassé de la maison pour la Russie, bah je viens de le choisir. C'était le jour de ma circoncision. Voilà, vous savez tout, passons au jour de mes treize ans. Non, je rigole. Bon, je vais vous faire un peu de contexte, sinon vous allez être un peu paumés. Moi, j'étais un gosse complètement crétin. D'ailleurs, ça s'est pas franchement arrangé à l'adolescence. Oui, bon. En fait, je croyais, un peu comme tous les gosses, ces putain de cons, que mes parents c'étaient des héros. Quoique, à huit ans, peut-être que je commençais déjà à devenir un mec désillusionné. J'étais précoce dans ma connerie. Parce qu'en fait, ils étaient pas si héroïques que ça. Mon père trimait dur, pour un salaire de rien, et nous, on mangeait du chou. C'était ma mère qui cuisinait, et c'était le seul moment où elle me collait pas au derrière. Mon frère, lui, elle le laissait déjà indépendant, et puis il préparait sa Bar mitzvah. Le chanceux. Enfin, je dis ça, mais ma mère, je dois lui reconnaître des belles valeurs que je me trimballe maintenant. J'avais pas une très belle éducation, pas de bonnes notes à l'école, pas de bonnes fréquentations. Je décevais mes parents, ouais mais bon. Tant pis. Franchement, un jour, faudra que je leur dise que je suis désolé. Désolé d'exister. Au début, ils me voulaient pas, en plus. Je suis une sale blague, un cadeau empoisonné. Et à l'époque, j'étais un putain de verre de ciguë, qu'avait passé sa matinée à jouer à Half-life. C'est drôle, parce que mon frère avait toujours des jeux-vidéo. Je me demande comment il les payait. Bof. D'ailleurs, il s'est bien foutu de ma gueule quand mamma a dit qu'on filait direction l'hôpital.

— Ahaha le petit qui va se faire couper un morceau ! Fais gaffe, pas qu'on te rate, hein !
— ...
— Je sais qu'à l'école on dit que t'es un voleur, bah je vais finir par y croire si tu continues à me piquer mes jeux.
— C'est pas comme si tu t'en servais.

Mon frère était un mec super sympa. Moi, j'étais follement éloquent. Entre nous deux, forcément, c'était l'amour fou.



Et puis, j'ai pris la main de mamma. Direction l'anesthésie. Mon premier contact avec une vraie médecine, en fait. Dit comme ça c'est bizarre. Ça fait genre que je vivais au Moyen-Age. Mais là, historiquement, on sortait du Moyen-Age, en fait. Et on sortait de la guerre aussi. Et puis ma mère m'a mis une chapka sur la tête. Je crois que ça c'était vraiment le début de la fin.



Après, il reste plus grand chose à raconter. De toute façon j'ai jamais eu une vie passionnante. J'ai grandi comme ça, de traviole, un peu par ci, un peu par là. C'est moche. Le truc d'après, forcément, c'était la découverte de mon Don. Putain, Dieu, sur ce coup-là, t'as bien merdé. Forcément, fallait que tu fasses ça pendant que je t'honorais. Nan, franchement. Tout le monde cette semaine-là s'était ligué pour me casser ce que je pense, de toute façon. Ça faisait un an qu'on la préparait, cette Bar mitzvah, et ma mère m'a quand même réveillé un jour à minuit pour me mettre en forme. Ouais, en forme, bien sûr. C'est clair que conduire l'office avec les yeux qui papillonnent, c'est magique. Ouais. Même mon frère, il allait sur ses dix-sept ans, et il en avait pas fini avec sa crise d'adolescence. Bon de toute façon, ma destinée était tracée à la naissance. Bon, revenons en à mon Don. Ma malédiction. Bon, on va dire juste mon Don, c'est plus simple. En plus, au fond je l'aime bien quoi. Même si parfois, non. Quelques jours plus tard. Je lisais la section hebdomadaire de la Torah, comme ça, tranquillement. Je respecte ma religion, oui. Mais j'avais quand même envie de me barrer. De me distraire, je sais pas. Et là, magie magie. Génial, n'est-ce pas, l'intervention astrale ? Et bah, moi j'avais fraîchement treize ans, on était tous là, on marchait vers la synagogue. Bon vous suivez toujours ? Et après je sais pas, un truc bizarre. Juste les gens comme ça, on est passés par la porte, et on s'est retrouvés dans un champ quelques mètres plus loin. C'était la première fois que j'ouvrais un portail. Et c'était jouissif, putain, bien plus que ce truc que j'avais dû apprendre par coeur. J'ai juste genre vu mon père qui tenait ma mère qui était dans les vaps. Et après, je me suis évanoui.



— Mais papa, pourquoi c'est lui qui a un Don, et pas moi ?
— On t'a déjà dit que c'est pas grave, parce que toi tu réussis.
— ...
— Mais pa-
— Lui, il a quand même gâché sa Bar mitzvah, ET FRANCHEMENT C'EST INADMISSIBLE !
— J'y peux rien, moi.
— Calmez-vous ! Ici, ils disent qu'il va pouvoir aller dans une école pour les gens comme ça, en septembre.

N'empêche que, pendant cinq mois, j'ai porté un bracelet de protection, moi. Et j'étais un gosse roux avec un Don, mais qui ne pouvait pas l'utiliser. Ma vie craint depuis les origines, je l'avais dit. Sinon, j'étais devenu officiellement Serbe aussi, c'est pas terrible, ça ? Franchement. Ces andouilles de dirigeants s'étaient enfin décidés à remettre un peu d'ordre dans leur pays, là. Bref. Juste quand moi je devais partir, franchement ! C'est comme ça qu'à treize ans et cinq mois, je me suis retrouvé dans un train pour la Russie. Iadviga qu'ils appellent ça.

— Surtout mon chéri tu fais attention.



A Iadviga, ils sont un peu. Psychologiquement dérangés. Le mot clé étant un peu. Bon. Une année sous le signe du camion, parce que juste le jour où je me suis décidé à retirer mon bracelet, parce qu'on me laissait me démerder, bah ça a un peu mis le bordel. Le mot clé, aussi ici, c'est un peu. Comment dire. J'ai transformé l'école en dédale, involontairement, je précise bien. Et après je suis tombé dans les pommes, comme c'est drôle. Je crois que j'ai presque battu le record d'heures de sommeil à la suite. Raté de peu, zut quoi. Et quand je me suis réveillé. Vous allez me dire, dans une école normale, ils m'auraient viré. Non là ils se sont contentés de me rendre la vie un peu plus dure. Sauf que ma mère, à la maison, bah elle s'affolait. Du coup, quand je suis rentré pour l'été, je savais que je reviendrais plus. C'est pas grave, au pire. C'est cette année là qu'on m'a offert Portal. Là dedans, je peux faire comme dans la vraie vie. Sauf que dans le jeu, les portails, je peux les fermer.



Cette année-là, on m'a aussi offert Aisling, et le bateau pirate des spéciaux. J'aime pas les gens, mais franchement. Eux. Je les aime bien. Oui, bon, voilà, vous êtes contents ? Ah, et, ne dites pas que je vous ai dit ça sur Iadviga, hein.



Vous voyez, j'aime pas les histoires. Ça sert à rien. Franchement, qu'est-ce qu'on en retient ? Que dalle. Les histoires, c'est comme les camions, sauf en moins moche, quand même.















22-05-2013 à 20:59:31
June — 22/03/2013

T'as le regard tout plein de vie, Luke. Tout plein de cet air que tu te donnes, d'avoir vécu, du haut de ta majorité. A peine. Tout plein de vie, de bonheurs et de malheurs. Tout plein de heurs, tout plein de lui. Tu arbores un sourire sur un visage à la peau peut-être un peu trop pâle. Ce n'est déjà plus ton sourire, c'est le sien. Il contraste avec ce qui pèse dans tes yeux bruns, entre deux tons, parce qu'il a l'air mutin comme ton nez d'enfant. T'as l'air trop grand pour ce corps trop petit, comme si t'avais rétréci au hasard. Parce que t'es lui. C'était tout ce que tu voulais. Le voir sourire, encore, l'entendre rire, encore, doucement, ébouriffer ses cheveux bruns d'un geste un peu machinal. Encore. Ce sont les mèches des tiens que tu mets en pagaille dans ta réalité augmentée, Luke. C'est toujours ça. Tu es devenu lui, un peu. Tu lui ressembles, au moins.
Ta réalité s'est vraiment augmentée, Luke.
Il était si fragile, Adam.
Il a l'air tellement délavé, June.

&&


Il est arrivé.
Avant, il n'y avait pas grand-chose. Tu ne t'en souviens plus mais on t'a dit que tu avais habité en Pologne, le pays où tes parents étaient nés et avaient grandi. Ils t'avaient expliqué un jour tous les deux, quand tu n'étais déjà plus tout à fait un enfant mais que tu posais encore beaucoup de questions, que tu avais dit tes premiers mots dans leur langue maternelle et que c'est pour ça que tu n'avais pas arrêté de parler, alors qu'il n'avait jamais pu comprendre. Tes parents avaient abandonné la langue comme ils avaient choisi de changer de pays : sur ce que tu avais fini par assimiler à un coup de tête en devenant adolescent. Ils t'avaient peut-être expliqué la raison de ces deux choix simultanés mais, si c'était le cas, tu l'avais oublié.

Tu ne te souviens pas de grand-chose avant lui, en fait.
Peut-être seulement d'elle. Ils prononçaient toujours ton nom avec cet accent américain qui en découpait toute l'origine slave. Peu importe qui. C'était toujours comme ça, à l'école, et ça ne te gênait pas vraiment. Tu prenais plaisir, en retour, à appuyer l'accent de tes parents que tu avais dans la gorge, faisant subir les roulements d'Europe de l'Est à leurs noms de bons citoyens américains. Tout le monde riait. Tu étais un petit garçon pâle, Luke. Un petit fantôme dans le coin de la cour de récréation. C'était toujours la même chose, avec tous. Tous, sauf elle. Elle s'appelait Dave. Son nom de famille ne t'avait jamais beaucoup marqué. Tu avais simplement retenu qu'il était avant le tien dans la liste alphabétique et que c'était comme ça que vous vous étiez rencontrés. Elle n'était pas si jolie, Dave, mais elle était mignonne quand elle tournait sa frimousse vers toi, souriait et rougissait.
Dave aimait à emprunter ton accent entre ses grands gestes pour crier ton prénom aussi fort qu'elle le pouvait lorsqu'elle te voyait. Elle le faisait avec l'aisance que l'on apprend au théâtre. Dave, lorsque vous étiez petits avait le parfum des chewing-gums à la fraise, des bagels frais et des hoverboards qui se mettaient en marche et puis des cheveux encore plus blonds que les tiens qui faisaient briller votre liberté. Vous étiez simplement des enfants tous les deux, main dans la main. Comme des amis, comme des amants. Comme des enfants parce que le monde est à eux entre deux bols de pudding chaud. Vous grandissiez comme des fantômes. Au milieu de toute cette information dont vous ne préoccupiez pas, sinon lorsqu'elle vous concernait. Ce n'était encore une fois pas grand-chose. Un petit îlot de souvenirs heureux, une routine de gamins étirée sur l'infini. C'était avant lui.

Adam est arrivé.
Peut-être qu'il était un peu malade. Tu n'as jamais vraiment bien compris. Tes parents, eux, étaient déjà malades d'amour quand il est né. C'était un mois de juin. Juin, ça avait toujours été le mois de ta vie. C'était sûrement même celui que Dave préférait. Tu avais peut-être quelque chose comme 6 ans fraîchement fêtés et tu t'étais penché sur le petit frère que l'on t'avait promis quelques mois plus tôt, quand tes parents s'aimaient encore comme les jeunes gens qui se marient et s'enchaînent un peu trop vite. Il était si frêle. Peut-être qu'on t'avait expliqué qu'il avait toujours été fragile. Tu n'avais pas retenu. Tu te rappelles seulement d'Adam. Quand tu te souviens, Luke, c'est sa vie qui défile devant tes yeux. Avant, tu n'avais vécu qu'à moitié. Après, tu n'as vécu qu'à travers lui. Parce qu'il te fallait absolument le protéger, ce petit frère que l'on t'avait finalement donné. Ce n'était encore qu'un petit bout de garçon en devenir et il était vraiment tombé au mauvais moment. Ça faisait quelques mois que ton père et ta mère criaient trop fort et trop souvent sans que tu comprennes. Dave disait que parfois les gens arrêtaient de s'aimer. Elle disait que ça arrivait mais ça te faisait peur lorsque l'un hurlait plus fort que l'autre, alors tu te contentais d'être plus souvent dehors encore. Ils ne s'accordaient déjà que peu sur toi et jamais pour Adam. Il avait été désiré, avant. Plus dès que le ventre de ta mère avait commencé à apparaître dans ses hauts.

Adam était ton trésor. Alors, tu avais vécu le reste de ta vie à le regarder grandir. Ça allait tout doucement. Tu t'en occupais, du haut de ton paternalisme trop grand pour tes épaules. C'était comme décider que la chemise de ton père était ta préférée et la passer sans cesse par dessus tes vêtements. C'était plus dur au début, quand tu n'étais encore qu'à apprendre à lire et à compter correctement. C'était un travail pour les parents. Heureusement, ta mère, lorsque ton père n'était pas dans les parages, se montrait douce avec Adam. Patiente, elle te montrait ce qu'il fallait faire. Tu étais enfant comme un spectre mais ça ne t'empêchait pas de poser énormément de questions. Adam était ton petit frère et tu étais devenu responsable un peu trop tôt.
Ce n'était pas forcément bien, de mûrir vite. Ça n'avait pas vraiment été ton choix. Simplement un joli coup du destin. Adam grandissait. Il n'avait pas parlé tout de suite et ce n'était qu'une des nombreuses choses que tu ne comprenais pas dans ta famille. Tes efforts avaient pourtant fini par porter leurs fruits. Patiemment, tu lui parlais, essayant d'être pédagogue, répétant les gestes que l'on avait eus à ton égard. Il avait le droit à une famille tout autant que toi, ce petit garçon. Il avait eu du mal à marcher parce qu'il ne tenait pas en équilibre. A partir de ce moment, tu n'avais plus lâché sa petite main pelotonnée dans la tienne. Tu ne lâchais plus non plus des yeux le sourire de son visage poupin. Adam avait la beauté des libertés qui s'acquièrent quand on y met du coeur et les yeux perdus dans les multitudes d'écrans.
Tu avais fini par passer la dizaine. La douzaine même, ensuite. Adam avait fini par avoir l'âge de vous accompagner, lorsque vous partiez si loin. Avant que ça soit le cas, Dave venait s'occuper de lui avec toi. Vous étiez des aventuriers qui avaient tout mis en pause pour faire une petite pause vie. Après, Adam prenait une de ses mains et une des tiennes et vous l'aidiez à s'envoler. La vie passait doucement. Sans jamais se presser. Tu étais tranquille, avec eux deux. Tu n'avais pas beaucoup de chance, pourtant. Adam était fragile. Dave t'en voulait parfois un peu de ne pas avoir de temps rien qu'avec toi. Tes parents parlaient de divorcer. Ils t'avaient expliqué et ça s'était brouillé tranquillement. Tu avais déjà la poisse. Adam ne comprenait pas et te souriait. Tu oubliais, tant qu'il ne cessait de rire. Tu trébuchais. Tu te prenais des murs. Au propre comme au figuré. Tu étais déjà un peu un raté, comme si tu en avais fait un art.

Il est parti.
C'était un autre mois de juin. Tes parents avaient enfin réussi à se mettre d'accord sur quelque chose. Dommage que ça ait été à propos de leur séparation définitive. C'était déjà un pieu dans le coeur en soi mais il avait fallu qu'Adam s'en aille avec ton père. C'était Dave qui t'avait expliqué. C'était toujours elle qui te racontait les choses comme elles étaient. Quand tu étais revenu chez toi, ta mère embrassait Adam en toute forme d'adieu. Tu avais mis les pieds dans la bouillie de ton coeur avec ton grand sourire de raté qui rentre à la maison de ses aventures d'abonné absent pour faire le père d'un enfant qui n'est pas le sien. Ça faisait mal. C'était ce que tu avais le plus ressenti dans ce deuxième après. Tu étais heureux quand même. Seulement parce qu'il restait Dave. Comme dans l'avant.
Sans Adam, il n'y avait plus rien d'autre que la vie entre elle et toi. Plus rien d'autre, alors, que les baisers qu'elle avait voulus et que tu avais rêvés. Plus rien d'autre que ce qui rattrape tous les adolescents. Vous aviez quelques 16 ans. La vie était douce, alors puisque vous aviez beaucoup de moyens d'y parer. Le monde échappe à ceux qui s'aiment comme des enfants. Vous disiez toujours que ce ne serait plus comme ça le lendemain. Parfois elle, parfois toi et vous reveniez. Comme des aurevoir, comme des adieux. Comme des saluts qui effacent le monde.
Le seul adieu avait été celui à Adam.

C'était un autre mois de juin. T'avais fêté tes 18 ans d'échecs. Enfin. C'était la première fois que quelqu'un t'avait parlé d'Alias. Peut-être que ce n'était pas un mois de juin. De toute façon, ce n'était plus ceux que tu préférais. On t'avait promis d'Alias. Tu voulais y jouer. Tu ne savais pas vraiment pourquoi. Tu ne jouais pas vraiment. Peut-être pour retrouver Adam. Il jouait beaucoup, lui. C'était une des choses qu'il n'était pas trop fragile pour faire lorsqu'on lui lâchait la main. Peut-être pour t'échapper. Dave avait dit que tu devrais. Pour ça. Peut-être la chasse à l'onirisme. Le trésor comme un fantasme au bout du songe.
Tu seras June. Un énième mois de juin. Tu seras un peu comme lui. Un peu comme Adam.


22-05-2013 à 21:01:56
Lucan — 12/03/2011 & 29/01/2012

Pour tout être humain normal, arrive vers l'adolescence une période où on est un «jeune en quête de son identité», on se teste, on se cherche. Ne partez pas du principe qu'Axiom est un humain normal. Lui, il a commencé avant même sa pré-puberté, et il a tout été tout testé. Il a vécu de plein de manières.

