( On sait jamais, je préfère archiver. )
Le monde est sourd, sourd est aveugle. Il ne te sent même pas, assis sur lui, les jambes croisées par terre, le dos calé contre un arbre, il ne sait pas que tu existes. Tu es comme un spectre drapé de poussière, silencieux et antique du haut de quinze années muettes dont il n'y a rien à retenir qui puisse se targuer de valoir un sourire. Tu es si fantomatique que personne ou presque ne voit cette carcasse cacochyme où croupit ton esprit éthéré, qui comme un nuage, tourbillonne, se condense, coule le long de ton crâne, se fait vapeur, danse à nouveau sans trouver de sortie, piégé là dedans, piégé dans cette cage d'où ne sourde rien d'autre de ce vain tourbillon qu'un vague éclat dans tes yeux embrumés, et du charbon déployé en lignes grises sur une feuille. Rien d'autre que des lettres qui s'étouffent les unes et les autres, s'écroule pêle-mêle et prennent un envol éternel, figée à jamais en de grotesques poses aériennes, au milieu de leurs consœurs affalées ou chutant au travers des carreaux imprimés sans trouver pour les arrêter, plus que les autres rangs d'un alphabet grotesquement déformé où semer le chaos.
Le monde, Tobias, tourne sans toi. Il n'a pas grand chose à faire d'un mouflet chevelu qui torture les mots de la pointe de son crayon à papier. Il ne regarde pas tes phrases qui se tordent, cette gracieuse agonie des lettres aux courbes bafouées qui explosent, implosent, éclatent vers les bords des feuilles, se recroquevillent sur elles même, rachitiques, menacées d'engelures par l'hiver du vaste vide qui habite les lignes vierges. Tout au plus daigne t'il te porter, charge misérable, dérisoire, plume pâle et brune qui tente de se faire passer pour un adolescent, silhouette chétive et pitoyable dont les boucles sombres se parent de reflets grisâtres, à la faveur du ciel en camaïeux de l'Irlande où t'as mené ton don. Qui le croirait, ici, que ce ciel là est le même que celui qui t'a vu grandir, un petit peu au moins, changé, vivre tout en demis teintes ? Qui pourrait se dire, que, ce ciel là est le même, sans son soleil pour marteler les crânes, sans son bleu trop vif qui t'incendiait la rétine, un bleu qui ne te ressemblait pas, qui se moquait de l'indigo mêlé de smalt et de gris dans lequel s'ouvrait tes pupilles, attentives, habitées de rêves qu'on a brisés sur des genoux rudes, vigoureux ? Tu vivais dans un pays auquel tu te sentais étranger, une contrée ensoleillée et bruyante pleine de vieilles dames malpolies, de bars ouverts jusqu'à tard le soir, des personnes âgées qui erraient dans les rues la nuit venue, un pays de chants, de rocs érodés dans le cagnard ambiant par un vent qui ne connaissait de l'hiver que quelques brises à peine fraîches. Tu sais ? Ce genre de pays où on passe plus de temps hors des salles de classe qu'assis entre quatre murs. De grands espaces, beaucoup de montagnes... Tellement de lumière. Un pays de joie, de rires, dont même le parlé était fait pour éveiller les sens, de ses chaudes syllabes aux roulements de langues sensuelles, qui se prêtait aux chants comme aux mots tendres. Avait-on eu idée de te faire naître dans pareil pays ? Quel gâchis, ta chair, tes os. Quel gâchis, tes cellules. Des plantes, des animaux, des cadavres mâchés et transformés en embryon, pour aboutir à ça, à... Toi. Tu n'étais pas fait pour exister, nul part, mais encore moins là-bas, dans ton Espagne natale. Ta mère aurait dû te porter dans ce genre de pays, froid, pluvieux, au ciel gris et voilé, un ciel de cataracte ; à tout les sens du terme. C'est ce genre de pays qui te convient. Là où tu peux porter des habits amples et te planter face au vent, le laissant rugir autour de toi, remonter le long de tes bras en agitant les manches, le long de ton dos en faisant claquer le tissu, le long de tes jambes en froissant le pantalon de mille plis éphémères qui se perdent les uns dans les autres alors que meurt ce souffle, cette exhalaison glacée que tu cherches à enserrer entre tes bras débiles, alors même que tu sais qu'il ne te restera pas, que c'est un bien beau goujat qui t'as séduit de ses caresses. Il passe, moqueur, après avoir ébouriffé l'embrouillamini de tes boucles brunes, et rougit tes joues pâles de claques délicieuses dont tu savoures chaque douleur fourmillante, en souriant de tes lèvres fines, qui à leur manière, te donnent l'air encore plus malingre, encore plus faible et minuscule. Pauvre chose. Te voici à profiter ta solitude balayée par des vents hurlantes, des froissements de feuilles et le jeu des boucles face à tes yeux cernés, avec une sorte de joie creuse et vide, incomplète. Un bonheur insignifiant et profondément infondé.
