Dernier vent — 15/11/2009 & 03/11/2009 & fin novembre 2009 & 30/03/2010
L'Agarie, au fil des siècles, avait toujours été un pays joyeux, bien plus que les autres. On y avait établi une démocratie parfaite, dans laquelle tout le monde tenait ses promesses. Tout allait à merveille : les gens étaient heureux, et fiers, et les bambins couraient un peu partout, comme un bambin normal. On pouvait s'approcher de n'importe qui, on devinait une joie immense sur son visage. Une joie partagée. Mais partout où tout va bien, il y a quelque chose qui va mal. Un groupe de meurtriers se développa, tous des forcenés qui ne cachaient pas leur haine pour le régime. Il développa des idées extrêmes, mais toutefois intelligentes. L'Agarie, en y réfléchissant bien, reposait sur un système fragile dû à la naïveté des habitants. Ainsi le groupe pris rapidement le pouvoir. La terreur s'installa peu à peu, en même temps que le plein pouvoir de la Ligature.
Aux confins des Terres de l'Agarie, un grand orphelinat est construit. Là-haut, des orphelins s'entassent, et tout doucement, là-bas, plus qu'ailleurs, chez les enfants rejetés, considérés comme des sous-hommes, une idée contre la Ligature se développe. D'après la Prophétie historique, les Hommes le savent, tout repose sur la volonté de personnes encore inconnues. Ces personnes, d'ailleurs, ne se connaissent pas toutes entre elles. Dans cet orphelinat, la prophétie commence déjà à se réaliser.
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« Pst ! Pst ! »
Timo sortit d'un bond de son lit, faisant grincer les ressorts. Sur le sol du dortoir, il ramassa en vrac quelques affaires et ouvrit la fenêtre. Regardant en bas, il vit une jeune fille se tenant debout, la tête en l'air. Elle était d'une blondeur intense et ses grands yeux verts perçaient la nuit. Le jeune garçon jeta un regard à ses amis qui dormaient, d'un sommeil agité. Des orphelins encore hantés de cauchemars. Décidé, il fit un bond et se réceptionna difficilement à côté de la fille. Il la salua sans bruit et elle lui répondit ; elle inspira profondément, s'apprêtant à parler.
« La Ligature a enfermé les Révoltés qu'ils ont trouvé au bar. Personne ne t'a vu, je pense, puisque j'ai assommé le Vieux. »
Timo opina de la tête. Ils avaient donc trouvé le bar ! Ils allaient sûrement bientôt découvrir ce qu'il se passait aux Confins, alors. La jeune fille secoua ses cheveux blonds.
« On doit y aller, Ely ? T'en es sûre ? hésita Timo. Je ne suis pas sûr d'être prêt... Oh, si ! On peut y aller. »
Il prit la main d'Ely. Les murs de l'Orphelinat, d'un blanc cassé, se profilaient dans la nuit. Derrière, on devinait un monde invisible. Derrière la Frontière. Il saisit un petit caillou, le lança par la fenêtre ouverte. Un instant, il aurait aimé rester, mais Ely le tira. Ensemble, il s'engagèrent dans les Marais embourbés.