Lucan a commencé par le gamin passe-partout. Les fringues noires et blanches, tons clairs, marques à la mode, style à la mode. La même manière de penser, de marcher, de parler que tout le monde. Le vrai petit mouton qui bêle sur le bon demi-ton, au bon rythme, avec le bon accord. Le parfait petit être invisible, intégré à la société de consommation.
Après, il a essayé une belle antithèse. Le voilà dans le rôle du gosse rebelle. Toujours à s'engueuler avec ses parents. Les devoirs, l'école ? Pas besoin. L'égoïsme. La connerie stupide à son paroxysme. Un vrai révolté de la société - quelle société pourrie d'ailleurs, celle-là ! il l'emm*rdait profondément.
Ensuite, il y a eu le petit littéraire. Toujours le nez sur un livre. Connaissant par coeur les plans de la bibliothèque. Passionné par la beauté des mots. Toujours en train d'essayer d'apprendre une autre langue.
Encore après, il est parti fouiller pas loin ... Lucan l'otaku, c'était lui. Passant ses week-ends et son temps libre à regarder des animes. Dépensant tout son argent de poche en manga et en cosplay. Aimant le Japon PQTAM beaucoup beaucoup beaucoup. Et tous ces trucs d'otaku qui se respecte, quoi.
A la fin, combo ; il est allé chercher à la fois côté g33k & hardcore-gamer. Bonjour 1337 sp34k qui a trop grave à la classe. Adieu, vie sociale. Bonjour nuits blanches sur IRC, cernes sur le visage, yeux explosés. Café-coca-bonbons-chocolat-plats douteux. Coucou chambre meublée par des consoles. Bye bye, lumière du jour. Hello manettes & CD. Welcome in a new life. Salut MMORPG, serveurs multis et parties solos. Hey-hey, memes incompréhensibles du genre OMFGWTFBBQ. Oh, you're so 633|< 8483...

Mais rien de tout ça n'était le vrai Axiom, pourtant, il était un peu tout à la fois. Il va sans dire que toutes ses expérimentations ont forgé à notre sacré spécimen un caractère complet et peut-être un peu complexe. Mais il est lui quoi, un être unique au monde, et fier de l'être en plus nonmaisparcequevoilàquoi.

Lucan Ler Dillon est donc d'abord et avant tout un petit matheux. Les maths, c'est comme sa vie. Il trouve un genre de plaisir extatique à se longer dans des démonstrations, des équations, des systèmes. Tout ce qui lui tombe sous la main et qui peut-être calculé ... sera calculé. Inutile donc de dire que sa calculatrice est une amie essentielle, dont il aurait beaucoup de mal à se séparer à vrai dire. Et vu qu'il aime les maths, il est logique. Il déduit. Tout ce qui est illogique le met face à un grand mur d'incompréhension. Il calcule, il teste, il vérifie, il déduit, il expérimente, il calcule encore, il re-teste. Un petit scientifique. Et il n'est pas inconscient d'être parfois embêtant à cause de ça. D'ailleurs, il en joue parfois. Quoi de mieux que de voir les gens prêts à imploser parce qu'ils ne comprennent rien à ce que vous dites, d'un ton plein d'ironie ? Mmmh...
De certains points de vue, ceci est précisément ce qui fait d'Axiom un adolescent chiant et insensible. Chiant, il l'est. Parfois il n'en a même pas conscience, et parfois, il en joue. L'ironie, c'est quand même une de ses grandes amies. Et comme son penchant scientifique en fait un être curieux, il passe parfois des heures à observer les gens. Du coup, il sait plein de choses sur vos manies. Et il en rigole. Mais il rigole de lui-même aussi, attention. Insensible, ça, par contre, il ne l'est qu'à moitié. C'est juste que ses émotions passent en dernier plan. La justice & toutes ses choses abstraites et morales, sont bien au dessus de lui. Et floues.
Et Lucan est un gros gamin, très très immature, en fait. Le langage de g33k qu'il a gardé ajoute encore un peu plus à cela. Têtu, et en plus, il a un avis sur tout. Borné, bête, stupide au possible. Capricieux. Mais ça, ce n'est pas vraiment sa faute. Il a l'habitude que ses désirs soient satisfaits, parce que c'est comme ça qu'on l'a élevé. Mais pas colérique. Quand il se fâche, il vous prend de haut, avec un regard horriblement méprisant qui vous rabaisse à six pieds sous terre. Au début, il a eu beaucoup beaucoup de mal à Aisling, mais il a quand même mûri, un tout petit chouilla peu.
La seule chose sur laquelle toutes les personnes qu'il croise sont d'accord, c'est qu'il est excellent musicien. Encore une fois, du fait de son côté effroyablement scientifique, il a touché à un peu tout. Mais son gros coup de coeur à lui, ça a été le piano. Ça fait depuis qu'il marche qu'il en joue, et il aime ça. Beaucoup beaucoup beaucoup passionnément à la folie jusqu'à l'infini. Il est calme, il est doux, il est gentil, attentionné ... Envers son piano. Et puis c'est tout, à la mort à la vie au pire et tout et tout. Un petit mélomane, donc. Du coup, écouter de la musique, c'est son trip aussi.

Le mieux pour lui, ce serait manger des tagadas assis devant son piano en écoutant de la fusion et en calculant plein plein de trucs. KAMOULOX !

&&


Dieu avait dit, la femme enfantera dans la souffrance. Luaine Dillon, mariée depuis deux mois jour pour jour à son ami et amoureux d'enfance, Devin Dillon, était plus athée, plus non-croyante, que la plupart des personnes sur Terre. Les technologies modernes étaient toutes là, à son chevet, veillant de leurs yeux inhumains, présente pour l'aider. Pourtant, rien de tout ça n'empêchait la douleur de lui monter à la tête. La moindre parcelle de son intelligence toute entière avait été recouverte par une immense marée de souffrance aigre. Elle criait. Hurlait, à s'en déchirer les tympans, à s'en rompre les cordes vocales. Rien n'existait plus que les élancements qui l'inondait de tous les côtés. Dans les modulations de son hurlement disparaissait les plus belles volutes du monde entier. Le drap tenait à grand peine l'étreinte violente de ses mains tandis qu'elle donnait la vie en se croyant mourir. Si elle n'avait pas hurlé, sa raison aurait sûrement déjà lâché. Finalement, l'infirmière qui se tenait en face d'elle, les yeux mous comme des méduses, songeant peut-être à son audition qu'elle ne tarderait pas à perdre, releva sa tête d'imbécile vers la jeune mère. Si celle-ci avait été dans son été normal, le joli nez fin de la sage-femme n'aurait plus été qu'un souvenir. Heureusement pour la pauvre jeune femme, Luaine se donnait à elle-même l'impression d'agoniser, traînant une vie qui n'en pouvait plus de finir et de survivre. Sa respiration ... sa respiration s'enfuyait. Si ça ne finissait pas bientôt, c'était elle qui était finie.

— Miss Dillon. Votre enfant est là. C'est fini.

Fini, c'était fini. Fini, est-ce que ça voulait dire qu'elle était morte ? Ses doigts lâchèrent les draps qu'ils retenaient avec passion. Sa bouche se referma, et le cri s'étouffa dans les fantômes du passé. La douleur prit ses jambes à son coup, et fut bien vite loin, très loin. Plus qu'un mauvais souvenir. Ce n'était pas fini. Pas du tout. Ça venait juste de commencer. Une nouvelle vie, une nouvelle respiration. Un nouveau gamin à porter pour la Terre, la mère de tous. Les larmes ne demandèrent pas l'autorisation. Bientôt, ses joues n'étaient pus que deux longs fleuves d'eau salée, parallèles et irréguliers. Dieu, enfoiré. Tant de souffrance, tant de bonheur. En même temps. Avoue, tu aimes les oxymores, hein ? Le gamin dans les bras de la pauvre fille poussa son cri. Il était tout poisseux, tout collant. Son petit ventre de juste-né réclamait haut et fort à manger. Ses poumons voulaient de l'air. Et plus fort que tout, son coeur voulait sa mère. Là, maintenant, tout de suite. Plus vite, plus vite. Il criait, mais l'abrutie qui le tenait ne comprenait pas. Alors, la douce fois de Luaine le sauva. Pour la première, mais pas la dernière fois.

— Donnez-le moi.
— Heu, oui, miss. Tout de suite.

Quand même, pensa sûrement le nourrisson. Il passa dans des bras plus sûrs, plus fermes. Plus doux aussi. Les bras de sa mère. Sa petite bouche partit en quête de nourriture. Assouvir les besoins primaires. Là, maintenant, tout de suite. Peu importait le reste. Il pressa sa petite tête contre la poitrine de sa mère et le lait coula. Le pauvre nouveau-né incompris commençait à boire - et c'est le moment que son paternel choisit pour rentrer dans la pièce. A grands fracas. Parce que c'était là un Devin tout émoustillé, comme s'il avait encore été un adolescent avant sa première expérience sexuelle, les cheveux décoiffés, avec sûrement une pinte ou deux dans l'estomac, qui laissa la porte aller embrasser le mur avec passion. La fougue de l'amour de ces deux-là était grande. Mais ce n'est pas vraiment le sujet. Le père, donc, perturbant la scène, décida que l'infirmière n'avait absolument rien à faire là. Et ce qu'il décidait avait valeur de vérité, aussi la jeune femme s'éclipsa-t-elle, laissant la famille réunie. Il embrassa sa femme, souleva son fils en l'air - le pauvre allait se remettre à téter, et le fit tournoyer dans l'air, avant de le reposer sur la couverture, les mains gluantes et poisseuses.

— Devin, sweet honey, il faut le laisser boire.
— Oui. Evidemment. Tu as raison. Désolé, Luaine. Désolé, gamin. Ah, oui. Un nom.
— Lucan. Lucan Ler.
— Si tu veux. Lucan Ler Dillon. Bienvenue dans le monde !

Le petit irlandais n'écoutait plus. Les caprices de son ventre, d'abord, tout le reste, après. Pourtant, le père dans son effusion de joie, le fixait. Quelque chose le perturbait chez son rejeton.



Il essuya ses mains crasseuses, pleines de la boue du fond de la cour de l'école. Directement sur son sweatshirt Pepe Jeans. La pluie ruisselait sur ses joues, et il trouvait ça très agréable. Elle lavait la crasse qu'il s'était appliqué à étaler sur son visage pour faire comme ses camarades, tous sales des pieds à la tête. Comme ses camarades. Il était comme eux, comme eux, comme eux. Parfois, c'était fatiguant. Il devait réfléchir, pour penser mouton. D'autres fois, il se prenait au jeu, et se retrouvait à bêler pile au bon rythme, parfaitement bien. Un accord presque musical dans l'uniformité de la société. La maîtresse frappa dans ses mains. D'un même mouvement, tous les galopins se relevèrent. Ensemble, ils galopèrent jusqu'à leur institutrice. Tous unis, ils dirent bonjour, se lavèrent les mains et s'assirent sur leurs petites chaises. La vie dans l'harmonie de l'uniformité. C'en était si pathétique que ça en devenait beau. Beau, beau, beau. Magnifiquement mélodieux, merveilleusement discordant. Lucan, chaque soir, à la même heure, rentrait chez lui du même pas guilleret, avec les mêmes chaussures aux pieds, le même sac sur le dos, le même air à la bouche que tous les autres élèves. Ce soir-là cependant, sa mère fronça les sourcils devant le petit Lucas âgé d'une demi-dizaine d'années.

— Tu as encore sali tes habits !
— Oui.
— Tu sais pourtant qu'ils coûtent très cher !

Le môme baissa des yeux rouges larmoyants sur ses chaussures. Sales elle aussi. Couvertes de bourbe, artistiquement collée aux semelles et aux lacets. Oui, Lucan savait que ça coûtait cher. Il ne se demandait pas pourquoi sa mère lui achetait des habits dans lesquels on ne pouvait rien faire, mais il aurait très bien pu. Enfin, il était trop occupé à agir comme tout le monde. La voix guillerette de son père retentit de la mezzanine du pavillon, où Devin Dillon terminait en secret de programmer une sortie au pub avec ses collègues de travail. Pour une fois, c'était lui qui le sauvait. D'habitude, il était bien trop gamin pour s'occuper d'une quelconque progéniture. Monsieur Dillon n'avait jamais grandi : dans sa tête, il était adolescent. Depuis au moins une quinzaine d'années.

— Laisse-le, va, c'est pas grave !
— Honey ...
— Merci Daddy !

Devin Dillon, grand gamin dans sa tête, fêtard, père indigne mais gâteau, et ... PDG d'une grande succursale. Riche, donc. Pas milliardaire, non. Pas millionnaire, non plus. Et pourtant, ni pauvre, ni de classe moyenne. Riche, aisé, peu importe, il y avait beaucoup de mots. Et heureusement que sa femme était là pour le raisonner, et l'empêcher de dépenser cette fortune comme bon lui semblait. Le petit Lucan Dillon fila dans sa chambre. Ça avait été sa période enfant invisible, et c'était également de là que venait ses attitudes de gosse immature et capricieux. De son père. Qui lui aussi était comme ça. Comme son père, il était ... comme son père.




— LUCAAAAAAAAAAAAN ! SWEEEEEEEEEEETYYYYYYYY !
— ...
— LUCAN ! VIENS ICI TOUT DE SUITE !

Le jeune Lucan, dix ans, se redressa dans son lit, péniblement. Il dormait à demi, la tête appuyée sur le portable qu'il avait reçu le 15 juin dernier, pour son anniversaire. Dehors, il faisait moche. Il avait des tas de choses à faire pour demain, pour l'école. Des devoirs. Devoirs, quel mot horrible. Et puis, pouah, école. Dans cette société surfaite, l'enseignement ne servait à rien de toute façon. On vivait dans un monde où soit on parlait bien, soit on était riches, soit on était obligés de crever. Seuls, sans personne. Jamais personne. La société était pourri. Il râla, du haut de sa mezzanine. Sa mère l'attendait dans le salon, avec une amie à elle. Une amie qu'il haïssait, puisque c'était une femme totalement surfaite, coulée dans le moule de la consommatrice exemplaire. Bête, quoi. Et il savait qu'elle voulait l'entendre jouer au piano. Elle était fanatique de sa façon de jouer. Son piano... Jouer devant cette imbécile aurait été le dénaturer. Il ne bougea pas, parla juste bien fort pour qu'on entende ses protestations. Parfaitement légitime, les protestations. Evidemment.

— Nan mais j'veux pas la voir ta copine, elle est chiante.
— LUCAN !
— Heu, je suis chiante ?
— Pas du tout, du tout. Rapplique ici tout de suite, Lucan, ou plus de piano. Jamais. De ta vie.
— CHANTAGE !

Il se leva quand même. Oser toucher à son piano ! Franchement, la société était encore plus pourrie qu'il ne l'aurait imaginé. Corrompre des enfants en leur enlevant leurs loisirs ! Il dévala l'échelle à toute vitesse, maugréant pour lui-même. Finalement, le jeune Lucan finit l'après-midi assis sur le sofa, râlant pour lui-même. Mais il ne joua pas de piano. Encore heureux, hein. C'était lui qui décidait ce qu'il faisait et quand, pas les autres. Sa vie, ses décisions. Ses caprices.




Ça sonnait. Ça ? Son portable. Qui s'était encore perdu quelque part. Mais peu lui importait, il était penché sur sa calculatrice, en train de résoudre joyeusement un petit système d'équations. En plus, il avait un paquet de marshmallow à portée de main. Le bonheur quoi. Mais non. La personne s'acharnait. Lucan Dillon avait attendu pendant ... quoi ? 5 minutes ? que le téléphone arrête enfin de sonner. Et la personne avait. Alors, il s'était résigné. Manque de pot pour l'appelant en question, le portable du jeune garçon était vraiment très bien caché. Il finit par le trouver entre son PC portable et une pile de bouquins de mathématiques. A sa place, quoi. Pourquoi ne pensait-il jamais à regarder d'abord là où les choses étaient censées être ? Enfin, peu importe. Il soupira, décrocha. Juste à temps, l'autre allait raccrocher. Mais ça, il ne le sut jamais.

— Allô oui j'écoute ?
— Axiom ?

Son nouveau surnom. Il aimait bien.

— Nan nan, c'est son cousin. Ou sa petite soeur, peut-être.
— T'avais un raid ou quoi ?
— Heu je geek plus, mec. C'est du passé n'en parlons plus, comme on dit.
— Wah l'autre !
— De toute façon, j'étais trop un PGM. Je vous battais tous, c'était plus marrant.
— Ah bah là je te reconnais !

Discussion passionnante s'il en est. Il bailla.

— Qu'est-ce que tu me veux, mec ?
— Tu viens en ville ?
— Heu, ouais mais nan. J'ai un truc à reprendre au piano, là.
— Y aura Alby !

Ah. Là, c'était tout de suite différent. Ça devenait un dilemme cornélien, même. Alby, c'était sa meilleure amie. La fille qui le faisait rayonner, lui, le sale gosse matheux mélomane. Alors, Alby, ou son piano chéri ? Hum... Il trancha au bout d'une longue longue longue minute de réflexion, qui sembla improbablement longue au «mec» à l'autre bout de la ligne.

— Mais, laisse moi au moins cinq minutes pour jouer deux trois gammes, et cinq de plus pour être sûr d'être prêt, et on se rejoint au pub où nos pères se retrouvent.

Il raccrocha sans laisser à son soi-disant ami le temps de répondre, ou même de proposer autre chose. Il en avait décidé ainsi, point. Ainsi, Axiom se dirigeait vers son piano, pour jouer ses gammes quotidiennes. Et d'un coup, un vertige le saisit à la gorge. Le monde entier venait de se transformer en chiffres. Une minute plus tard, il s'écroulait sur le plancher de choix du pavillon, tombé dans les pommes. Ça y est, il avait le don du Calcul Quantique. Et puis, plus tard, ses parents reçurent la lettre. Au début ils ne comprenaient pas. Et puis Devin a décidé que ça rendait son fils encore plus unique. Et voilà.




Allongé sur son lit dans le dortoir, Axiom jouait des notes sur un clavier virtuel, en repensant à son passé. Pourquoi il y songeait, il ne le savait pas, mais peu lui importait. Il secoua ses cheveux blonds très clairs, qui tombaient en mèches rebelles devant ses yeux, et redressa son corps long et noueux, pour finalement fixer ses yeux sur le mur d'en face. Maintenant, il était Lucan Ler Axiom Dillon, 16 ans, pensionnaire à Aisling, membre des PSYCHIQUES et possesseur du don du calcul quantique.

&&


Il a marché ; n'est pas essoufflé.
Et, au milieu du couloir, grouillant, chouinant de monde, le jeune homme se laisse glisser, lentement, le long de mur. Arrivé au sol, il rabat ses genoux contre sa poitrine, contrôlant l'angle d'un regard bref. D'une main nerveuse, il ajuste sa cravate perdue dans le col de sa chemise. Furtifs, quelques doigts se glissent dans ses cheveux pâles, replacent une mèche ; son poignet orné d'une montre passe devant ses yeux, il enregistre l'heure.

Il a des cernes sous les yeux et des pensées plein la tête.
Quelque part, tout au fond de son coeur, se battent deux gamins du passé ; l'un, clamant doucement qu'il devrait se relever, marcher comme les autres, dans le même sens ; l'autre hurlant contre ceci d'étendre les jambes et de faire tomber tous ces gens qui se pressent, avant de mimer la souffrance, pour qu'ils croient lui avoir fait mal.
Lucan n'est plus ni l'un ni l'autre.
Pas plus qu'il n'est ces bribes de littérature murmurées dans sa tête, ou ce bruit, encore, des touches qui claquent sous ses doigts.