Tu es seul, environné de bourrasques. Une forêt réputée maudite a refermée ses frondaisons chargées à l'excès sur toi ; tu ne t'es pas éloigné, tu n'es qu'à l'orée de cet autre monde, fascinant et sombre, inquiétant à sa façon... Mais déjà, il te semble que les racines t'appellent doucement, te murmurent de t'allonger entre elles et de t'endormir, pour une éternité, pour toute une vie d'organes palpitants et un siècle de pulpe, d'écorce et de sève languide. Tu aspires à demi à ce doux sommeil dans lequel la forêt t'invite à plonger, paupières abaissées de moitié, les jambes étalées sur le sol, sur les feuilles gluantes collées entre par la pluie en un terreau poisseux qui pourrie lentement. La nuit approche, et il n'y a plus d'autres bruits que ceux de la sylve froide et séduisante. Tu as laissé ton dos à la charge d'un tronc dur, rude, qui a enduré plus d'années que tu n'en verras jamais de tes prunelles voilées. Un sourire spectrale cisaillant ton visage blafard, aussi vide qu'un ciel d'Espagne, tu attends que le monde arrête de tourner et que les étoiles tombent, que le soir se mette à dégouliner des hauteurs célestes, sa glace noire fondue par l'explosion d'astres lointains, qui là-bas, quelque part, se toisent en menant la danse de leurs courtisans de roche, de glace et de gaz. Au même titre que Jupiter, dame bistre couleur de sable, de peau, tu n'as de substance que ce dont une illusion veut bien te prêter de couleur et de formes, presque un fantôme depuis ce matin, presque un mort errant sans but et sans vraiment marcher dans les couloirs de l'école, n'ayant pas vu l'ombre d'un ami, ni Verdun, ni Sully, ni Nikola, ni même Lyssandra qui t'aurait séquestrée quelque part pour te faire voir des choses horribles. Ni même Seed, pour te coller contre un mur et se mettre à te frapper pour bleuir un peu ton corps trop blanc. Personne. Tu as emprunté des chemins qui t'écartaient d'eux tous, préférant à leurs sourires, leurs poings, leurs couteaux, l'obscurité mouchetée des lieux vides et abandonnés. Tu as fait des pointes jusque dans les escaliers où une semaine sans pieds pour battre le sol a laissée, sur les marches, un tapis fin de poussière aux tons mélancoliques. Tu t'es immergé dans l'univers des choses muettes et mortes, pour essayer de faire le point, un peu, sur ta vie maintenant que, depuis six mois, l'Irlande est devenu ton nouveau foyer. C'est une petite tranche d'existence, mis-acide mis sucrée, qui t'as fondue en bouche quand tu t'es souvenu de tout ce que ta mémoire a retenu.
Les courses sur la plage, main serrée dans l'étau d'une poigne dont toute la force naissait d'une joie naïve, stupide et touchante. Les paroles échangées, comme ça, presque au hasard semble t'il, avec un bassiste paumé qui t'écoutait réciter tes poèmes surréalistes. Les folles aventures inventées pour une fillette qui te dévisageait à la bibliothèque, et t'offrait du chocolat chaud, mais pas avec du cacao en poudre, du chocolat qui ne faisait pas semblant et ne jouait pas les timorés en se cachant derrière des boîtes jaunes et des lapins anthropomorphes, pas non plus du cola cao froid, non, du vrai chocolat, du vrai qui coulait dans la gorge en te redonnant espoir à toi aussi, oui, même à toi... Les heures passées avec un télépathe pianiste aux joues bordéliques, émaillées d'autocollants, les moments étranges pendant lesquels Nikolaï te prouvait qu'il savait tout, et connaissait tout le monde... Et puis, il y'a si peu de temps, là, quelques jours, ces deux départs, qui t'ont pris au dépourvu comme l'auraient fait des coups de genoux dans ton estomacs.
