-Scolaires-

06-06-2013 à 17:29:22
-2009 ? 2010 ?-

Deux hommes discutent, dans un grand hall. Tout deux sont habillés de noir, comme des domestiques.

-Ah, mais quel malheur que de travailler pour ce monstre ! Que dis-je : un monstre l'est moins qu'est cette "madame Darbin" !

-Je ne te donnerais pas raison, mais pas tord non plus. Gîtes et couverts nous sont offerts, alors à quoi bon se plaindre ?

-Je me plains, car chaque fois me yeux se posent sur elle, je n'ai qu'une envie, c'est de les fermer ! Dois-je donc finir aveugle pour ce travail de misère ?!

-Certes de misère, mais un travail tout de même. Imaginez-vous donc, dans la rue, battu par les passants. Travailler pour un monstre n'est-il pas plus enviable ? Les coups, les coups, et encore les coups, voilà ce qui attend les roturiers comme nous, qui n'ont plus d'emploie.

-Dis ce que tu veux Finaud, mais moi je tiens à ma vue, voilà tout ! N'as-tu donc pas remarquer, les choses étranges qui poussent sous ses aisselles ? La forêt est moins fournie en arbres, que ce monstre de poils !

- Ma foie, mon défunt père avait moins de barbe qu'elle. Cette femme, est il faut l'avouer, fournie de tant de poils, qu'elle n'a rien à envier aux ours quand il est question de pelage.

-Cette femme ? Qui nous dit que ce monstre est une femme ? Elle a la grâce d'un bœuf, et des mains aussi larges que celle des gorilles ! Et dois-je seulement parler de ses manières des rustres ? L'on appelle cela une noble ? Dieux, je connais des paysans sans emplois, avec plus d'éducation que cette créature !

-Il est vrai qu’elle ne sait pas se tenir. Mangeant à table comme un chien dans son écuelle, et parlant comme le ferait le pire des brigands, jurant et insultant à tout bout de chant.....

-Un brigand est sûrement plus poli, que cette ivrogne ! Elle ne fait que jurer, sur ce qu’elle laisse dans ses toilettes, et qui lui emplit sûrement l’intérieur du crâne ! Ne l’as-tu pas déjà vu, boire autant qu’un alcoolique, s’enfilant les bières comme un être normalement constitué le ferait avec de l’eau ?

-Ah ça oui, bien souvent en fait. Hier encore, elle buvait du rhume à grande goulées, s’enfilant trois bouteilles, en restant pourtant sur pieds. Elle doit être bénite par dieu, pour ne pas avoir finit dans un caniveau durant ses longues années de beuveries.

-Bénite ? Maudite, oui ! Si ce n’est pas l’alcool qui lui ramollit la cervelle, alors qu’est-ce donc mon ami ?

-Si tu veux vraiment mon avis, c’est son obsession, qui accapare son attention. Toujours à se faire belle, et à partir en chasse, quand elle ne se saoule pas.

-Peut être bien. Et d’ailleurs, quelle obsession ! N’a-t-elle pas compris que la beauté ne peut pas être reproduite sur un visage si hideux que le sien ? Autant maquiller un cadavre, tous ces produits auront plus d’effets sur un mort que sur cette chose ! Elle pue l’alcool et le parfum, sue comme un paysan après une journée de travail, fume la pipe matin et soir, et est toujours à la recherche, d’un pauvre malheureux près à l’aimer, ou juste, à assouvir ses pervers désirs le temps d’une longue soirée !

-Et combien de pauvres jeunes sont donc tombés dans ses filets ?

-Autant qu’elle a pu en payer ! Et cela m’étonne fort, qu’ils ne soient pas morts étouffés, par le volume de son ventre ! Une vache en ceinte est moins obèse, que cette délurée, qui se présume de haute noblesse ! Et si ce n’est pas sa graisse qui les étouffe, ses cheveux volumineux, ou la farine qui recouvre son visage de laideron auraient dût s’en charger, ah ça oui !

-Il est vrai, que, garder une aussi grande touffe, ne fait que compléter son allure d’ours sauvage. Toujours à suivre la mode, elle ne fait que se complaire dans sa laideur, tant ses références sont ridicules, que ce soit son propre style ou ses habits nouvellement achetés, rien n’y fait, les poils dépassent.