Il n'est que lui, vérité complexe ; forgé par le monde qu'il plie en retour à sa guise.
Devant ses yeux dansent des chiffres, qu'aucun de ses camarades ne peut voir ; pourtant, ils sont là, immatériels, brûlants de vie. Il leur sourit, Lucan ; sur ses genoux collés, il pose une feuille, sortie de son sac ; lisse un coin corné. D'un fin trait de crayon, il encadre, appliqué, le nom du jeu qu'on lui a conseillé, écrit en lettres serrées dans la marge. Et sous la pression de ses doigts, apparaissent les nombres, transposés de la vision suscitée par son don au papier. Selon l'humeur, le sourire du jour, le garçon leur offre quelques notes d'une valse, un instant de tango, les regarde danser, à coup de fonctions, de systèmes linéaires.
Doucement, il tapote sur sa calculette, examine attentivement le résultat ; son visage s'illumine légèrement, de bonheur de constater encore que de tête il ne se trompe pas.
Il y a toujours une certaine fierté à cela. Et un certain côté de son éducation apprécie l'orgueil à son compte, faisant briller ses yeux d'une lueur que trop de fois il a retrouvé dans le regard de son père, qui se prenait pour plus grand qu'il ne l'avait jamais été.
Un sourire se pend sur ses lèvres tandis que ses doigts tâchent hardiment de suivre le fil de ses pensées.

Tant d'inconnues à rentrer dans l'équation.
Et le monde devient un jeu. Une logique découle naturellement des actes, tend à prédire ce que le sujet d'observation fera dans telle ou telle situation. Lucan déduit ; sourit quand il tombe juste. Tout le problème, ensuite, est dans ce simple fait ; face à un mur d'illogisme, le garçon se perd, se noie, quelque part au milieu de son désarroi. Il a l'habitude, pourtant, de s'ensevelir sous les chiffres, abandonnant les données alentour pour tourner les pages jaunies d'un traité de la plume d'un génial mathématicien.
De base, tout peut-être testé, expérimenté, démantelé, reconstitué, détourné, retourné. Rien n'échappe à la science.
Et qui ne comprend pas l'attrait que possède la science ne sera pas compris par le garçon.
Tout naturellement, mathématiques, physique, chimie, génie mécanique et ingénierie entreront dans ses discussions. L'interlocuteur ne peut pas ne pas aimer cela ; l'affirmation du contraire est totalement inconcevable pour le garçon. Cela ne répond pas à ce à quoi il a l'habitude.

Une personne aléatoire passant par là n'aura probablement aucun intérêt pour lui. Cependant, Lucan a appris à aimer la nature humaine telle qu'elle est, et ne se formalisera de nulle chose.
Il vous aime bien.
Et il prend plaisir à vous observer, à noter la position de vos mains, le rythme auquel vous marchez, l'angle de votre sourire, l'ajustement de vos épaules. Cela le fait sourire.
Auparavant, il notait toutes ses données quelque part, au coin d'une feuille. Depuis une heureuse rencontre, il a appris à toujours avoir sur lui de petits carnets reliés, qu'il tient scrupuleusement à jour.
Et il n'est pas méchant. Il ne veut pas votre mal. Certes, il est constamment débordant d'ironie ; il n'y voit cependant aucun mal. Il la manie tranquillement, à l'usure ; il reconnaît les gens peu aptes à la comprendre, et opère une auto-traduction en bout de phrases.
Parfois, il glisse vos manies dans la conversation, avec un rire dépourvu de méchanceté. Vous savez, il sera le premier à se moquer de lui également ; voire à rire plus fort encore qu'il ne le fait en parlant de vous.
Il a mûri, l'enfant gâté, pour un jeune homme plus réfléchi, tourné vers autre chose.

Et dans le coin de sa feuille, il griffonne un petit mot, qui se détache en lettres grises, ponctué savamment. « kamoulox ! »

Un sourire naît sur ses lèvres, tandis qu'il se redresse. Doucement, il pousse une porte de bois.
Quelques pas, sûrs, habitués, le mènent droit au piano au centre de la salle.
Lentement, il lève les yeux au ciel, visage lumineux.
Et ses doigts se posent sur les touches ; commencent, comme d'eux-mêmes ; la mélodie s'entonne, presque vivante, de ses mains passionnées.
Les notes défilent dans sa tête, sues par coeur.

Une constante dans l'équation.

Lucan rêve d'entrer le monde dans une immense équation à variables complexes ; pourtant il ne saurait oublier que son coeur se définit avant tout, trop simplement, comme de la musique.

22-05-2013 à 21:06:22
Amande — 25/09/2011 & 09/11/2011

Vous ne connaissez pas Amande. Il aurait fallu, pour que vous la remarquiez au milieu de tous ces fantasques jeunes gens, qu'elle daigne au moins se lever. Peut-être même simplement qu'apparaisse un sourire entre ses joues, ou que se dessine un bien le bonjour sur les lèvres. Tout bêtement, qu'elle arrive avant. Cependant Amande est petite, Amande est tout juste arrivée. Elle est là, les jambes en tailleur, une moue concentrée au visage, les yeux plissés, un doigt entortillé dans une courte mêche de cheveux noisettes. Alors, toujours il y a Amande, ses mains précautionneuses tenant un livre, assise dans un coin. Un fantôme, une ombre, qui se blottit comme cela sur son sérieux.

Et Amande, elle traîne ce prénom fleurant bon le gel douche à des kilomètres à la ronde. Gentille fillette, elle ne se formalise ni des moqueries, ni des sourires, ni des blagues. Au contraire elle immobilise son pas traînant dans les couloirs et se retourne pour retourner un petit sourire timide à l'envoyeur, étiré d'un côté. Amande ne fuit pas, elle s'en va simplement. Amande ne suit pas les conversations ; Amande décroche. Doucement, elle largue les amarres de son esprit, et, vite, elle rouvre son livre. Oh, vous ne connaissez pas Amande, mais retenez au moins une chose ; ne faites pas de mal à un livre. Elle ne dira rien, la gamine, elle restera cachée dans son coin, simplement, elle cessera de vous estimer comme elle le faisait. Abimez un livre, et vous voilà devenu un être bête incapable de comprendre à quel point les mondes renfermés entre les pages sont beaux. Mais ce n'est pas Amande qui viendra vous le dire.

Parlez lui, à Amande. Demandez-lui ce qui lui fait plaisir, demandez-lui aussi ce qu'elle attend de la vie. Amande a peur de vous, sans vous connaître, sans vous juger ; c'est simplement comme cela que fonctionne son petit monde, réglé comme du papier à musique. Alors, si son regard peut-être s'agrandit à votre vue, elle vous répondra cependant, claquant de sa voix d'enfant les quelques mots bordant son coeur. Jeter tout de suite un coup d'oeil au ciel, le matin, au lever, se plonger dans un livre, apprendre, apprendre et encore apprendre, à condition qu'il n'y est rien de très scientifique dans la chose, observer le sourire des gens, surtout ceux qui rient avec les yeux, écouter parler les gens passionnés, voir passer les oiseaux à des kilomètres au dessus d'elle, et voilà ce qu'elle aime. Que la vie soit la paix, voilà ce qu'elle en attend. Oh, Amande a un avis sur les choses comme celles-ci, mais ce n'est pas elle qui vous l'affirmera. Vous n'avez qu'à aller lui demander.

Posez lui la question encore, si vous voulez savoir, de ce qu'elle pense sur telle ou telle personne. Parlez-lui de Verdun, elle vous répondra les yeux grands et les joues rouges, que ce genre de personne la terrifie, d'être ainsi monté sur des piles. Dites lui encore, Cillian, elle vous répliquera à quel point c'est un garçon admirable, sans pour autant ne lui avoir jamais adressé la parole – mais il l'aime les livres ; parlez-lui peut-être, de Zaphaël, de Matthew ou d'Adriel, elle vous dira de ne pas toujours croire aux rumeurs et de vous faire votre opinion par vous-même. Demandez ce qu'elle peut bien penser d'Aelys, d'Harley ou d'Alix elle vous répondra ne pas les connaître. Envoyez-la jouer avec Heather, avec Peter ou avec Amine, elle vous dira qu'à douze ans il se peut bien qu'on ne joue plus, et qu'elle ira se renseigner un jour peut-être. Reste un cas unique, où elle vous clamera autre chose. Peut-être voulez-vous savoir, si vous avez envie de la connaître un peu ? Essayez, un jour, de lui parler de Jeadly, et de lui demander, ce qu'elle pense de cet étrange bonhomme. Il se peut bien que son visage se rallume – à peine – juste avant qu'elle vous signale qu'il s'agit de son frère. Son demi-frère, peut-être, mais son frère tout de même.

Alors, Amande, si jusque-là était la gamine renfermée, juste de vous refuser de vous juger, avec son prénom couleur miel et ses livres toujours différents, c'est aussi la gamine élevée richement. Pourtant, elle n'en profite pas, pour se gonfler d'orgueil, et se pavaner toute droite, forte d'un regard malsain. Elle se contente juste, de remplir encore et encore sa chambre de livres, empilés en tas réguliers précautionneux, par ordre alphabétique. Amande pourrait avoir beaucoup de choses ; elle se contente de bouquins à foison et d'un stylo à plume. Amande a été élevée juste, à ne jamais se faire une opinion immédiate sur les gens, mais Amande a été élevée dans un monde sans difficulté.

Et la petite aussi, a grandi dans un monde, où travailler seulement lui promettrait un avenir aussi rose que celui de ses parents. Alors Amande travaille, même elle laisse la priorité à ses devoirs. Et Amande s'efface, devant les hyperactifs, Amande s'efface aussi devant les urluberlus étranges. Amande s'efface et fait mine de sourire. Et toi à condition que tu ne casses pas de livre, Amande te respecte.

Une gentille fille, Amande. Amande qui a peur, pour lui, pour elle, pour vous, pour toi là-bas, que quelque chose arrive, Amande qui jamais n'oserait vous adressez la parole, Amande qui garde ses doutes et Amande qui prend la main que tu lui tends.

&&


— Amande, Amande ?

Si l'on avait demandé à Amande, si jeune qu'elle soit, de raconter son enfance, elle aurait jeté quelques mots en vrac, bribes de phrases, morceaux de souvenirs, pièces de puzzle de son passé filé tranquille. Chose sûre, au moins, elle n'aurait pas hésité à mentionner Théophane. L'on pourrait dire, certes, qu'il avait eu une place importante dans ce que l'on qualifiera d'histoire monotone, cependant se serait se contenter d'un doux euphémisme.

Théophane, voisin de deux maisons plus bas, trois ans et une mère en moins. Famille monoparentale, qu'elle apprendrait plus tard, daignant troquer romans épiques pour théories actuelles.
Toujours est-il qu'il y avait eu cette voix, faisant ses gammes dans les aigüs, qui l'appelait, encore et encore, par peur d'un jour ne plus la trouver. Peut-être le bambin, si tôt avait-il déjà compris qu'il aurait pu perdre dans les mots imprimés sur une page cette sorte de grande soeur rien qu'un peu moins enfant que lui. Oh, Théo, Théo qui se mordait la lèvre pour sourire, ce qu'il avait bien pigé l'enjeu.

Alors elle relevait la tête – au début, de ses livres de contes si simples, et puis plus tard d'histoires alamabiquées – pour conforter d'un sourire absent cet ami inquiet.

Il y avait encore, les jeux d'enfants, mains tendues, genoux échorchés, roues de vélo voilées, cheveux mêlés d'herbe clairsemée, marques de bitumes sur les pantalons. Rires. Il y aurait pour toujours, seulement le pour toujours ne durerait encore que six ans, avant qu'elle soit obligée de partir.
En parler tout de suite serait aller trop vite en besogne. Certes l'on pourrait conter quelqu'anecdote, pas forcément hilarante, et c'est ce qui adviendra.

Le soleil était si jaune ce jour-là que le ciel en était un peu moins bleu, fit remarquer une Amande rêveuse à ses parents, avant de traverser quelques mètres de trottoir.

— Dis, Amande ?
— … Hahein ?

Le soleil était si jaune, ce jour-là, que les pages du livre en étaient moins blanches, ainsi que les joues de Théophane, se promit-elle de rectifier dès que s'en présenterait l'occasion.

— Pourquoi tu lis ? Pourquoi tu … déchiffres, les mots-là ? Sur la page – c'est ça, hein, une page ? La page d'un livre ? - y a vraiment quelque chose que tu veux savoir ? Ça te sert à quoi ? Hein, dis ? Dis ? D-
— Théo, si tu ne me laisses pas le temps de répondre, aussi, je-
— Ah oui pardon ! Pardon pardon, désolé ! Je m'excuse ! Non, maman dis qu'on doit pas s'excuser tout seul. … Tu m'excuses, alors ? Et, dis, t'as pas répondu, dis, pourquoi tu lis ?
— Ta mère a raison, Théo. Je t'excuse, oui. Je te pardonne, si tu préfères ? Tu t'en fiches, pas vrai ? Je lis, parce que j'aime cela. Je te vois, venir, pourquoi ? Lire c'est comme ... rêver éveillé. C'est comme découvrir ce dont rêvent d'autres gens, tous différents. Lire, c'est découvrir des mondes nouveaux - tu sais, il y a des grandes personnes qui lisent parce qu'il n'aime pas notre monde à nous ? Bah, c'est un peu ça, aussi. Lire c'est. Je ne sais pas. J'aime avoir un livre, dans les mains, tu vois, Théo. Toucher le papier, tourner les pages avec le coin qui pique un peu le doigt, le tenir doucement pour ne pas corner la couverture. Je me penche dessus, et, pouf, je suis absorbée ! Lire, c'est merveilleux.
— ... Mais, pourquoi tu lis ?
— ... Parce que, lire, c'est wahw.

Silence, moue de réflexion. Oh, Théophane, si seulement t'avais compris ce qu'elle racontait, Amande.

— Dis, et lire, c'est plus important que moi ?
— Qu'est-ce que t'es drôle ! Jamais de la vie !



Ensuite, y a Amande qui grandit.
Faut dire que père et mère possesseurs, l'avenir est un peu tout tracé quand on lui fourre les mots dans la bouche, à Amande qui grandit. Petite fille dont on attend le don à la maison, gamine dont ce mot particulier a trouvé sa place tôt dans son vocabulaire, enfant a qui l'on a appris où elle étudiera tout le secondaire. Un nom qui sonne un peu exotique dans certaines bouches, certainement moins dans celle de la petite anglaise - qui sait où se trouve l'Irlande et pour qui l'exotisme ne se trouve que dans des livres bien spéciaux parmi ses milliers de préférés. Faut dire, elle en a engloutis des mots, des phrases, des paragraphes, des pages, des chapitres, des tomes, des séries ...

— Alors, des nouvelles d'Aisling ?
— Non, pas une seule.

C'est ça, l'école. Sujet quotidien, quand Richard rentre de ses affaires, entre les nouveaux livres de la rentrée littéraire, le cours de la bourse, les informations internationales, l'histoire de ces drôles de pays du monde et les notes à l'école. C'est important, et ça se voit, même pour les yeux d'une fillette qui écrase les grumeaux de légumes dans sa soupe blanchie par la crème. Si bien qu'elle finit par s'y mettre, la jeune enfant.

— Maman, dis, ils ont une bibliothèque ? Et des cours de français ? C'est beau, Aisling ?

On lui répond, sourire satisfait aux lèvres - oh, elle s'y intéresse ! - On attend toujours.
On pourrait attendre longtemps, surtout si l'on compte voir la démonstration de cette première fois.

Parce que le seul spectateur de cette fois-là, il vient chercher Amande ce jour-là, la prend par la main et l'entraîne en courant dans son jardin. Théophane, encore une fois. Oh, il a déjà eu des échos, le petit, il sait quelques trucs, seulement est-ce qu'il a compris ? C'est un autre débat (dont la réponse se trouve être non, l'on ne s'y attardera pas car cela va bientôt changer.) Théo, qui, un grand sourire entre ses joues rouges et agitant ses doigts encrés devant le visage de la jeune rêveuse.

— Je t'ai pas fait venir pour que tu regardes le ciel en pensant à je sais pas lequel de tes livres.
— ... Hhhein ?
— J'AI QUELQUE CHOSE A TE MONTRER !
— ... Hé, pas besoin de crier !

Bien plus qu'elle ne l'aurait cru.

— Je crie si je veux c'est moi qui décide je suis - comment tu dis déjà ? Libre de mes actes ? Oui ? On s'en fiche. J'ai trouvé un truc génial ! Génialissime merveilleux - t'as vu moi aussi je connais des mots super vachement hypralongs c'est bien hein ? Regarde, c'est la maîtresse elle m'a donné cette affiche, regarde ! Il faut que je la repeigne totalement pour en faire une affiche de cirque au lieu d'un truc super sérieux comme ça ! Regarde !
— « Cette pièce vous sera présenté mardi à 8 heure ... » ... Hhhhhhin ? Présenté ? à 8 heure ? Elle est même pas juste ton affiche, il manque un e là et un s là.
— A-A-A-A- Amande ? ... C'était ... quoi ?
— Quoi quoi ?
— ... Les. Lettres. Qui. Apparaissent ? Toutes seules ? AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA- hein, attends. C'est ton. Truc chose là ?
— Apparemment.
— ... OH TROP CLASSE !

Papa, maman, et toute l'équipe d'Aisling vous le confirment, avec leurs sincères salutations.



— Gwendolyn est partie.

Alors Amande écrase une larme pour Gwendolyn qui a un don, et Gwendolyn part, sa voisine, amie d'enfance et les bras qui l'entourent les soirs d'orage quand elle a la frousse, et du fond de son coeur la gamine lui souhaite que tout se passe bien.
Dès que l'école lui ouvrira ses portes, elle se reverront.



C'est l'heure de partir.

— Au revoir maman, au revoir papa.

Et elle pose les pieds à Aisling. Enfin. Si elle savait seulement, la surprise d'y découvrir un monde si particulier - plus encore que le meilleur des livres qu'elle aie lus -.

Ici, elle rencontre Jeadly. Un don, un frère, une école de barges. Quoi de mieux pour commencer le reste de sa vie ? ... Des livres ? Certes !


22-05-2013 à 21:11:33
Néron — 15/11/2012 & 09/02/2013

— Dis, pourquoi tu pleures ?

