he lived life fast but he died — projets abandonnés

22-05-2013 à 22:24:07
30/07/2010

Une autre année agonise lentement sur un lit de mort au chevet déserté. Plus personne ne fait attention au temps, qui passe, qui coule comme l'eau sous les ponts, et qui, bien souvent, accélère sa course en dépit de mes avertissements. Jamais je n'aurais pensé que le monde en arriverait à ce point de non-retour. Plus personne n'organise de fêtes, il y a une fin à tout, mais rien n'a de début. L'année où je suis né, de nombreuses prétendues fins du monde n'ont cependant rien changé. Et puis, au fur et à mesure, l'imagination délirante des hommes qui n'en pouvaient plus de l'user sur eux-mêmes se déchaînait. Des prétendues apocalypses, il y en eu des tas et des tas. Le vingt-et-un décembre deux mille douze ; la proclamée fin du calendrier des Mayas, civilisation qui était bien plus avancée que la notre, plusieurs milliers d'années auparavant. Deux mille trente-six, l'astéroïde Apophis, en collision avec notre planète, aurait dû rayer l'humanité de la carte. Plus tard encore, la Troisième Guerre mondiale, appuyée par la puissance des «bombes atomiques», puissance dévastatrice dont le nom suffisait à terroriser n'importe lequel de ces individus naïfs et soumis aux ordres. Et puis encore après, des tornades, des explosions volcaniques, et tout cela.
En vérité, aucune de ces catastrophes ne s'est produite, ni d'ailleurs aucune de celles que nous n'avions même pas imaginées ; ce n'est pas pour autant que le monde s'en est bien sorti. Il y a plusieurs choses dont on parlait beaucoup, le soir dans les bars ou dans les maisons mal chauffées, et pour lesquelles personne ne faisait rien. Mais j'en parlerais plus tard, car j'ai encore nombre de choses à consigner ce soir, et je me fais peu à peu rouillé avec ce temps insaisissable. Par une autre époque, on aurait eu la décence de me respecter, mais pour les Autorités, je suis comme un jouet d'enfant : au début, il est tout neuf, le bambin s'amuse comme un fou à le manipuler, mais au fur et à mesure, le gamin se lasse, le jouet se fait vieux et se casse, le gosse le remplace par d'autres artefacts, et le vieux jouet est relié à part du monde vivant, dans une vieille malle où on finit par l'oublier. Je vis maintenant en marge de la société, et quand j'ose sortir de l'étroite maisonnée accolée à la paroi artificiellement montagneuse, soit on m'ignore, soit on ne me voit même pas, soit on se moque de moi à voix basse, dans un murmure à peine sorti de lèvres entrouvertes. J'hésite à choisir laquelle de ces trois réactions aura ma préférence, et pour l'instant, elles sont toutes sur un pied d'égalité. Je sais que vu l'époque où je suis venu au monde, je ne devrais pas parler ainsi, en utilisant de tels mots, cependant j'ai toujours aimé notre langue.

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22-05-2013 à 22:29:03
22/10/2011

Trois coups sur une table, quelques glissements sur le sol, l'une ou l'autre esquisse au visage.

Il est des histoires que l'on conte au coin du feu. Et il est des terres dont jamais on ne parle. Pourtant, ne s'y côtoient ni légendes abjectes ni mythes sulfureux. Il en existe non loin de là. Fut un temps où elles s'embrasèrent de flammes et de doutes. Temps vite oublié, dédaigné des conteurs. Pas assez de guerre ou de bataille, trop peu de meurt-la-faim, et la contrée tout de suite est oubliée. Il en reste pourtant quelque ruine, quelque sang dans nos veines et quelques contes interdits. Cependant … Un jeune philosophe dans sa rébellion un jour a dit que les barrières étaient faites pour être bravées. De nos jours, il n'en reste plus beaucoup et l'histoire enfourche celles-ci sans plus de manière. Tout commence un peu brouillon, avec un sourire, une poignée de main, quelques sourcils froncés et un élan brusque du coeur.

Sous le vent, couvant de sa lente caresse les enfants de la terre, se découpait dans les nuages un palais rêche et dur. Sur le chemin de ronde frémissaient quelques gardes, riant pourtant, heureux de leur sort. Et il n'y avait pas homme à contredire leur belle joie. C'était le temps des fêtes et des confettis. Quelques cheveux blancs trop courts plantés sur le crâne, un sourire entre l'affaissement vieillot de ses joues, le bon roi gouvernait la nation du feu de son regard amande. Les habitants se prenaient à venir se mêler aux tavernes où il exposait ses discours, livrant à tous le coeur du pays. Et le souverain serrait les mains, pansait les plaies, riait aux blagues, donnait aux artistes pour faire de leur nation la plus belle. On ne trouvait sur le bras des nouveaux hommes aucune des blessures que se plaisaient à conter pour le contraste les anciens. Le coeur des femmes était entier, fier en bataille ; chaque jour un vieil homme sénile s'étonnait de les voir à la forge au lieu d'ailleurs. Les bambins, eux aussi, souriaient. Et dans cette joie il y avait toute l'innocence qu'avaient perdue les jeunes jours autrefois. Les poètes y voyaient l'arc-en-ciel beigné de soleil. Tous illuminaient.

L'histoire commence quelques vingt ans avant la légende véritable, aux frontières d'un royaume bienheureux. Là, un fleuve coulant tranquillement ses eaux ébréchait les pâturages. Parfois, de l'un à l'autre, on se souriait, agitant la main dans l'air claqué.

22-05-2013 à 22:31:38
Tourbillon — 07/03/2010 & 09/03/2010

Enfin, quelque chose se profilait à l'horizon. Un village qui semblait désert, fait de quelques maisons en rangs, comme des enfants sages, et d'un sol de terre poussiéreuse. La désolation incarnée, avec ce sol qu'aucun pas ne devait avoir foulé depuis longtemps, ces murs de cahutes incrustés de bribes d'empreintes de mains frottées au charbon. Ça aurait pu être des ruines, s'il ne restait pas dans l'atmosphère quelques restes de joie colorée.
Chacun des couples de maisonnettes était bordé d'un espace jardiné labouré et creusé de sillons. Apparemment, les habitants étaient assez pauvres mais ils vivaient de ce qui poussait ici. C'était un endroit froid, proche des Glaces légendaires, le but ultime de nombreux explorateurs. Aucun point d'eau, aucun arbre, aucun autre patelin ne venait troubler la vue des immenses dents glacées que des vagues troubles venaient lécher avant de se fracasser sur l'étendue glaciale juste derrière. En dehors du hameau, rien n'égalait la sensation de vide que les Glaces procuraient.

La douce lumière du soleil naissant effleurait son visage crasseux, et les dernières étoiles s'éteignaient, reflets dans l'immensité de son espoir achevé. Sa main se leva machinalement et caressa les traces mal cicatrisées qui traversaient ses joues. Quelques restes d'antiques combats, comme l'épée double sanglée dans son dos. Les rares brins d'herbes frémissaient sous la légère brise et les murs des chaumières paraissaient prêts à s'écrouler à la moindre rafale trop brusque.

Quand il était entré ici pour la première fois, il était dans sa plus tendre enfance, insouciant et énergique. L'aspect du paysage était presque identique, mais un bébé jouait, le dos collé dans la boue fraîche de sa future maison en construction, babillant dans la bourbe ; quelques rires bourrus fusaient de la cahute centrale ; une petite fille ayant approximativement son âge était venue l'accueillir. La première chose qu'il avait fait avait été de laver ses cheveux longs, emmêlés et graisseux. Au fur et à mesure, et plus le temps passait, il s'était lié d'amitié avec ces ermites du Nord, qui, une fois leur carapace dure mise à nue, était d'une sympathie apaisante.

