Nul Part ailleurs.

  • Liens sponsorisés



10-04-2017 à 21:29:28
Ils s'en venaient s'échouer aux docks, toujours plus pâles, désincarnés. L'océan les rejetait fracassés par les récifs, tordus de la crispation torsadées des orteils jusqu'au rictus théâtrale de la gueule- d'abord noués, puis graduellement informes, renvoyés promptement à des états liquides. Dégoulinants d'une gaine épidermique, libérés de la cage spiralée de leurs nerfs, n'aspirant plus qu'à onduler jusqu'au fond de l'abîme. La marée, de ses mains, jouait avec leur carcasse, de sa bouche écumeuse suçotait tous leurs membres, et les laissait gisants, dans les filets et sur les algues. Chevelures encroûtées qui pendaient en rideaux depuis les quais grumeleux, jusque sur les fonds tapissés de galets où cliquetaient les crabes. Personne ne cherchait à nettoyer la pierre gluante, à rebâtir les jetées effondrées, à défaire les nœuds de coquillages qui s'entrechoquaient dans les mailles des filets. On laissait la côte s'effiler aux tempêtes, délabrée, visqueuse et complaisante, aussi armée qu'elle était molle face aux fureurs du temps, toute en récifs moelleusement drapés de verdure détrempée, en estrans dentelés aux napperons spumescents. Car il y avait longtemps qu'aucun n'était venu en bateau à ce port.
Seuls le trouvaient les naufragés, des êtres anguiformes dissous par l'eau iodée. Aussi creusés et délavés par le sel que des statuettes meurtries, sculptées dans l'os épais d'une baleine, que des idoles exsangues façonnées dans de l'ivoire ancien. Mais plus dénués de substance que ces reliques, évidés par l'usure, car le voyage est long pour parvenir au port.

Les visiteurs les plus acharnés, ceux qui reviennent sans cesse, acquièrent l'aspect translucide des méduses, perdent couche après couche toutes les strates de leur chair. Ils s'effeuillent bien au-delà de la moelle, révélant la structure cristalline de leur âme, l'écheveau tourmenté de leurs pulsions secrètes. C'est un jardin suspendu dans toute sa gloire déliquescente, dans sa beauté diaphane. Poches de poisons et de nectars y palpitent sur de graciles roselières de verre, elles s'y vident ou se corrompent l'une et l'autre en un lent tournoiement, un voluptueux échange de sucs amers, de fluides épais, n'aboutissant qu'à la dissipation inéluctable de la chair, ce calque crémeux prompt à la flétrissure. Ainsi pelés ils offrent leur nectar, dépouillés de toute flamboyance organique, l'âme en fleur débordant sur les yeux de ceux qui les rencontrent.
Il faut être blessé pour parvenir au port. Esquinté jusqu'à l'os, hurlant de toute son âme. Il faut avoir survécu aux tempêtes du grand large, aux longues dérives océanes de la vie- s'être effondré d'un orage à un autre, remâché par la foudre. Il faut connaître l'isolement et le silence, il faut avoir l'intuition de la mort. Il faut avoir eu mal, sans jamais en mourir. Un cœur taclé est un atout. Certains baisers incisés également, ou le brouillard libéré par des médicaments, une brume âcre montant du fond du ventre, submergeant la pensée, ensevelissant les nerfs. Des signes distinctifs, mais nullement nécessaires, car tous les naufragés n'ont pas torturés leur peau ou leurs entrailles. Ils n'ont pas tous des croûtes de vomis aux commissures des lèvres, de code barre aux poignets. Ils n'en ont pas besoin pour atteindre le port.
Il ne leur faut que la douleur, nichée, onctueuse et corrosive. La connaissance intime de la souffrance, celle qui dure et déchire, qui captive par son omniprésence. Une gitane en feu frappant son tambourin. Fascinante et obscène, qui les travaille aux corps, les étreint aux viscères ; le cerveau est une viscère, une viscère sinueuse et pulsante, crépitante de pensées. Et les leurs sont malades. Les leurs se désagrègent, répandant des toxines. Et ils convulsent, ils étouffent, n'arrivant plus qu'à se débattre en vain, refoulés par les vagues. Ils se laissent happés par les flots liquoreux, car ils n'ont plus de navires sur lesquels les dompter. Ils en ont basculé. Le bateau s'est éloigné, ou bien il a coulé parmi les profondeurs.
Ils les rejoignent, appelés par l'abîme. Magnétisés par sa noirceur, lentement conduit à sa bouche suppurante. L'abîme les aspire à travers l'océan. L'abîme veut les broyer, les diluer, les précipiter dans l'anéantissement. Les esquicher à mort dans son étreinte compatissante, et avide.