-Tu as bien raison, ah, qu’avons-nous donc fait au ciel pour.....

-DOMESTIQUES, DOMESTIQUES ! MA ROBE A RÉTRÉCI, JE N’Y RENTRE PLUS, JE NE PEUX SERRER SEULE MON CORSAGE ! VENEZ DONC M’AIDEZ !

Les hommes poussent tout deux un gémissement, quand l’image de madame Darbin nue leur vient à l’esprit. L’un se met à trembler, l’autre à grommeler, et tout deux disparaissent dans un couloir, des envies de suicides et de meurtres planants dans leurs pensées.
  • Liens sponsorisés



06-06-2013 à 17:30:02
-2011-

Il existait sûrement quelque part, ce lieu paisible où naissaient ses rêves.
C’était une verdure improbable, perdue dans l’incongruité insipide d’une plaine de marbre blanc. Depuis le plafond du monde, cette voûte lointaine et sombre, ce n’était qu’une tâche imperceptible d’un vert d’absinthe, et tout comme la pierre éclatante qui l’entourait, elle brillait de son propre éclat. Dans cet univers de ténèbres où ne flottait nul soleil, la matière émettait sa propre radiance intérieure, aveuglante ou douce, blanche ou verte. Il n’y avait du reste, que des ombres glacées qui ne bougeaient jamais, sans astre diurne pour les contraindre à la folle farandole que leurs consœurs terriennes exécutaient chaque jour. Des ombres lourdes, obèses, qui dans leur affalement oppressant formaient un ciel d’encre et de charbon. Aucune lune non plus, pas d’étoiles… Simplement des ombres. Pas l’once d’une lueur pour piqueter de son scintillement argenté, timoré, les cieux de roches qui surplombaient la grande plaine. Il n’y avait que le marbre lisse, plat, sans fin, tranchant l’horizon noir de son étendue immuable sous laquelle courrait une énergie abrupte ; du potentiel à son état primal. Certains l’auraient appelée « magie », d’autres se seraient refusé à la considérer comme telle, et la plupart n’avaient pas même conscience de cette probabilité moindre, ridicule, que représentait son existence. Mais cela n’avait pas d’importance ; pour tous, ce lieu était moins qu’une pensée, moins qu’un rêve. Il n’avait tout simplement jamais effleuré leur esprit… Le Néant n’avait de forme et de fond qu’en une seule âme.
Et pour celle-ci, il y’avait de la place en lui pour un peu de vie. Un résidu d’espoir, de songes vertueusement imaginés puis entreposés en ce quelque part probable qui dérivait loin de tout. Il n’avait eu qu’à se dire qu’un univers était bien là, au-delà du regard, de la chair et du souffle, au-delà des plumes et de l’encre tortionnaire, ce sang noirâtre qui s’écoulait sur les feuilles en y emprisonnant le monde. Au fond, l’écriture même était une magie. Elle capturait l’image et la sensation, enfermait entre ses caractères réguliers, imprimés sur des pages blanches au grain fin, le bonheur et la peine, l’amour et la haine, s’appropriait cet univers qui est le nôtre, celui de la vie pulsante et frétillante. L’écriture, libre, qui oppressait pourtant… Elle ne pouvait soumettre ce lieu-ci. Il était indomptable, sauvage.
Ce Néant, pourtant, avait consentit à céder une partie de son infinité… Minuscule dans la plaine de marbre, mais présent, existant de tout son soul. Il était chaque jour alimenté par son créateur, qui n’avait conscience de lui que par l’intermédiaire des mots ; et nourrit ainsi, grandissait, s’épandait, éclaboussure de verdure qui défiait l’immobilité du marbre et la lourdeur des ombres. Un paysage se dessinait, s’élevait au dessus du sol lisse. Un défilé de collines hautes et herbues, de petits monts dont les creux abritaient d’épaisses forêts d’arbres aux troncs solides, qui montaient sur les pentes et recouvraient certains sommets. Des vergers se mêlaient aux bosquets de chênes, de pins, de séquoias, d’érables, de hêtres, de frênes, de cerisiers, de sapins, d’ifs… Autant de variétés qui poussaient sans que la logique n’y soit pour rien. La nature exprimait ici sa diversité sans la moindre gêne, alimentée seulement par l’imaginaire d’un être lointain. Elle embaumait l’air de mille senteurs sucrées, autant de sève que de fleurs, faisant du de chaque respiration une goulée de parfum. Ici, pas d’écosystème ou de barrières à la beauté sauvage : le monde végétal déployait la gamme splendide et démesurée de sa diversité. Chaque ton, chaque couleur, chaque nuance trouvait son incarnation dans un feuillage, une écorce, une corolle... Là où il n’y avait pas d’herbes, dans les sous-bois, des arbustes se pressaient telle une foule gracieuse et parfumée. Houx piquetés de perles sanguines, mahonias rayonnants, amélanchiers lumineux et chenus, callicarpas aux branches chargés de baies aux allures de friandises, pyracanthas incendiaires, symphorines fleuries… Une débauche splendide.