Pendant plusieurs heures, ils marchèrent sans répit, et quand ils s'arrêtèrent enfin, la Nuit venait de quitter le ciel. Timo, soufflant doucement, en profita pour observer Ely. Elle était assise en face de lui, droite, assurée. Ses longs cheveux blonds flottaient au vent et ses yeux verts restaient vifs et ne cessaient de surveiller les parages. Elle s'était assise sur une roche et avait posé ses pieds nus recouverts de boue fraîche contre la matière froide. Timo venait de se rendre compte qu'au fond de lui, il se demandait s'il pouvait vraiment lui faire confiance. Mais il n'avait pas le choix, la Ligature allait arriver, et ce serait encore pire s'ils le capturaient que s'il lui arrivait malheur en suivant cette fille. Une rumeur courait sur Elle. D'après ce que savait le jeune garçon, elle serait liée de prêt à une prophétie. Lui aussi, mais il l'ignorait encore. Il tendit les oreilles, guettant un message. Ils continueraient de marcher, tout droit, jusqu'à que l'un d'eux perçoivent un message des Résistants, qui leur dirait s'ils pouvaient entrer en ville. Le duo avait pénétré deux heures plus tôt dans la Forêt. Le paysage sombre de la Forêt qui périssait, comme affligée par les actes des hommes, prolongeaient l'impression sinistre que donnaient les marécages boueux. Cette Forêt était dite hantée. Timo se leva d'un bond souple, et se remit en marche, en se demandant si les autres avaient déjà vu qu'il était parti. Sûrement pas. Dans deux heures, il quitterait la Forêt avec la jeune fille, et alors, l'Orphelinat commencerait seulement à se réveiller. Sa compagnonne s'était déjà levé et le suivait sans bruit. Elle était concentrée. Le vent balançait les branches et si les jeunes gens n'étaient pas concentrés sur les bruits, ils auraient sûrement vu l'ombre qui se profilait juste à côté d'Ely, dans un buisson de jeunes chênes, senti l'odeur sobre qui planait dans l'air et perçu que l'atmosphère autour d'eux se faisait oppressante.
Un grand cri aigu déchira le silence précieux de la Forêt et Timo se retourna brusquement en reconnaissant la voix d'Ely. Ne la voyant pas, il leva instinctivement la tête. Ely était comme suspendue dans le vide, retenue par des bras invisibles. Au même moment, un bruit sourd retentit dans l'air. C'était le signal des Résistants. Un deuxième cri fit vibrer les tympans du jeune garçon. Une odeur sobre et fraîche d'alcool enveloppait l'atmosphère. Ely s'agitait, suspendue en l'air ; elle faisait de grands signes, l'air désespéré. Timo avait commencé à trembler, effrayé de ne trouver aucune solution et ses dents claquaient bruyamment.
« - Timo, aide-moi, voyons ! Brailla la voix claire de la blonde.
- Que veux-tu que je fasse contre les fantômes ?
- Un fantôme … , hoqueta-t-elle, un fantôme ? Lâche-moi, fantôme !
- Tôme, ôme,... répéta l'écho. »
Timo eut à peine le temps de sursauter en entendant l'écho qu'Ely s'écrasa au sol. Le fantôme avait obéit, mais un peu brutalement. Timo aida la jeune fille qui râlait à se relever. Aussitôt debout, celle-ci leva le poing en l'air, comme pour donner un coup au spectre farceur. Ses grands yeux verts cherchaient la moindre apparition de celui-ci. Timo posa une main sur l'épaule d'Ely.
« - On peut aller en ville !
- T'as entendu le signal ? Ah, oui, bien sûr, sinon tu ne dirais pas ça ! Pas tout de suite, s'il te plaît !
- Ely...
- Oui, oui, je sais ils nous attendent ! Et alors ?
- C'est un fantôme ...
- Oui, et tu as vu comment il m'a lâchée ! J'exige vengeance ! Apparaît, fantôme !
- Fais attention ...
- Fantôme, viens ici tout de suite, que je te botte les fesses ! Et plus vite que ça ! »
Timo ne prit même pas la peine de répondre, car il savait que ça ne servirait à rien. La blonde était têtue et pas très patiente. Quand il prononçait deux mots, elle faisait cinq phrases. Il ne réfléchit pas plus longtemps à cela, car un rire tonitruant brisa une nouvelle fois le silence à peine reconstruit. C'était le genre de rire qu'un adulte qui avait trop bu pouvait produire, mais Timo n'avait jamais été en présence d'un adulte autre que le Vieux, le surveillant de l'Orphelinat des Confins. Ah, l'Orphelinat... Son silence rassurant, sa blancheur tranquillisante. Timo en connaissait tous les recoins et savait y établir n'importe quelle bêtise. Il repensa à ses abris, ses cachettes, ses recoins. Il revit le Vieux l'enguirlander, tout droit planté comme un piquet, le visage ridé et déformé de colère. Il vécut plusieurs scènes de l'Orphelinat, le midi et sa soupe étrange, le coucher et les histoires de fantômes, tous les moments qu'il avait passés au coin, les mains derrière la tête, et tous les autres moments où il était seul à la bibliothèque, fouillant dans des étagères poussiéreuses, absorbé par une lecture... Un autre visage s'imposa soudain à lui et le jeune garçon secoua la tête. C'était un tout petit garçon qui avait l'air rieur. Ses cheveux presque noirs étaient hérissés naturellement sur sa tête. Il avait quatre ans à peine, mais il était déjà d'une grande lucidité. Son bras droit était abattu le long de son corps, un livre dans sa main ; son bras gauche était tendu vers le visage de Timo, la main ouverte. Ses yeux étaient magnifiques, éclatants ; ils étaient gris. C'était un petit orphelin, un grand ami de Timo, malgré son âge. Il s'appelait Lifaen. Timo ouvrit la bouche et s'apprêtait à murmurer son nom, quand Ely, qui l'avait agrippé par les épaules, le tira de sa rêverie. Timo écarquilla les yeux. Devant lui se tenait Ely et le spectre blanchâtre d'un homme avec une jeune barbe.