Mais ils arrivent au port. Ils s'y écrasent comme des dépouilles rejetés par la mer. S'y relèvent, guère plus vifs, et cependant animés par un souffle nouveau, une inspiration démesurée qui les projettent amplement dans le mouvement ; quelques pas maladroits d'une danse frémissante, sur le tempo fracassé des fébriles. Alors ils entament l'ascension vers les quais, peinant à s'extraire des algues putrescentes, ils titubent, se recroquevillent dans des berceaux d'ordures. Certains y rampent, semblables à des tortues malaisées, et vont se blottir en flasque amas de membres tout au fond des ruelles, s'y replient en bourgeons tuméfiés par l'hiver. Ils s'y couvrent de crasse pour entrer en sommeil. C'est la raison principale de leur venue au port : ce repos qu'ils y prennent, ce trébuchement de conscience. Pas toujours en dormant, parfois en tâtonnant vers le visage de l'autre, en l'auscultant pour y lire tous ses silences en braille. C'est une veille fébrile qui les unit dans l'ivresse insomniaque. Ils se pressent tous ensemble dans des entrepôts vides, à la lumière crachotante de leurs yeux abolis. Alors il parlent, et chantonnent, se frictionnent et oscillent les uns contre les autres. A la chaleur de leur voix, ils trouvent du réconfort- ils s'enroulent dans les mots crépitants de leurs pairs, s'y vautrent comme des chats. Ils inspirent la musique quand elle sait les comprendre, et se nourrissent de la fumée des choses qu'ils ont aimé. Qu'ils apprennent à aimer, avec adoration. Car ils ont leurs symboles, leur langage, leurs croyances, qui ne peuvent exister que brièvement en dehors de leur crâne, qui s'effritent au contact de la réalité. Se désagrègent à la lumière... Seule la quiétude du port préserve ces signaux envoyés dans le soir, phalènes éperdus aux motifs de néon, petits colporteurs caressés par le velours de la nuit matricielle. Où ils forment une fresque battante, un festival éphémère, loin des rumeurs fracassantes de l'orage, loin des assertions cruelles de la Grande Mer. Là, les naufragés peuvent espérer inscrire leur mémoire à des murs, édifier des archives à même l'esprit d'un autre. Chacun est pour l'autre une bibliothèque de nerfs et de carne, une antre liquide où macéreront leurs témoignages communs, pareils aux ocres flétries des peintures rupestres aux déliés ancestraux.
Et de le savoir, d'avoir trouvé au port ce regard attentif, cette bouche au sourire tremblant ou cette épaule osseuse contre laquelle faillir, alors les naufragés peuvent reprendre le large, apaisés pour un temps.
Les plus chanceux d'entre eux ne retrouveront jamais les chemins qui y mènent.
25-05-2017 à 20:47:10
Il halète, sous le poids du costume. Son souffle est contracté comme un poing dans son ventre, qui se secoue violemment pour tuméfier l'entraille. L'air suit un chemin qui en fait des volutes, le réduit à des nœuds. Cela naît des détours qu'il empreinte, chemins muqueux suintants où il perd en pureté, contaminé par la moiteur grouillante du corps, la chaleur rance des intérieurs humains. Il y laisse des lambeaux et s'alourdit d'humeurs, devient de ces haleines tropicales et épaisses.La pesante effluence des contrées organiques s'y mêle et le corromps, le transforme en torrent tout de boue et brenne. C'est un sirop qui s'amasse dans ses viscères gonflées.
Son air n'est que la vase du marais de son corps. La tourbe qui circule au gré de ses courants, diffusée aux méandres du bourbier charnel. Un flot ordurier qui alourdit ses membres, répandu aux recoins de son anatomie. Car cette longue torsade de chair crispée qu'est son corps, cette exhalaison carnifiée de malaise où cliquette le calcaire effrité de ses os, est devenu le palais de la déliquescence. Une antre de poisons, de pourrissements secrets. Il n'est plus sous la peau qu'un long Automne fangeux, dont la délicate putrescence ne connaît aucune fin. Mais un Automne asphyxié où ne courre pas le vent. Un Automne qui s'accole à l'hiver, dénudé de son feu, qui n'est plus paré que de grisaille atone. A l'agonie mais persistant, étouffant les sols d'une couverture fangeuse, putride, tissée de feuilles humides, amollies par la pluie. Des suées froides qui dégoulinent du ciel, qui s'infiltrent à la moelle, précipitant toute chose vers l'anéantissement. Un néant de mollesse a submergé le monde. Celui qui existe à l'intérieur de lui ; le garçon meurtri qui porte le costume.