Tu as vu partir Amande, retournée dans son foyer, loin de là, en France, puis Lukan. Tu t'es retrouvé soudain la bouche sèche, des histoires figées au bord des lèvres, tes oreilles frémissantes du brusque silence que n'animait plus une seule note née du jeux de doigts gracieux, sur les touches bicolores d'un piano. Tout d'un coup, tu as compris que c'est comme ça que finirait ton séjour à Aisling, qu'un beau jour, il n'y aurait plus personne, et que tu resterais seul, si seul, que tu retrouverais l'Espagne et son impitoyable soleil, et ta vie sous le ciel moqueur, et tes parents distants, ta mère choquée, à jamais blessée par ton acte ( "J'ai fais quelque chose qu'il ne fallait pas, ou n'ais-je pas fais quelque chose que j'aurai dû ? Est-ce ma faute ? Est-ce que j'ai vraiment raté son éducation, est-ce que j'ai perdu mon temps à le faire vivre ?" ) et ton père déçu, qui ne le dira jamais, non, ô grand jamais, que tu n'as pas joué ton rôle de fils, mais dont tu verras dans le regard, toute la lourde tristesse, et le léger dégoût. Comment as-tu pu les trahir ? Ingrat. Créature indigne de vivre. Existence improbable et abjecte. Le monde entier, il te semble, n'éprouve pour toi que mépris. Au delà de l'Irlande, tout t'est hostile. Que restera t'il de tes années à Aisling, une fois quitté ce pays de pluie et de trèfles ? Adieux, vastes étendues de verdures et couches cotonneuses du ciel aux strates nuageuses grises, adieu le froid chérit et les bourrasques, amantes d'une seconde.
Tu crains la fin de tes études, le terme de cette partie de ta vie où, enfin, tu as l'impression de t'épanouir doucement. Tu as peur de devoir rejoindre un nouveau un monde infiniment moins cher à ton coeur ; même le vieux village coincé entre les montagnes, soulève ton coeur d'une improbable nausée. Tu ne veux plus de ce monde ci, où ce sont écoulés tant de jours mornes, tant de sombres heures au goût de poussière sur ta langue, quand te reviennent les railleries et les coups. Il ne te reste, à tes yeux, plus que le nord où aller te perdre. Tu aimerais habiter ici, dans les collines d'Irlande, ou monté plus loin, dans les Îles Féroé, ou même au delà, en Islande, parmi glaces et geysers, volcans, horizons rocailleux, verdoyantes vallées, et soyons fou, oui, cède à la démence Tobias, pourquoi pas même au Groenland, où tu pourrais boire aux sources pures en recueillant l'eau glacial entre tes mains en coupe ? Loin de toute ça, de l'Espagne, du pays où tu t'es brisé, doucement, comme une porcelaine qu'on aurait faîte tombée plusieurs fois, s'obstinant à en recoller les éclats blafards, pour n'en constater que mieux encore la chute peu de temps après. Tu attends du futur qu'il se déroule dans le nord, sur des terres encroûtées de neige où ne viendra jamais te tourmenter quelque funeste main dont les doigts maladroits, ou malveillants, te jetteront de nouveau à terre pour t'éparpiller en blancs éclats souillés de sang... Sur le sol, comme cette dernière fois, cette fois ultime, où a coulé ton sang, en gros flots, formant une vaste flaque écarlate tandis que tu gémissais, et que tu pensais à ta folie, à ta main qui...