« - Timo, il est d'accord pour nous ramener à la ville !
- Quoi ? C'est vrai ? Tu as parlé avec un fantôme !
- Mais bien sûr qu'elle a parlé avec moi ! Et je vais vous envoyer à la ville !
- Nous envoyer ?
- Mais oui, c'est génial, Timo, non ! Rilce nous emmène à la ville, il est avec nous !
- Rilce ?
- C'est son nom, andouille ! Viens maintenant ! »
Timo, encore sonné, regarda Ely lui attraper la main puis adresser un hochement de tête au fantôme. Celui-ci, un éclat de rire au bord des lèvres, récita quelques paroles silencieuses, puis il se sentit projeté en l'air. Il tenait toujours la main d'Ely. Il faisait froid tout d'un coup et le garçon baissa les yeux. En contre-bas, il aperçut la Forêt et les Marais ; il sentit sa tête tourner et réprima une envie de vomir. Il voulut prévenir Ely mais ses yeux venaient de se fermer. Il s'évanouit.
Il rêva longtemps. Il se trouvait dans le Dortoir, à l'Orphelinat, et il lisait un roman écrit de manière particulière. Il était totalement aspiré par sa lecture quand la porte grinça et alla s'écraser contre le mur. La nuit tomba à ce moment précis mais la lumière était allumée. Timo tomba de son lit et se retrouva assis par terre. Le sol était fait de boue. Il jeta un coup d'oeil dans l'encadrement de la porte. Dans l'ombre se tenait une silhouette familière. Elle s'avança. Une procession de fantômes commençait à tourner autour de Timo et parmi eux, Rilce. Des bruits sourds résonnaient, comme le signal des Résistants. L'effluve de l'alcool alourdissait l'atmosphère. Dans la lumière se tenait à présent Lifaen, mais son visage était déformé par une douleur étrange. Ils avaient des cernes sous les yeux. Il devait avoir cinq ans à présent. Il leva les mains. Elles étaient pleines de sang et l'une d'elles, tremblante, tenait un petit poignard. Ses yeux gris avaient perdus leur éclat : ils étaient sombres. Ses dents claquaient de peur. Des larmes d'effroi perlaient sur ses joues. Un rire cristallin éclata. Un des fantômes passa devant Timo. C'était Ely. Morte. Elle avait un long sabre effilé planté dans la poitrine. Les autres fantômes la couvaient des yeux. Rilce tenait une bouteille d'alcool fort. Dans la boue venaient de naître des figurines, des soldats en terre. Une longue bataille commença. La tête de Timo tournait. Lifaen s'approcha de lui et posa une de ses mains ensanglantées sur son coeur qui cognait contre sa poitrine. Toutes les statuettes tournèrent la tête vers Timo. Le petit garçon parla de sa voix claire.
« - Timo, Timo, ne les laisse pas faire ça. Ne nous laisse pas faire ça...
- Tu dois les empêcher, Timo, poursuivit la voix de son amie blonde.
- C'est ton devoir, renchérirent les fantômes.
- Tu dois nous sauver, Timo.
- Tu dois choisir.
- C'est toi, qui doit faire ça !