En avançant dans les étroites ruelles, il repensait à tout cela avec un fantôme de sourire de nostalgie. Il avait dû abandonner ces amis, ce pays qui était devenu son pays de coeur et surtout … Sa meilleure amie. Il s'en était longtemps voulu de lui imposer ce déchirement brutal, mais très loin, l'attendait son autre pays de coeur, et son Amour abandonné et certains de ses amis les plus chers. Évoquer les abandons qu'il avait fait subir aux êtres qu'il aimait le plus, repenser à ces vestiges du passé, lui arracha quelques larmes, qui se troublèrent sur ses joues maculées de poussière et s'écrasèrent dans ses mains ouvertes. Il fût brusquement tiré de sa tristesse par la vision d'une personne, assise contre le mur d'une des cahutes, les coudes sur les genoux et le visage dans les mains. Il ne la reconnut d'abord pas, avec ses cheveux tressés, lui descendant jusqu'aux hanches, et son air désespéré. Mais quand elle tourna la tête...
Il croisa ses immenses yeux violets, où une lueur s'était rallumée, fière et joyeuse, et qui criaient « Que viens-tu faire ici ? », et il reconnut sa meilleure amie. Son coeur manqua d'imploser en un tourbillon angoissé ; pendant tant d'années, il avait vu le bonheur, juste devant lui, comme une statuette qu'on se contente de regarder, et là, il allait pouvoir le toucher, du bout des doigts. Il s'assit à côté d'elle et la prit dans ses bras.

Une nouvelle ère allait commencer.

&&


Le soleil se couchait, baignant les dents de glace d'une douce lumière qui réchauffait leurs coeurs débordants de renaissance. L'aventurier était mi-avachi, adossé contre le mur froid, et Eowynn était allongée, la tête sur son torse. Ils avaient parlé très longuement, et avait décidé de partir explorer dès le lendemain. Elle avait tenu à laver et couper ses cheveux rebelles, comme la première fois. La Lune s'était lentement extirpée de la Terre pour gagner le ciel, et le temps filait entre leurs doigts, sans qu'ils n'y prennent attention.

Le soleil se leva.

« - Kin' ! Debout ! Kinamaru ! »

Il se contenta de grommeler un «Hummm ?» endormi, mais elle le secoua en répétant le mot feignant comme si elle voulait le lui graver dans la tête. Moqueur, il prit un temps très long pour se réveiller et un long moment pour s'étirer. Il ne lui fallut cependant que quelques secondes pour décocher à son amie un immense sourire trempé d'ironie, emprunté à une autre de ses amis, une Déesse, au sens propre, vraiment très ironique. Un instant, il replongea dans ses souvenirs, et un visage de petite fille, avec des cheveux noirs coupés très courts et des yeux d'un blanc éternel, s'imposa à lui. Eowynn détestait qu'il lui envoie ce sourire, mais elle en rit quand même, un rire qui était une de ces denrées rares, léger, énergique et contagieux.

« - Allez, il faut qu'on y aille ! Hoqueta Kin', se remettant juste de son fou rire.
- En avant ! »

Le soleil de mi-journée faisait sourire l'aventurier, qui souriait aux nuages, au moindre petit lézard qu'il manquait d'écrabouiller, et à chaque autre occasion, profitant pleinement du bonheur qui faisait bouillir son sang dans ses veines et tourbillonner son coeur. La fille des glaces marchait devant, d'un pas pressé, comme si toute sa vie dépendait de cette marche vers la Légende. Elle respirait à nouveau de l'air pur, et elle voulait en bénéficier, maintenant.
Le paysage où ils évoluaient n'avait pas beaucoup changé. Le visage de Kin', de son nom entier Kinamaru, affichait des pupilles très foncées, des cicatrises mal refermées et des cheveux d'une couleur indéfinissable, quelque part entre le blond, le brun et le roux ; il n'était pas très grand mais il s'était musclé avec le temps et les combats. Eowynn avait d'immenses yeux violets où l'on pouvait se perdre, et de longs cheveux blonds chutant en une longue tresse sur son bassin. Tous deux étaient rodés par le temps qui s'échappait, et capables du pire comme du meilleur.
Ils marchaient, tels des tâches de bonheur, d'excitation, d'impatience dans ce monde vaste et malgré tout si vide.

22-05-2013 à 22:34:21
Luna, ae — 28/12/2010 & 21/01/2011 & 10/08/2012

« Il faut prendre des mesures. »

Un sale rictus fleurit sur les lèvres boudinées de l'homme, éclairé par la faible lueur de l'unique bougie posée sur la table. Dans la pièce ronde, le silence s'était fait. Les membres de l'Assemblée approuvaient en silence la proposition de leur chef, hochant la tête comme un seul homme. Chacun savait que de toute manière, s'il n'avait pas approuvé, il aurait tout de même dû acquiescer sans mot dire. Au plafond, quelques ilots de briques se détachaient de la masse sombre, teintés d'un gris sans nuance. Le silence, opaque, pesait sur chacune des épaules comme l'eût fait le poids des années. Le Chef, cherchant à se donner encore un peu plus d'importance, grimpa sur sa chaise, et tendit une main, étirant ses doigts aux articulations étranglées. De son regard terne, il passa chacun des Grands Hommes en revue, faisant frémir de dégoût les plus sensibles d'entre eux. Un sentiment tacite semblait avoir révélé à l'Assemblée en quoi consistaient ces … «mesures». La pièce fût bientôt remplie de murmures, et par dessus les chuchotements, on entendait parfois quelques haussements de ton et bribes de colère.
Hormis l'agitation qui régnait dans la pièce circulaire du Palais, pas un mouvement, pas une parole n'agitaient la ville. Le vent soufflait, remuait la poussière sur les pavés des rues désertées. Parfois, les aléas de la brise soulevaient un minuscule objet abandonné le jour, mais un calme lourd et presque tangible régnait en maître. Seules les gouttes de pluie, criant le malaise implicite qui écrasait les habitants, s'écrasaient sur les toits immobiles. Aucune lampe qui brille, aucune flamme de bougie qui vacille dans l'air troublé. Barricadés dans leurs baraques, derrière des portes closes à double tour et des volets rabattus sur les fenêtres, emmitouflés dans des couvertures en loques, les citoyens tremblants suffoquaient, tant l'air lui-même était empoisonné par l'odeur de la peur. A la tombée de la nuit, Sangan la glorieuse se muait en une cité paralysée par la terreur, une cité immobile : une cité fantôme …

Un des Hauts Hommes, les membres agités de soubresauts, des cernes sous les yeux, se leva. Le fracas qu'il fit, faisant valser sa chaise emportée par le mouvement, attira l'attention du maître des lieux. En une seconde, la figure du jeune téméraire perdit toute couleur qu'elle aurait eue auparavant. Vacillant sur ses jambes maigrelettes, respirant bien trop fort, il bafouilla des mots inaudibles. Le gros bonhomme fit un pas vers lui, puis deux, faisant au passage tressauter ses bourrelets sous l'effet de l'utilisation des muscles qui lui restaient encore.

« Mon cher ami, fit l'imposant chef de sa voix détestable, je suis sûr que vous ne vous seriez pas levé si vous n'aviez pas quelque chose d'important à dire ? N'est-ce pas, vous autres ? Ce bon vieil académicien est intelligent, je me trompe ? »

Un murmure approbateur gonfla dans la salle.

« - Alors, mon cher ?
- Eh bien, je …
- Parlez, allons !
- Pourquoi n'écouterions nous pas le peuple ? Il me semble pourtant que les citoyens savent ce dont ils ont besoin !
- Vous vous opposez à ma décision !?
- Non, non, mais … Je … Enfin … Nous ne devrions pas les tuer !
- Vous entendez ? Il s'inquiète pour les autres, ce faible !
- Nnnn-non je...
- Tuez le trouillard ! A mort les faibles ! A mort !
- A MORT ! A MORT, scanda le chœur de l'assemblée, !»

Alors, la Lune se leva.