Et qui s'essouffle d'être comprimé dans ce carcan ignoble. Qui sourie et courbette, cligne des cils ou chiale. Qui trimballe sa faiblesse et son insignifiance comme on promène normalement sa fierté ou sa morgue. Silhouette esquissée au fusain du désespoir, exhibant au regard son faciès le plus triste, ses mines les plus morbides. Il y a de l'art en ses manières tragiques. Son visage a l'emphase théâtrale des masques vénitiens, et ses yeux sont opaques, ses lèvres font barrières, elles ne sont pas perchoirs des mots qui le picorent de la gorge à la langue. Ce sont des lèvres qui refusent, impropres à sourire, à former le langage, à moduler un chant- des lèvres à rien, qui retiennent la voix, ne la propulsent pas. Une infrangible crainte le barbouille comme une giclée de sang. Son œil est sombre comme l'humus où s'enfouissent toutes les plantes urticantes, toutes les vermines grouillantes, et sa bouche est profonde, c'est un abîme et c'est une cage où se débattent des phrases qu'il remâche jusqu'à la flétrissure, sans jamais les cracher, les ravalant parfois pour qu'ils chancrent en son ventre. Viscosité putride aux papilles, nécropole aux entrailles, il a tout du cimetière jusqu'aux pommettes cireuses des dynasties momifiées, jusqu'aux membres osseux repliés sur lui même. Ne lui manque l'odeur, car son lent pourrissement riche en toxines, suppléé de venin jamais inoculé, n'attente pas à son corps avec la moisissure. Pas d'acides, d'altérations intimes, de subtils empoisonnements des fluides. Le mal agit par une contraction. Il est dans l'immense crispation qui a saisit le garçon, modulant sa forme d'une étrange manière, insensible à la vue, mais perceptible aux doigts. C'est une forme éprouvante, cruelle à vivre, qui exige de sa part un effort permanent- on la sent dans son dos, le tremblement de ses mains. C'est une tension qui survolte chaque nerf, qui le tend, l'entortille, qui le tresse à ses pairs. C'est une gangue, un sarcophage, pour les fibres sensibles, de l'orteil qui se courbe à la cime culminante, toutes ont un même hurlement silencieux. Car il y a un grand poids qui écrase le garçon, qui le renvoie au sol, le force à se tasser dans son effort inepte. Il porte quelque chose, un fardeau aussi lourd qu'un ciel chargé d'étoiles.
Et c'est comme un nuit qui le dévore, qui l'ébrèche et le désarticule. C'est aussi insidieux, enveloppant, quand cela l'engloutit pour mieux le fracasser. L'ensevelir en sa moire, l'y noyer dans une ombre, une ténèbre coulante qui se rive à ses os, s'incruste à l'épiderme.
Il s'agit d'un costume. Et le garçon halète.

Il ne sait plus quand le costume s'est fondu à sa chair. Cela fait trop longtemps que cet habit l'opprime. L'enserre et dégouline jusqu'à rouer sa moelle. Ce sont toutes ces manières, ces mimiques et ces intonations... Ces regards qu'il travaille, ces moues qu'il a aux lèvres, et cette fébrilité. Ces tremblements aux doigts, ces larmoiements gluants. Ces contacts furtifs et poisseux qu'il a pour toutes les choses, cette moiteur de tourbière qui a mué sa peau en une substance collante... Il est de paille, de fange. Mixture de chair et de sueur aux clapotis d'angoisse. Il a peur.
En apparence. Il n'a rien de ce garçon aux jambes entrechoquées ; c'est ce dont il a l'air. Il s'agit de son rôle. De son visage de plâtre, d'une gestuelle d'apparat. Du moindre pincement au plus infime rictus, tout n'est que comédie. Et à chaque jour qui passe, un peu plus écrasante, un peu plus dévorante. Des crocs qui s'entrechoquent sur l'acier de son cœur, le lent submergement du dédale anfractueux de son esprit retors : c'est là son quotidien. D'une crise à un autre, d'un trouble anxieux à une rage couvée, il implose, des galaxies au bord des yeux, l'enfer au fond du crâne. Et ses larmes bouillantes ne doivent rien à la peur.
Il n'y a que la colère. Une ire inaltérable. Elle ne le consume pas, elle lui tord les entrailles. Elle lui cogne aux tempes et crispe sa mâchoire, elle invoque des cauchemars et des images macabres. Ses paupières se ferment sur des flash d'incendies, l'entremêlement carmin qui tournoie à leur envers obscur, se mue en une orgie écorchée et dansante. Sa volupté est pleine de sang, elle baigne dans les glaires et les sanglots d'autrui. Tous ces gens qui ne voient pas au-delà du costume. Qui y ont contribué, et l'y ont enfermé, en l'y poussant avec leurs yeux, leurs foutus yeux, leurs regard acérés. Il ne sait plus qui de de lui ou des autres a créer le costume, qui a voulu l'y étouffer ; ça n'a plus d'importance. Il n'est plus en mesure de déterminer ce qui fait ou non partie de la pantonyme. Les battements de son cœur se sont calqués sur la chorégraphie induite par le costume, son corps a oublié les gestes véritables. Ceux qui expriment un sentiment vécu. Il connait les gestes du déni, les leurres subtils et éclatants qui permettent une fuite ; ils sont inscris mécaniquement, incisés à sa moelle. La dissimulation est sa seconde nature. Mais quelle est la première ? Qu'en reste-il après cette mascarade ?
Rien d'autre que la rage. Que son ire frétillante. Sa dernière volupté, l'unique jubilation à le soulever encore. A le arquer d'extase quand les fantasmes viennent, dans le clairon des hurlements, la fresque des entrailles. Et la pensée infâme... corrosive, assassine. Si douce à palper, à goûter, cet émouvant carnage. Car il faut crever tous ces yeux qui l'enferment, réinventer le monde et sa géométrie. Élargir ces pupilles qui l'étriquent, ces regards qui le mâchent. A coups de marteaux redéfinir des angles, tracer des courbes fauves en jonglant du cutter. Et vivre son baptême au sein de leurs sanglots. Devenir le monarque de toutes leurs douleurs.
Alors seulement pense t'il, il pourra exister. Dans les lambeaux du costume et des visages adverses.
Il pourra enfin respirer, revivre dans le souffle. Il pourra avoir l'air...