- Timo, Timo, … Pitié. »
La dernière phrase, prononcée de la voix claire et triste de Lifaen, résonna longtemps dans la tête de Timo. Les petites figurines avaient tendu les mains aux fantômes et Ely serrait Lifaen dans ses bras. Timo se releva. Que lui arrivait-il ? Le Vieux, un fantôme lui aussi, le regarda, furieux.
« - Mais... Pourquoi ? Comment ?
- Tu dois trouver, Timo.
- Aide-nous, Timo... Timo... Timo... »
Timo attrapa Lifaen pour se persuader qu'il n'était pas lui aussi, un fantôme. Un sourire illumina le petit visage, tordu de douleur. Ses yeux gris brillèrent d'une lueur d'espoir. Il murmura quelques mots à Timo et finit par « Ne m'oublie pas, Timo... ». Timo hocha la tête. Ce serait peut-être la seule promesse qu'il respecterait, mais il la respecterait. Coûte que coûte. Le petit Orphelin le méritait. Les fantômes se remirent à tourner autour des deux garçons, puis ils s'évaporèrent. Ely fit d'abord une étreinte glacée à son ami puis s'en fût également. Timo entreprit d'essuyer les mains du petit Lif. Il frotta son poignard contre son pantalon pour le nettoyer, puis l'accrocha à la ceinture du petit. Il lui tendit le livre encore ouvert sur le lit en fer rouillé et lui mit entre les mains. Il le couvrit en arrachant le drap blanc du matelas et en l'entourant autour de lui. Il lui serra la main tristement puis le ramena dans son dortoir, le dortoir des petits, qui se trouvait à l'autre bout du couloir sinistre. Il le borda en lui racontant une histoire. Le dortoir semblait encore plus lugubre maintenant. Les toiles d'araignées se croisaient. A croire que c'était Timo, le jeune garnement, qui prenait soin de l'Orphelinat, qui pourtant le faisait tant souffrir. Il sortit sur la pointe des pieds en veillant à ne pas réveiller l'enfant fragile et ferma la porte tout doucement. Timo n'avait de douceur que pour son jeune ami. C'était comme un frère pour lui. Il soupira et secoua ses cheveux ; une larme ricocha contre le sol en bois flotté. Il s'appuya contre le mur.
« Je te promets que je ne t'oublierai jamais. Jamais, jamais... »
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Il nageait depuis déjà plusieurs heures et ses muscles commençaient à peine à s'endolorir. Il regagna la berge en quelques brasses et s'extirpa de l'eau. Il était torse nu et son pantalon lui collait aux jambes, ses cheveux mi-longs tombaient péniblement sur ses épaules. Il n'avait pas de vrai nom, et il n'en avait jamais eu ; ses parents l'avaient abandonné à sa naissance, ici, dans cette grotte. Il venait nager dans ce lac tous les jours depuis ses six ans ; il en avait déjà vingt. Les rares gens qui lui parlaient vraiment l'appelaient le Résistant, mais la Ligature et les gens du peuple pensaient qu'il s'appelait Anan. A présent, il était assis sur le sol en pierres froides et il contemplait la beauté pure de la grotte : elle était sombre, ténébreuse et silencieuse, mais il aimait sincèrement s'y trouver. Le lac reflétait la faible lumière du soleil et ondulait au rythme du vent qui tourbillonnait dans les aspérités. Le jeune homme se leva doucement, se rhabilla rapidement et sortit de la grotte. Le paysage entier était sombre et froid ; c'était ainsi depuis que la Ligature avait pris le pouvoir. Le Résistant s'engagea sur un sentier ; il n'avait pas de temps à perdre, il devait rentrer immédiatement. Les évènements de ces derniers jours avaient été précipités. D'abord, on avait appris aux habitants une Prophétie, et la Ligature avait organisé des rafles dans tout le pays. Elle avait arrêté nombre de Révoltés. Le jour précédent, on avait eu vent de fugues : des Orphelins des Confins qui étaient partis. La Ligature avait lancé des recherches dans tout le pays. L'Agarie était secouée de bas en haut par leurs fugues. Anan appréciait de sentir le vent ricochant sur ses tempes. Il entra dans une taverne et s'assit sur un tabouret près du comptoir.