Tes paupières battent lentement. Tes yeux trop humides, dont la surface mouillée te paraît froide comme une eau de rivière, perdent les brumes qui les habillaient d'une élégante distance. Ils voient, soudain, à nouveau, l'Irlande et le moment présent, qui s'éternise en un long crépuscule, une interminable agonie du jour qui décline, le ciel rubescent toujours lourd de nuages, la forêt, toujours elle aussi, murmurant dans ton dos, au dessus de toi, et sous tes pieds, de ses feuilles, de ses racines et de sa sève amère nourrit par la terre séculaire. Quelques tâches de lumières, une obscurité tamisée ; le bruissement doux et soporifique des branches chargées, dont les voix innombrables se fondent l'une en l'autre en une paisible mélopée. Rien n'a changé, à ceci prêt que, là, dressée insolemment face à l'horizon, une silhouette immobile joue du contre jour pour te cacher ses traits. Tu la fixe, impassible, là où doit se trouver son visage. Tu n'en vois rien, mais une broussaille décolorée l'entoure en une vague kyrielle drue de cheveux blonds. Comme un chien, tu penches la tête sur le côté, les yeux grands ouverts, l'air de jauger quelque chose. Assis comme ça, les jambes couvertes des feuilles mortes, des brindilles dans les cheveux -une errance dans les buissons, après avoir parcouru les couloirs sombres- , aussi pâle, misérable, et fragile qu'un patin, tu as l'air d'une apparition sylvestre. Tes cernes, sillons bleutés sous tes yeux immenses, écarquillés et brillants, te font mis-chouette mis-zombi. Sans bouger, les bras le long du corps, tu fixes l'ombre chinoise qui te fait face. Avec l'acuité d'une bête. D'un animal.
Elle ne décroche pas un mot. Tu lui souris, de tes lèvres exsangues, et lève un bras couvert de boue vers elle. Ta main, blanche, gracieuse, tend vers l'apparition des doigts longs, semblables à cinq brindilles blafardes, comme du bois écorché. Un tiers arbre, en fin de compte, totalement dévoré par la forêt, intégré à sa masse, comme une créature de légende. Tu dois offrir un spectacle fascinant. L'autre reste statique.
Tu parles, sans réfléchir, en penchant la tête vers l'avant, le regard embrumé et doux, comme une bête stupide destinée à l'abattoir, la main toujours tendue, tentant de faire fi de l’anonymat du contre jour en fixant avec intensité l'ombre au halo blanchâtre.
-Bonjour, je pense. Ou bonsoir.
Ta voix est rauque. Gorge sèche, langue râpeuse. Tu te rends compte que tu as soif. C'est vrai : tu n'as pas bu de l'après-midi. Quel idiot tu fais, parfois. Si bien égaré quelque part que tu oublies que, là, sur terre, dans le présent, ton corps croupit et attend que tu le dorlote en accédant à quelques besoins primaires. Tu te condamnes, sans faire attention, avec une terrible insouciance dénuée de volonté de vivre, à l'anémie et la déshydratation, à ce point stupide dans tes vagabondages oniriques, à ce point oublieux de tout le reste... De ta dépouille, tu ne prends pas le moindre soin. Elle te le rend si bien, Tobias, pauvre fou masochiste. Un jour, comprendras-tu, qu'à rien ne mène cette haine que tu voues à ce corps qui est le tient ?
Quand le soleil n'est pas encore couché... Le crépuscule. Le jour, ou le soir ? Entre chien et loup. J'aime bien les loups. J'aurai aimé être un loup.
Tu dodeline, vaguement.
Mais j'aurais été un loup solitaire, sûrement. Un loup des steppes. Je serais mort dans le froid, et... Tu crois que les loups entendent des chansons dans le vent ? Si tu étais un loup, est-ce que tu penses que tu entendrais, toi ?
Un grand sourire s'étale sur ton visage en une ligne fine, alors que tu laisses ta tête retrouvée le soutient du tronc rugueux. Avec un air halluciné et heureux, tu lèves les deux bras, faisant danser quelques feuilles qui avaient chût sur celui qui n'avait pas bougé du sol. Tu fermes les yeux, et frissonne, brusquement, faisant tressauter vivement tes boucles noires, dans un petit mouvement d'allégresse.
En tant qu'humain, tu l'entends ?, je veux dire, la voix du vent... Il se sert des feuilles pour parler.
Tu croises les bras sur ta poitrine, les paupières closes. Tu te mets à fredonner doucement, sentant que dans le ciel, la nuit finit de s'épancher, noyant de son encre piquetée de reflets immobiles, les dernières traces sanglantes du jour.