06-07-2017 à 12:59:45
Quelques années de poussière. Quelques années de soleil. Des jours sinueux et convulsifs qui s'acheminaient dans le dédale poreux du temps, des jours élastiques aux heures gymnastes, souples, ou parfois compactes, parfois liquides. Il y avait eu des moments qui filaient comme des colibris sous mon nez, qui m'éclataient entre les doigts comme des bulles de savon. Il y en avait eu d'autres, bourbeux, épais, semblables à la guimauve parfumée qui s'étire dans certains stands forains. Leur nature m'était indifférente, je ne cherchais pas à leur échapper. J'avais mes préférés, mais ça s'arrêtait là. Je les vivais avec fatalité, je les laissais couler sur moi ou m'écraser. J'étais complaisant et poreux, perméable aux vents, à la lumière, j'ondulais dans la brise rance qui s’insinue sous terre, simple volute de chair, filament d'humanité pétris par la misère. J'avais la transparence de la rosée, j'étais du peuple des feuilles mortes.
Et les pas de passants me soulevaient dans l'espace. Je me plaquais leurs regards fuyants, à leurs corps fuselés par la course, je m'insinuais entre leurs doigts, me scotchait à leurs jambes. Je m'accrochais à leur visage anfractueux, j'empoignais leurs cheveux, la crispation de leur bouche, je me cramponnais à leur attaché-case, aux plis de leur costumes, je m'enroulais dans leurs narines quand ils inspiraient la pollution de la ville. J'étais une fumée qui les suivait, qui imprégnait la texture de leur chair, de leurs vêtements, une odeur épinglée à leur peau. Le fatras de mes membres restait là dans un coin, mais mon esprit s'agrippait à ce quelque chose d'attractif qu'ils transportaient dans leur empressement tout citadin ; que ce soit un bout de gueule qui attirait le regard, une attitude ou un vêtement. Ils avaient tout ça sur eux, et un état d'esprit qui s'exprimait dans leurs mouvements d'horloge, mis en exergue leur course d'insecte. Ils filaient dans les sous-terrains orduriers du métro, comètes indifférentes débordants de symboles, de fragments, qu'ils traînaient sur eux sans y faire attention. Mais pour moi ça tintait comme une cape de fer blanc qui traînait derrière eux. Ils tintinnabulaient de signes porteurs de sens- ils ne voyaient pas combien leurs traits et leurs manies racontaient des histoires. Mais moi je les lisais. Il y avait leurs vêtements bien sûr. Leurs cheveux, leur carrure, toute la comédie des apparences qui s'exhibait nonchalamment, c'était là, comme de juste. Mais il y avait aussi la posture. L'attitude et le rythme auquel palpitaient leurs paupières et leurs veines, la manière dont ils occupaient leurs mains. Est-ce que leurs tympans étaient remplis de musique, nourris au décibel par des écouteurs qui leur bourgeonnaient à l'oreille comme des bulbes gras ? Est-ce qu'ils voulaient plutôt écouter les bruits de baleine que font les trains qui courent ? La cadence de leur respiration, et puis celle de leur marche écrivait bien des choses. Ils inscrivaient leur prose dans le ballet des guiboles et des bras balançants. Si je pouvais capter ça, alors je voyageais avec eux dans leur vie. J'étais le passager clandestin de leurs souvenirs, embarqué pour un temps, jusqu'au prochain débarquement au port malfamé de la réalité. Rien qu'un moment d'oublie à prétendre connaître leur existence en les extrapolant à partir d'informations furtives. Et ça faisait mes journées ! Ça les faisait longues ou fugitives, émouvantes et brutales. Je caracolais dans leur crâne. C'était bien, c'était beau. Il y avait de l'espace, assez d'espace pour me perdre de vue, pour me glisser dans les ombres, dans un habit de vinyle... C'était bien mieux à l'intérieur du costume. Plus ample et plus confortable que dans les angles de mon corps. C'était la misère là-bas, c'était sec. On s'y ennuyait ferme, on avait faim et soif- ll n'y avait pas la télé dans mon corps. Pas l'eau courante, ni la bouffe, ni la famille, ni de tendres cabots ou de félins onctueux aux flancs soyeux, aucun petit plaisir cacaoté, c'était fade et gris, c'était creux. Alors que chez eux ! Ça crépitait ! Et c'était dense !C'était plein, c'était habité d'une âme, ça vait assez d'épaisseur pour pouvoir ressentir et penser à autre chose qu'à la faim ! C'était tout un spectacle.
Ils avaient emmagasiné la chaleur de leur bain, l'amour de leurs gamins, de leurs parents et de leurs animaux. Ils avaient les ondes de leurs écrans et de leurs appareils ménagers entrelacés au corps, bourdonnement d'informations qui leur pinçait les nerfs. Ils vibraient d'une douce musique qui parlait de confort et de facilité. C'était d'une banalité follement exotique pour moi. En m'appropriant leur figure et leurs gestes par la contemplation, le pénétrais leur demeure, vaisseaux ouatés dans le torrent des villes, et c'était chaque fois un pays étranger.