Néron chuchote ; il tend la main, l'interpose entre son visage et le tien ; ses doigts remuent doucement, rosés comme les joues d'un enfant. Il y a une douceur quelconque dans sa voix ; celle que l'on trouve habituellement chez les enfants de son âge pour quelques derniers jours encore. Il te semblerait voir un sourire s'étirer sur ses lèvres pâles, derrière la laine en grosses mailles de son écharpe ; mais d'un geste, il la remonte sur son visage - passé son nez, à mi-chemin de ses yeux. Sa main retombe, glissant sur ta joue, d'un geste balbutié que tu croirais presque involontaire. Néron se penche un peu et son nez mutin touche presque le tien.

— Dis, pourquoi tu pleures ?

Néron répète sa question pour la beauté du geste. Ses lèvres se referment sur cette promesse de douceur et il sourit à nouveau, entre ses joues rosées. Il glisse un doigt sur tes lèvres, en berce tes yeux bordés de larmes ; on dirait presque qu'il te jette des histoires dans un regard. Son coeur se balance derrière ses grands pulls trop amples, entassés les uns sur les autres à l'aube du jour. Il s'éloigne, te tourne le dos ; il fait quelques pas. Il monte les genoux comme un soldat, traîne des pieds comme un déserteur ; c'est une figurine de plomb, qui s'écrase sous le soleil. D'un coup, il frappe des pieds à Terre ; il s'écroule. Ses mains s'appuient dans la poussière ; il tourne ses yeux vers toi et son regard incandescent te bouffe le visage. Néron a le visage qui se déchire.

— C'est ta faute, Néron.

Néron a cette odeur de soufre qui lui colle à la peau, qui glisse sur sa langue et fourmille à ses oreilles. Il s'approche trop près ; il s'enflamme. Il fait mal. Ses doigts se resserrent, s'enfoncent dans sa paume ; son poing s'écrase au sol ; ses phalanges craquent. Son coeur se fendille tandis qu'il se relève. Il a besoin de toi, comme une dose sur le manque, comme un baume sur l'inconsistance. Il s'accroche à toi ; tu n'aurais pas dû croiser son regard. Tes mots le lâchent, le parachutent ; il tombe. Il s'écrase ; il a besoin de toi à en pleurer quand tu l'abandonnes. Néron est dépendant.

— Tu as tout brûlé.

Néron a le visage qui se brise derrière ses larmes. Il s'accroche ; il remue. Ses mains te blessent ; ses ongles te griffent ; ses paumes pressent trop fort sur ta chair. Tu lui dis d'arrêter, mais il ne lâche pas. Il s'écroule et se retrouve juché sur toi, te forçant à t'allonger. Tu fermes les yeux, mais les flammes sont gravées sur tes paupières. Tu suffoques encore de la puanteur du carbone qui s'échappait de tes affaires dans le brasier. Il se redresse et sort un briquet de ses poches. Ses doigts fébriles enclenchent le mécanisme et son regard se perd dans la flammèche infime. Néron aime regarder brûler tout ce qui compte pour toi.

— Ne me laisse pas.

Néron ne se rend pas compte. Il ne saisit pas que c'est grave parce que c'est ce qu'il aime. Son âme vibre doucement dans la chaleur des flammes. A travers celles-ci il te regarde qui te relève fébrilement et qui balbutie des mots qu'il n'entend pas. Il n'y voit pas de mal quand il lâche un soupir de plaisir ; il jubile. Son doigt relâche la pression et la chaleur s'évanouit. Néron te regardera l'abandonner avec aux yeux les larmes d'un dépendant, jusqu'à ce que quelque chose d'autre croise son regard.

— Crève.

Rome brûle, Néron.

&&


— Dis, pourquoi tu pleures ?

Israël murmure. L'enfant ne hausse jamais la voix - de peur d'effrayer les anges. Il ne fait que chuchoter - les échos de sa voix martèlent les mots, insistants. Il n'oublie pas, jamais. Ça fait mal, dans toute sa rhétorique. Pourquoi pleures-tu, Hénoch ? Vous n'avez pas besoin d'être le mythe qui renaît de ses cendres. Le gamin s'appuie à la fenêtre. Ses bras pendent dans le vide, il se penche en avant. Tu le retiens, de peur qu'il bascule. Tes larmes coulent, libres, sans barrière ou frontière - comme tu aimerais l'être. Ce monde-là ne t'appartient pas. Peut-être est-ce celui d'Israël ? Ses pieds de même patinent, en appui sur le vide - à l'abri dans tes bras. Ton sourire déchire ton visage. Ces mots-ci ne sont pas des mots à susurrer aux oreilles des enfants. Pourtant, son cœur irradie de cette douce chaleur si près du tien. Qui es-tu, Hénoch, pour te ressourcer dans cette douce lueur - en as-tu seulement le droit ? Israël tend ses mains vers l'azur noir de cendres.




— ééé-nok.
— Qu'est-ce que tu as dit, Iz ?
— Hénoch.
— C'est exactement ça. Le fils des voisins s'appelle Hénoch Yasen Vasiliev. Il a mon âge, tu vois.
— Hénoch !




— Pour la dernière fois, Israël, on ne pose pas les mains sur la cheminée quand un feu y brûle, sinon on se fait mal.
— Qu'est-ce qu'il se passe avec le petit, Bilyana ?
— Rien ne va avec ce gamin, voilà ce qu'il se passe. Soigne-le donc, j'en ai assez. Si tu ne le fais pas, eh bien, ça lui apprendra.
— ... Je vais le faire. Viens là, mon coeur, Maman ne pense pas ça, Papa va s'occuper de toi.
— Tu sais très bien que je le pense, Stanislav.
— Mama ?
— Va t'en, Israël. Je suis déçue de toi.
— Mais 'avait feu.




— Sors de ma maison, Stanislav.
— Bilyana, tu sais que je t'aime, pourtant, et-
— Sors de ma maison, tout de suite.
— Mais-
— ET N'Y REVIENT JAMAIS.
— Aurevoir.
— NON PAPA RESTE AVEC MOI NE ME LAISSE PAS PAPA J'AI BESOIN DE TOI.




— Dis, pourquoi tu pleures ?

Israël a les yeux qui se remplissent de flammes. L’enfant, alors, se perd dans l’éther – évadé du doux cocon que formaient tes bras autour de lui. Des yeux, il embrasse les étoiles, qui brillent là, rien que pour lui – il a le cœur qui se soulève, qui se retourne ; le tien se serre quand il s’échappe. Tu n’es encore qu’en enfant, Hénoch. Ce n’est peut-être plus toi que l’on empêche de sauter – peut-être en tout cas plus de le faire à la poursuite de tes rêves – et, pourtant, c’est toi qui sèche tes larmes dans les plis de ton écharpe trop ample, offerte par l’enfant qui s’envole. Israël est bien trop loin de toi, tu ne crois pas, Hénoch ? Bienvenue dans son monde. L’enfant s’envole – il croit encore au paradis, alors il peut se baigner dans les nuages et y retrouver la torpeur moelleuse de ses draps lorsque tu viens l’en tirer le matin. Pourtant, Israël a dans les yeux l’odeur du charbon qui crépite – tout sourire pour le feu qui naît des folies de son cœur.




— Ezéchiel-
— Tais-toi donc ! Tu sais bien que Maman ne veut plus que l'on utilise les prénoms bibliques, depuis qu'il est parti, Rumen.
— Mais, Ezé-
— Luba.
— Mon lit était encore tout mouillé ce matin, et Maman a dit qu'elle ne laverait plus mes draps, et que je serais puni si ça arrivait encore, Ezy.
— ... Oh, viens donc là, petit ange.
— Je peux m'accrocher à toi et ne jamais te lâcher, Ezy ?





— Viens voir ce que je t'ai ramené, Israël !
— Oh, encore des livres sur le feu ! Merci, merci, Papa !
— Tu viendras avec moi à la caserne, Iz ?
— Dis, dis, Papa, tu sais, moi aussi, plus tard, je serai pompier, et je pourrai combattre le feu, et le dompter et tout et tout ! De toute façon, on restera ensemble pour toujours, hein ?!




— Hénoch !
— Tiens, mais qui voilà qui s'accroche à moi, comme d'habitude ?
— Dis, dis, tu viens faire un feu de camp avec moi ?
— Peut-être. Pas tout de suite, il faut que j'y aille, Rum.
— ... Pars pas.
— Ecoute, c'est important, tu comprends.
— NON ME LAISSE PAS JE PEUX PAS SANS TOI J'AI BESOIN DE TOI HENOCH RESTE AVEC MOI.




— Reviens-moi, Israël.

Israël tourne la tête – ses yeux ont des éclats de braise quand ils rencontrent les tiens. Il marmonne quelque chose que tu ne comprends pas et tu fais mine de faire attention. Ouvre les yeux, Hénoch – tu n’as pas besoin d’être adulte avec ce gosse-là. Il se pelotonne contre toi ; il ronronne presque. Tu passes sa main dans ses cheveux, en ébouriffe les mèches entremêlées. Il vit encore dans un monde que tu ne connais pas – les nuages y ont un goût de barba papa et les adultes n’y mentent pas. Il se serre un peu plus fort contre toi – ses doigts s’enfoncent dans la chair de ton dos ; ses phalanges griffent ta peau. Il te fait mal. Israël brûle – ne le touche pas, Hénoch, éloigne-toi. Tu as un mouvement de recul et il tombe, s’écroule en arrière. Les larmes naissent des bords de ses yeux incandescents.



— Bordel, Rumen !
— Mais Mama-
— IL N'Y A PAS DE MAIS, RUMEN, TU TE RENDS COMPTE DE CE QUE TU AS FAIT ?
— Maman, j'étais même pas là.
— Luba, ne t'occupe pas de ça, appelle donc votre s* de père, qu'il vienne chercher ce petit monstre, je ne veux plus de lui dans ma maison.
— Oui, Maman.
— Bordel, Rumen, il ne faut pas mettre le feu sous le lit de ta soeur.
— Mais, le feu-
— De toute manière, tu n'auras plus l'occasion de le refaire.




— Ezéchiel dit qu’Israël, c’est interdit.

Rumen sourit entre ses larmes – il te tend une moue triste. Il est un peu adulte, ton ange, quand il porte ce prénom-là. Alors, tu t’approches doucement de lui. Parfois, il hoquette entre ses larmes bouillantes et tu te figes. Est-ce que tu te rends compte, Hénoch ? Rumen est dépendant tout autant que l’est Israël. Il a les mêmes ténèbres enflammées gravées sur la peau. Il frémit alors que ton doigt glisse doucement sur ses joues, bordant ses larmes. Tu n’es que douce comptine dans un monde où l’on jette des cœurs d’enfants dans les autodafés. Le gamin t’écrase sans le vouloir. Il est accroc, Rumen – à tes mains douces qui caressent sa peau lorsque tu sèches ses pleurs d’enfant. Il se colle contre toi et tu ne protestes pas. Tes pensées vont à Ezéchiel, un instant – à vos corps qui s’enchaînent, à vos noms bibliques qui éclatent dans vos accents bulgares. Israël attrape le briquet et peut-être est-ce Rumen qui l’allume – cela importe peu. La flammèche tremble un peu entre vos yeux, perd l’équilibre, tombe ; se rattrape, crachant l’odeur du kérosène dans une toux tuberculeuse. Israël se mord les lèvres, si fort que l’enfant a le goût du sang sur la langue – c’est âpre, visqueux et il en grimace – d’un horrible sourire.




— 'T'aime, Yasen.
— Mais non, Rum. Tu ne sais pas encore ce que c'est d'aimer, va.




— Déteste-moi, de tout ton corps.

Israël hurle presque. A tes oreilles, ses mots sonnent amers, presque délavés – rescapés d’une guerre que tu n’as pu connaître, perdu que tu es dans ton monde d’adulte où l’on se contente de mentir. Les ombres s’embrasent, effleurent tes bras d’une morsure ardente. Il s’approche de trop près, alors tu recules. L’enfant braille et son souffle a les flaveurs du carbone qui grésillait. Le briquet implose sur le sol de ses derniers échos de naphte – l’odeur te monte à la gorge. Pourquoi pleures-tu, Hénoch ? L’enfant s’écroule sur toi – tu ne sens plus rien d’autre que les griffures passées de ses doigts qui ébranlent ta chair. Le sang afflue à tes joues. Tu suffoques, Hénoch. Essaie d’ouvrir les yeux – tu t’étouffes. L’éther dans son souffle crame doucement les restes de vie que tu expulses – tes poumons crachotent. Les flammes se répandent dans ton cœur – doux feu de bois. Israël fait mine de t’embrasser ; ses dents s’accrochent à tes lèvres et tu retiens ton souffle. La douleur n’est plus rien quand on oublie ses mots dans les relents de pétrole. Tu n’es plus que néant annihilé, Hénoch.




— Je peux prendre ta main, Luba ?
— Bien sûr. Tu veux danser avec moi, Yaz ?
— Ce serait dans un monde où tu serais une princesse et je serais ton chevalier servant.




— Abhorre-moi encore plus fort.

Israël détonne dans ses sanglots. Tes pensées reviennent à Ezéchiel qui, entre deux étreintes et quelques baisers charnels, te parle du marmot – chéris-le, abomine-le ; il lui en importe peu. Israël est dépendant et il n’a d’autre drogue que le mal qu’il entrevoit dans les flammes. Pourtant, il n’est qu’un enfant et c’est ce môme-là qui pleure et que tu fais basculer sur le côté. Israël éructe des ardeurs de cierge.




— Tu te souviens de nos amours d'enfance, Ezéchiel ?
— Bien sûr que je m'en souviens. On était adorables, tu ne crois pas ?
— En tout cas, tu es belle, comme ça. Je serais presque attiré par toi.
— Dis donc, t'es pas du genre romantique, toi, non ?




— Papa, Ezy m'a giflé, juste parce que je suis venu quand elle était avec Hénoch. Je pouvais pas savoir qu'ils s'embrassaient moi, hein, dis.




— Dis, Israël, je vais te conter une histoire, d’accord ?

Israël tient le monde entier dans ses mains – et tu lui tends la tienne. Tu l’emportes Hénoch, de deux baisers claqués sur ses joues humides et de ses doigts entre les tiens – tu le traînes vers des aventures auxquelles son cœur d’enfant brûlé aspire. Ses mains s’écartent dans l’air, doigts tendus, comme s’il cherchait à caresser les nuages. Dans le firmament brillent les figures des anges, peinturlurées de la suie des rêves de l’enfant. Tu y construis le carrousel de la vie, Hénoch, découpé dans un élan de douceur, pour qu’Israël y joue – pour qu’il y chante le bonheur. Ce soir, c’est pour lui, surtout, que les étoiles brillent de leurs lumières explosives. Cette nuit parmi tant d’autres, sans qu’il ne le remarque. Crois-tu qu’il sourit, Hénoch ?




— Je suis amoureux de Luba, Rum.
— ... T'as pas le droit. Tu te rends compte ? T'as-
— J'ai parfaitement le droit, au contraire, Rum. Tu n'es pas encore tout à fait dans le monde des grands, tu sais, petit coeur, mais des choses comme ça, ça ne se contrôle pas. Je suis désolé, ne t'en fais pas. Ça reste ta soeur, quand même, tu sais, c'est pas si je te la-
— Ne me laisse pas.
— Ce n'est pas pareil, Rum. Et ce n'est pas ce que je fais.
— Ne me quitte pas.




— Reste, j'ai besoin de toi.
— ... Dis, on se connaît depuis deux minutes.
— RESTE.
— ... Je dois y aller, mon père m'attend, là, regarde.




— Dors bien, mon cœur.

Les flammes s’étirent en ronronnant dans l’âtre, domptées par les mots susurrés. Alors, l’enfant s’endort – séchées, les larmes, envolées, les morsures. Israël s’apaise lorsque les mots l’enchantent flammèches oniriques aux charmes de ses chimères.




— Tes yeux aussi se perdent dans le feu ?




— Pardon pour les sourires.

Oh, Israël …
Les promesses sont douces, quand elles viennent des étoiles.




Les yeux d'Israël se perdent dans les flammes qui jaillissent de la grange en agonie. Ce n'est pas l'excitation du feu qui lui lèche le visage qui le rend fou - il l'est déjà un peu -, c'est le regard froid d'Hénoch, et le souvenir encore trop vivace de sa gifle sur sa joue de môme. C'est Hénoch qui s'en va, et sa dépendance - bien plus que de l'amour - comme un pieu dans le coeur de l'enfant.
Alors il tombe.




Néron n'est qu'une flammèche qui s'éteint d'une bise. Il ne fait que pleurer, Néron, parce qu'on ne cesse de l'abandonner. Il ne sait pas faire du mal - il met le feu mais il n'est rien sans l'étincelle de son briquet. Il est à vous en un regard et vous pouvez en faire ce que vous voulez, parce que sa dépendance est plus forte encore que de l'amour. Néron est faible, si facile à dominer - et à briser.









22-05-2013 à 21:15:22
Lothaire - 04/11/2012 & 05/11/2012

Il y a des gens qui disent que le monde va de travers. Est-ce que ces gens-là ne pensent jamais que pour rétablir ça, il faudrait des règles ? C'est la seule chose qui a manqué dans ma vie, ça, je m'en suis rendu compte, un jour, et je sais que ça m'aurait évité pas mal d'écart. Il faut des règles pour tout. Un code, enfin, peu importe, appelez ça comme vous voulez. S'y tenir, surtout, même si c'est plus dur que simplement les prononcer. Je crois que j'ai un petit problème de volonté. Mais je m'accroche. Elle le mérite. J'y arriverai. J'ai été défaitiste, longtemps, mais ...

J'ai des tas de choses à faire. Courir, toujours courir, encore. Je cours après le temps, ils courent après la vie. Les gens disent que la vie est trop courte ; peut-être que c'est pour ça que le monde va de travers. Et le truc, courir, tout ça, être débordé, devoir faire attention au tic-tac qui fait boum dans nos coeurs, il paraît que dans le monde des grands, on appelle ça les responsabilités. Je reste persuadé que j'ai rien à faire dans ce monde-là. Du moins, c'est ce que dit la voix dans ma tête. J'en sais rien. J'ai pas le temps de toute manière.

Il paraît que l'air est saturé, il paraît qu'on peut trouver l'amour, il paraît que, etc, etc. Je crois pas à tout ça. Toutes ces conneries, le positif, les sourires : très peu pour moi. C'est pas pour les ratés, ce genre de trucs. Je suis raté, moi. Je sais pas ce que j'ai fait, pour me foirer comme ça, mais c'est comme si j'avais été Icare, que je m'étais brûlé les ailes, là, trop près du soleil. Les promesses, les règles bancales, tout ça c'est un peu des ailes de cire. Il faudrait pas s'approcher de moi. Peut-être que je brûle aussi, un peu. Comme un mégot écrasé sous les pieds d'un adolescent, vous voyez. Rien qu'un morceau de corps brûlé.