&&


« Viens ICI ! »

Le gamin se tassa un peu plus contre le mur terreux. Retenant sa respiration, il sentait chaque goutte de sueur couler le long de sa colonne vertébrale sous le tissu crasseux de sa chemise. Elle était là, à côté de lui, et pourtant, elle n'était pas là. Sa peur. Ses joues lui brûlaient, ses jambes flageolaient sous son maigre corps et ses dents s'entrechoquaient dans un rythme sinistre. Il avala sa salive. Au bout de la ruelle, les ombres progressaient vers lui, plus noires que noir sur le sol non éclairé. Quand elles seraient arrivées, ce serait la rouste. Il leur avait pourtant déjà expliqué qu'il n'avait rien. Il avait aussi déjà expliqué à sa mère que l'envoyer seul, la nuit, vérifier que les marchands n'avaient rien oublié n'était pas une bonne idée. La nourriture était bien trop précieuse pour que ces balourds de commerçants bourgeois oublient quelque chose. Si l'enfant n'avait pas retenu sa respiration à grand peine, il aurait laissé échapper un soupir : de toute façon, personne ne l'écoutait jamais. C'était le lot de la jeunesse de Sangan : pauvre, martyrisée, exploitée, et jamais entendue. Les ombres se dressèrent enfin devant lui. Il relâcha ses muscles et un poids s'ôta de ses poumons. Son dernier réflexe avant de s'immobiliser dans sa peur fut de plaquer une main bien à plat sur son œil droit. Autour de lui, trois gringalets rachitiques en habit de soldat le regardaient avec un sourire menaçant. Quand le premier ouvrit la bouche, pointant du doigt l'enfant acculé au beau milieu de ce triangle de bêtise, l'enfant secoua la tête. L'haleine du soldat avait un désagréable parfum d'alcool.

« T'vois, on t'a attrapé. Comme à chaqu'fois, et à chaqu'fois t'décampes quand même. Si t'étais un peu moins bête, t'devrais savoir qu'on peut pas fuir l'régiment qui surveille la cité. »

Le coeur battant, le gamin ne dit rien. Il attendait ... Bien vite, un rire gras provint des deux autres grands énergumènes. Comme à chaque fois, c'était exactement ce qu'il fallait pour décrire leurs rencontres, l'enfant devait au moins accorder ça au chef du régiment. Parce que, chaque fois sans exception, l'épouvantail beurré tenait le même discours, et ses acolytes explosaient du même rire dénué d'intelligence. Mais cette fois-ci, ça allait changer. Il n'allait pas rester là sans rien dire jusqu'à ce que l'envie leur passe de lui rire à la figure. Il serra celui de ses poings qui ne couvrait pas son œil, et ne retint pas un instant de plus les mots qui lui brûlaient la gorge.

« - Il est clair qu'avec vous comme protecteurs, Sangan la glorieuse est très ... glorieuse.
- Petit, t'moque pas d'moi !
- Est-ce que vos chefs sont au courant que vous faites votre service saouls et que vous torturez les enfants comme moi à coup de rires idiots alors qu'il y a de vrais criminels qui courent un peu partout dans les rues ?
- ...
- Je pense bien que non ! Mais je pourrais leur dire ! »

La baffe partit. Une seconde, il resta sonné. Ce n'était pas exactement à ça qu'il s'était attendu. Ravalant sa douleur au profit de son orgueil, il planta un regard dur plein d'une témérité qu'il ne possédait pas dans les yeux du soldat.

« Alors, on continue à faire le malin, m'sieur Ellan ?
- Peut-être bien, persifla l'enfant. »

Il secoua la tête, faisant voler des mèches grasses de cheveux blonds, avec un air de dépit emprunté à son père quand il lui faisait la morale. Alors, seulement, il eut une idée. Il ôta la main qu'il tenait toujours férocement plaquée contre son œil. Le soldat le regarda bien en face, se demandant ce qu'il pouvait bien être entrain de manigancer ... et eut une mimique absolument horrifiée.

« Venez vous autres, on s'tire, il a l'Diable en personne dans lui. »
Plutôt satisfait de son effet, Ellan décolla son dos du mur. Un seul problème, maintenant il ne pouvait plus rentrer à la maison, car les soldats allaient sûrement le désigner comme un sorcier ou quelque autre énergumène du genre, et essayer de le brûler sur la place publique. Aussi se mit-il en marche, à la recherche d'un endroit où passer la nuit. Il n'allait pas passer toute sa vie ici.

La pupille de son œil droit n'était pas verte, et c'était bien ça qui avait gêné les officiers. La Lune, haute dans le ciel, se reflétait dans le rouge feu de la prunelle de l'enfant.

&&


Haute dans le ciel, la Lune couvait de son unique pupille ronde et blanche le gamin. La liberté avait de douces fragrances de rues désertées que l'enfant savourait, les lèvres entrouvertes pour laisser passer un succulent filet d'air. Ses muscles chétifs relâchés, il dévorait le pavé sous ses pieds nus et les pathétiques maisons se détachant des ténèbres de ses yeux vairons. Parfois seulement, il s'arrêtait et contemplait son image de garnement décharné dans une flaque d'eau, louchant de son oeil émeraude pour observer l'éclatant reflet de l'astre dans sa prunelle de feu. Un pincement lui serrait l'estomac ; c'était la famine généralisée dans son corps. Gêné par les plis de ses habits déchirés, il ignora le cri douloureux de son ventre qui réclamait de quoi fonctionner, et força ses poumons à tenir le rythme. Le besoin ne l'avait jamais dérangé beaucoup, alors pourquoi cela commencerait-il aujourd'hui ? Le visage torturé de sa mère chassa toutes les autres pensées d'Ellan, et il eut la détestable impression qu'elle se tenait à ses côtés, dardant sur lui un regard lourd de reproche. Avançant dans l'obscurité tel un mourant en quête du paradis, le jeune garçon s'éloignait pas à pas de chez lui, empruntant les ruelles les plus sombres et les plus sinistres, l'esprit tout en entier occupé à suivre un instinct qui le poussait vers l'avant, toujours plus loin du centre de Sangan. Une mélodie doucereuse, enchanteresse, s'échappait de ses lèvres, et les notes qu'il égrenait sur un rythme mélancolique se répercutaient un instant dans les ténèbres avant de disparaître à jamais, perdues dans le néant. L'enfant tenait la cadence quand le rideau noir se troubla enfin. Petit navire perdu dans une houleuse mer d'encre éclairée seulement ça et là par des algues phosphorescentes, une lanterne s'agitait, mal fixée sur un mur terreux. Passant par mécanisme une main dans les longues mèches blondes emmêlées qui encadra ses joues, Ellan hésita à entrer. Finalement, il banda ses biceps et poussa l'épaisse porte de bois qui tenait laborieusement sur ses gonds. Le parfum rance de l'auberge le saisit aussitôt à la gorge.



Chaque soir, la pièce, imperturbablement silencieuse en journée, s'animait. C'était d'abord la fumée que dégageait la viande entrain de cuire qui venait remplir la salle centrale de l'auberge. Ainsi, avant même que le premier soûlard du coin ne pousse la grosse porte ébréchée, l'atmosphère était déjà épaisse, irrespirable. Et, dès que les cloches résonnaient dans les rues de la glorieuse, on se mettait à servir chope sur chope, donnant à crédit aux plus pauvres, arnaquant les plus riches dans un beau fouillis cauchemardesque. Et le patron, empâté dans son style de vie assisté, menait ses employés du bout du doigt comme il l'eut fait pour un âne à l'aide d'un bâton. C'est dans cette atmosphère ordurière qu'elle vivait, pauvre esclave tellement occupée à servir les autres qu'elle n'avait même plus le temps d'exister. Son seul bonheur était, parfois, de s'asseoir à la table de ses hommes qui se dissimulaient dans le coin le plus proche de la cuisine. Perdue dans la fumée grasse, jamais la jeune femme n'avait pu distinguer leurs visages, elle devinait seulement les traits tranchants de loques noires et passe-partout enveloppant des corps malingres. Elle aimait à se réfugier là, loin de son quotidien d'exploitation, au milieu de ces hommes animés de discours pleins de révolte hargneuse. De façon évidente, ils l'avaient acceptée à la condition formelle qu'elle ne parle d'eux à personne. Une épave de chiffon dans une main, un verre couvert de taches douteuses, elle songeait, distraite à ses hommes mystérieux qui viendraient demain, se disant que de toute façon, elle n'aurait pu se permettre de trahir un rêve aussi merveilleux. Un homme tout en petitesse et en muscles enrobés, dressé sur la pointe de ses pieds, lui ficha une claque derrière la tête, la faisant sursauter. Dans sa surprise confuse, elle lâcha la chope. Voilà encore quelques pièces qui seraient déduites d'un salaire qu'on ne lui payait pas. Ses genoux nus posés sur le sol, elle regarda le petit gérant boiteux partir, fulminant, et s'employa à ramasser les morceaux épars de verre grossier. La porte alors, s'ébranla, dans une plainte caractéristique, mais la jeune femme penchée sur le sol ne reconnut pas le pas habituellement lourd et trop appuyée des soûlards. Elle se releva, ses cheveux en bataille encadrant son visage au teint cireux. Un gamin en haillons, pieds nus, se tenait là, l'air à la fois infiniment adulte et tellement enfantin. La servante se demanda ce qu'il pouvait bien faire là.

