02/02/2011
« Papaaaaaa ... »
Dans la pièce noircie, la plainte prenait des modulations étranges, ricochant sur les murs trop fins, résonnant contre les pièces de bois et d'étain qui jonchaient le sol, constellations d'outils délaissés. La paillasse dure eut un crissement croassant en frottant le sol, et, dans un bruit de frottements, l'homme se redressa, repoussant la couverture amaigrie. Du bout de ses doigts tordus vers les côtés, il se massa les tempes. Des cernes, creusées dans sa peau, ombrageaient le délicat spectacle de sa figure en ruines. Le râle récurrent chuintait encore, odieux feulement animal. Cinq minutes passèrent, égrenées par des bâillements réguliers remplaçant aisément l'horloge dans la vie romanesque du jeune père. L'aigre cloche du temple qui ombrageait la ville de ses ténèbres dessinés au couteau devait, peut-être, avoir sonné trois heures il y avait peu, et c'était la dixième fois au moins que le dormeur était forcé de s'extirper de la tiédeur fiévreuse de ses rêves. Porté d'un pas de machine, il fit le chemin de mémoire, les yeux clos sur la fatigue qui lui crevait les tympans, s'acharnant à moduler un cri déchirant qu'il faisait mine de ne pas entendre. Au bout du couloir poussiéreux, la porte grinça, découvrant le visage éraillé d'une petite fille, lèvres tremblantes, yeux flamboyants de larmes et joues pâles et rosies tout à la fois. Le père, gonflant le torse, inspira dans l'air une sollicitude dont la nature ne lui avait jamais fait don, et plia les genoux pour se retrouver à la taille de sa gamine. La figure de terreur triste se fendilla, laissant naître les prémices d'un sourire orageux. Et le rêveur chuta, emporté en arrière par l'effet de surprise. L'enfant couchée sur son ventre regarda son père un instant, sa bouche ouverte sur un rire inaudible avant que ses yeux ne s'écarquillent brusquement, empruntant à nouveau un scintillement humide. Elle glissa un doigt dans sa bouche, l'y tourna, et le ressortit, luisant de bave, pour le dresser dans l'air. L'homme suffoqua, l'estomac écrasé par les petits pieds de la gamine, pourtant sa raison fut bien vite engloutie par un terrible, irrésistible désir de rire. Envie que, toussant, crachant, s'étouffant avec sa propre salive, il entreprit d'assouvir, vite interrompu déjà. La petite avait tourné un visage masqué de terreur vers son père, et planté un regard affreusement larmoyant dans les yeux à demi-clos sur une fatigue et une énergie confuses de son paternel. Ses lèvres se risquèrent à l'esquisse d'une phrase, suspendue par le contact humide du petit doigt osseux.
« Y a mon cauchemar il est revenu, j'veux dormir dans ton lit... »
Jamais l'humain étendu sur le sol ne se sentait si faible, si impuissant que lorsque qu'il soutenait le regard suppliant de sa descendante et il suffit alors à la petite de déformer sa moue en une grimace implorante pour que la détermination musclée de son procréateur tombe vaincue. Elle rebondit sur les muscles de son ventre, et il eut à peine le temps de se relever qu'elle s'agrippait à lui, l'escaladant pour qu'il la tienne dans ses bras. Bridant la fatigue tenace qui lui labourait les entrailles, le chef de famille alla déposer sa fille au côté de son épouse sur le matelas dur posé au sol et s'écroula sur le banc de bois flotté. Un certain temps, il guetta le visage en bataille de sa fille. Les plis des joues se radoucirent. Le sourire se fit doucement tout en rondeur tendre. Lentement, la figure terrorisée enfilait un masque de paix retrouvée, et un sourire béat de stupide fierté paternelle s'élargissait sur le visage ensommeillé du veilleur. Quand la joie complète d'une expression pacifique fut totalement en possession du petit visage de sa gamine, l'homme laissa un soupir couler entre ses lèvres, longue cascade tranquille qui semblait vouée à ne jamais cesser de s'abattre. Au final, la source se tarit quand l'écho se dissipa dans l'air suintant. Les paupières voilant et dévoilant ses pupilles porteuses d'un regard harassé, le rêveur passa le reste du temps nocturne à fixer d'abord le mur, puis le néant total des ténèbres, et vice-versa. Une bribe de conscience gênait parfois sa demi-béatitude placide, tirant la sonnette d'alarme de sa raison ; à peine le jour levé, il devrait partir au combat et ce ne serait sûrement pas une nuit blanche à veiller le mur terreux qui l'aiderait à survivre yeux grands ouverts. Irrémédiablement pourtant il sombrait à nouveau dans l'inconscience bornée et idiote de son demi-sommeil, semblant trouver une gaieté étrange à partir défendre les idées de froussards sans être en possession intégrale de son esprit. Ainsi donc il laissa toute la nuit suivre son cours, sans bouger, sans mot dire, un émerveillement béat lui peignant le visage.