On m'a laissé beaucoup trop le temps de grandir. En gros, beaucoup trop le temps de me planter. Tous les adolescents font ça de toute manière, non ? Mais j'ai fini par me foirer tellement que je suis un Icare vieilli, maintenant. Je suis pas pessimiste, pas optimiste, pas opportuniste, vous savez, je suis juste ce gars désillusionné, celui qu'on retrouve un peu sur la route, et qui s'en sort jamais, parce que les gens comme ça finissent par devoir voir un psy. Mais j'irai pas. Du coup, je suis ce gars vide, là-bas, qui reste à te fixer, ce gars que t'as jamais vu sourire, et tu te demandes comment, comment, comment quoi déjà ? Peu importe, pas vrai.

J'arriverai à être heureux le jour où je pourrais tenir toutes ces promesses que j'écris sur un bout de papier, que je grave dans ma peau du bout de mes doigts. Le problème, c'est que je peux pas. Alors je vis au ralenti, comme tous ces adulescents qui crèvent à s'en faire vomir. Je promets dans le vide, j'avance dans le néant, je suis peut-être un peu aveugle aux problèmes des gens, mais y a cette humanité qui s'essouffle, vous savez, celle que l'on se dégoûte à s'en connaître, celle dont on s'éprend tellement qu'on en devient misanthrope. Parce que nous, on va à notre perte, vous savez. Parce que les hommes sont eux, et je suis comme ça aussi, alors j'aime si fort que je déteste, et plus rien ne bouge. C'est la règle absolue, la toute première. La seule que j'arrive à respecter.

Je l'entends encore rire, dans mes rêves, parfois, et je revois encore ces moments dans le noir - je sais pas pourquoi, ça me hante, tout ça. Je suis peut-être un peu aveugle, pour de vrai. Peut-être que ce serait mieux. Est-ce que ça veut dire que je dois juste fermer les yeux ? Mais alors, pourquoi est-ce qu'elle ne s'arrête pas de rire ? Pleurer, ça irait mieux. Mais ce n'est pas comme ça qu'il faut faire, non, il faut juste se fermer.

Je suis juste désespérément humain.

&&


J'ai un prénom au bout des lèvres. Deux ou trois syllabes, peut-être, j'ai perdu le compte. Un prénom, rien que ça. Une litanie, là où il n'y en a jamais eu ; dans mon coeur de mauvais chrétien.

— Aaron.

Même ça, tu ne le savais pas de moi, pas vrai ? Je m'en veux un peu, maintenant, de ne pas t'avoir raconté. C'est tout moi, ça. Réaliser quand c'est trop tard. C'est bêtement humain, pas vrai ? C'est juste que mon histoire, c'est la seule qui ne me vient pas aux lèvres. C'est un peu comme les enfants, tu sais, tu leur chuchotes des contes, mais jamais le leur. Je sais qu'au moins, tu connaissais mes parents. Faut dire, t'as pas vraiment eu le choix, pas vrai ? Parce que c'était le chaos entre nos corps d'adolescents. Tu sais, c'était pareil entre les leurs, aussi. Neil et Spencer Garett. Leur histoire, c'était loin d'être l'Histoire. Leur histoire, c'était juste la route, le bitume, l'asphalte à n'en plus finir. Jamais. Je t'ai déjà dit que j'étais né en France ? Maintenant, oui. Je sais même pas ce que t'aurais dit de ça. Rien sûrement ; t'aurais ri, de ce rire qu'on entend que dans les publicités, un rire léger, léger, qui s'envole. T'as vu, tu me rends poète. Après coup, mais j'ai toujours eu un train de retard. Ça, je sais que tu le sais. Tu te moquais un peu de moi, parfois, mais c'était pas grave.

C'était le chaos, l'aventure dans les rues de Bristol avec le coeur d'enfant, l'aventure dans des pays exotiques pendant les vacances scolaires, avec mes parents et les jumeaux, avec les sourires et les valises - pas grand-chose au final. Pas grand-chose n'a compté. J'ai fait toutes les bêtises que font les enfants et toutes les conneries que font les adolescents. J'étais comme tout le monde, je le suis toujours d'ailleurs. Je me demande ce que tu penserais de moi maintenant. Je pense toujours la même chose de toi, moi.

J'ai du mal à me souvenir d'un quelconque moment sans toi, tu vois, Aaron. Au contraire, j'ai encore tous les échos dans la tête, de nos cris, de nos rires, de nos vrombissements même, enfin de toute notre histoire ensemble de gamins de la ville, tu sais, les courses sur les passages piétons, les premiers pas, les premiers mots. Et puis, l'école, un peu n'importe quoi, enfin je me souviens plus vraiment. Tu sais, je me souviens comment on a été d'abord des amis pour la vie, avec cette promesse gravée de notre sang mêlé, les histoires de scouts, les histoires d'enfance. Y a eu toute cette période aussi où on disait qu'on était frère et soeur, et tes premiers amours, et puis les miens. Et quand on testait en riant ce que ça faisait, ça, c'est des trucs que j'ai pas eu besoin de te raconter ; nos premières fois, et toute la complicité, tout ça tout ça.

On grandissait, tout simplement, et t'étais là, et je pourrais encore te conter les sensations, les premières fois que j'ai rencontré tes lèvres, les premiers french kiss qui nous faisaient tellement rire, et puis la plus grande des premières fois, tu sais, celle où les corps des enfants qui s'aiment se déchaînent, comme les adultes. Parce qu'on a grandi un peu trop fort, un peu trop vite, un peu trop loin, juste une fois, et puis plusieurs, et puis c'était nous dans le secret des couvertures. Mais c'est venu trop vite, avec la hâte des adolescents qui n'ont pas encore compris que la vie ça ne presse pas ; c'est venu beaucoup trop vite pour moi, tes règles en retard, ton ventre arrondi.

Kyle et Mark étaient encore petits, ils avaient quoi, dix ans ? C'étaient encore les jumeaux, les petits, même pas encore des grands de l'école secondaire, tu sais, dans la tête de Papa et Maman, il y avait encore l'âge où on en était aux biberons, l'âge où t'étais seulement la fillette des voisins, l'âge où je bavais sur mes habits. Papa faisait comme d'habitude, il prenait son air rieur et répétait mes mots en latin ; il disait que toi et moi, on faisait un beau topos, un lieu commun, un de ces clichés de télévision, tu sais. Et puis Maman, elle me disait encore de faire attention en traversant la rue, de ne pas parler aux inconnus, tu sais, ce genre de choses-là. J'avais quoi, quinze ans, l'âge où t'as rien de plus important que les jeux vidéos, et t'avais quoi, déjà ? Pas beaucoup plus et t'avais ça, maintenant. On avait ça.

C'était le chaos, le désordre un peu, parce que nous c'était même pas officiel, même si ça nous collait à la peau dans les sourires et dans les apostrophes, même si c'était déjà nous comme un grand feu, comme ça. C'était un peu des ailes, passée la panique des premiers mois, c'était la vie, quoi. Le miracle, ce que les gens attendent tout le temps. Et puis même Papa et Maman, et tes parents à toi, ils avaient fini par dire oui, par dire que c'était pas grave, mais prudence, il fallait avancer doucement.

Et c'est comme ça que toute ma vie a défilé d'un coup, tu sais, tous ces trucs cons, les fêtes dont on ne se souvient plus et les maux de têtes associés, tu sais, l'odeur des cigarettes qui brûlent entre les doigts, tu sais, tout ça. C'est comme ça que je me suis foiré pour la dernière fois. Il fallait des règles, maintenant, des codes pour gérer tout ça, tes nausées le matin, ton ventre qui n'en finissait plus de s'arrondir, et mon coeur qui paniquait, tu vois. La folie de la paternité. Trop tôt, trop tôt. Et moi, j'étais là, à jeter des promesses en vrac, j'étais là à essayer.

La seule chose que j'ai pas pu prévoir, c'était ce que ça te ferait à toi. Je crois qu'on appelle ça la dépression post-partum, quelque chose comme ça. Tout ce que je sais, c'est que chez toi, ça s'est étiré à l'infini, et puis on s'est mariés, à nos dix-huit ans. Et puis je me souviens de ses pleurs, quand je suis rentré, un jour, et puis je me souviens de l'horreur quand je t'ai cherchée, et que t'étais partie. Partie pour toujours, ils avaient dit, les médecins. J'ai oublié comment. Il paraît que ça arrive. T'étais mon premier amour, comme ça, gravé partout sur mon corps ; peut-être qu'on aurait été un de ces couples bancals qui ne savent pas s'aimer, tu sais ceux qui restent ensemble pour les gosses. Tout ce que je sais, c'est que ça, ça ne s'oublie pas.

Et j'avais un nouveau prénom en tête, tu sais. Je l'ai toujours.

— Prudence.

Prudence Hope Garett. A vous deux, vous prenez toute la place dans mon coeur. Mais tu sais, ça allait plus, moi, passé mes dix-neuf ans, passé le premier anniversaire de ton suicide, passé tout ce temps-là. Je sais pas pourquoi j'ai dit oui à cette invitation. Mes parents s'occuperont d'elle. Mais je pensais que c'était pas pour longtemps, alors qu'apparemment, on est un peu genre prisonniers. C'est un peu bizarre, ici, un peu vicieux, un peu sinueux. Cauchemardesque. Et tu vois, je suis juste destiné à tout rater.












&& Aaron —



22-05-2013 à 21:20:48
Verdun — 20/04/2011 & 21/04/2011

PERE — Verdun, tu me les casse.

Verdun est un abruti. D'abord et avant tout. Verdun vous aime, et pourtant Verdun vous fait chier. Il ne fait pas vraiment exprès. Non, c'est juste qu'il a une opinion sur tout, et même si la plupart du temps, cette opinion tombe à côté de la plaque, il ne se gène pas pour la faire partager. Plus encore, il parle pour ne rien dire. Verdun, c'est quelqu'un de passionné, et il aime faire partager ses passions au monde entier, qu'il s'agisse de bonbons multicolores, de rock and roll, de skate board, ou de séries américaines. Verdun parle, parle, parle, et si vous ne l'arrêtez pas, il ne s'arrête pas non plus. Il est trop possible qu'il ne s'arrête jamais, d'ailleurs. Et il parle vite, trop vite. Dur d'en placer une. Quand il a dit ce qu'il avait à dire, il trouve un autre truc. Peu importe si c'est plus idiot encore que ce qui précédait. Verdun s'en fout, Verdun vous aime, donc Verdun vous parle. Et si vous cherchez comment le mettre hors tension, sachez que beaucoup de gens avant vous ont cherché, et n'ont pas encore trouvé. Et lui, il en profite à fond. Après, dites lui qu'il vous soûle. Essayez. Dans ces cas-là, Verdun s'éteint. C'est soudain un sourire tout triste sur son visage, et il se tortille sur place. Vous voyez un enfant qu'on vient de gronder ? Bah voilà, ça c'est Verdun. Mais attention, le répit n'est que de courte durée. Tout de suite après, il commence à s'excuser. Une bonne centaine de fois à la suite, minimum.

MERE — Verdun, tu as trop d'imagination.

Verdun imagine. Verdun rêve, rêve beaucoup, rêve tout le temps même. Verdun croit aux extraterrestres. Il les observe la nuit, il lit des magasines, des revues, des témoignages. Il veut discuter avec eux. Et il essaye de vous faire croire qu'ils vont débarquer demain chez vous, pour vous serrer la main. Parce qu'ils sont pacifistes, bien entendu. Verdun vous assomme avec ça. Verdun croit que vous avez tous eu plein de vies avant. Verdun aime vous raconter votre vie d'avant, et la sienne aussi. Il s'assoit parfois, quand il n'est pas entrain de courir partout, et il y pense. Il s'imagine, s'il avait été un roi dans une vie précédente. Si on l'avait brûlé sur un bûcher, peut-être. Et tous ces voyages à travers le temps le fascinent. Verdun ne comprend rien à l'histoire, mais il aime ça. Verdun est aussi fervent défenseur des dimensions parallèles. Dans un autre monde, peut-être qu'il n'a pas de don. Qu'il se teint les cheveux en vert, qui sait ? Verdun, du coup, les histoires d'astronaute, c'est aussi un truc qui le passionne. Parce que eux, ils auront peut-être la chance de serrer la main à un extra-terrestre, ou de trouver un passage vers une autre dimension. Verdun les envie, Verdun veut être comme eux.

FRERE — Verdun, arrête de me coller !

Verdun câline. Il a un coeur assez grand pour tout le monde, et il vous le montre. Vous pensiez que l'époque des câlins et bisous baveux était passée depuis que n'étiez plus un nourrisson, détrompez vous. Verdun ne peut pas vivre sans câlin. Alors Verdun réclame, et pour une fois la parole n'est pas fleuve, juste une simple demande, mais avec ses grands yeux suppliants, il vous en prie. Il gigote sur place, ça fait un effet un peu bizarre. Et si vous acceptez, Verdun vous saute dessus. Si vous refusez, il s'en va vite, et va quémander chez quelqu'un d'autre. Verdun est resté au stade du suppliant fais moi un câlin, fais moi un bisou, et si vous lui en faites, il vous les rend. Verdun vous aime, Verdun crie votre nom dans les couloirs. Une chose est sûre, avec lui, impossible de se sentir seul. Verdun vous aime tellement qu'il fait plein d'efforts pour vous écouter. Il ne coupe pas la parole, c'est juste que vous n'avez pas vraiment beaucoup de temps pour commencer à parler. Si vous y arrivez quand même, Verdun vous écoute avec de grands yeux admiratifs.

CAMARADE — Verdun, tu fais flipper.

Verdun fait des choses bizarres, parfois. Verdun, d'un coup, se met à chanter et à taper dans ces mains. Verdun se met debout sur les bancs, et essaie de sauter le plus loin possible. Verdun se balade avec une peluche lapin recousue de partout. Verdun tourne sur lui-même, bras étendus, jusqu'à ce qu'il ne tienne plus debout. Verdun tombe, Verdun ne tient pas sur ses pieds. Verdun se promène en grande conversation avec un Playmobil. Verdun vous invite tous à danser la macarena en plein milieu de la cour. Verdun s'assoit d'un coup par terre, alors qu'il marchait. Verdun fait des ombres chinoises avec ses mains. Verdun porte un bonnet un été, un short en hiver. Verdun vous regarde avec les yeux grands écarquillés. Verdun est un abruti, un point c'est tout.

AMI — Verdun, tu redescends sur Terre, oui ?

Verdun ne redescendra jamais sur Terre. Il n'y a jamais mis les pieds.

— Verdun ?
— Oui ?
— C'est quoi le premier truc qui te passe par la tête ?
— Je t'aime.
— C'est trop chou.
— J-
— ...
— Toi aussi, tu m'aimes ?
— Bien sûr, petit frère. Mais moi, je n'ai pas l'habitude de le dire aux gens. Toi, dis le le plus souvent possible.

&&


Un soleil se lève, rond, blond, trop blond. Un peu rouge aussi. Beau soleil d'hiver qui vient te dire le bonjour. Il caresse tes joues de sa lumière, t'ouvre les yeux doucement, de sa douce chaleur. Et tu cries, petit, dans ton berceau, dans ton hiver. Pas de nuages ce matin, ils ne veulent pas fêter ta venue. Tu bouges tes petits yeux marrons, et il coule ton regard, comme du miel, il est beau, tout sucré, et toi tu cries encore, tu vois flou, cela ne te plaît pas. Et là, tu vois des yeux sur toi. Elle te regarde, la peluche à côté de toi, de ses petites billes noires, et ses oreilles tombent dans tous les sens, tu veux toucher son museau de tes petits doigts potelés, seulement tu n'y arrives pas. Alors tu te tortilles vers le lapin jaune qui te veille. Tu te retournes sur le côté, et tu fourres ton pouce dans ta bouche, tu le rends tout gluant de salive. C'est les yeux fixés sur ta peluche que tu te rendors, bébé. Bienvenue dans ton nouveau monde. Moins confortable que le doux flottement dans le ventre de ta mère, peut-être, mais tu verras, il y a tant de choses à voir. Tant de mots à dire. Tant d'émotions à ressentir. Tant de larmes à pleurer. Tant de sourires à étirer ... Tant de gens à aimer. A aimer de ton petit coeur, ton coeur qui explose, ton coeur qui fait boum, qui fait bim, ton coeur minuscule, ton coeur qui va tous les accueillir. De ce côté là, tu vas avoir du boulot, bébé, tu sais, les gens, ils ont du mal à se laisser aimer maintenant. Ne t'inquiète pas, tu y arriveras.

Et tu rouvres les yeux, parce que tu sens qu'on te regarde. Tu gobes tout ton petit poing entier, et au dessus de ton berceau, c'est deux époux qui se tendent la main, qui te tendent un regard tendre, et c'est deux petites têtes blondes, qui te sourient, qui te lancent dans leurs grands yeux qui te fixent une passerelle pour ta nouvelle vie. C'est ta famille, tu vois, elle est belle tu ne trouves pas ? Ils sont heureux, les gens. Et toi, tu ne sais pas qui c'est, tu pelures alors, et la dame, avec ses longs cheveux roux, elle te prend dans ses bras ; elle est bizarre la tenue qu'elle porte, tu trouves, elle ressemble à la tienne. Et qu'est-ce qu'elle fait sur ce lit tout blanc, dans cette chambre toute blanche ? Tu ouvres tes grands yeux, et elle ne laisse pas le miel en couler, elle te serre contre elle, tu sens son odeur. Ça sent bon, ça sent ta maman. Alors tu arrêtes de pleurer, et tu lui colles tes mains pleines de bave sur ses joues rondes, et tu babilles. Tu babilles sans t'arrêter. Tu arrêtes aussi finalement. Tu vois flou de nouveau, et tu bailles, sans savoir pourquoi ta bouche s'ouvre comme ça. Il neige dehors maintenant. Et tes yeux, ce n'est pas ce qui te gène le plus. Le pire c'est ton ventre, il grogne, il te fait peur. Tu pleures. L'homme, il te regarde. Il sourit à la dame. Il lui tient la main ? Pourquoi. Et la dame elle te tient toi. Elle t'offre à manger. Tu tètes, c'est trop bon. Les gamins, ils te regardent encore, mais ils jouent en même temps, ils sont plus vieux que toi. Tu verras, ils t'aimeront.

Ils pensent que tu dormes mais tu gardais un oeil ouvert. Plein de gens sont passés, un monsieur en blanc, une dame en rose, et un monsieur avec les cheveux blancs, et une madame avec une jupe rose. Tu ne les connais pas, mais ils parlent avec le monsieur qui te sourit, et la madame qui te fait boire du lait. Ils viennent chez toi, ils se penchent sur ton berceau, ils regardent ta peluche d'un air bizarre, ils appuient sur tes joues, ils disent des mots curieux, des mots qui sonnent pas comme eux, pas vraiment. Tu ne comprends pas, ou tu ne sais pas que tu comprends. Et tu finis quand même par t'endormir, parce que c'est dur de tenir tes yeux ouverts, c'est dur de les regarder. Tu es exténué. Et les gens partent, ils ne restent plus que les autres qui se tiennent la main. Il a fallu que tu naisses un dix-neuf décembre, bébé.