« Vous voulez queq'chose, m'sieur Anan ?
- Oui, j'aimerai une bière. Et les nouvelles. »
Le barman s'agita au comptoir et le Résistant devina sur son visage une certaine gêne. Il poussa un profond soupir ; il se doutait cependant que les nouvelles seraient mauvaises : il n'aurait pu en être autrement. Le serveur déposa une bière devant lui ; il en bût une gorgée avant de reporter son attention sur le barman. Il le fixa des yeux quelques secondes et finit par le décider à parler.
« Alors, les nouvelles ?
- Hum... Les nouvelles... Elles sont bizarres, m'sieur. Y a le p'tit là, ils le cherchent toujours. Z'ont perquisitionné l'Orphelinat ! Z'ont interrogé un Vieux. Z'ont même arrêté un p'tit gamin. Paraît aussi qu'les f'tômes de la Forêt s'réveillent. »
Le Résistant encaissa les nouvelles les unes après les autres, sirotant sa bière. «Ils» cherchaient donc toujours le jeune fugueur. Il devait être sacrément important. Et ils avaient arrêté un gamin... Curieux, tout de même. Et les fantômes... Est-ce qu'il fallait y croire ? Le jeune homme se leva avec en tête encore plus de questions qu'auparavant.
« Ajoute la bière d'aujourd'hui sur ma liste. »
Il sourit au barman et tourna les talons. La brise qui valsait, dehors, était fraîche sur sa peau ; elle semblait troublée, elle aussi. Au dessus de sa tête, trois silhouettes passèrent dans le ciel, mais, concentré sur les événement qui se mélangeaient sans lien apparent, il ne les remarqua pas. Il marchait d'un pas accéléré et arriva rapidement chez lui. C'était une maison sans charmes ni atouts particuliers, qui tenait à peine debout et dans laquelle il habitait avec des personnes âgées, ses parents adoptifs du moins, aux yeux de la loi. La porte était sortie de ses gonds rouillés et il du escalader la montagne de débris pour rentrer chez lui. Il alla directement s'assoir sur un vieux lit de camp branlant, pensif. L'air était lourd de poussières dans la maison, le lit crissait sous les balancements d'Anan et un rat courait sur le sol boueux et détrempé, mais le Résistant n'y prêtait plus attention depuis longtemps, et de toute manière il avait à réfléchir : il voulait trouver le lien entre la fugue du jeune garçon, les arrestations de Révoltés et celle du petit garçon. Il y en avait forcément un. Anan, la tête appuyé sur sa main, commençait à éclaircir la situation quand il remarqua que pour la première fois depuis longtemps dans ce taudis, il était seul.
« Vous êtes là ? »
Anan ne réussit pas à s'empêcher de poser la question même s'il savait et voyait parfaitement bien qu'il n'y avait personne. Il se leva précipitamment et attrapa un bâton sur le sol boueux. Les Vieux n'étaient pas là et ce n'était pas normal. Quel pouvait bien être le rapport avec les évènements des derniers jours ? Troublé, le Résistant sortit en enjambant la porte dévergondée et fut étourdi par la bourrasque de vent qui lui claqua au visage. Les lieux étaient totalement déserts et semblaient encore plus sinistres que d'habitude ; le vent continuait à s'acharner au visage. Brandissant son bâton, sa seule arme de défense, le garçon entreprit de faire le tour du village, tout en réfléchissant. La Prophétie n'avait surement pas été révélée toute entière aux habitants, finalement : elle ne prévoyait des évènements troublants et des difficultés seulement aux Confins des Terres de l'Agarie.