Mais cela ne suffisait pas, et mille autres s’ajoutaient à ces mille là, tapissant les collines de fleurs qui allaient de l’aconit napel aux coquelicots, et de la stokesia aux pimprenelles, en passant aussi bien par la tulipe que par la pâquerette ou la nigelle. Autant de connues que d’inconnues, qui avaient le monopole en ce monde si vide, si sombre, dont les collines de l’imaginaire concentraient la seule vie du Néant. Car il fallait bien pour le définir, que quelque chose existe, afin de témoigner de l’absence d’existence, le Néant tolérait la vie. Ce paradoxe contribuait à l’équilibre de l’univers ; de tout les univers, de tout les cosmos qui se pressaient les uns aux autres, innombrables et semblables, mais pourtant hermétiques chacun.
L’éden d’un fou maintenait l’ordre des choses…
Car il n’y avait que folie dans cette beauté dénuée de sens. Nul animal pour l’habiter, nulle loi pour la régir. Seul un chaos magnifique et splendide issue d’une âme pleine de rêves.
Et il ne cessait pas. Depuis son cœur, il continuait de s’étendre, dévorant le marbre, dévorant le vide, dévorant les ombres de sa phosphorescence. Car les collines irradiaient de lumière. Une lumières légère qui s’échappait de chaque chose, à laquelle chaque brin d’herbe contribuait en se dressant simplement sur la pente des collines… Tel était le soleil de cet univers trop sombre. Une compensation aux ténèbres.
Mais tout cela venait d’une source, au propre comme un figuré. Un centre, un axe, un cercle d’eau d'où s’échappait tout le reste ; lac limpide et pure, dont l’eau cristalline irradiait. Et même en elle, contre les parois incurvées et au fond de ce demi-cercle parfait, plus large que profond, dansaient doucement des sylves d’algues brillantes aux couleurs innombrables. Les saules pleureurs qui surplombaient l’onde transparente semblaient se pencher vers elles pour les observer. Le ballet aquatique, sourd et aveugle, se poursuivrait ainsi pour l’éternité…
Il était organisé autour d’une île minuscule qui s’élevait au centre du lac. On pouvait à peine s’y tenir debout, et sa surface spiralée pareille à une pointe de flèche était recouverte d’un tapis floral délicat, tout de corolles déployées et de cœurs tendres offerts au ciel. Mais surtout, au sommet de cette île, se tenait l’origine des collines : une boîte à musique ouverte, silencieuse, posée sur un livre épais dont les pages encore blanche le désignaient comme un ouvrage récent. Une petite ballerine y dansait, tournait dans le plus grand silence, animée de cette grâce impossible qui n’appartient qu’aux songes... Et à chacun de ses tours, s’échappait de l’île une brise saisonnière : vent d’hivers, vent d’automne et vent de printemps ; mais pas d’été. Il n’avait pas sa place ici. Pas dans l’âme de cet être lointain qui se reflétait en ces lieux…
Les brises éternelles survolaient les collines, soufflaient dans le feuillage en y réveillant des murmures innombrables. Tous des pensées chuchotées par les feuilles, des pensées qui remontaient des profondeurs de la terre, coulaient dans les troncs sous forme de sève, ruisselaient dans les branches, attendrissant la pulpe frileuse qui se cachait sous l’écorce, et s’incarnaient finalement dans les frondaisons denses. Le vent faisait parler la forêt. Il emportait leur chanson à travers les collines, et sa mélodie disait tout ce qu’il fallait savoir : ce quelque part improbable… N’attendait plus que de déferler sur le monde.
Il n’attendait plus que de pouvoir s’épanouir sur terre.
06-06-2013 à 17:31:16
-4 juin 2013-