— Il est vraiment si chou !
— Mmmmoui.
— Tu n'as pas l'air convaincu. Voyons, c'est ton fils quand même !
— C'est que je m'inquiète pour toi, tu n'as pas dormi depuis longtemps.
— Le regarder me suffit.
— Et puis les enfants ont une grande différence d'âge, je me demande s'ils l'accepteront.
— Ne t'en fais pas.
— Mais ça va être dur pour eux, déjà qu'on vient de déménager, alors un petit frère maintenant.
— Ne t'en fais pas, je crois en eux.
— Si tu le dis...
— Alors, comment est-ce que tu veux appeler ton fils —
— J'y ai beaucoup réfléchi aujourd'hui.
— Et donc ?
— Je pense à Verdun.
— Quel prénom magnifique ! Je suis sûre qu'il le portera à merveille. C'est déjà un enfant à croquer.
— Hm.
— ...
— Tu es sûre qu'on a bien fait ?

Et le soleil tombe.



Tu t'allonges, tu plonges dans l'herbe du haut du mur. Tu voles, tu voles, tu voles toujours. Tu ne voles plus, tu tombes. Et tu joues sur tes articulations d'enfant, tu ne peux pas te faire mal, tu le sais. Tes jambes se sont dépliées en vol, tes bras écartés dans l'air que tu mouds, et tu souris, tu absorbes l'air qui se tient devant toi. Tu t'écrases de tout ton long. Maman va pas être contente, tes Télétubbies sont entourées de longues trainées verdâtres maintenant. Et tu ris, tu roules sur toi-même, seul sur ton herbe, ton royaume. Tu es heureux, c'est tout. Tes coudes se plient, se déplient, tu virevoltes sur le sol, danseuse étoile allongée, et tu étends ton ballet dans le gazon. Une ronce s'accroche à son genou, tu la mêles à ta danse, et bientôt tes joues sont jaunies d'avoir embrassé tous les pissenlits. Tu ris, tu ne t'arrêtes plus. C'est beau un enfant qui rit, mais personne ne te regarde, personne pour te dire que tu fais plaisir à voir. Tu brilles, tu vois, t'es une luciole dans la nuit, bébé. Et tu pleures, de joie, parce que ça déborde de partout, parce que t'aurai explosé sinon. Tes larmes deviennent jaunes, jaunes, et elles reflètent la paille de tes cheveux, le sirop de tes yeux. Et tu te heurtes à une pierre, t'as des bleus sur les mollets, tu sais. Tes lacets épousent les brins d'herbe, noces rapides dans ton été, ton été, ton hiver, ton monde. Et t'es beau, et tu t'en rends pas compte, et ça te rend encore plus beau. Beau comme un gamin, beau comme un peluche, comme la peluche qui te regarde peut-être. Ce que tu trouves beau, toi, Verdi, c'est pas toi. C'est le papillon pour lequel tu t'arrêtes de tourner. C'est la peluche jaune qui te regarde. C'est les étoiles, surtout. Alors tes coudes se replient, mais cette fois-ci, ils ne sont que des piliers pour tes poignets qui portent ta tête, et tu lèves tes yeux, et tu contemples.

Bébé Verdun, quand tu contemples, t'entends pas les pas qui s'approchent de toi. T'entends pas le corps qui s'allonge près de toi. T'entends pas le sourire qui s'installe sur le visage dans l'ombre de ta lumière. Et c'est finalement parce qu'il t'ébouriffe les cheveux, que tu daignes t'arracher à ta contemplation. Tu abandonnes les étoiles, et c'est bien à grand regret. Mais le visage, là, tu l'aimes aussi, il est doux, il te sourit. C'est ton frère, ton frère qui te râle dessus, et te persécute, et t'éjecte, et qui t'aime quand même, peut-être parce qu'on ne peut pas ne pas t'aimer. Peut-être parce qu'il t'aime et que c'est tout. Tu jettes des regards furtifs vers le ciel, tu attends quelque chose, tu attends quelqu'un qui viendrait de là-bas et à qui tu réclamerais un câlin. Tu as commencé tôt à les réclamer en criant, tes bisous et tes étreintes. Tu ouvres la bouche, d'ailleurs, tu veux raconter plein de choses, dire qu'on pourrait voir une étoile filante, par exemple. Il pose un doigt sur ses lèvres, pour t'intimer le silence, et il se lève, le frangin. Tu le regardes partir, tu le laisses s'éloigner. Tu te lèves, et tu voles vers lui, tu lui sautes dessus. Il a cinq ans de plus que toi, il te porte quand même, il râle un peu, ou il fait mine. Et puis tu gigotes tellement qu'il s'effondre, ou qu'il se laisse effondrer. Alors vous roulez dans l'herbe grasse, tous les deux cette fois, dans votre nuit tiède d'été, vous riez ensemble, enfants du même sang, enfants du même rire.

Vous vous arrêtez, finalement. Maman va s'inquiéter, Papa va râler, Maman va crier, Papa va s'angoisser. Tu ramasses ta peluche, tu la prends par l'oreille, Maman l'a déjà recousue, elle te fait la morale à chaque fois, tu dois faire attention. Mais ton lapin, ton ange gardien, s'il doit veiller sur toi, il ne le fait qu'à moitié. Il te laisse faire tes bêtises, te blesser, rentrer en sang et en boue, avaler une libellule, la vomir avec ton petit-déjeuner. Et comme ça tu ouvres les yeux seul, tu découvres ton monde comme un grand. Tu prends tes playmobils aussi, tu les serre dans ta main, petites figurines sous ton bon vouloir. Eux aussi tu leur fais des câlins et des bisous, mais ils ne peuvent pas te les rendre. Tu te pends à la main du frangin, bébé, il te traîne avec lui, sur le chemin de la maison, sur le chemin de Maman, de Papa, et de grande soeur. Toi tu bailles, tu n'avais pas remarqué que tu étais crevé, tu riais trop. On est jamais fatigué quand on est heureux. Et quand on a ton âge, tu sais, on devrait pas rester jusqu'au milieu de la nuit couché dans l'herbe, à attendre une étoile qui voudrait bien te laisser faire un voeu. Et pourtant tu le fais quand même, parce que tes parents, même s'ils te grondent, ils ont dit qu'ils te laissaient faire, ils veulent que tu t'arroses seul. Et tu pousses, tu étends ta tige vers un ciel lointain. Va, bébé, suis le frangin.

— Maman, diiiiiiiiiis ...
— Verdun ? Qu'est-ce que tu fais encore debout à cette heure-là ?
— J'arrive pas à dormir, Doudou a plein de trucs à me dire.
— Mais lui aussi, il devrait dormir.
— Et les gens dans mes rêves ils ouvrent la tête des extraterrestres avec des gros fusils bizarres !
— C'est qu'un rêve, Verdun.
— Mais j'ai peur quand même, maman.
— Va te recoucher, va, mon fils.
— Dis maman ?
— Oui, qu'est-ce qu'il y a d'autre ?
— Tu me fais un câlin ?



T'as grandi, Verdun, tu sais, tu devrais plus te comporter comme un bébé. Tu devrais pas t'accrocher à ses jambes, tu devrais pas tirer comme ça sur sa belle chemise. Tu devrais pleurer, tu devrais pas inonder ton visage de larmes. Tu devrais pas ne pas vouloir partir, tu devrais pas tenir autant à elle. Tu devrais pouvoir la laisser s'en aller, tu devrais pouvoir sourire. Tu devrais pouvoir rire. Tu devrais pouvoir lui coller un bisou plein de bave sur la joue, tu devrais la serrer fort contre toi. Tu devrais être toi, tu ne devrais pas être le bébé que tu étais il y a trois ans. Tu devrais, tu ne devrais pas. Ton Jiminy Cricket à toi, il fonctionne au quart de tour, il a plein de trucs à dire. Il fait exploser ta tête, ça fait mal, ça fait mal, ça crie dedans. Tu l'écoutes pas. Elle, elle fait exploser ton coeur, il s'agite, il s'agite, il s'affole, il perd le rythme, il ne suit plus la cadence, il se perd, il a peur, il recule, il recule, il s'enfuit. Et toi tu exploses. Et tu pleures, tu pleures des torrents, tu veux renouveler la mer, c'est ça ? Pourtant t'en es loin, tu sais, ils ont pas besoin de mer ici, y a juste tes parents qui ont besoin que vous vous en alliez, y a juste ton frère qui a besoin de se soulager, y a juste ta soeur qui a besoin que tu puisses la laisser. Ils ont tous besoin de toi. Tu ne devrais pas les ralentir, tu sais, tu dois les aimer, les aimer tous, elle a dit la fée sur ton berceau. Mais c'est pas ta faute, la frangine, tu l'aimes plus, parce que c'est bizarre, elle te comprend, elle t'aime le triple en retour, elle t'aime en silence, elle t'aime simplement. Les autres ils sont obligés d'aimer en public, obligés d'aimer en fracas.

Et tu sèches tes larmes, finalement. Les écorchures sur tes joues, elles te font mal, elles piquent. Tes lèvres sentent le sel, tes lèvres puent le sel. Tu les croques, tu grimaces. Ton sang est amer. Toi tu aimes le sucré, le sucré des fruits, et le sucré des bonbons. Et puis le croquant des carottes. Alors, elle te sourit, elle te dit plein de mots en silence, toi c'est la seule personne à qui tu parles qu'en silence, le silence c'est un truc entre vous que les autres comprennent pas. Tu la lâches, et pourtant tu restes assis par terre, assis dans le couloir, devant sa nouvelle maison. Elle vous abandonne, et surtout elle t'abandonne, curieusement, tu lui en veux pas bébé, au fond, tu t'en veux un peu à toi, non ? Tu voudrais être né plus tôt, tu voudrais pouvoir choisir ton endroit toi aussi, parce que ça doit faire du bien de choisir sa vie. Même si à toi, on te laisse la découvrir, on la choisit pour toi, ta vie. Alors, tu choisis quelque chose, tu choisis de ne perdre le lien avec personne, surtout pas avec elle. Tu regardes, tu coules ton miel sur le tapis pas beau autour de toi, tu prends les autocollants, les étoiles phosphorescentes qu'elle t'a donné, tu choisis de les coller sur tes joues. Tu déballes les petites briques que t'as reçu, tu choisis de toutes les mettre dans tes poches. Et tu choisis aussi de sourire, en fin de compte. Tu prends ta peluche par l'oreille ; ça c'est quelque chose que tu n'as pas vraiment décidé, tu le fais à chaque fois c'est comme ça. Tu baragouines une chanson en allemand, et puis tu pars devant.

Le nez collé contre le hublot, tu regardes le ciel. La vitre, elle s'embue sous tes larmes. Tu pleures, tu pleures, et en même temps t'es heureux, tu sais, parce que tu rends chez toi, et tu l'aimes ton chez toi. Tu couvres la tablette de mouchoirs, tu t'essuies le nez, tu renifles, tu fais des bruits bizarres en te mouchant qui font rigoler ton frangin. Et pourtant, lui aussi, il pleure, mais juste un peu, ça brille dans ses yeux, ça scintille. Il pleure à l'intérieur, parce qu'à qu'à quinze ans, on veut pas montrer qu'on est faibles, on fait le beau, on fait le fier, on fait l'insensible. Et finalement on se blesse, on se fendille, on craque, on se fissure. Et ça finit par se voir, un jour, et les autres se rendent compte qu'on avait mal, et qu'on s'est fait encore plus mal, alors qu'on essayait de ne pas souffrir, de ne pas faire souffrir. Et c'est pas vraiment pour cette raison que tu pleures, mais ça fait couler tes larmes plus vite, ça les rend plus belles, plus tristes. Elle te manque dans la voiture, sur son siège, elle te manque dans votre maison surtout. Pourquoi tu pleures alors que demain, c'est ton anniversaire ? Pourquoi tu pleures alors que dans une semaine, c'est Noël ? Tu pleures plus, tu sautes sur le téléphone.

— Hallo Schwester ! Tu me manques tu sais, et puis, eux, ils pleurent même pas, moi je parle, mes mains sont mouillées, parce que je t'aime, parce que tu me manques. Je suis sûr, même Oratio Caine il trouve que c'est bien de pleurer. Même les super-héros ils pleurent parfois, hein, dis ?
— Verdun ! Tu es vraiment un abruti, Bruder. Tu m'appelles à peine rentré, on s'est vus il y a quelques heures ! Et puis tu te rends même pas compte, la facture que va devoir payer maman !
— Les super-héros, ils pleurent dis ? Et les astronautes ?
— Oui bien sûr. Tout le monde pleure, tu sais. Mais y a des gens qui pleurent en cachette.
— Tu pleures toi ?
— Je pleurerai dans mes rêves.
— Tu me manques, pourquoi t'es restée en Allemagne, dis ? T'aimais pas l'Irlande ? C'est notre pays pourtant, c'est là qu'on est nés, c'est là qu'on a grandi, qu'on a ri, qu'on s'est souris ! Et puis en Allemagne, ils ont des bonbons au moins ?
— Ils en ont. Et tu sais ? Je suis pas née en Irlande. On a déménagé pour le mariage des parents, un peu avant ta naissance, parce que maman voulait rentrer d'où elle venait. Et moi, moi aussi je voulais rentrer d'où je venais. Et il faut que je fasse ma vie, tu sais, j'ai vingt ans quand même !
— Mais, mais m-
— Ça va devoir couper, Verdun.
— NON ATTENDS JE T'AIME JE VIENDR-



Tu sautes de joie à l'aéroport. Tu trépignes sur tes pieds devant les bagages, qui roulent, et roulent, et roulent à l'infini. Tu souris. C'est fou, ton sourire est mille fois plus beau quand tu mets les pieds chez les germaniques. Cent fois plus vrai, et dix mille fois plus heureux. Et tu sais, il est déjà pas mal tout ça dans ton pays pluvieux. Tu fixes le tapis, maintenant. T'as bien du mal à tenir en place, tu te retiens d'éclater ta joie, c'est un ballon trop précieux, un ballon que tu veux offrir à la frangine. Tu la répands, pourtant, ta joie, les gens qui passent autour, dans ton cercle à toi, ils sourient, ils se demandent pourquoi, il sourit, et toi tu sais. Tu fixes le tapis, tu voudrais lui dire d'avancer plus vite, tu lui dis d'ailleurs, il ne t'écoute pas, tu pestes, tu tapes dedans. Tu rayonnes, tu rayonnes tellement que t'en deviens violent avec des machines innocentes. Et ton sac apparaît. Tu sais que c'est ton sac, parce qu'il est plein à craquer, et puis il y a une oreille jaune une oreille de lapin pelucheuse qui dépasse et tu sers le sac contre toi, il sent bon l'orange, il fleure le parfum tous doux de tes bonbons, il brille, t'as collé pleins d'étoiles dessus. T'as oublié d'en mettre sur tes joues, t'en avais plus peut-être, Maman te les a enlevées parce que c'est pas bon pour la peau. Papa voulait pas que tu prennes tous ces bonbons, Papa dit que t'auras des caries. Tu les as pris quand même, t'écoutes pas quand il s'agit de bonbons, et tu plonges ta main dans ton sac, t'ouvres un paquet, tu t'assois dans la galerie en même temps, tu commences à manger. Faut les liquider, ta soeur, elle va t'en donner des meilleurs, ta soeur, elle t'envoie des Haribo tous les mois, parce qu'en Allemagne, ils sont moins chers, et puis ils sont meilleurs. Meilleurs aussi parce que c'et elle qui les envoie, et personne d'autre. T'engloutis, t'engloutis en attendant, parce qu'elle peut pas venir tout de suite, elle est au travail, la frangine, faut bien un salaire pour payer sa vie et tes joujoux. Et puis elle arrive. Tu te mets à tournoyer, bras tendus dans la galerie, tu chantonnes un truc, ils te regardent, pas grave. Elle s'approche, t'as l'élan, tu prends ton envol, t'atterris dans ses bras, tu accroches les tiens à son cou, et tu couvres ses joues de bisous. T'as dix ans, mais t'as pas grandi, bébé.

Et tes dix jours de vacances, ses dix jours de congé, vous traînez votre joie à tous les coins de rues. Vous riez, vous souriez. Tu lui souffles des pissenlits dessus, tu lui dessines des coeurs sur la joue. Elle t'achète des bonbons, elle te fait goûter des fruits. Vous dansez, vous tournoyez. Tu la harcèles pour avoir des câlins, tu l'obliges à regarder tes séries américaines. Elle te borde dans le lit qu'elle te prête, elle t'emmène dehors voir les étoiles. Vous êtes beaux, tous les deux. Vous riez, riez, riez, riez encore. Et toi plus, parce que ton rire est plus fort, il monte plus haut, plus aigu, il s'envole, il monte, haut, très haut. Et dix jours, vous êtes heureux ensemble, au milieu des trois cent cinquante cinq autres jours où vous êtes heureux tous seuls. Mais le temps passe, le temps file, il est pressé, tu peux pas l'arrêter, et même si tu pouvais, tu ne le ferais pas, ce serait égoïste, t'as d'autres gens à aimer, à câliner, à couvrir de bisous. Y a des gens qui comptent sur toi, toi le petit jeune. Alors tu te résignes, Verdun, tu fais semblant, en tous cas, et tu mens bien, jusqu'à la dernière minute, en tous cas, tes parents, ils y croyaient. Mais les mensonges, ils se fanent toujours, ils deviennent tous pâles, grisonnants, ils s'effondrent d'eux-même, s'autodétruisent, et c'est pas plus mal en fait, sinon tout le monde croirait aux mensonges, pour toute sa vie. Ton bobard à toi, c'est toi qui la gâches, qui la fous à terre, dès que la première larme roule sur ta joue. Et tu te mets à crier, tu ne veux, tu veux te cacher, t'essayes de claquer les portes, mais ils sont habitués, t'as fait ça l'année dernière.

Alors tu désires très fort être tout petit, pour pouvoir te cacher. Et sans que tu comprennes pourquoi, ta mère se met à crier, elle se jette sur la table basse, ton père te fixe avec des yeux écarquillés. Tu penches la tête d'un côté, tu renifles, tu remues le museau, tu remues tes petites oreilles rondes. Ton museau ? Tes oreilles, rondes ? Tu réfléchis, tu comprends pas. Et puis tu regardes de nouveau ta mère. La table basse du petit loft te semble une table géante, et l'être juché dessus, c'est ta mère, mais plutôt version ogre. Et ton père ? Même verdict. Ils paniquent, tu paniques. Tu comprends pas, qu'est-ce qu'il se passe ? Tu deviens fou, bébé, t'as des hallucinations, non seulement on va pas te laisser en Allemagne, mais en plus, on va t'enfermer dans un asile, avec les bras serrés dans une camisole. Tu voudrais te frapper la tête, tu lèves ta patte. Ta patte ? Ça marche pas ; au lieu de ça, tu tombes. Et puis ça devient clair, quand tu vois tes pattes, des pattes de rongeur. Tu t'es transformé. Mais comment t'as fait ça ? Ta mère, elle a pas le temps de se demander. Elle tombe, géante, ton père, immense, la rattrape. Et tu tombes, exténué.