Pendant qu'Anan cherchait des réponses, un petit garçon souffrait. Il était enfermé dans une prison sinistre, et il ne savait pas pourquoi. Le petit prisonnier tremblait de peur et grelottait de froid ; sa cellule austère était plongée dans l'obscurité. Seuls ses grands yeux gris semblaient briller dans les Ténèbres ; c'était Lifaen ; il venait d'entendre des pas qui se rapprochaient dangereusement, des pas lourds qui résonnaient contre les murs. La serrure de la lourde porte en fer grinça ; Lif' eut un accès soudain de frayeur et se mit à trembler de tous ses membres. Une ombre massive accentua encore l'obscurité de la pièce et l'homme auquel l'ombre appartenait se dressa de toute sa hauteur au dessus du petit prisonnier, un sourire menaçant aux lèvres. C'était un gardien de prison qui attrapa son prisonnier par le col de ses vêtements déchirés et le souleva à plusieurs mètres du sol. Lifaen était trop affaibli pour se plaindre et l'étau des mains puissantes l'empêchait de bouger. On l'amena dans un grand bureau étrangement vide, à l'exception de lui et du gardien. Le petit sentait son cœur qui battait faiblement dans sa poitrine ; il avait peur mais il était exténué.
« Maintenant, tu vas nous dire qu'est-ce que tu as à voir avec les Révoltés, tonna une voix grave. »
Lifaen ne pouvait pas répondre ; il n'avait rien à voir avec eux et il le savait bien, c'était tout.
Timo fut réveillé en sursaut par un cri de la jeune fille blonde. Tandis que ses yeux s'ouvraient péniblement, il découvrit dans la lumière du jour naissant les murs graisseux d'une taverne aux fenêtres débordantes de soleil, un feu vacillant dans l'âtre, la silhouette du spectre qui s'agitait près du comptoir et le visage effrayé de son amie. Le jeune garçon se relava dans ses couvertures et partit d'un pas lourd s'assoir au comptoir. Ely toussota ; elle haletait.
« La Prophétie … Encore... Ce rêve … Cauchemar ...
- Gamin, ça fait deux jours que tu dors !
- La... Prophétie ?
- …
- Quand la première disparition ébranlera le monde, le Protecteur, l'Étranger et le Sauveur se réuniront dans les problèmes. La Prophétesse mourra et rejoindra ses Alliés. L'Étranger découvrira ses dons et le Protecteur protègera son jeune frère. Mon rêve... Il disait ça...
- Et ?
- Rien d'autre. »
Le silence s'installa entre les trois amis. Rilce s'était arrêté de bouger et avait fermé son visage sur une moue confuse ; Ely claquait doucement des dents, pelotonnée dans sa couverture, et ses cernes donnaient un air dramatique à sa frimousse d'adolescente ; Timo avait posé les yeux sur un miroir où se reflétaient son torse frêle, son visage fatigué, ses cheveux roux hérissés et ses yeux bleus éteints d'Orphelin. La Taverne était absolument silencieuse.
« Vous avez une sacrée importance, les gosses. »
Ely répondit à son amie fantôme par une moue incrédule.
« Une sacrée importance ?
- Il paraît.
- Bon, et finalement, on est bien alliés ?
- Bien sûr !
- On est où ?
- Ville. Quartier Nord. Taverne. »
La discussion s'arrêta sur la voix tonitruante du fantôme qui avait déniché une chope de bière qu'il sirotait à présent. Le jeune garçon roux constata qu'Ely s'était rendormie très rapidement et décida de chercher qui pouvait bien être le Protecteur, l'Étranger, le Sauveur et la Prophétesse ; au fond de lui, il le savait plus ou moins, mais avoir un mystère à élucider lui réchauffait le coeur. S'apercevant que le jour était à présent bien réveillé, il s'apprêtait à sortir quand la porte s'ouvrit en grinçant et manqua de l'assommer. Un jeune homme aux cheveux mi-longs d'une couleur indéfinissable et un sourire aux lèvres ; Timo se leva brusquement, mais en même temps, il eut une sorte d'illumination. Le garçon avait l'impression de connaître cet homme auquel il donnait un peu plus d'une vingtaine d'années. Il chancelait sur ses jambes fatiguées mais fit face à l'intrus.
« Vous êtes qui ?
- Par ici, on m'appelle Anan. Et toi tu ne serais pas un Orphelin des Confins ? C'est ce que l'on m'a dit en tous les cas.
- Qui vous a dit ?
- Tout le monde ne parle que de toi, mon gars.