<< -Messieurs les jurés. Mesdames. Humains de cette cour, Parques improvisées, publique fébrile, humanité toute entière, ô grand cosmos !, potentiels extraterrestres, espions du gouvernement, et même vous, insectes terrés en cette salle, je viens aujourd’hui en tant que justicier. Non pas avocat, non, cela non, un avocat ne saurait que défendre son client, dans un but vénale, quand moi je viens en ce jour œuvrer pour une cause bien plus noble, bien plus grande. Ah, ne soyez pas surpris ! Cette affaire dépasse de loin ce à quoi vous pourriez penser avoir à faire. Croyez-moi, nous allons ici discuter de choses qui, selon certains, pourraient même ne pas avoir à être traités dans un tribunal… Mais il le faut, car le monde ne comprendrait pas, non, le monde ne saurait face à mon accusation terrible, si je la portais au grand jour, sous le soleil éclatant, hors de ces murs plâtreux. Il me la faut donc vous la présenter à huit-clôt, messieurs les jurés. Il me faut la chuchoter, ici même. Nous devons être discrets, nous devons éviter les tôlés médiatiques. Cachons au peuple ce qu’il ne veut pas savoir mes bons messieurs, gardons l’infâme secret, prenons sur nos pauvres cœurs cet horrible fardeau, ah, soyons courageux, soyons des lions, et soyons également la meute qui s’entraide ; nous sommes ici liés pour jamais. Permettez-moi de vous appeler mes amis.
Mes amis, braves amis, beaux amis. En ce jour, j’accuse l’homme ici présent –à la barre, qui la tête haute, remue de la glotte en tentant d’avaler dignement son aigre salive- d’être une terrible engeance aux plaisirs malsains. Oui !, je prends sur mon dos le poids de ces paroles, et en assume la lourde pesanteur ! Car, laissez-moi m’exprimer avec plus de précision, et porter mon jugement à son paroxysme. Soyons d’une froide logique : rappelons la raison de ce procès. Brièvement.
Une belle heure de printemps, en quelque jour de mai –aux tatillons, je précise le cinq- surgit dans le bus S le terrible accusé. Nanti d’une vêture faisant honte aux humains de tout temps, il avança, dédaigneux, convaincu d’être grand, d’être beau, quand il n’était qu’un misérable échalas risiblement engoncé en quelque vêtement ridicule, dans l’omnibus gris, et jeta aux regards des passagers qui s’y trouvaient, sur leur rétine curieuse, l’image désolante de sa triste personne. Pleins d’horreur, certains s’écartèrent, prirent fuite mine de rien, tandis que d’autres, choqués, restaient en place sans faire geste, n’osant bouger de peur d’attirer l’attention de cet homme, qui semblait ainsi une plante vénéneuse. Craignant ses poisons, ils firent appel au plus élémentaire bon sens, en se perdant tous en des gestes qui peuvent, à l’œil non avisé, sembler parfaitement absurdes, mais qui pourtant trouvent une explication et une légitimité à celui qui se penche avec plus de rigueur sur les faits et leurs déroulements. D’après les témoins, multiples et de bonne foi, n’ayant pas rechignés à nous faire part de leurs observations, quoique certains furent fortement émus, et manquèrent même de se laisser aller aux larmes, il s’avança alors, fort de sa terrible apparence, intimidant, menaçant, antipathique de tout son soul, de quelques pas guindés dans l’espace restreint. Et alors débute vraiment notre histoire.
A cet instant, un homme, innocente créature apeurée, cherchant à s’éloigner de ce zèbre effrayant, qui avait tout en lui pour suer quelque toxine mortelle, s’avance courageusement –mais poussé par la peur, il n’y avait là aucune volonté de faire preuve d’une hardiesse guerrière- et frôle l’accusé. Misère ! Ô damnation ! Geste maladroit, ah, impertinence candide ! Il avait là fait l’erreur fatale : en voulant fuir, il s’était sordidement précipité vers le danger, l’inconnu terrible et fantastique, semblant tout droit surgit d’un mythe horrifique… Quelle ne fut pas sa terreur, quand une explosion de colère souveraine balaya ses tympans, précipitant en son crâne des mots chargés de fiel, d’une effroyable, incroyable, inconcevable et injuste agressivité, une fougue hargneuse de prédateur ! Se jetant sur l’innocente proie, il se pencha, dressé sur deux longues jambes roides et osseuses, qu’un pantalon immonde, en lequel tout représentant du règne animal aurait vu un message scabreux, l’accusé cracha avec mépris combien l’acte de l’homme apeuré était répréhensible ; pire, il semblait menaçant d’après les dires de la victime, ses mains blanches et décharnées déployées à son côté. Terribles arguments, n’est-il pas ? On voit déjà en cette réaction, l’inclinaison naturelle à la violence de l’accusé ! J’ajouterai même qu’il prit plaisir à ainsi tourmenter le pauvre homme, et qu’il retira une sordide satisfaction de sa soumission. C’était pourtant un solide gaillard, un de ceux que l’âge rend fort, mais !, las !, que pouvait-il donc faire face à ce démon qui lui tendait son faciès livide comme un masque d’horreur ? Ah, ne soyez pas trop prompts à le taxer de lâcheté, car vous et moi aurions fait de même. On ne peut lutter contre la peur primaire qui tord les entrailles, et c’est bien de celle-là qu’il était alors question messieurs les jurés, de cette peur viscérale qui fige et qui glace.
Mais je ne m’étends pas, allons droit aux faits voyons, je m’égare, je m’égare ! Soyons efficaces, soyons vifs. Les faits. Revenons aux faits. Aux faits qui ne peuvent changer, irrémédiables. Retenez ce mot : irrémédiables.