Sans parler des étreintes qu'ils avaient eu. Abyssales. Je m'y engloutissais, je les imaginais profondes et goulues, des étreintes de matrone, des étreintes qui vous digèrent... Et des caresses aussi, je leur prenais des caresses. Des caresses gentilles, douces, comme on en donne aux enfants. Des caresses perverses également, quand j'en avais besoin. Quand c'était affectueux, je leur prenais. J'évitais les coups, ça, je connaissais déjà. Mais je ne leur laissais pas les engueulades, car elles étaient dépaysantes aussi.
Chérie tu rentres tard, chérie les chiottes sont sales, chérie t'as des enfants, les oublie pas connard, chérie la bouffe est dégueu, même à moitié digérée elle sera meilleure en bouche quand je la vomirais, tu ne fais pas des efforts, tes affaires traînent, tu pues de la gueule, chérie chérie chérie. Ta gueule chérie ? Pardon chérie. Oh ma chérie, mon amour, mon bébé. Ma bonne tarte, ma bonne poire.
Et ils baisaient dans leurs draps. Ils faisaient des enfants qui seraient plein de névroses. Ils allaient au travail- ils se rasaient ou ils se maquillaient le matin, ils avaient les joues douces. Leur bouche avait le goût de la nourriture, leur langue était comme du pâté très riche. J'aimais leur salive pleine de glucose... J'imaginais leurs assiettes décorées pleines de steaks et les canapés où ils diluaient leur fatigue, au sein desquels ils allaient immerger leurs craintes solubles, sans savoir qu'il existait des peurs inexorables qui vous dévore jour et nuit. J'avais la tête posée sur les genoux de leurs mères et de leurs maîtresses. Je dormais dans les bras gluants de leurs amants.
Et puis je retournais à mon corps. Vieux tas de parchemins et d'ivoire renié par les archives et les musés du monde. Là où on avait écris trop de choses, tellement de choses qui se bousculaient, me couturaient le cœur, que j'avais finis par déborder, et que mes propres débordements ingérables, les flots pétroleux qui suintaient et giclaient, ça m'avait emporté dans l'océan du monde. J'avais glissé dans les rivières de l'oublie. Jusqu'aux nappes phréatiques où viennent s'accumuler les ordures portées par le courant. Là où on pouvait croupir en paix en attendant l'hiver, en marge de flux sans cesse renouvelé des pirogues-humaines, hâtives, gracieuses et chamarrées.
Mais peu importe. Je ne vis pas là, au milieu de mes membres, de mes os et de ma puanteur, avec la peau et le vent sur le dos. J'habite autre part qu'en moi même. C'est un endroit absurde là où j'habite. C'est très vain et souvent narcissique, mais j'aime bien... On y est anesthésié. On y voit plus grand chose. C'est même mieux : on peut choisir d'y voir et d'y entendre.
Et quand on ne veut pas, on change de chaîne. On ferme la fenêtre d'un clic. On détourne les yeux, on accélère le pas.
La vie des autres est ma deuxième maison, et elle a l'envers. Et moi, à leur plafond, je suis une araignée.
31-07-2017 à 17:05:55
C'était dans la chanson, strident, hurlé, audible et mystérieux dans le gruau des notes : Lémoné
Une énigme. Une fulgurance de non-sens dans le flux ondoyant des accords qui coulaient d'entre les doigts de Dov. C'était latin sur les cordes de la guitare, des musiques pour l'amour, les castagnettes et le soleil. Mais dans sa bouche, c'était un chant violent, plus âpre, qui empruntait tour à tour au métal et au rock. Et pourtant, dans leur ensemble, les compositions de Dov ne relevaient d'aucun genre. Elles n'étaient même pas harmonieuses, juste bizarres et agréables, parce-qu'elles s'en prenaient à la peau et aux nerfs, outrepassant leur droit à saccager l'oreille. Il passait d'un geignement à un murmure suave. Il racontait ses rêves, ou les miens, ou ne racontait rien, hoquetant sauvagement, grinçant, sifflant, crachant parfois des mots. Il concevait des rires hyènes, des sanglots de cigales. Il avait une pratique singulière, une manière à lui d'appréhender le chant. Il propageait la vibration de la guitare à mon ventre, les trémolos de sa voix me coulaient sur la nuque comme une écume de doigts. Frisson d'échine et de viscères. J'avais mal, je tremblais, j'étais au bord des larmes. J'aimais ses mains, sa bouche et son visage tordu- il n'était pas beau quand il chantait dans le torrent de ses cheveux. Il s'écartelait sur sa voix qui montait, béait de toute sa gueule puante, la gorge gonflée, de la sueur aux yeux. Il faisait l'effort de dilater son corps. Il torturait sa bouche avec des articulations monstrueusement amples, étirant ses lèvres sèches jusqu'à les faire saigner. Sa mâchoire craquait, ses cordes vocales se rompaient une à une, il gueulait son chant dans un geyser de sang. Et le miracle s'opérait, dans le chaud creuset de sa chair moite. Dans sa laideur bestiale, il touchait au sublime. Il atteignait la vibration secrète sur laquelle frémissait tout le monde matériel.
Puis il entreprenait son travail de couture. Il défaisait patiemment les nœuds de mon corps, un à un, se jouant de la trame de la réalité. Ça ondoyait en moi, un ruban de mélodie qui passait sur mes nerfs. La tapisserie de l'univers tangible obéissait à sa voix dans une certaine limite : l'alcool tremblait dans les verres comme une aurore chatouilleuse, les feuilles se soulevaient au passage de ses expirations. Et puis il y avait moi, bien sûr. C'était en moi, sur mon désastre, que s'exprimait le plus intensément son pouvoir, dans la citadelle écroulée de mon corps. Ruine fustigée qu'il réagençait avec une bienveillance indifférente d'archange.