« Gamin ! Viens voir ici. »

L'enfant hésita, mais finalement s'approcha, muet, semblant perdu dans le monde comme elle était perdue dans cette taverne.

« Je peux savoir ce que tu fais ici ? Ce n'est pas vraiment un endroit pour les enfants, tu sais, surtout à cette heure-là de la nuit.
- Je sais ... Mais cet endroit, aussi malsain soit-il, sera toujours plus soin que chez moi. A l'heure qu'il est, les gardiens de la glorieuse doivent être allés réveiller ma mère pour essayer de me faire brûler place des Exécutions. Et puis, je ne pense pas que ce soit à vous de me faire la morale. »

Étonnée de l'éloquence insolente du gamin, la jeune fille suivit son regard. Il fixait ses ses jambes nues, dont le haut des cuisses était à peine dissimulé par sa chemise, seul habit que lui avait donné son tyrannique maître. Elle s'apprêtait à protester que ça ne se faisait pas, quand elle remarqua quelque chose. Son coeur manqua un battement ; elle attrapa dans une de ses paumes écorchées le menton sale du garçon et releva sa tête vers elle. Cette prunelle rouge ... Une larme coula sur sa joue cireuse.

« Un enfant de la Lune ...
- Pardon ? Qu'est-ce que vous avez dit, m'dame ?
- J'ai dit que tu étais très spécial, gamin. Tu as besoin d'un logement provisoire ?
- Oui.
- Et de quoi d'autre ?
- D'une vie libre.
- Hum, pour ça je ne suis pas sûre de pouvoir faire quelque chose, mais tu peux rester ici, dormir dans la cave avec moi.
- Heu ... Merci, murmura l'enfant avec un sourire, mais pourquoi avoir changé d'avis ?
- Je suis pas vraiment apte à t'expliquer ça, mais tu l'apprendras dans les prochains jours. Viens, on file. »

Prenant le jeune pré-adolescent par la main, elle se faufila entre les clients balbutiant des histoires incohérentes à propos de révolution, de beuveries et de coucheries, et descendit quatre à quatre les marches escarpées qui menaient dans la cave à vin.



Ellan s'assit contre un des tonneaux, qui lui semblait moins souillé que tous les autres, et, contemplant la silhouette biscornue de la jeune femme, bailla un instant. Un enfant de la Lune ... Qu'était-ce donc ? Est-ce que lui en était un ? Avec deux de ses doigts, il pinçait son nez, abhorrant l'exécrable odeur d'alcool. Son ventre grogna. En désespoir de cause, il pinça des dents son bras libre jusqu'à ce que quelques taches rouges apparaissent à sa surface, et but goulûment les gouttes de sang qu'il avait fait coulé. L'estomac calmé par cette pratique étrange, il posa son regard bipolaire dans les yeux sombres de la servante qui s'était présentée comme s'appelant Millyn. A présent, elle admirait le vide, songeant à quelque chose dont l'enfant n'avait même pas idée.

&&


L'homme délia lentement les muscles de ses jambes, étirant doucement ses bras. Autour de lui, le bruit sourd des pioches contre la pierre résonnait encore, assourdissante répétition d'un geste épuisant. Il jeta un regard à ses mains. Ses doigts, fins et aux articulations noueuses, étaient parsemés de déchirures, où s'entassait une bourbe épaisse et noire. De ses pieds, enroulés savamment dans une bande de tissu grossier pour les protéger, il envoya valser ses outils, et les rattrapa avec une adresse de jongleur. Tandis que, pour donner l'illusion d'avoir accompli un éreintant travail, il barbouillait ses joues de la gadoue des murs, un sourire affreux barrait son visage. La trahison avait une saveur absurde mais néanmoins délicieuse. Dès que, très jeune, le travailleur avait découvert cela, il avait cessé de s'échiner à taper dans la roche. Le gouvernement n'avait qu'à se débrouiller tout seul. Que ces hommes gras qui prétendaient que la vie des mineurs était facile descendent, à l'occasion, essayer de dénicher eux-mêmes leur précieux métal. L'homme, donc, depuis son adolescence, descendait dans la fosse en sifflotant, et errait dans les galeries pour occuper ses heures destinées à un labeur qu'il n'effectuait pas. Parfois, seulement, lorsqu'un contrôleur passait, toute sa concentration à se donner un air de noblesse qu'il ne possédait pas, le mineur trentenaire faisait mine de creuser, les sourcils froncés sur un effort chimérique. Se baissant une ultime fois, il ramassa la dizaine de sphères rondes et blanches du précieux matériau dont il avait ardemment dépossédé ses camarades, pauvres esclaves de leur routine d'obéissance, et fourra sans précaution ce butin dans les poches de son pantalon en lambeaux. Quand son regard remonta, glissant sur sa chemise elle aussi écorchée, il songea que peut-être il devrait utiliser quelques pièces des maigres honoraires qu'on lui payait pour renouveler sa garde robe. Ce besoin éventuel ne le tracassa pas plus longtemps, et c'est le visage toujours tartiné de son horrible grimace qu'il commença à gravir les longs couloirs qui déroulaient leurs enfers sous la terre, courbant l'échine pour ne pas blesser plus ses épaules déjà couvertes d'hématomes. Un gardien l'attendait, pantin dégingandé dont les Hauts Hommes tenaient les fils, bien assis dans leurs fauteuils confortables, sûrement enveloppés dans la chaleur apaisante d'un feu. Arrivé devant le polichinelle humain, le traître s'arrêta de sourire, de siffloter, et même de penser. Le jeune freluquet qui était censé garder tous ses ouvriers las de vivre bien en place, brailla d'une voix molle des mots indéchiffrables, et le haveur reçut un seau d'eau glacée sur la tête. La crasse dégoulinait de ses cheveux noirs coupés courts, ruisselait sur ses joues aux reliefs osseux, serpentait le long de ses habits étamés, et finissait par former une détestable flaque sous ses pieds encore enrubannés dans la vulgaire étoffe noire. Seuls dans ce pathétique tableau de confuse horreur et de traits abjects, chatoyaient deux yeux d'une gracieuse teinte de bronze. A présent que l'homme était propre, on devinait un tatouage piqué dans la peau crevassée de son bras. De multiples spirales d'encre noire, répandues de la naissance de ses épaules à la mort de son poignet, dessinait un dragon, mystique et menaçante figure d'art. La marque du clan.

« Sire Erwann. Vous devez me remettre votre gain du jour. »

Erwann acquiesça respectueusement, cependant, les coins de ses lèvres s'étaient redressés significativement. Il tendit la dizaine de sphères albâtres au cerbère, et se laissa fouiller avec sur le visage un désenchantement éloquent. L'inspecteur brailla finalement quelques mots désordonnés, avant de retourner s'asseoir contre le mur de rocaille. Contrastant avec le silence impoli, le monte-charges descendit, s'ébranlant dans un habituel son de tumultueuse discorde. Le mineur, mains dans les poches, laissa aux employés du grand jour le soin de le tirer des infernales abysses de la fosse, méditant déjà ses occupations de la journée.

Dans le ciel de la fin de nuit, la lune tirait déjà sa couverture herbeuse, laissant présager un soleil qui ne tarderait pas. Dans le coeur d'Erwann hurlait la voix d'un peuple qui n'attendait qu'une étincelle pour déclencher le feu de la rébellion.