Fort de cette victoire écœurante, l’accusé s’empressa de réquisitionner une place, sans même observer les passagers alentours, laissant ainsi à une charmante jeune femme bombée d’une vie nouvelle qui dormait en son ventre, une barre pour tout appuis. Quelle insigne cruauté ! Soyons ensemble justement choqués ! Choqués ! J’ai parlé à ce témoin directement propulsé dans l’embarras par l’égoïsme flagrant et déplorable de l’accusé, et elle m’a certifié, que sans remord, il a posé sur elle des yeux qui ne cillaient pas, et qu’avec un glacial dédain, gardé pourtant le silence et l’immobilité. Nonobstant son état, il la priva de chaise, ah, le goujat, l’impertinent ! Quel manque de civisme, voyons !
Mais passons, ce n’est là qu’une incivilité mineur, comme on en constate tant de nos jours… Ce qui doit retenir notre attention, c’est que ce bus le mena en un lieu bien précis. Un lieu de passage, où sa présence, je suis certain et vous l’êtes sûrement également, il le savait, ferait frémir la sensible multitude des usagers de la gare Saint-Lazare. Cela ne manqua pas, d’où en ce jour ce procès.
Car alors qu’un autre homme, de sa propre espèce, discutaillait avec lui des manières qu’il seyait d’adopter quand l’on se vêtit telle une plante tropicale –ainsi que me le rapporta un homme gêné de retrouver Cour de Rome la créature du bus, qui, je cite « avait noué mes entrailles d’une main et secoué mon cerveau de l’autre »-, il devint évident que cet être aux goûts déplorables était d’une malveillance calculée.
En effet, une vieille dame, pauvre femme scarifiée par le temps, tout de même encore coquette, malgré son teint d’ypréau et ses sourcils gris, blondoyant joliment après une visite de circonstance chez un coiffeur qu’elle connaissait depuis de longues années ; une de ces dames auxquels on ferait sans peine la révérence, ah, une dame digne messieurs les jurés, une qui aurait pu être n’importe laquelle de nos propres grands-mères, fut prise d’une pointe au cœur, à la vue du fieffé fat qui se voulait gandin. Une pointe, puis deux ; elle tomba sur la chaussé, éclat de lumière terni sombrant dans les ténèbres, et en quelques secondes, ce fut finis. Terminé. Pour toujours, à jamais. Notre bonne dame, messieurs les jurés, n’avait pu supporter la vue horrifiante de cet être dégoulinant de fiel… Oui, dans un élan d’horreur, son cœur s’est suicidé, préférant à la vision de l’accusé, les ténèbres inexorables de la mort, la cécité fatidique et sans fin. Et c’était là une chute irrémédiable.
Cet homme, ici présent, pour peu qu’il soit de notre espèce, fut le messager de la mort, celui qui tint la faux ; faux bariolée s’il en est…
Ne soyez pas septique, car j’ai d’autres accusations à porter contre cet individu : avant tout, que faisait-il ainsi vêtu, de tels habits, et d’un si risible et terrifiant chapeau, si ce n’était pour propager l’horreur en cette belle journée vernale ? Pourquoi, si ce n’était dans un but bien précis, une action pernicieuse préméditée ? Car oui, il me semble incongru de préférer à une vêture élégante comme on en fait si bien en ce pays de luxe, ces habits singuliers dénués de toute beauté, si l’on ne nourrit pas on fond de soi, quelque inique désir de faire le mal. Je fus le premier à douter de pareille malveillance, mais… Seul un être mauvais peut ainsi être affligé de ce cou interminable. Reconnaissez-le : jamais la nature ne l’aurait ainsi pourvu de semblable longueur tubulaire blanchâtre, si ce n’était dans le but d’envoyer à nous autres humains un signal certain. Ce cou dit : « je suis un être dangereux, je vous veux du mal, je mangerai vos entrailles et guetterai l’odeur de la peur dans votre sueur, dussé-je coller mon nez contre votre aisselle ». Ah ! Ne me taxez pas d’hyperbole, je suis raisonnable, respectable ! Ce n’est là que l’aboutissement d’un raisonnement poussé, finement étudié. Je ne peux envisager autrement le physique ingrat de cet individu peu respectable, que comme le fruit d’un message transmis par la nature elle-même. A quelle fin, sinon, ce cou si haut, à quelle fin ces mains osseuses, ces jambes-échasses, à quelle fin dîtes moi, à quelle fin, à quelle fin ?! Je ne puis comprendre autrement l’apparence de notre homme, pour peu qu’il soit de la même espèce que nous. J’ai été, dans mon angoisse, jusqu’à supputer une invasion extra-terrestre ; voilà qui expliquerait autrement ce goût affligeant de la mainmise cruelle, cette manière désopilante de porter son chapeau, et cette aura effrayante qui entoure l’accusé ainsi qu’un miasme morbide. A vous, je le dis, je le hurle : sois cette homme est un de ces terribles sociopathes dont on a peur qu’ils fassent partie de notre entourage propre, sois il est d’un autre monde, d’une autre étoile, et sa civilisation d’outre-espace nous mènera à la ruine…
Je ne plaide pas qu’au nom du fils éploré de la victime faîte par l’accusé. Non. Je plaide pour ce monde, je plaide pour l’humanité toute entière, je plaide au nom de tout ce qui est bon ! Il faut enfermer cette créature, brûler ses habits, étudier son corps ! Au bûcher, au boucher, à la geôle ! Je réclame la peine à perpétuité pour meurtre préméditée et complicité aggravée avec des conspirateurs extra-terrestres ! Nous avons affaire à un ennemi de l’humanité ! Sus à l’accusé ! Levez vos mains, bougez vos lèvres, faîtes danser les langues, et rendez le verdict !
Et tous ensemble, serrons ce cou trop maigre, renversons son corps pâle, et sauvons le monde !
SOYONS FORTS.
Voici messieurs les jurés. Ce sera tout pour vous. Je vous laisse en paix méditer sur ce discours, en espérant que vous ferez le bon choix. Merci.
06-06-2013 à 17:40:52
-2013-
Kairec-Bac blanc-