Il dégoulinait sur moi en une vague de chaleur vivante, en un long fleuve de miel. Il parcourait ma gorge, mon dos, mon ventre. Un mot après l'autre glissant sur mes vertèbres. Et tout en moi fondait à son passage, tout se mêlait en une gelée tiède de chair et d'os, liquéfaction lascive. J'étais heureux, informe. J'étais un magma conscient flottant dans la fumée, l'ivresse, le son. Une métamorphose en devenir, germe moelleux dans sa gangue de mélasse, tout prêt à déployer ses vrilles pour parvenir au monde.
Il en était toujours ainsi : l'instrument et sa voix et mon corps. Sainte trinité vibrionnant d'extase.
Cette fois là aussi, le même rituel païen. Ma chambre, les bouteilles tirées de leur cachette, aristocrates poudrées de poussière, étincelants dans la clarté poreuse, le garçon assis sur le bord de la fenêtre, ruisselant de rousseur, auréolé de lumière. Et puis le mot. L'outrage.

<< Lémoné >>

Gueulé comme ça, sur les braises de sa voix, le crépitement des notes. Valdinguant comme une gifle. Un poignard lancé par une main acrobate. J'ai gargouillé de surprise, un bruit stupide.
J'ai trouvé mes lisières, mon corps. Mes jambes de béton et mon fauteuil roulant.
Il s'est arrêté. Il m'a fixé sans rien dire, et la guitare ne vivait plus contre sa poitrine, le pouls de sa musique était mort sur les cordes. Le chant s'était taris à ses lèvres, ravalé aux entrailles. Tout à coup, il ne palpitait plus. Sa chair lactée, fumeuse, évanescente, était devenu compacte. Il n'y avait plus que ses mains pâles, sa tronche asymétrique, ses joues creuses, et son regard de cerf. La balle de sa pupille dans la blessure humide de son œil.
J'ai demandé pourquoi.

<< On y peut rien a t'il dis.C'était ton mot... je ne savais pas, pardon. Tu peux marcher maintenant.

Alors il a ouvert la fenêtre et il s'est envolé. J'ai palpé mes jambes en y sentant mes doigts, ma paume, en sachant que j'avais retrouvé les chemins. J'ai pleuré, parce-que je savais ce que ça signifiait.
Il avait détricoté le monde pour moi, une syllabe après l'autre. Et il avait finis par trouver l'aiguille à même d'abolir le nœud de mon impasse.
Le lendemain, j'ai été adopté. J'ai laissé les bouteilles dans la planque de ma chambre, et la guitare sur le bord de la fenêtre. J'avais conscience de ne plus pouvoir regagner mon adolescence, mélancolique, rageuse, et pourtant tendre. Malgré quoi je la cherchais des yeux. Je me tenais sur mes deux jambes, mais si j'avais les pieds sur terre, mes yeux étaient au ciel.
22-09-2017 à 11:08:14
C'est un danger publique, un désarmé qui s'arme des moyens du bord. C'est dans les yeux qu'il a le couteau, sa bouche est un rasoir, et ses mains sèches, agiles, mitraillent avec chaque doigt. Il s'ennuie- il tire. Ça pistonne sur le bureau. Clac. Il recharge, une phalange après l'autre, puis il abat les ongles. Face à lui, une chevelure qui pend. Il rêve de ciseaux et de poignes brutales. Il regarde, ça lacère, son œil se contracte, sa bouche s'étire, et c'est une coutellerie qui s'éparpille entre ses lèvres sèches dans un sourire disharmonieux taillé entre deux joues, deux absences à sa trogne. Excavations de la gueule où s'amassent les obus lancés par Puberté, il est anguleux jusqu'aux arcades percées. Il y a des carrières sous ses pommettes et sous ses yeux, des ombres qui creusent leurs tranchées pour faire la guerre sur son visage en champs. De bataille, de printemps, ça fleurit de cratères et de dolines rougeâtres, boursouflures adolescentes comme autant de coquelicots éclos au terreau obstrué de sébum de sa chair juvénile. Il se gave de fumée, s'invente un nouveau sang plus riche de saveurs, aux ruisselets d'alcool et d'opiacés coulants. Et puis il mâche du clou de girofle pour masquer les relents de caniveau de son haleine infâme. Parfois, c'est presque si sa sueur n'est pas d'un composé chimique jurant avec la notion même d'humanité- mais il en les manières conquérantes, la ruse mauvaise et les névroses, tremblant et caquetant, traçant des plans sur la comète qui fuse- écrase, déchire, en parcourant la nuit. Pourtant, il n'en veut pas des Hommes. Il se voit de la fourrure sur la peau, des crocs dans les gencives et des poignards aux doigts. Il veut mordre, griffer, célébrer son coït dans de l'hémoglobine. Il se veut animal, jusqu'au cuir qu'il enfile, sa deuxième peau hérissée de clous, les blessures qu'il s'inflige, pour faire plus vrai dans la bestialité. Il est fier de puer. Ses doigts sont toujours gras parce-qu'il range les fourchettes à l'arrière de ses slips pour les sortir l'air de rien de la cantine bondée, et ça lui gratte l'échine quand il marche, c'est froid dans le bas de son dos, ça fait même un peu mal. Mais lui ça le fait marrer. Il trempe ses serviettes dans la sauce des viandes tendineuses ou boursouflée de gras blanc pour en faire des tortillons à la silhouette humaine. Puis il les torture au couteau arrondis en leur donnant des noms, des noms de chiens, d'élèves, d'adultes. Il ne mange que du pain et les sardines à l'huile, les fromages compactes ou les pastèques au goût de produit vaisselle. Quand il rentre chez lui, il y a du chocolat. Alors il se nourrit de bonbons et de cacao, arrosé de bières tièdes.