L'astre solaire eut tôt fait de pousser la veilleuse nocturne en coulisses, mais c'est le grésillement aigu d'une voix neuve qui remonta le soldat de l’abîme noir de ses rêveries. Une douce caresse passa, souffle de vent, sur ses joues, mena son ouragan de tendresse le long de ses muscles saillants et termina finalement sa course quand un mielleux baiser atterrit sur ses lèvres, piquant de son acidité matinale sucrée. Le spectre d'un sourire étira ses lèvres pâlies par la veillée, et ce furent des yeux bruns inondés d'amour gluant qu'il leva sur l'ombre fine qui se penchait sur lui. La silhouette, allongée en courbes désirables, jeta un effroyable sortilège au jeune homme et s'en fut muette, dégainant un charme tout féminin. Le bec ouvert par une stupidité admirative il suivit le cheminement de son épouse alors même qu'il ne la voyait plus. D'un regard pesant d'une sorte d'ivresse fatiguée il contempla l'unique fenêtre de la chaumière, carreaux tâchés de boue et d'intempéries au travers desquels on ne distinguait plus le dehors, bien qu'il se plaise encore à essayer de deviner les évènements de l'obscur jour de la rue. Ce fut finalement l'odeur, merveilleusement âpre et forte du café qui acheva d'éveiller ses sens paralysés par une fièvre songeuse. Dans la lumière quotidienne tamisée par la crasse du carreau, il se leva pour recevoir le gros bol de liquide noir porté par la silhouette onduleuse de son épouse. Trempant savamment les lèvres dans le nectar brûlant, les retirant dès que la morsure sirupeuse et chaude gênait les gerçures nerveuses de sa bouche, recommençant ensuite ce manège savoureux, le futur missionnaire resta bien planté sur ses pieds, au milieu du passage, entouré par les objets inanimés menant une ronde extatique. Absorbé dans sa résurrection matinale, à peine sentit-il les plis de son pantalon se tendre contre ses mollets et ce fût donc le son terrible d'une jérémiade en cortège qui le fit baisser les yeux, abandonnant du même temps le breuvage, qui s'écrasa au sol dans un bruit de cassure. Mais son attention, attirée par le visage de sa gamine, qui, encore, annonçait l'imminence d'une question, évita de considérer la tache brune qui se répandait sur le plancher vulgaire. Les sourcils froncés, fataliste, il attendit l'exécution de la menace curieuse qu'il percevait sur le visage candide de sa progéniture. L'échéance ne se fit pas attendre, et sonna le glas, déjà, de son délassement de commencement de journée.
« Pourquoi tu t'en vas ? J'veux pas moi ... »
Le questionné eut un soupir allégé par l'habitude. Ce n'était pas pour défendre ses idées qu'il fuyait son foyer : il maintenait la paix pour idéal. L'amour de la gloire était resté hors de son coeur, singé par la volonté de combat qui pressait parfois les muscles des hommes. Ce que le père désirait ne ressemblait en rien à cela. Son coeur, assoiffé toujours, jamais repu, réclamait moult découvertes dans une symphonie de cris dérangeants. Le voyage, dès sa naissance, avait son unique but, son soutien dans les mauvaises passes et sa philosophie. Jamais la fée qui ne l'avait bordée, poupon rond et habitée d'une tranquillité orgastique face aux murmures seuls du vent, n'aurait prévu que le soldat s'arrête un instant de marcher, pour regarder où il plaçait ses pas et ce qu'il laissait derrière lui. Pourtant un inattendu miracle si naturel s'était abattu sur lui, quand, somnolant appuyé au mur branlant d'une taverne, une jeune femme l'avait dépossédé de ses grandes aspirations rêveuses. Femme qu'il avait bientôt épousée et avec qui il menait une union heureuse d'où avait naquit la galopine qui se tenait devant lui, pouce enfoncé entre les lèvres, tête penchée imitant une patience toute chimérique. Il ouvrit grand les bras, et l'enfant propulsée par des ressorts imaginaires fut tout de suite coincée contre son torse, tête ronde posée dans le creux musculeux de son épaule. Un murmure germa sur les lèvres humides du rêveur.
« Je vais te dire un secret, d'accord ? Il faut des gens pour protéger les petits enfants comme toi, et les gens gentils comme ta maman. Et comme papa veut que tout le monde vive bien, il va protéger ces gens, tu vois ? »
Maintenant la précieuse gamine tout contre lui, il fit courir une main portée par la culpabilité angoissée sur les cheveux d'anges de la fillette. Dans l’entrebâillement dénué de porte qui donnait sur la petite pièce des marmites, la mère malheureuse couvait ses deux amours d'un regard triste. Le mensonge se lisait dans les esprits des adultes : l'un comme l'autre savait que le père, porté déjà par son désir de voyager, partait pour une mission dangereuse dont il n'était pas sûr de revenir moralement conservé. La fille, apercevant le visage aimé de sa mère, bondit de l'étreinte tiède de son père, rattrapée de justesse par la jeune femme qui remercia dans son coeur les dieux de lui avoir donné une fille si légère. Avec un sourire triste, le mercenaire saisit une bourse posé sur le banc de bois, et sortit de la maison silencieuse, tête baissée sur son mal pathétique. Voyager, rendre sa famille heureuse.