Dans les brumes limpides du soir, je peux donner un nom aux bois que la nuit enveloppe d'ombres fébriles. Ce ne sont pas des syllabes dont l'assemblage évoque la moindre image à ceux qui ne connurent pas notre enfance ; je dis nôtres. Au temps des genoux écorchés et des rêves que l’on n’avait pas encore étouffé, je n'étais pas seul à disparaître sous les frondaisons ondoyantes. Nous étions deux. Minuscules, comme couvés par une géante qui nous gardait des violences du monde, jumeaux au sein de cette forêt aux douceurs verdoyantes. Car là-bas, au fond de cette brèche obscure et verte qui donnait sur un monde plus beau, nous étions nés tous les deux une deuxième fois, créatures sylvestres sorties du ventre d'humus de la terre, tout de chair palpitante et de regards gigantesques : il fallait avoir le sens vibrant et l'œil énorme pour connaître les beautés de cet abyme embaumé. Le corps souple et chaud, aussi leste que le rayon et vif ainsi qu'un éclair figé dans son élan kamikaze. Nous devions brasser, dans le creux rouge de nos veines une nuée d'étincelles, respirer des ouragans et sauter le feu aux talons ; c'était une manière nouvelle et secrète de voir le monde. Elle ne pouvait nous êtres inspirée que par ce lieu. Là-bas où tout devenait une mélodie, là-bas où nous étions bercés dans un vent éternel.
Kairec.
La forêt de Kairec.