- Je m'appelle Timo, répondit le jeune garçon, puis il continua en pointant ses amis. La fille qui dort, c'est Ely, et l'autre, là, c'est Rilce, un Fantôme des Forêts. »
Timo fut abasourdi par le regard étonné et curieux que lui lança Anan en entendant le mot fantôme, mais il revient bien vite à lui, se rappelant sa propre réaction. Le jeune garçon hocha la tête vigoureusement en faisant signe à Rilce de prouver ses dires, mais son interlocuteur, la première réaction passée, le croyait sur parole. Le fantôme bourru offrit une bière à l'étranger puis s'en servit une pour lui. Timo, lui décida d'aller se recoucher, ce qui lui permettrait de veiller sur Ely, de laisser les deux adultes entre eux, de réfléchir et d'observer discrètement Anan. Son amie dormait d'un sommeil agité et ne cessait de bouger ; le sommeil ne l'apaisait pas ; Timo ne pouvait que comprendre cela en repensant à ses derniers cauchemars. Si seulement ils savaient, tous ici, à quel point Lifaen lui manquait ! Une brève intervention du spectre coupa court à ses pensées : le barman n'allait pas tarder à arriver ; il fallait décamper. Tandis que le fantôme rangeait savamment les chopes de bière et qu'Anan hissait prudemment Ely dans ses bras, le futur héros ramassa en hâte les couvertures qu'il jeta sur son épaule. Un regard à ses nouveaux amis lui apprit qu'il était tous prêts à partir. Il fit quelques pas, ouvrit la porte, sortit, referma la porte derrière ses compagnons et ils s'engagèrent ensemble sur le chemin de la ville, là où les Révoltés les attendaient.
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Plusieurs grimaces déchirèrent son visage, mais toute sa force, toute son énergie et sa voix avaient pâti de ses nombreux cris qui déchiraient le temps, cruel instrument tordu. Même la terreur s'était envolée, laissant à son espoir le devoir de le faire survivre. Dans cette prison, derrière ces barreaux, tel un lion en cage, il ne vivait plus, il se contentait de survivre, avalant goulûment toute l'eau et la nourriture que ses bourreaux lui donnaient à contre-cœur : ils devaient le garder vivant, ordre de la Ligature. L'air du temps lui avait échappé depuis longtemps mais cela devait faire plusieurs mois, voir plusieurs longues années qu'il était captif. Il ne leur avait rien dit.
Chaque soir, son espoir affaibli le rejoignait dans ses rêves agités : un jour, son grand frère viendrait le chercher, et même s'il ne le savait pas, c'était pour ça qu'on l'entretenait vaguement; Pour les avoir tous les deux. Les tyrans organisaient d'immenses sacrifices et des purges dans les rues, devant une population terrorisée et pleine de lassitude ; les Orphelins avaient été mis au travail dans les mines et usines abandonnées par les Révoltés. Ses gardiens prenaient un plaisir malsain et amer à le lui annoncer, avec une voix faussée où sonnait leur bonheur.
Le soleil se leva, baignant de ses pâles rayons orangeâtres le mur de la cage, et seuls une paire d'entre eux se faufila entre les barreaux, chatouillant le visage torturé de Lifaen. Il resta allongé, les yeux mi-clos fixés sur le plafond bas et rugueux, jusqu'à que le grincement familier, sourd murmure douloureux, parvienne à ses oreilles. Un de ses bourreaux entra à pas lourds dans la pièce exigüe et le fit lever d'un geste de son énorme main ; le petit aux yeux gris leur obéissait par lassitude. Il l'examina sous toutes les coutures, tâtonnant le pyjama à grossières rayures délavées, arrachant entre ses mains colossales quelques lambeaux de tissu, vérifiant que ses pieds crasseux étaient nus et qu'il n'avait aucune arme potentielle. Puis il prononça quelques mots d'une voix sourde et tonitruante. Lifaen pensa d'abord au vague baratin habituel, immobile, son corps maigre droit comme un piquet, mais quand le gardien annonça qu'il avait dix ans aujourd'hui, les mots bourdonnèrent sur ses tympans. Le temps avait filé, et continué sa course indépendamment, resplendissant de vitesse. Quand il avait été emprisonné, il devait avoir... Deux paires d'années !