Il est seul à sa table quand il ricane au-dessus de son plateau en démembrant ses bonhommes gorgés de sauce ; jus animale pour une humanité fibreuse qui s'enroule sur elle même en une torsade absurde, affreuse, douloureuse à concevoir autant qu'à regarder. Sa mère travaille la nuit, alors le soir aussi, il est seul, mais il ne se donne pas la peine de s'asseoir sur une chaise. Il mange couché sur le canapé, crapahute tout nu dans le salon et s'enfile des paquets de chips couché sur le tapis en face de la télé. Il le fils d'un hibou et d'un connard d'absent- un chien errant retourné aux ruines d'une cité d'ailleurs. Mais il s'en fout pas mal des oiseaux et des chiens. Il veut être de sa propre espèce, il veut les écailles et le barda des ailes, le poil entremêlé et la mâchoire qui broie. Il se verrait bien entre le dragon et le griffon, avec un soupçon de calamar géant. Les tentacules aussi on leur utilité.
Quand la télé l'ennuie il allume un écran d'ordinateur, projette ses doigts sur le clavier comme pour jouer du piano. Et plutôt que de chercher des réponses ou que de parler de lui, il fréquente les webcams. Il se fait beau, se maquille et enfile une résille. Il est presque aussi haut que sa mère, alors il met ses robes. Et puis il fait la pute pour aguicher les pervers qui défilent avec des regards fixes, avant de soulever ses jupes pour leur montrer son cul- parfois, il y écrit des messages au marqueur. Il leur gueule dessus en tirant sa langue mauve et leur montre ses couilles en jappant un long rire, un rire cranté qui déchire presque l'air. Un rire de farfadet. Puis il s'écroule sur les coussins en pédalant des jambes, copule avec un accoudoir, hurle à travers la baraque en faisant des entrechats.
Et quand il en a mal à la gorge de s'être fendu la poire en piégeant des lovelaces, qu'il s'est couvert de bleus à force de rentrer dans les murs, de trébucher partout, d'avoir pris dans les genoux tous les coins de la bâtisse, il s’anesthésie au désinfectant, se couvre de pansements, débarrasse tout son bordel sur un fond musicale, voix onctueuse sur le velours des accords, véritable rivière de crème liquide dégoulinant sur un profond humus de feutre, avec son feuillage de notes, sa sylve d'harmoniques, chaque pincement de corde qui est le tronc vibrant d'une forêt frémissante, chaque instant mélodique multipliant les branches. Jusqu'à lui faire une forêt dans l'oreille, des racines plein la tête. Alors il va ramper dans sa chambre et il pleure. Il pleure sur son humanité. Il pleure aussi sur celle des autres, qui se refuse à lui. Il pleure parce-qu'il sait qu'à traîner avec des couteaux ronds, des fourchettes et des compas plein les poches, il s'achemine juste vers des errances en meute sur des trottoirs pourris, avec un cutter dans la main et une horloge folle dans la tête. Tic tac boum. Mais il n'y peut rien, il n'y veut rien, et il espère voir venir le souffle du dragon dans ses poumons, il espère que les ailes vont lui déchiqueter le dos, qu'on va lui percer les gencives de grands couteaux d'ivoire. Il fait des songes de panthères, des bruits de crocodiles. Il rêve aux tortures et à l'absolution. Il comprend l'érotisme des armes, et ça le dégoûte presque, mais il en est là à se caresser les côtes de la pointe de sa lame, à frémir quand ça glisse entre ses cuisses, flirtant avec l'artère. Il goute l'acier, projette sa langue sur le profil de l'arme, la coince entre ses dents. Il lui présente tous les recoins de son corps. Parfois il enfonce jusqu'à assez pour faire perler du sang, et il se mord les lèvres, s’arque-boutte sur les draps. Il fait tourner la pointe, il halète, sa main s'égare et puis il jouit. Alors il range le couteau sous son matelas, enfile un nouveau pansement, lape l'amertume à ses doigts, puis sombre dans le coma.
Et puisqu'on y peut rien et qu'il ne s'est pas enfilé tout une plâtrée de cachetons, il s'éveille au matin, remplis son cartable avec des équerres pointues, des compas et des paires de ciseaux. Il embrasse la mère comateuse aux joues poisseuses et va chercher une fenêtre dans le bus.