— Putain mais qu'est-ce qu'on va faire ?
— Je sais pas. Calme toi, va.
— Mais, mein Schatz, tu sais, je pensais pas que ce genre de trucs, c'était possible !
— Ta mère aussi avait un truc comme ça pourtant !
— Ne parle pas de ma crétine de mère ! Et puis ce ... truc, ce putain de truc, ne devrait pas sauter une génération ! C'est pas possible, je veux pas avoir à gérer ça.
— Tu n'as pas le choix. Calme toi, s'il te plaît.
— MAIS TU TE RENDS PAS COMPTE PUTAIN.
— Si. Mais ça ne change rien au fait que Verdun est notre fils. Et qu'il va falloir lui expliquer.
— Et si on lui disait pas ? On aurait pas de problème, pour gérer.
— On va lui dire, ça fait partie de lui.
— Et cette école-là, elle accueille à partir de quand ?
— Douze ans.
— Et pendant ces deux putain d'années, on fait quoi ?
— On a reçu un bracelet de protection, pour pas qu'il déclenche son don.
— Ouais bah. T'as qu'à lui expliquer toi.




— MAMAN, TU SAIS JE T'AIME. T'es tellement une bonne maman, je suis sûr dans ma vie d'avant, t'étais aussi ma mère, parce que sinon, hé bah j'aurai pas été un badass dans mes vies antérieures.
— Prends soin de toi, Verdun chéri.
— ET TOI PAPA. Toi t'es badass à mort aussi, tu sais, c'est trop cool, ce que t'as dit, comme toi tu m'enregistras tous les reportages que tu trouves sur les étoiles, et que tu me les enverras, tu gères Papa.
— Merci, mon fils. Allez, hasta la vista.
— ET TOI FRANGIN. Continue de be rauksor, j'suis sûr j'vais te manquer en plus, t'auras plus personne pour te stalker, et te faire des câlins, et des bisous, et tout, et tout.
— Ouais, bien sûr, tu me manqueras. T'inquiète, on se revoit, Bruder.
— ET JE VOUS AIME TOUS. Allez voir la frangine ce week-end un, et dites lui que je l'aime.
— T'inquièèèèèèète, on transmettra le message.
— Han je veux plus partiiiiiiiiiiir !
— T'as pas le choix, fils.
— OK OK JE VOUS AIME OUBLIEZ PAS.

T'avais tout rassemblé le soir d'avant. Tes bonbons, fourrés dans ton sac, tous en blocs. Tes Legos, tes Playmobil, enfoncés dans le sac aussi. Toute ton armoire, atterrie dans une valise qui faisait au moins ton poids. Et t'avais ta peluche, dans un bras. T'avais écrit tous les numéros sur ce bras-là, et toutes les adresses sur l'autre. T'avais même une sucette fourrée en bouche, c'est dire que t'étais prêt. Et t'avais ce sourire, celui qui dit, moi, aujourd'hui, je vais découvrir un nouveau monde, un monde que vous ne connaîtrez jamais, sûrement. Et tu partais aborder ce nouveau monde avec tout ce qu'il te fallait pour survivre, et même plus. Il t'aurait juste fallu ta joie, ton sourire, et puis bien sûr, des vêtements quoi, et ce monde aurait été à toi. Alors tu leur avais dit adieu en braillant, en chialant, t'avais étalé tes larmes sur tes joues, sur ton T-shirt, sur leurs joues, sur leurs T-shirts, t'avais rejoué un mélodrame, on aurait dit que tu connaissais ton rôle sur le bout des doigts, et du coup, ça faisait un peu tragi-comédie. Mais toi t'improvisais, t'étais lancé tout droit, et tu savais pas quoi dire, alors tu disais n'importe quoi. Et tu gâchais ton temps pour les adieux, du coup, et toi tu voulais les faire quand même, tes aurevoirs, alors tu le prolongeais, ton temps imparti. Tu braillais au milieu de la gare, t'en pouvais plus de brailler, les gens ils te regardaient, et toi tu t'en fichais, tu hurlais ton malheur de plus belle. T'avais failli rater ton train, t'avais pleuré tes larmes en courant, t'avais martelé tes pieds sur le béton, t'avais failli t'étaler de tout ton long dans les escaliers, t'étais sauté dans le train, et puis tu t'étais assis à ta place. T'avais collé ton nez à la fenêtre, et c'était parti direction leur école de fous, l'école où t'allais apprendre ton don.

Et maintenant, tu passes le portail en jurant en allemand, tu les regardes tous, tu leur souris. T'hésites à rire, même si t'es heureux. T'as personne pour te visiter, alors t'engloutis tes bonbons à toute allure, tu traînes ta valise dans les longs couloirs, tu la traînes, tu traînes tes pieds, tu traînes ta bonne humeur. Jiminy Cricket dans ta tête, ça fait longtemps qu'il se tait, parce qu'il sait que tu l'écoutes pas, mais là, il parle, il te dit d'éviter ci, de passer par là et de parler à telle personne. Et puis tu cours, tu cours du mieux que tu peux, tu tiens ton gros bagage à une main, tu l'entraîne dans ta course, t'as des étoiles dans les yeux. Les gens ils te regardent, et toi tu les regardes aussi, et tu vois sur leurs visages un air différent que celui qu'y a d'habitude. Ils ont l'air de dire que ton comportement est normal, et toi, ça t'encourage tu coures, t'évites les gens, tu balances ta peluche, tu la fais tournoyer par les oreilles. Tu te perds, plein de fois, tu te retrouves, et puis tu passes ta journée à faire ça, finalement, ta journée à tourner, bras tendus, sourire aux lèvres. Et tu t'effondres sur ta valise, tu tombes. Tu t'écrases, 'éclates de rire, tu contiens plus rien, ça secoue, ça secoue, ça sort tout seul. C'est beau un rire, ça fait une drôle de mélodie, un truc entraînant, un truc contagieux. Et puis rire ensemble ça rassemble, rire c'est le propre de l'homme, qu'on te dit. Toi tu sais juste que rire c'est beau, et ça te suffit, et tu ris, et ça te remplis, et t'as l'air idiot, mais tant pis. T'es heureux, bébé.

Tu te rends compte que t'es libre, au moins ? T'enlèves ton bracelet, et puis tu reprends ta course, t'as déjà mangé plein de bonbons, alors tu sautes partout, tu cours, tu bondis, et t'avances, tu tournes, t'avances, tu cours, tu cours, t'arrêtes plus de courir, et ça te rend heureux, parce que finalement, tu cours tout droit, et tu réfléchis pas. T'es là pour ton don, t'as le droit de l'activer alors, c'est pas grave, t'es pas obligé de porter ce truc qui gratte, c'est ton lapin qui le porte maintenant, au cou, et la peluche, tu l'as fait tournoyer, elle a l'habitude, ça se voit, elle est recousue partout, elle est recousue tout le temps. Mais maman elle est plus là pour te la recoudre maintenant, pas pour le faire sur le champ en tous cas, alors tu te débrouilleras, tu feras attention, tu la chériras. Tu la promèneras moins, tu la laisseras dans ta chambre peut-être. Et tu remarques que le souffle te manque, que tes jams sont lourdes, que t'es fatigué, alors tu t'assois, t'observe, et tu vois que les gens, ils sont originaux, comme toi, tous un peu différents, tous un peu pareils. T'attends qu'on vienne te chercher, tu plisses les yeux pour patienter, et puis finalement, tu t'endors souriant, debout à côté de ta grosse valise.



Tu passes une main dans ta tignasse blonde, et tu les ébouriffes, comme faisait le frangin. Ils sont longs, tu sais, tu devrais peut-être les couper, bébé. Et tu veux pas, tu toucheras pas à tes cheveux, personne changera ta coupe de folie. Et puis tu passes ton regard tout doux, avec sa belle couleur brune, aux reflets ambrés, ses teintes de miel, de sirop d'érable, tu le coules sur les gens tout autour. Elle est belle la cour, et y a plein de gens qui s'activent. Le saule pleureur te fait de l'ombre, il fait des reflets bizarres sur ton visage de gosse. Y a pas que dans ta tête que t'as pas grandi, Verdun, mais ton physique t'y peux rien, c'est pas grave. T'as connu des gens ici. Des gens bleus, des gens verts, des gens jaunes, des gens rouges, des gens bons, des méchants gens. Des gens que tu soûles, des gens qui te fuient, des gens que tu couvres de bisous, des gens chez qui tu vas chercher des câlins. Des gens que tu colles, des gens qui te collent, des potes, des fêtards, des sérieux, des frimeurs, des bizarres, des idiots, des intelligents, des matheux, des littéraires, des geeks, des passionnés, des fous, des travestis, des hermaphrodites, des guitaristes, des pianistes, des satanistes, des anarchiste, des punks, des rockeurs. Des gens pleins, de gens, des gens en folie, des gens habités par la folie. Et c'est un peu ta grande famille, et pour une fois, tu les regarde, tu ne dis rien, tu les aimes en silence. Ta frangine aurait été fière de toi. Alors tu souris, et puis tu leur tourne le dos. Tu les aimes. Tu te baisses, tu cueilles une fleur. Une de ces fleurs qui font les bonheurs des petits bébés et des grands enfants. Tu n'échappes pas à la règle, surtout pas à celle là, parce que cette règle-là, tu l'aimes. Et tu te retournes, et puis tu souffles sur le pissenlit, tu souffles de tout ton coeur, les graines, elles s'envolent, elles toucheront peut-être certains personnes, elles feront fleurir d'autres pissenlits, et certains de ces gens les souffleront. Alors t'es heureux, et tu pars en riant, et tu chantes ton truc allemand, t'as pris l'habitude de le chanter tout le temps. Heureux, heureux, heureux.



22-05-2013 à 21:32:51
Luke — 15/07/2011 & 22/07/2011

— Dis, Lothaire ?
— Qu'est-ce que tu veux, Louisiane ?
— Comment tu te définirais, toi, si on te le demandait ?
— Pourquoi on me demanderait ça ? C'est débile, on peut pas vraiment se définir soi-même, je sais pas, c'est comme si on demandait à un dindon de nous dire comment il se définit pour écrire ça dans le dictionnaire.
— Bah, pour savoir. Comme ça, pour aider à te connaître et tout.
— Bon, passons sur le fait qui te semble apparemment négligeable qu'on peut aisément nous considérer comme des connaissances de longue date. Ma mère disait que je suis un garçon passionné.
— Elle a raison … Et qu'est-ce qui te passionne ?

Luke, c'est deux syllabes, un peu roulées que tu formes sur ta bouche et qui s'échouent aux écluses fermées de ses oreilles. D'abord un Lu. La langue qui s'éclate contre les dents poussées en avant sur un sourire charmant que t'ira corriger chez un orthodentiste et puis les lèvres plissées qui te donnent une face de canard, ou de fille de petite vertu, c'est à débattre. Et puis un ke. Qui claque cacophonie sur tes dents du bas, petites quenottes sérrés au garde-à-vous. Et c'est un mot simple. Il se fait caméléon, se fond dans les décors, comme dans le petit nuage de lait de tes pensées. Il s'accroche à l'un et puis à l'autre, et finalement il s'associe à quelqu'un. Un mec transparent un peu d'après ce qu'en dit son pseudonyme. Et tu sens à des mètres qu'il pue l'homme invisible, mais ça c'est parce que les autorités divines ne t'ont pas encore fait grâce ou malheur de le connaître. C'est pas une bénédiction pas une malédiction, c'est un peu une bouillie entre les deux.

— Je pense qu'on peut dire que. La Terre me passionne. Non ?
— … Il faut croire. Continue ?
— Mon père disait que j'avais beaucoup d'imagination. Paraît que quand j'ai commencé à parler, je leur ai raconté qu'avant d'être dans le ventre de ma mère, j'étais un astronaute et j'avais découvert une planète habitée par des arbres à biberons parlant.
— T'étais déjà un petit comique à l'époque !
— Ma maîtresse de maternelle disait que j'étais un petit gars promis à un grand avenir.
— C'est un loin, quand même, on a quinze ans, maintenant.
— Et alors ?

Lothaire, c'est un peu comme une feuille de calcul dont on aurait rempli toutes les cases en vert, ou comme une limonade sans bulle et sans verre. Un peu comme un méli sans son mélo, ou la huitième couleur de l'arc-en-ciel. Un x avec une valeur constante, un grand jeté avec des baskets à semelles compensées. Peut-être bien un paradoxe, ça dépend de quel dictionnaire. Il serait un peu comme un manga qu'on lirait à l'occidentale, comme une émission de télé réalité présentée par un iguanodon, ou comme un crayon de papier taillé des deux côtés. Ce qui n'en fait pas vraiment un mec incompréhensible, mais juste un mec un peu spécial. Faut pas t'en faire pour lui, il le vit bien.

— … Continue, Lothaire.
— La dernière fille avec qui je suis sorti disait que je passais trop de temps à m'occuper de l'avenir du monde entier qu'à penser à elle.
— Elle a peut-être raison.
— T'es dans son camp ?
— Non, Lothaire.
— Sinon, c'est tout ce que je me souviens que les gens disent sur moi, je crois. Les gens disent pas beaucoup de choses sur moi. Faut dire, tu vas pas aller chez des gens au pif et leur dire que tu les trouves ci ou ça, ça serait un peu débile, j'trouve.
— Tu m'as dit comment ils te définissaient, pas comment toi tu voyais la chose.

Luke, tu peux le respecter si tu veux. Pour son sourire brouillon un peu coupé qui barre qu'une moitié de son visage, pour ses yeux bruns qui te descendent pour l'exemple avec un fusil-mitrailleur dernier cri écologique, pour ses bras qui virevoltent dans l'air en célébration de tout, pour sa peau claire comme du vinaigre, pour son diable d'accent français qui tranche son anglais à coups de petite cuillère, pour son mètre quatre-vingt de tôle aplatie sous les roues d'un bulldozer, pour ses mots soutenus qui te disent bien le bonjour, pour ses frémissements de frustré, pour ses mains qui transpirent l'huile de moteur, pour son front peint d'un slogan de vert qui s'assume, pour ses joues peintures tribales, pour ses doigts qui plongent dans un énième sachet de chips de bananes.

— Je suis un.
— … Certes.
— Bon, ok. Je suis écolo. Et je le serai toujours.
— Oui.
— Plus tard, j'aurai une voiture et je changerai son moteur pour qu'elle marche à l'électricité.
— C'est bien.
— Oui.

Lothaire, tu l'aimes, tu le détestes, tu te fous de sa gueule, tu l'enquiquines, tu le suis, tu le détestes, tu le noies, tu le brules, tu le crèves, tu le vomis, tu le caresses, tu l'emmènes, tu le fuis, tu t'enfuis, tu le voles, tu le critiques, tu l'écris, tu le dessines, tu le perds. Tu fais ce que tu veux avec, il sera d'accord tant que tu fais rien qui irait à l'encontre de sa belle planète qui meurt du réchauffement climatique.

— Et tu mangeras des chips de banane ?
— Et je mangerai des chips de banane.
— T'es pas trop remué pour tes parents ?
— Bah. Non, mes parents sont morts y a trois jours, je vais très bien, c'est clair.
— Je suis là pour toi, Lothaire.
— Je sais, Louisiane.

Luke c'est le mec qui relève la tête de son moteur avec les joues noires d'essence et qui se cogne au capot en se redressant ; le mec qui dans cette même voiture garde un début de sachet de recyclables ; le mec qui repeint ladite bagnole tous les mois avec de la peinture végétale ; le mec qui engloutit un nombre hallucinant de sachets de bananes ; le mec qui prend des médicaments homéopathiques tous les matins sans fautes ; le mec qui se lance dans une campagne de pub écologiste en se mettant debout sur la table à la cantine ; le mec qui a un gros problème avec les soda sans sucre. Luke, sinon, c'est pas un mec trop contrariant. Luke, il peut même être un mec cool.

&&


Au fond, la folie, je vois pas pourquoi on devrait en avoir peur. Je veux dire, tout le monde en a une part au fond de soi. Comme quelque chose qui sommeille ; ou bien qui est vraiment déclaré. Vous avez déjà essayé d'être sérieux toute une journée ?
Moi, oui.
Et je peux vous dire qu'être un peu con, c'est bien mieux. Sérieux de temps en temps. Mais en permanence, t'as ta vie qui perd sa saveur, ses couleurs, ses odeurs. Toutes ces choses qui font que la vie, c'est bien. Et du coup, c'est plus bien. C'est pour ça que je comprends pas les gens qui arrivent à jamais être débiles. A l'intérieur d'eux, ça doit être Bagdad. Du genre, explosions, implosions, qui s'enchaînent jusqu'à l'infini. Et puis, franchement. Si déjà on vit, pourquoi pas en profiter ?

Alors la part de folie là, tout le monde en a oui. Et le mieux, c'est de s'en rendre compte.

La folie de mes parents, ça a commencé tout simplement. Ils se ont rencontrés ; retrouvés ; aimés. Et puis à force de se retrouver au tour d'un café, de parler, de parler et de parler ; à force de s'embrasser, à force de faire des choses la nuit, ils sont devenus encore plus amoureux, encore plus fous. Alors ils se sont mariés. Ils ont fait la fête, on les a aspergés de confettis, ils ont mangé plus que tout le reste de leur vie. Ils ont suivis le modèle, en fait.

Et puis il y a eu quelque chose.

— Chéri, je suis enceinte.

C'est comme ça que j'ai été conçu. Et ma mère, elle a été dans le cliché jusqu'au bout. En annonçant ; en s'engrossant ; en hurlant ; en faisant des caprices ; en accouchant. En devenant complètement abrutie aussi plus tard. Mon père aussi il était comme ça, d'ailleurs. Franchement, quand on est bébés, la seule chose qu'on attend de la vie, c'est de nous donner à manger. Alors, moi je dis ça, je dis rien ; c'est complètement débile de régresser à ce point-là dès que tu vois un nourrisson. Déjà avec un chiot j'ai du mal, alors un nouveau-né. Non mais. Voilà quoi.