Réfléchir au temps le replongea brusquement dans ses pensées, et, un bref instant, il ne fût plus debout dans les murmures incessants du soleil, mais adossé à un mur, entouré par des immenses rayonnages d'ouvrages le dominant de toute leur hauteur, face à un visage qu'il connaissait sur le bout des doigts, celui de son frère de coeur, Timo. Il savoura cet instant, et fût brusquement happé par le cri inopiné de son bourreau. Il venait de répondre un « Oui ! » qui fit s'ébranler les murs de briques mal scellées. Il planta ses yeux niais dans les immenses yeux gris argent de l'enfant, avec un petit sourire sardonique édenté.
« C'est l'heure du premier combat ! »
Il se lança dans une longue explication : à partir de dix années, les prisonniers commençaient à faire des combats de divertissements pour la Ligature, des combats entre prisonniers, des combats à mort. Et son premier combat allait se passer maintenant, immédiatement, contre le Tyran, un prisonnier qui était un meurtrier en série, une brute sans cervelle. Le gardien lui tendit un bâton amaigri qui lui servirait de pseudo-arme, mais ce serait bien maigre contre un tyran ; il le poussa ensuite dans les couloirs, ricanant par moments d'un petit air idiot, et ce fût d'un de ces moments là que Lifaen profita. En un éclair et quelques mouvements furtifs, un habile croche pied avait mis le tyran à terre, après que sa tête est violemment heurté de lourds barreaux de fer.
Le visage illuminé par un immense sourire, Lifaen mit un genou sur la poitrine de l'énorme tas de muscles et de graisse, et frappa méthodiquement, d'un grand coup de son coude pointu sur le menton. Il était maigre, mais ses muscles étaient bien rodés par la prison et les multiples bagarres de ses deux « maisons » avait forgé en lui des habitudes, trucs et astuces multiples. S'assurant que le gardien était bel et bien inanimé, il prit la fuite, serrant entre ses deux petites mains le poignard légèrement émoussé, qu'il avait trouvé dans la poche du bourreau.
Il traversa les couloirs, se faufilant dans la pénombre éblouissante, courant à en perdre haleine. Cela faisait longtemps qu'il n'avait plus eu d'activités physiques. Il ne savait même pas où il déboucherait en sortant d'ici comme un chien dans un jeu de quilles. Enfin, à présent, il le savait. Il se tenait courbé en deux, les mains posées sur les genoux, haletant, le coeur cognant très fort sur sa peau parcourue de cicatrices, à quelques foulées du seuil de la prison. Le soleil d'été brillait dans le ciel, mais les nuages rosâtres commençaient déjà à le recouvrir en un masque funeste ; l'atmosphère était brûlante, et ses yeux ne tenaient pas ouverts, plus habitués à la pénombre profonde et immuable qu'à la lumière tamisée du soleil couchant. Il savait, à force d'interrogatoire, et de questions multipliées, que son cerveau avait enregistrés, n'ayant aucune autre occupation, qu'il y avait nombre de Révoltés. Il était sûr que dans cette cité urbaine se tenait au moins deux ou trois repères . Le lendemain, il s'y rendrait. Il se laissa glisser, son pull effiloché râpant un immense mur bétonné, et il ferma les yeux, cherchant à trouver le sommeil.
Quelque chose d'indéterminé le réveilla. Il eût à peine le temps de voir une ombre humaine qui se penchait sur lui, le soustrayant au soleil, qu'il était déjà debout, emporté dans une course par le propriétaire de cette ombre. Ils couraient. Le jeune garçon aux yeux gris détailla d'abord la silhouette qui le tirait. Grande, élancée, c'était une femme d'environ une vingtaine d'années. Elle avait de magnifiques cheveux blonds, flottant en deux nattes serrées sur son dos. Il crût avoir eu le temps de lui apercevoir de grands yeux verts pétillants. Apparemment, la Révoltée l'avait reconnu... Mais lui, il ne la connaissait pas.
Au détour d'une ruelle, ils furent obligés de s'avancer au milieu de la foule sous les lames du soleil. Ils s'arrêtèrent donc de courir d'un même mouvement, et la jeune femme lui attrapa plus fermement la main. Il fallait faire croire qu'il était son fils. Compris.