22-05-2013 à 22:37:57
Dernier vent — 15/11/2009 & 03/11/2009 & fin novembre 2009 & 30/03/2010

L'Agarie, au fil des siècles, avait toujours été un pays joyeux, bien plus que les autres. On y avait établi une démocratie parfaite, dans laquelle tout le monde tenait ses promesses. Tout allait à merveille : les gens étaient heureux, et fiers, et les bambins couraient un peu partout, comme un bambin normal. On pouvait s'approcher de n'importe qui, on devinait une joie immense sur son visage. Une joie partagée. Mais partout où tout va bien, il y a quelque chose qui va mal. Un groupe de meurtriers se développa, tous des forcenés qui ne cachaient pas leur haine pour le régime. Il développa des idées extrêmes, mais toutefois intelligentes. L'Agarie, en y réfléchissant bien, reposait sur un système fragile dû à la naïveté des habitants. Ainsi le groupe pris rapidement le pouvoir. La terreur s'installa peu à peu, en même temps que le plein pouvoir de la Ligature.

Aux confins des Terres de l'Agarie, un grand orphelinat est construit. Là-haut, des orphelins s'entassent, et tout doucement, là-bas, plus qu'ailleurs, chez les enfants rejetés, considérés comme des sous-hommes, une idée contre la Ligature se développe. D'après la Prophétie historique, les Hommes le savent, tout repose sur la volonté de personnes encore inconnues. Ces personnes, d'ailleurs, ne se connaissent pas toutes entre elles. Dans cet orphelinat, la prophétie commence déjà à se réaliser.

&&


« Pst ! Pst ! »

Timo sortit d'un bond de son lit, faisant grincer les ressorts. Sur le sol du dortoir, il ramassa en vrac quelques affaires et ouvrit la fenêtre. Regardant en bas, il vit une jeune fille se tenant debout, la tête en l'air. Elle était d'une blondeur intense et ses grands yeux verts perçaient la nuit. Le jeune garçon jeta un regard à ses amis qui dormaient, d'un sommeil agité. Des orphelins encore hantés de cauchemars. Décidé, il fit un bond et se réceptionna difficilement à côté de la fille. Il la salua sans bruit et elle lui répondit ; elle inspira profondément, s'apprêtant à parler.

« La Ligature a enfermé les Révoltés qu'ils ont trouvé au bar. Personne ne t'a vu, je pense, puisque j'ai assommé le Vieux. »

Timo opina de la tête. Ils avaient donc trouvé le bar ! Ils allaient sûrement bientôt découvrir ce qu'il se passait aux Confins, alors. La jeune fille secoua ses cheveux blonds.

« On doit y aller, Ely ? T'en es sûre ? hésita Timo. Je ne suis pas sûr d'être prêt... Oh, si ! On peut y aller. »

Il prit la main d'Ely. Les murs de l'Orphelinat, d'un blanc cassé, se profilaient dans la nuit. Derrière, on devinait un monde invisible. Derrière la Frontière. Il saisit un petit caillou, le lança par la fenêtre ouverte. Un instant, il aurait aimé rester, mais Ely le tira. Ensemble, il s'engagèrent dans les Marais embourbés.

Pendant plusieurs heures, ils marchèrent sans répit, et quand ils s'arrêtèrent enfin, la Nuit venait de quitter le ciel. Timo, soufflant doucement, en profita pour observer Ely. Elle était assise en face de lui, droite, assurée. Ses longs cheveux blonds flottaient au vent et ses yeux verts restaient vifs et ne cessaient de surveiller les parages. Elle s'était assise sur une roche et avait posé ses pieds nus recouverts de boue fraîche contre la matière froide. Timo venait de se rendre compte qu'au fond de lui, il se demandait s'il pouvait vraiment lui faire confiance. Mais il n'avait pas le choix, la Ligature allait arriver, et ce serait encore pire s'ils le capturaient que s'il lui arrivait malheur en suivant cette fille. Une rumeur courait sur Elle. D'après ce que savait le jeune garçon, elle serait liée de prêt à une prophétie. Lui aussi, mais il l'ignorait encore. Il tendit les oreilles, guettant un message. Ils continueraient de marcher, tout droit, jusqu'à que l'un d'eux perçoivent un message des Résistants, qui leur dirait s'ils pouvaient entrer en ville. Le duo avait pénétré deux heures plus tôt dans la Forêt. Le paysage sombre de la Forêt qui périssait, comme affligée par les actes des hommes, prolongeaient l'impression sinistre que donnaient les marécages boueux. Cette Forêt était dite hantée. Timo se leva d'un bond souple, et se remit en marche, en se demandant si les autres avaient déjà vu qu'il était parti. Sûrement pas. Dans deux heures, il quitterait la Forêt avec la jeune fille, et alors, l'Orphelinat commencerait seulement à se réveiller. Sa compagnonne s'était déjà levé et le suivait sans bruit. Elle était concentrée. Le vent balançait les branches et si les jeunes gens n'étaient pas concentrés sur les bruits, ils auraient sûrement vu l'ombre qui se profilait juste à côté d'Ely, dans un buisson de jeunes chênes, senti l'odeur sobre qui planait dans l'air et perçu que l'atmosphère autour d'eux se faisait oppressante.

Un grand cri aigu déchira le silence précieux de la Forêt et Timo se retourna brusquement en reconnaissant la voix d'Ely. Ne la voyant pas, il leva instinctivement la tête. Ely était comme suspendue dans le vide, retenue par des bras invisibles. Au même moment, un bruit sourd retentit dans l'air. C'était le signal des Résistants. Un deuxième cri fit vibrer les tympans du jeune garçon. Une odeur sobre et fraîche d'alcool enveloppait l'atmosphère. Ely s'agitait, suspendue en l'air ; elle faisait de grands signes, l'air désespéré. Timo avait commencé à trembler, effrayé de ne trouver aucune solution et ses dents claquaient bruyamment.

« - Timo, aide-moi, voyons ! Brailla la voix claire de la blonde.
- Que veux-tu que je fasse contre les fantômes ?
- Un fantôme … , hoqueta-t-elle, un fantôme ? Lâche-moi, fantôme !
- Tôme, ôme,... répéta l'écho. »

Timo eut à peine le temps de sursauter en entendant l'écho qu'Ely s'écrasa au sol. Le fantôme avait obéit, mais un peu brutalement. Timo aida la jeune fille qui râlait à se relever. Aussitôt debout, celle-ci leva le poing en l'air, comme pour donner un coup au spectre farceur. Ses grands yeux verts cherchaient la moindre apparition de celui-ci. Timo posa une main sur l'épaule d'Ely.

« - On peut aller en ville !
- T'as entendu le signal ? Ah, oui, bien sûr, sinon tu ne dirais pas ça ! Pas tout de suite, s'il te plaît !
- Ely...
- Oui, oui, je sais ils nous attendent ! Et alors ?
- C'est un fantôme ...
- Oui, et tu as vu comment il m'a lâchée ! J'exige vengeance ! Apparaît, fantôme !
- Fais attention ...
- Fantôme, viens ici tout de suite, que je te botte les fesses ! Et plus vite que ça ! »

Timo ne prit même pas la peine de répondre, car il savait que ça ne servirait à rien. La blonde était têtue et pas très patiente. Quand il prononçait deux mots, elle faisait cinq phrases. Il ne réfléchit pas plus longtemps à cela, car un rire tonitruant brisa une nouvelle fois le silence à peine reconstruit. C'était le genre de rire qu'un adulte qui avait trop bu pouvait produire, mais Timo n'avait jamais été en présence d'un adulte autre que le Vieux, le surveillant de l'Orphelinat des Confins. Ah, l'Orphelinat... Son silence rassurant, sa blancheur tranquillisante. Timo en connaissait tous les recoins et savait y établir n'importe quelle bêtise. Il repensa à ses abris, ses cachettes, ses recoins. Il revit le Vieux l'enguirlander, tout droit planté comme un piquet, le visage ridé et déformé de colère. Il vécut plusieurs scènes de l'Orphelinat, le midi et sa soupe étrange, le coucher et les histoires de fantômes, tous les moments qu'il avait passés au coin, les mains derrière la tête, et tous les autres moments où il était seul à la bibliothèque, fouillant dans des étagères poussiéreuses, absorbé par une lecture... Un autre visage s'imposa soudain à lui et le jeune garçon secoua la tête. C'était un tout petit garçon qui avait l'air rieur. Ses cheveux presque noirs étaient hérissés naturellement sur sa tête. Il avait quatre ans à peine, mais il était déjà d'une grande lucidité. Son bras droit était abattu le long de son corps, un livre dans sa main ; son bras gauche était tendu vers le visage de Timo, la main ouverte. Ses yeux étaient magnifiques, éclatants ; ils étaient gris. C'était un petit orphelin, un grand ami de Timo, malgré son âge. Il s'appelait Lifaen. Timo ouvrit la bouche et s'apprêtait à murmurer son nom, quand Ely, qui l'avait agrippé par les épaules, le tira de sa rêverie. Timo écarquilla les yeux. Devant lui se tenait Ely et le spectre blanchâtre d'un homme avec une jeune barbe.