Ma mère m'a dit, plus tard, qu'ils avaient pas voulu avoir si j'étais une fille ou un garçon.
Et aussi qu'elle prenait déjà des médicaments homéopathiques pendant sa grossesse, mais ça c'est une autre histoire.
Mais ça explique des choses.
Du coup, ils ont dû me choisir un prénom quand je suis né.
Mes parents, ils ont des goûts un peu étranges.

— Qu'est-ce que tu dis de Lothaire ?

Leur folie à eux, ça a été de vouloir être normaux.



Ma folie à moi, elle a commencé avec Louisiane.

— Arrête de bouger !

C'est loin déjà, mais j'ai arrêté. Je gigotais, et puis là pour lui obéir, j'ai plus bougé. C'était un des jours où c'était pas moi mais elle qui était venue me chercher, et qui avait proposé l'idée de ce qu'on allait faire. Et dix minutes plus tard, je me retrouvais assis dans l'herbe de son jardin, le corps plié à angle droit, les jambes bien tendues. Et elle me versait de la terre dessus, Lousiane, avec la minuscule pelle rose que sa mère lui avait acheté. Elle aurait voulu m'enterrer dans du sable, mais les samedi dans la campagne française, c'était peine perdue pour en trouver. Alors cette espèce de terre grincheuse mélangée avec le sable de chantier de son père se retrouvait sur moi. Ça rentrait dans mes habits, et ça chatouillait, ça grattait. Alors j'avais envie de remuer, moi, je devais avoir bien cinq ans à l'époque, j'étais pas vraiment prêt à tenir en place avec des fourmis de partout. Heureusement que ma mère avait vérifié que j'avais pris mes rhinallergy, sinon en plus, j'aurai passé mon temps à éternuer à cause du pollen. Ma mère et l'homéopathie, c'était une grande histoire, je vous avais dit. Mon père était pas forcément pour, mais il y en avait quand même plein les placards.

Et puis il faut dire que j'avais terriblement envie de me marrer, aussi.

— Je veux bien, très chère, mais je réclame qu'après vienne ton tour.

J'étais un gamin intelligent. Je savais lire, à l'époque, en grande section. Et c'était bien. Louisiane aussi, elle savait lire, mais elle c'était normal. Elle avait un an de plus que moi, mais c'était ma voisine, alors on était amis quand même. On était terriblement mignons. Et forcément, ce jour-là, j'ai attendu. Je me suis laissé recouvrir de terre, parce que je l'aimais bien, Louisiane.
Pour le goûter, ce jour-là, ma mère avait acheté des chips de banane.



Toute mon enfance est passée comme ça. J'ai l'impression qu'elle est passée aussi vite qu'un claquement de doigts. Et c'était un peu toujours pareil, mais je l'aimais bien, moi.
Il y avait Louisiane, et ses sourires, mes bonnes notes à l'école écrites au stylo rouge sur mes copies, les félicitations de ma mère, les hochements de tête de mon père ; Louisiane et ses rires, mes exercices finis à cent à l'heure, les regards un peu étonnés au début de l'institutrice, que je comprenais pas ; Louisiane et ses colères, les dîners en famille, les cadeaux d'enfants uniques. Il y avait aussi les mercredis chez ma grand-mère à l'autre bout du village, les samedis après-midis dans les champs, et les dimanches pour jouer avec cette fille que je vénérais tant. Et moi parfois je pensais qu'à ça, je pensais Louisiane Louisiane Louisiane. On en avait des milliers, des rituels, quand j'étais petit : le réveil à sept heures du matin quand mon père ouvrait les volets avec un air ensommeillé ; les médicaments des laboratoire boiron du matin, ceux de midi et ceux du soir ; l'attente du bus scolaire avec le cartable bien juché sur les épaules ; les briques de jus de fruits de la récré ; les fins de cycle avec des cadeaux pour les instituteurs ; les semaines à la montagne ; les disney à la télé.
Je sais plus quand est-ce que j'ai commencé à réaliser que j'avais besoin de ces trucs affreusement routiniers où je me complaisais dedans ; toujours est-il que c'est arrivé un jour. J'étais un gosse intelligent. J'avais du potentiel, comme ils disaient sur mes bulletins trimestriels ; je me rendais à moitié compte. J'avais l'habitude de réfléchir un peu plus vite que les autres. Je voyais des trucs logiques alors que c'tait un peu obscur pour quelques gens. Les copains ils m'aimaient bien pour ça, ils ouvraient la bouche en coeur, et ils disaient wow, t'es trop fort, et après on allait faire un match de foot sur le terrain dans la cour de récré.
Et puis j'ai pas fait de cours moyens deux. C'est l'instit que j'avais depuis deux ans qui l'a proposé à mes parents. On en a parlé, et puis j'ai dit que je m'en fichais. J'avais aussi des copains lus vieux que moi, de toute façon. Alors j'ai pris un an d'avance, et j'ai quitté ma petite école primaire pour le collège de la vilel d'à côté. J'étais avec Louisiane et quelques potes en classe, alors ça a été.
Les exclamations sur moi elles ont un peu évoluées, mais j'y prêtais pas garde. J'étais trop occupé à me chercher une nouvelle occupation pour m'en préoccuper. Je crois qu'à cette époque-là, j'étais à fond dans le trip indien. Un fois, je suis carrément venu avec des plumes dans les cheveux. Et puis après cinq minutes à calmer les rires de la classe, j'ai dû les enlever. Je me suis exécuté, je me suis même excusé. Et puis la vie a repris son cours.

— Eh, mais. T'as sauté une classe en fait ! Mais comment ça se remarque pas !

Au bout de deux ans j'ai eu le droit à ce genre de remarques de temps en temps. Et j'étais plutôt fier. Mes parents aussi, ils étaient fiers de moi. Mais il étaient pas si contents que ça, quand je ramenais un dix-sept, parce que cette note-là je l'avais tout le temps. Et quand je ramenais un neuf, ils disaient que ça passerait.

Moi aussi, je me disais ça.



— Allez salut les gars, on s'voit demain hein ?

Question rhétorique. C'était le rite, je la disais à chaque fois. Tous les soirs c'était comme ça. J'avais le front en sueur ; les mocassins que mon père m'avait achetés avec un t-shirt anti-transpirant collé à la peau et les jambes qui dépassaient d'un short en matière synthétiques ; une serviette autour du cou ; et un sac sur l'épaule. Ma tête résonnait fort du bruit des ballons qui claquent sur le sol, des baskets qui dérapaient sur le lino du gymnase, des cris de l'entraîneur et du souffle e tous mes potes et accessoirement coéquipiers. Et je balançais cette question, je sortais du vestiaire en premier, avec le plus immense des sourires Et j'allais droit vers Louisiane.
Elle était toujours sortie avant moi parce qu'elle elle ne faisait qu'assister à l'entraînement. Mais elle était là. Et puis elle prenait des cours pour devenir arbitre. Alors j'étais heureux quand je la voyais. Elle venait à tous mes matchs aussi.

— C'est bien, t'as bien joué aujourd'hui.

Parfois le fait que je jouais bien, c'était un euphémisme. J'étais doué, et j'aimais ça un peu plus que tous les autres. Le handball, depuis que j'ai commencé, ça a fait partie intégrante de ma vie. J'en ai besoin. Ça défoule.

Et tous les soirs c'était comme ça, j'y filais après l'école, c'était pas loin. Je sortais à dix-huit heures trente, alors tous les deux on mangeait un casse-croûte, et on rejoignait à pied le conservatoire, à un kilomètre je crois. Et j'assistais à ces cours de clarinette. A vingt-heures on prenait nos vélos que sa mère venait poser tous les matins devant, parce qu'elle passait par là, et on rejoignait le village. En hiver, et quand il faisait pas beau, on allait pas jusqu'à chez nous, juste au travail de mon père et il nous laissait jouer avec son ordinateur et on rentrait avec lui une heure plus tard, complètement crevés. Et on recommençait ça à chaque fois.
J'étais content, parce qu'à pied on gaspillait pas la Terre.
J'étais déjà écolo à dix ans. Et je cassais les pieds de tout le monde avec ça.
Je me déplaçais à pied, à vélo ou en bus. Je rouspétais mes parents quand ils laissaient le robinet ou la lumière ouverts. Je soupirais profondément devant tout un tas de trucs.

C'est comme ça que j'ai été un enfant et un adolescent follement heureux.
Et je bénissais ma mère de m'avoir inscrit au hand quand je suis passé en cp.



Et puis il y a eu l'enterrement de trop. Il y a eu l'entraîneur qui sifflait mi-temps alors qu'on venait de commencer, il y a eu les grands signes et les joues trop pâles de Louisiane, il y a eu le téléphone qui passait dans ma main, et elle qui me regardait de ce drôle d'air. Il y a eu la voix ensuite, avec mon coeur qui paniquait, parce que c'était pas normal.

— Vous êtes Lothaire ?

J'ai hoché la tête et quand j'ai réalisé qu'il ne me voyait pas, j'ai dit oui. Et puis ...

— ... Vos parents ont eu un accident. Les urgences sont arrivées, elles ont fait tout leur possible, mais malheureusement, c'était déjà trop tard, et elles n'ont rien pu faire. Vos parents sont morts, leur voiture a heurté un conducteur ivre. ... Je suis désolé. Toutes mes condoléances.

J'ai raccroché le téléphone, je suis sorti, j'ai claqué la porte. Et je me suis planté sur le parking, et j'ai gueulé. Gueulé jusqu'à ce que j'en ai plus de voix, jusqu'à ce que mes larmes m'en empêchent. Alors, j'ai pleuré.
Et puis les parents de Louisiane m'ont accueilli. J'ai passé une semaine au lit.
Et après j'ai recommencé à être normal. Autant que je pouvais.

Et puis il y a eu ce type, qui m'a proposé de faire un test de quotient intellectuel. Je voulais pas rester chez mes voisins, parce que j'avais quinze ans et tout ce que j'aurai fait, c'est leur casser les pieds. Alors j'ai passé leur test. On m'a dit que j'avais cent soixante-cinq, que c'était très bien.
On m'a parlé de wammy's house.
Et moi, j'ai accepté. Tout simplement.

— Luke, je veux qu'on m'appelle Luke.

Et puis j'ai atterri chez les shape. Trois ans ce sont passés. Trois ans d'écologisme, de sourires, de sport, de compétition pour la première place, de drôles de moments. Trois ans d'oubli. Et je me sens bien, là, finalement. Ils arrivent à me donner envie de me surpasser. J'ai même oublié. Je refais une nouvelle vie.
Et je m'améliore même en anglais.


22-05-2013 à 21:34:37
Loki — 14/07/2012

T'es là, petit garçon, accroupi ; autour de tes épaules, t'as noué une couverture, toute douce. Eux, ils ont l'habitude, que tu te balades comme ça, couvrant ton corps de gamin. Et tu plonges tes yeux dans une flaque ; sans bouger, sans mot dire. Tu connais la scène par coeur : tu vis dans l'instant, et ce moment, il est juste là, dans la vie clapotante à fleur de l'eau.

— Loki ?

Tu te redresses un peu ; tes yeux plongent dans les siens. Tu les connais déjà, pour les avoir fouillés longtemps. Alors, un sourire naît sur ton visage, entre les fossettes de tes joues, avec cet air de tendresse qui n'appartient qu'aux amoureux. T'as ça dans le coeur : c'est comme si t'étais amoureux du monde ; et puis, la peur te prend aux tripes, alors tu te redresses ; t'es toujours trop petit. Petit garçon. Et tu couvres ton visage dans les pans de ta couverture, t'y fais disparaître tes yeux foncés.

— Loki, qu'est-ce que tu fais ?

D'une main, tu rabaisses doucement la couverture, pour dévoiler tes yeux. Tu sens ton corps trembler un peu.

— Je me cache. Des monstres sur ton visage.

Et puis tes yeux se perdent à nouveau dans les méandres de la flaque d'eau. Perdu un peu, petit garçon, perdu dans tes passions. Alors tantôt ton regard s'accroche aux étoiles, à l'univers. Et tu les connais, les astres, un peu par coeur, parce que t'y tiens ; tu pourrais réciter comme ça, leur nom, leur composition, leur éloignement à la Terre. Et ça ferait briller tes yeux. Parfois, tes rêves décrochent de leurs lointains soleils pour plonger parmi des vagues. Alors, ton coeur bat au rythme de l'eau, pour la vie qui l'agite. Ton coeur d'enfant qui se partage entre ses deux passions. T'as déjà oublié, toi, que tu lui parlais ; t'es un peu tête en l'air quand tu te perds dans tes songes.

— Loki, les monstres n'existent pas.

Alors tu rabaisses encore un peu les pans de ta couverture pour faire apparaître ton doux sourire, et tu forces l'entrée de ses bras. Tu te blottis dedans, comme ça, sans prévenir. Entre tes dents de lait, par delà ton sourire, tu chuchotes quelques mots, rien que pour lui :

— Si. Et tu sais, ils aiment pas quand on nie leur existence, ils seront encore plus méchants avec toi. Fais attention. Peut-être qu'un jour, ils viendront te dévorer. Tu sais, il y en a même sous mon lit. Ça me fait peur, la nuit.

Tu te colles un peu plus à lui, dans ces bras qu'il ne t'a pas offerts, que t'as pris quand même.

— Dis ?

Une fleur, là-bas, plisse ses pétales au vent.

— Mmh ?

Elle attire ton regard, plein de tendresse. Et la question bute sur tes lèvres alors que tu la regardes faisant sa révérence à la bise.

— Tu me protégeras ?

Et pour toute réponse, des bras qui te lâchent, un sourire qui se remplit de pitié face à toi, et un bruissement de papier. Tu redresses un peu la tête, curieux de l'origine de ce son qui te tient tant à coeur.

— T'as oublié tes dessins sur ton bureau, Loki.

Le rouge aux joues, t'agrippes les feuilles couvertes de crayon ; tes yeux glissent sur les courbes étranges, sur les mots griffonnés. Et le titre est là, encadré, sur chacune d'elles ; imprimé sur ses lèvres, où tu le devines déjà. Tu fais un pas en arrière, serrant contre ton coeur les feuilles retrouvées ; un pas en arrière pour mieux voir les mots arriver.

— Alors comme ça, tu crois aussi aux dimensions parallèles et aux extraterrestres, hein ?




22-05-2013 à 21:39:01
22-05-2013 à 22:03:15
Lewis — 30/09/2012

Tu pourrais marcher sur la tête, Lewis, qu'on ne te remarquerait pas, là d'où tu viens. Tu pourrais sourire, Lew ; tu n'en aurais l'air que plus éteinte, encore. T'es un peu invisible ; c'est comme si t'avais les codes inscrits entre tes joues roses, caressant doucement ta peau. Les cheveux gentiment tressés qui te retombent sur les hanches, les cils battant doucement, l'absence de formes de ton mètre soixante dissimulée derrière des habits amples.
T'as l'air vide, tu sais, Lew ? Tu devrais peut-être sourire, tu sais ? Tu pourrais peut-être faire écho à ces lueurs d'étoiles qui brillent malgré toi dans tes yeux gris. Ris, au moins. Ebouriffes tes cheveux, tortilles-en une mèche autour d'un doigt. N'importe quoi ; mais toi, tu ne bouges pas, Lew. On ne s'arrête pas sur toi, du coup, tu sais, on a le regard qui glisse sur toi sans te voir.
On pourrait, pourtant ; alors, on verrait peut-être les lueurs étranges qui se reflètent sur ta peau trop blanche, on verrait se nicher dans tes cheveux les échos d'une lumière dorée. On croirait peut-être même entendre un rire aux accents sibyllins. On se demanderait si, enfin, tes lèvres se seraient étendues.
Mais t'es figée, Lewis.

&&


T'as le coeur un peu brûlant, comme une étoile étiolée. Il pulse tout doucement, hanté par la fin qui s'approche un peu de trop. Elle te vide, la fin, Lew, parce qu'elle est là, devant toi. Parce que t'es persuadée d'avoir la mort accrochée à tes paupières. Peut-être que c'est pour ça, que tu ne souris pas, Lew. T'as le coeur un peu en cendres, maudit par ton pessimisme. Et tu sursautes, Lew, quand tu vois les ombres courir autour des gens. Ça fait longtemps que tu n'en as plus peur, pourtant ; c'est plus de la surprise, comme l'éclat douloureux des choses qui se répètent de trop. T'as tort, d'un côté. C'est toi que tu devrais avoir peur, des crachats de bile, quand tu t'énerves. Fielleux cauchemars qui susurrent à tes oreilles.
Au fond, tu n'as jamais fait que te perdre, Lew.

&&


— Leeeew, sors de là, les gens disent que c'est à cause de ça que t'as des cernes et que tu me fais peur.
— Non.

La gamine glisse une main dans ses cheveux courts, caresse des doigts la paroi, d'un geste presque tendre. Elle a déjà abandonné, Lew. Alors la lumière s'allume doucement, un peu vacillante. Elle brûle un peu les yeux, au début. Alors la môme écarquille les siens, se fige dans le silence. Au loin les fantômes glissent leurs tentacules d'abysses sur les murs. Et les échos des agonies font bruisser l'air déjà trop lourd. Elle chancèle, Lew, et son sourire d'enfant s'agrandit. Elle va tomber, Lew, mais elle tend un bras devant elle. Et ses doigts se referment sur le vide alors que ses coudes rencontrent le sol, encore une fois. Etoile dans la poussière, s'éteint. Peut-être pour toujours. Elle croise les bras sur sa poitrine, Lew, et elle meurt encore un peu. Autour d'elle les morts valsent toujours sans que jamais elle ne devine la sienne.

— J'ai cessé de croire à la salle des futurs alternatifs il y a des années, Lew.
— Tu as tort, Gene.
— J'ai plus cinq ans ...

Peut-être que c'est là que tu meurs, non, Lew ? Quand le dernier de tes soleils s'éteint. Et ça fait mal, quand plus personne ne croit en toi, pas vrai ? Ça fait un peu comme un trou noir dans ton coeur. Le vide qui s'abîme dans l'infini. Tes yeux se plissent un peu, ce jour-là, quand ton coeur s'arrête de battre, entre les murs froissés. Mais ce n'est pas grave, parce que Gene est parti. Gene est parti et toi tu craches toute la bile de ton corps sur les murs. Et, au début, tu ne sens même pas la petite sphère lumineuse qui caresse tes lèvres d'une chaleur morbide.

— Uchawi ni katika wewe milele, Lew.
— J'en veux pas.

Tout le reste a disparu, Lew. Peu importe, tu te dis, quand le dernier mot laisse traîner ses derniers accents dans ta tête. Gardien. Qu'est-ce que tu fais là, déjà ? Peu importe, pas vrai ? Alors, tu délies doucement tes jambes rabattues contre ta poitrine, et tu te lèves. Qu'est-ce que tu vas faire, Lew ? Peut-être que ça n'a rien à voir avec toi, au final. Tu devrais cesser de marcher sur la tête, Lewis ; tu vas encore te perdre.

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