Il imagine que les arbres brûlent sur le passage du bus, que les maisons s'écroulent, que la route se déchire, et que son tricot d’asphalte dévoile un abîme par lequel tout est voracement désintégré dans une noirceur sans fond. Parfois, il appelle l'abîme "mon âme", parfois "le jugement", d'autres fois "la vaste chatte du monde". Souvent, il ne s'agit que d'un gouffre, et ça lui fait du bien.
Quand il franchit le portail écaillé du collège, il redresse les épaules, prend des jambes de soldat, puis il avance les pouces passés sous les lanières du sac à dos qui cliquète presque sur ses fesses tant il est vieux, usé et lourd.
Alors tout recommence avec une même rengaine de chat de gouttière.
Et puis un jour il y a la fille.
Avec son drôle de nom, sa drôle de gueule, ses cheveux rouges et sa hauteur. Avec ses yeux qui se teintent aux couleurs des brasiers ou des automnes collants sous un rayon de soleil. Sa minceur de bouleau, ses mains de croquemitaine, pesantes les mains, et même crochues. Une longue fille blafarde à la natte étiolée, indifférente aux sourires amicaux, aux moqueries, aux questions chuchotées. Presque couronnée d'un silencieux mépris. Presque belle malgré ses vieux habits et ses paupières trop lourdes. Des paupières de plomb sur un visage de tulle. Ça tient en place par une magie païenne. C'est aérien et pesant à la fois- ça fleurit juste, sanglant, au niveau de la bouche. Coquelicot froissé en hommage à son nom. Poppy Crown Songbird- elle a plutôt l'air du genre à caillasser les oiseaux qu'à chanter à leur gloire.
Tout de suite il l'aime, parce-qu'elle a quelque chose qui lui rappelle la pierre, ou le vent dans les feuilles, et la forêt des films, plus profonde et imposante que les bois emmêlés sur le bord de la route.
Quand on les lâche dans la cour et son goudron qui germe, bossué de vie souterraine, fleurissant à l'image des gueules adolescentes, il file aux toilettes l'air de rien, comme toujours. Mais sans sortir de clopes ou de compas rouillés. Vite fait il se coiffe en se mouillant les mains, et lâche un peu de lest en vidant sa vessie. Et puis il la trouve là où il savait qu'elle irait, où il pouvait pressentir d'un seul regard qu'on la trouverait déjà, dans ses fringues un peu moches, ses cheveux sur les genoux. Assise sous le seul arbre de la cour, avec les phalanges égratignées, et seule avec les branches, sans les enflures qui s'approprient d'habitude l'emplacement. Parce-qu'elle les a sans doute tabassé comme il faut.
Quand il arrive, il sait qu'il lui reste peu de temps devant lui, parce-que déjà ça rameute de quelque part des surveillants qui beuglent.
Alors il courre. Puis il s'arrête sans qu'elle le regarde -elle fixe quelque chose qui se trouve en face de lui, ou peut-être bien au-delà, mais sans s’appesantir réellement sur tout ce qu'il représente de matérialité. C'est le regard qu'on adresse aux clochards dans la rue.
Il se penche, tend la main.

- Moi c'est Luccio.
Elle ne fait rien. C'est ce qu'il croit au début. Ça dure bien trois secondes. Puis elle baisse doucement la tête, se penche vers ses doigts tendus, et les frôle du museau. Il remarque les tâches de rousseur son nez. Il voit qu'elles dansent quand ses narine se gonflent. Il trouve ça beau, parce-que ça lui évoque comme des constellations, sauf que les étoiles ne dansent jamais dans le ciel. Et comme elle est blanche, c'est encore plus une fête, quand elle le sent, s'anime, s'imprègne. C'est une nuit blanche peuplée d'astres-ballerines.
Puis elle recule, juste en ramenant son cou dans l'alignement délicat de son dos foudroyé de rigidité osseuse, crépitement de vertèbres semblables à des coquillages fossilisés autour de la foudre figée d'une colonne vertébrale.
Elle se lève sur ses jambes. Lève les yeux en même temps, ou peut-être simplement est-ce son visage qui suit le mouvement engrangé par ses membres. Elle a la longueur phasméenne, l’œil vitreux d'un poisson. En tout cas elle s'élève jusqu'à croiser brièvement son regard, puis continue son ascension jusqu'à lui filer le vertige, culmine à la hauteur longiligne d'un jeune arbre.
Puis elle dit, et c'est rauque.

- Tu pues la pisse Luccio.

Il pense, je ne me suis pas lavé les mains c'est vrai, il pense, putain quoi, il pense, quelle connasse, il pense, j'ai mal
Il dit

- C'est pour marquer mon territoire sur les gens que je rencontre.

Elle ne sourit pas. Les adultes l'emmènent. Et il remarque qu'elle a les mains crispées, deux nœuds de doigts entremêlés, de tendons bourdonnants, qui ballent lourdement au bout de ses bras maigres. Que doucement son poing s'ouvre.
puis tombe une dent
et deux
et trois
Et c'est plus fort que lui, il y a une grande saccade, c'est qu'il est laid soudain, c'est qu'il explose de rire.
Comprend bien qu'il est nul au jeu des apparences, qu'il prétend vraiment mal à être un animal. Qu'il a devant les yeux le vrai enfant sauvage.
  • Liens sponsorisés