« - Timo, il est d'accord pour nous ramener à la ville !
- Quoi ? C'est vrai ? Tu as parlé avec un fantôme !
- Mais bien sûr qu'elle a parlé avec moi ! Et je vais vous envoyer à la ville !
- Nous envoyer ?
- Mais oui, c'est génial, Timo, non ! Rilce nous emmène à la ville, il est avec nous !
- Rilce ?
- C'est son nom, andouille ! Viens maintenant ! »

Timo, encore sonné, regarda Ely lui attraper la main puis adresser un hochement de tête au fantôme. Celui-ci, un éclat de rire au bord des lèvres, récita quelques paroles silencieuses, puis il se sentit projeté en l'air. Il tenait toujours la main d'Ely. Il faisait froid tout d'un coup et le garçon baissa les yeux. En contre-bas, il aperçut la Forêt et les Marais ; il sentit sa tête tourner et réprima une envie de vomir. Il voulut prévenir Ely mais ses yeux venaient de se fermer. Il s'évanouit.
Il rêva longtemps. Il se trouvait dans le Dortoir, à l'Orphelinat, et il lisait un roman écrit de manière particulière. Il était totalement aspiré par sa lecture quand la porte grinça et alla s'écraser contre le mur. La nuit tomba à ce moment précis mais la lumière était allumée. Timo tomba de son lit et se retrouva assis par terre. Le sol était fait de boue. Il jeta un coup d'oeil dans l'encadrement de la porte. Dans l'ombre se tenait une silhouette familière. Elle s'avança. Une procession de fantômes commençait à tourner autour de Timo et parmi eux, Rilce. Des bruits sourds résonnaient, comme le signal des Résistants. L'effluve de l'alcool alourdissait l'atmosphère. Dans la lumière se tenait à présent Lifaen, mais son visage était déformé par une douleur étrange. Ils avaient des cernes sous les yeux. Il devait avoir cinq ans à présent. Il leva les mains. Elles étaient pleines de sang et l'une d'elles, tremblante, tenait un petit poignard. Ses yeux gris avaient perdus leur éclat : ils étaient sombres. Ses dents claquaient de peur. Des larmes d'effroi perlaient sur ses joues. Un rire cristallin éclata. Un des fantômes passa devant Timo. C'était Ely. Morte. Elle avait un long sabre effilé planté dans la poitrine. Les autres fantômes la couvaient des yeux. Rilce tenait une bouteille d'alcool fort. Dans la boue venaient de naître des figurines, des soldats en terre. Une longue bataille commença. La tête de Timo tournait. Lifaen s'approcha de lui et posa une de ses mains ensanglantées sur son coeur qui cognait contre sa poitrine. Toutes les statuettes tournèrent la tête vers Timo. Le petit garçon parla de sa voix claire.

« - Timo, Timo, ne les laisse pas faire ça. Ne nous laisse pas faire ça...
- Tu dois les empêcher, Timo, poursuivit la voix de son amie blonde.
- C'est ton devoir, renchérirent les fantômes.
- Tu dois nous sauver, Timo.
- Tu dois choisir.
- C'est toi, qui doit faire ça !
- Timo, Timo, … Pitié. »

La dernière phrase, prononcée de la voix claire et triste de Lifaen, résonna longtemps dans la tête de Timo. Les petites figurines avaient tendu les mains aux fantômes et Ely serrait Lifaen dans ses bras. Timo se releva. Que lui arrivait-il ? Le Vieux, un fantôme lui aussi, le regarda, furieux.

« - Mais... Pourquoi ? Comment ?
- Tu dois trouver, Timo.
- Aide-nous, Timo... Timo... Timo... »

Timo attrapa Lifaen pour se persuader qu'il n'était pas lui aussi, un fantôme. Un sourire illumina le petit visage, tordu de douleur. Ses yeux gris brillèrent d'une lueur d'espoir. Il murmura quelques mots à Timo et finit par « Ne m'oublie pas, Timo... ». Timo hocha la tête. Ce serait peut-être la seule promesse qu'il respecterait, mais il la respecterait. Coûte que coûte. Le petit Orphelin le méritait. Les fantômes se remirent à tourner autour des deux garçons, puis ils s'évaporèrent. Ely fit d'abord une étreinte glacée à son ami puis s'en fût également. Timo entreprit d'essuyer les mains du petit Lif. Il frotta son poignard contre son pantalon pour le nettoyer, puis l'accrocha à la ceinture du petit. Il lui tendit le livre encore ouvert sur le lit en fer rouillé et lui mit entre les mains. Il le couvrit en arrachant le drap blanc du matelas et en l'entourant autour de lui. Il lui serra la main tristement puis le ramena dans son dortoir, le dortoir des petits, qui se trouvait à l'autre bout du couloir sinistre. Il le borda en lui racontant une histoire. Le dortoir semblait encore plus lugubre maintenant. Les toiles d'araignées se croisaient. A croire que c'était Timo, le jeune garnement, qui prenait soin de l'Orphelinat, qui pourtant le faisait tant souffrir. Il sortit sur la pointe des pieds en veillant à ne pas réveiller l'enfant fragile et ferma la porte tout doucement. Timo n'avait de douceur que pour son jeune ami. C'était comme un frère pour lui. Il soupira et secoua ses cheveux ; une larme ricocha contre le sol en bois flotté. Il s'appuya contre le mur.

« Je te promets que je ne t'oublierai jamais. Jamais, jamais... »

&&


Il nageait depuis déjà plusieurs heures et ses muscles commençaient à peine à s'endolorir. Il regagna la berge en quelques brasses et s'extirpa de l'eau. Il était torse nu et son pantalon lui collait aux jambes, ses cheveux mi-longs tombaient péniblement sur ses épaules. Il n'avait pas de vrai nom, et il n'en avait jamais eu ; ses parents l'avaient abandonné à sa naissance, ici, dans cette grotte. Il venait nager dans ce lac tous les jours depuis ses six ans ; il en avait déjà vingt. Les rares gens qui lui parlaient vraiment l'appelaient le Résistant, mais la Ligature et les gens du peuple pensaient qu'il s'appelait Anan. A présent, il était assis sur le sol en pierres froides et il contemplait la beauté pure de la grotte : elle était sombre, ténébreuse et silencieuse, mais il aimait sincèrement s'y trouver. Le lac reflétait la faible lumière du soleil et ondulait au rythme du vent qui tourbillonnait dans les aspérités. Le jeune homme se leva doucement, se rhabilla rapidement et sortit de la grotte. Le paysage entier était sombre et froid ; c'était ainsi depuis que la Ligature avait pris le pouvoir. Le Résistant s'engagea sur un sentier ; il n'avait pas de temps à perdre, il devait rentrer immédiatement. Les évènements de ces derniers jours avaient été précipités. D'abord, on avait appris aux habitants une Prophétie, et la Ligature avait organisé des rafles dans tout le pays. Elle avait arrêté nombre de Révoltés. Le jour précédent, on avait eu vent de fugues : des Orphelins des Confins qui étaient partis. La Ligature avait lancé des recherches dans tout le pays. L'Agarie était secouée de bas en haut par leurs fugues. Anan appréciait de sentir le vent ricochant sur ses tempes. Il entra dans une taverne et s'assit sur un tabouret près du comptoir.

« Vous voulez queq'chose, m'sieur Anan ?
- Oui, j'aimerai une bière. Et les nouvelles. »

Le barman s'agita au comptoir et le Résistant devina sur son visage une certaine gêne. Il poussa un profond soupir ; il se doutait cependant que les nouvelles seraient mauvaises : il n'aurait pu en être autrement. Le serveur déposa une bière devant lui ; il en bût une gorgée avant de reporter son attention sur le barman. Il le fixa des yeux quelques secondes et finit par le décider à parler.

« Alors, les nouvelles ?
- Hum... Les nouvelles... Elles sont bizarres, m'sieur. Y a le p'tit là, ils le cherchent toujours. Z'ont perquisitionné l'Orphelinat ! Z'ont interrogé un Vieux. Z'ont même arrêté un p'tit gamin. Paraît aussi qu'les f'tômes de la Forêt s'réveillent. »

Le Résistant encaissa les nouvelles les unes après les autres, sirotant sa bière. «Ils» cherchaient donc toujours le jeune fugueur. Il devait être sacrément important. Et ils avaient arrêté un gamin... Curieux, tout de même. Et les fantômes... Est-ce qu'il fallait y croire ? Le jeune homme se leva avec en tête encore plus de questions qu'auparavant.

« Ajoute la bière d'aujourd'hui sur ma liste. »

Il sourit au barman et tourna les talons. La brise qui valsait, dehors, était fraîche sur sa peau ; elle semblait troublée, elle aussi. Au dessus de sa tête, trois silhouettes passèrent dans le ciel, mais, concentré sur les événement qui se mélangeaient sans lien apparent, il ne les remarqua pas. Il marchait d'un pas accéléré et arriva rapidement chez lui. C'était une maison sans charmes ni atouts particuliers, qui tenait à peine debout et dans laquelle il habitait avec des personnes âgées, ses parents adoptifs du moins, aux yeux de la loi. La porte était sortie de ses gonds rouillés et il du escalader la montagne de débris pour rentrer chez lui. Il alla directement s'assoir sur un vieux lit de camp branlant, pensif. L'air était lourd de poussières dans la maison, le lit crissait sous les balancements d'Anan et un rat courait sur le sol boueux et détrempé, mais le Résistant n'y prêtait plus attention depuis longtemps, et de toute manière il avait à réfléchir : il voulait trouver le lien entre la fugue du jeune garçon, les arrestations de Révoltés et celle du petit garçon. Il y en avait forcément un. Anan, la tête appuyé sur sa main, commençait à éclaircir la situation quand il remarqua que pour la première fois depuis longtemps dans ce taudis, il était seul.
« Vous êtes là ? »

Anan ne réussit pas à s'empêcher de poser la question même s'il savait et voyait parfaitement bien qu'il n'y avait personne. Il se leva précipitamment et attrapa un bâton sur le sol boueux. Les Vieux n'étaient pas là et ce n'était pas normal. Quel pouvait bien être le rapport avec les évènements des derniers jours ? Troublé, le Résistant sortit en enjambant la porte dévergondée et fut étourdi par la bourrasque de vent qui lui claqua au visage. Les lieux étaient totalement déserts et semblaient encore plus sinistres que d'habitude ; le vent continuait à s'acharner au visage. Brandissant son bâton, sa seule arme de défense, le garçon entreprit de faire le tour du village, tout en réfléchissant. La Prophétie n'avait surement pas été révélée toute entière aux habitants, finalement : elle ne prévoyait des évènements troublants et des difficultés seulement aux Confins des Terres de l'Agarie.

Pendant qu'Anan cherchait des réponses, un petit garçon souffrait. Il était enfermé dans une prison sinistre, et il ne savait pas pourquoi. Le petit prisonnier tremblait de peur et grelottait de froid ; sa cellule austère était plongée dans l'obscurité. Seuls ses grands yeux gris semblaient briller dans les Ténèbres ; c'était Lifaen ; il venait d'entendre des pas qui se rapprochaient dangereusement, des pas lourds qui résonnaient contre les murs. La serrure de la lourde porte en fer grinça ; Lif' eut un accès soudain de frayeur et se mit à trembler de tous ses membres. Une ombre massive accentua encore l'obscurité de la pièce et l'homme auquel l'ombre appartenait se dressa de toute sa hauteur au dessus du petit prisonnier, un sourire menaçant aux lèvres. C'était un gardien de prison qui attrapa son prisonnier par le col de ses vêtements déchirés et le souleva à plusieurs mètres du sol. Lifaen était trop affaibli pour se plaindre et l'étau des mains puissantes l'empêchait de bouger. On l'amena dans un grand bureau étrangement vide, à l'exception de lui et du gardien. Le petit sentait son cœur qui battait faiblement dans sa poitrine ; il avait peur mais il était exténué.

« Maintenant, tu vas nous dire qu'est-ce que tu as à voir avec les Révoltés, tonna une voix grave. »

Lifaen ne pouvait pas répondre ; il n'avait rien à voir avec eux et il le savait bien, c'était tout.

Timo fut réveillé en sursaut par un cri de la jeune fille blonde. Tandis que ses yeux s'ouvraient péniblement, il découvrit dans la lumière du jour naissant les murs graisseux d'une taverne aux fenêtres débordantes de soleil, un feu vacillant dans l'âtre, la silhouette du spectre qui s'agitait près du comptoir et le visage effrayé de son amie. Le jeune garçon se relava dans ses couvertures et partit d'un pas lourd s'assoir au comptoir. Ely toussota ; elle haletait.

« La Prophétie … Encore... Ce rêve … Cauchemar ...
- Gamin, ça fait deux jours que tu dors !
- La... Prophétie ?
- …
- Quand la première disparition ébranlera le monde, le Protecteur, l'Étranger et le Sauveur se réuniront dans les problèmes. La Prophétesse mourra et rejoindra ses Alliés. L'Étranger découvrira ses dons et le Protecteur protègera son jeune frère. Mon rêve... Il disait ça...
- Et ?
- Rien d'autre. »

Le silence s'installa entre les trois amis. Rilce s'était arrêté de bouger et avait fermé son visage sur une moue confuse ; Ely claquait doucement des dents, pelotonnée dans sa couverture, et ses cernes donnaient un air dramatique à sa frimousse d'adolescente ; Timo avait posé les yeux sur un miroir où se reflétaient son torse frêle, son visage fatigué, ses cheveux roux hérissés et ses yeux bleus éteints d'Orphelin. La Taverne était absolument silencieuse.

« Vous avez une sacrée importance, les gosses. »
Ely répondit à son amie fantôme par une moue incrédule.

« Une sacrée importance ?
- Il paraît.
- Bon, et finalement, on est bien alliés ?
- Bien sûr !
- On est où ?
- Ville. Quartier Nord. Taverne. »

La discussion s'arrêta sur la voix tonitruante du fantôme qui avait déniché une chope de bière qu'il sirotait à présent. Le jeune garçon roux constata qu'Ely s'était rendormie très rapidement et décida de chercher qui pouvait bien être le Protecteur, l'Étranger, le Sauveur et la Prophétesse ; au fond de lui, il le savait plus ou moins, mais avoir un mystère à élucider lui réchauffait le coeur. S'apercevant que le jour était à présent bien réveillé, il s'apprêtait à sortir quand la porte s'ouvrit en grinçant et manqua de l'assommer. Un jeune homme aux cheveux mi-longs d'une couleur indéfinissable et un sourire aux lèvres ; Timo se leva brusquement, mais en même temps, il eut une sorte d'illumination. Le garçon avait l'impression de connaître cet homme auquel il donnait un peu plus d'une vingtaine d'années. Il chancelait sur ses jambes fatiguées mais fit face à l'intrus.

« Vous êtes qui ?
- Par ici, on m'appelle Anan. Et toi tu ne serais pas un Orphelin des Confins ? C'est ce que l'on m'a dit en tous les cas.
- Qui vous a dit ?
- Tout le monde ne parle que de toi, mon gars.
- Je m'appelle Timo, répondit le jeune garçon, puis il continua en pointant ses amis. La fille qui dort, c'est Ely, et l'autre, là, c'est Rilce, un Fantôme des Forêts. »

Timo fut abasourdi par le regard étonné et curieux que lui lança Anan en entendant le mot fantôme, mais il revient bien vite à lui, se rappelant sa propre réaction. Le jeune garçon hocha la tête vigoureusement en faisant signe à Rilce de prouver ses dires, mais son interlocuteur, la première réaction passée, le croyait sur parole. Le fantôme bourru offrit une bière à l'étranger puis s'en servit une pour lui. Timo, lui décida d'aller se recoucher, ce qui lui permettrait de veiller sur Ely, de laisser les deux adultes entre eux, de réfléchir et d'observer discrètement Anan. Son amie dormait d'un sommeil agité et ne cessait de bouger ; le sommeil ne l'apaisait pas ; Timo ne pouvait que comprendre cela en repensant à ses derniers cauchemars. Si seulement ils savaient, tous ici, à quel point Lifaen lui manquait ! Une brève intervention du spectre coupa court à ses pensées : le barman n'allait pas tarder à arriver ; il fallait décamper. Tandis que le fantôme rangeait savamment les chopes de bière et qu'Anan hissait prudemment Ely dans ses bras, le futur héros ramassa en hâte les couvertures qu'il jeta sur son épaule. Un regard à ses nouveaux amis lui apprit qu'il était tous prêts à partir. Il fit quelques pas, ouvrit la porte, sortit, referma la porte derrière ses compagnons et ils s'engagèrent ensemble sur le chemin de la ville, là où les Révoltés les attendaient.

&&


Plusieurs grimaces déchirèrent son visage, mais toute sa force, toute son énergie et sa voix avaient pâti de ses nombreux cris qui déchiraient le temps, cruel instrument tordu. Même la terreur s'était envolée, laissant à son espoir le devoir de le faire survivre. Dans cette prison, derrière ces barreaux, tel un lion en cage, il ne vivait plus, il se contentait de survivre, avalant goulûment toute l'eau et la nourriture que ses bourreaux lui donnaient à contre-cœur : ils devaient le garder vivant, ordre de la Ligature. L'air du temps lui avait échappé depuis longtemps mais cela devait faire plusieurs mois, voir plusieurs longues années qu'il était captif. Il ne leur avait rien dit.
Chaque soir, son espoir affaibli le rejoignait dans ses rêves agités : un jour, son grand frère viendrait le chercher, et même s'il ne le savait pas, c'était pour ça qu'on l'entretenait vaguement; Pour les avoir tous les deux. Les tyrans organisaient d'immenses sacrifices et des purges dans les rues, devant une population terrorisée et pleine de lassitude ; les Orphelins avaient été mis au travail dans les mines et usines abandonnées par les Révoltés. Ses gardiens prenaient un plaisir malsain et amer à le lui annoncer, avec une voix faussée où sonnait leur bonheur.

Le soleil se leva, baignant de ses pâles rayons orangeâtres le mur de la cage, et seuls une paire d'entre eux se faufila entre les barreaux, chatouillant le visage torturé de Lifaen. Il resta allongé, les yeux mi-clos fixés sur le plafond bas et rugueux, jusqu'à que le grincement familier, sourd murmure douloureux, parvienne à ses oreilles. Un de ses bourreaux entra à pas lourds dans la pièce exigüe et le fit lever d'un geste de son énorme main ; le petit aux yeux gris leur obéissait par lassitude. Il l'examina sous toutes les coutures, tâtonnant le pyjama à grossières rayures délavées, arrachant entre ses mains colossales quelques lambeaux de tissu, vérifiant que ses pieds crasseux étaient nus et qu'il n'avait aucune arme potentielle. Puis il prononça quelques mots d'une voix sourde et tonitruante. Lifaen pensa d'abord au vague baratin habituel, immobile, son corps maigre droit comme un piquet, mais quand le gardien annonça qu'il avait dix ans aujourd'hui, les mots bourdonnèrent sur ses tympans. Le temps avait filé, et continué sa course indépendamment, resplendissant de vitesse. Quand il avait été emprisonné, il devait avoir... Deux paires d'années !

Réfléchir au temps le replongea brusquement dans ses pensées, et, un bref instant, il ne fût plus debout dans les murmures incessants du soleil, mais adossé à un mur, entouré par des immenses rayonnages d'ouvrages le dominant de toute leur hauteur, face à un visage qu'il connaissait sur le bout des doigts, celui de son frère de coeur, Timo. Il savoura cet instant, et fût brusquement happé par le cri inopiné de son bourreau. Il venait de répondre un « Oui ! » qui fit s'ébranler les murs de briques mal scellées. Il planta ses yeux niais dans les immenses yeux gris argent de l'enfant, avec un petit sourire sardonique édenté.

« C'est l'heure du premier combat ! »

Il se lança dans une longue explication : à partir de dix années, les prisonniers commençaient à faire des combats de divertissements pour la Ligature, des combats entre prisonniers, des combats à mort. Et son premier combat allait se passer maintenant, immédiatement, contre le Tyran, un prisonnier qui était un meurtrier en série, une brute sans cervelle. Le gardien lui tendit un bâton amaigri qui lui servirait de pseudo-arme, mais ce serait bien maigre contre un tyran ; il le poussa ensuite dans les couloirs, ricanant par moments d'un petit air idiot, et ce fût d'un de ces moments là que Lifaen profita. En un éclair et quelques mouvements furtifs, un habile croche pied avait mis le tyran à terre, après que sa tête est violemment heurté de lourds barreaux de fer.

Le visage illuminé par un immense sourire, Lifaen mit un genou sur la poitrine de l'énorme tas de muscles et de graisse, et frappa méthodiquement, d'un grand coup de son coude pointu sur le menton. Il était maigre, mais ses muscles étaient bien rodés par la prison et les multiples bagarres de ses deux « maisons » avait forgé en lui des habitudes, trucs et astuces multiples. S'assurant que le gardien était bel et bien inanimé, il prit la fuite, serrant entre ses deux petites mains le poignard légèrement émoussé, qu'il avait trouvé dans la poche du bourreau.
Il traversa les couloirs, se faufilant dans la pénombre éblouissante, courant à en perdre haleine. Cela faisait longtemps qu'il n'avait plus eu d'activités physiques. Il ne savait même pas où il déboucherait en sortant d'ici comme un chien dans un jeu de quilles. Enfin, à présent, il le savait. Il se tenait courbé en deux, les mains posées sur les genoux, haletant, le coeur cognant très fort sur sa peau parcourue de cicatrices, à quelques foulées du seuil de la prison. Le soleil d'été brillait dans le ciel, mais les nuages rosâtres commençaient déjà à le recouvrir en un masque funeste ; l'atmosphère était brûlante, et ses yeux ne tenaient pas ouverts, plus habitués à la pénombre profonde et immuable qu'à la lumière tamisée du soleil couchant. Il savait, à force d'interrogatoire, et de questions multipliées, que son cerveau avait enregistrés, n'ayant aucune autre occupation, qu'il y avait nombre de Révoltés. Il était sûr que dans cette cité urbaine se tenait au moins deux ou trois repères . Le lendemain, il s'y rendrait. Il se laissa glisser, son pull effiloché râpant un immense mur bétonné, et il ferma les yeux, cherchant à trouver le sommeil.

Quelque chose d'indéterminé le réveilla. Il eût à peine le temps de voir une ombre humaine qui se penchait sur lui, le soustrayant au soleil, qu'il était déjà debout, emporté dans une course par le propriétaire de cette ombre. Ils couraient. Le jeune garçon aux yeux gris détailla d'abord la silhouette qui le tirait. Grande, élancée, c'était une femme d'environ une vingtaine d'années. Elle avait de magnifiques cheveux blonds, flottant en deux nattes serrées sur son dos. Il crût avoir eu le temps de lui apercevoir de grands yeux verts pétillants. Apparemment, la Révoltée l'avait reconnu... Mais lui, il ne la connaissait pas.

Au détour d'une ruelle, ils furent obligés de s'avancer au milieu de la foule sous les lames du soleil. Ils s'arrêtèrent donc de courir d'un même mouvement, et la jeune femme lui attrapa plus fermement la main. Il fallait faire croire qu'il était son fils. Compris.

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