Concrètement, c'était un bras de forêt près d'un parc. Des enfants y construisaient cabanes et repaires, prêtant aux environs des personnages légendaires, des habitants effrayants qui donnaient aux excursions une saveur délicieusement dangereuse. Mais au fond, la civilisation était proche. Elle respirait bruyamment, tout près, comme un vieux géant ronflerait pendant son hibernation séculaire. Comme une personne âgée qui se serrait endormis avant vous, peuplant la chambre d'échos graves mortifères aux rêves. Avec le bruit de ses routes, la grisaille squameuse de son derme bétonné, et ses émissaires familiers, elle se chargeait de toujours nous rappeler à ses bras meurtriers, à nos vies, chez nos parents, à l'intérieur de nos véritables demeures, avec nos véritables problèmes et notre temps compté... Loin du bois, dont les arbres ne dormaient qu'entre eux parmi les nuits qui coulaient dans le parc. Loin de ses parfums enivrants, de ses chansons mystérieuses et de son étreinte fraîche.
Du moins tentait-elle de le faire. Mais en vain : ses armes n'étaient pas suffisantes. Grandir dans la ville, prisonniers de l'étau d'une civilisation étouffante, ne plaisait à aucun de nous deux ; pire, cela nous faisait peur. Et tandis que ces montagnes de verre et ces coulées noires nous effrayaient, la forêt, elle, berçait nos rêves de son murmure bruissant, plus douce qu'une mère, plus tendre qu'une amante, fidèle autant qu'une amie de l'âge du lait.
Dès lors, le choix était- fait ; c'était en ses bras que nous nous jetterions. Des bras qui ondulaient partout, jusque sur les trottoirs ; nous étions à Kairec, touchés par l'une de ses mains, pour peu que le vent daigne souffler sur nous. C'était là son plus grand pouvoir : s'imposer à nous avec de tendres brises.
Car s'il est une chose à savoir de ce lieu, c'est qu'il semblait un poumon. Toujours le vent y courrait entre les arbres, toujours il roulait des murmures sur sa langue agile, pour faire parler les feuilles curieuses. Un jour sans vent n'existait pas à Kairec. Jamais ne s'éteignaient les bourrasques, ne mourrait l'alizé ni ne soupiraient d'adieu les branches caressées. Le vent ne pouvait expier dans la forêt. Il y tournait pour un instant sans fin, plongeant entre les feuilles pour faire danser ses doigts sur le sol brun, habitait l'air immobile de tourbillons foliaires aux teintes riches d'une Vénus alanguis dans la boue. Il pouvait être tiède ou froid ; glacé en hiver. Câlin et violent, indomptable et sauvage ; épuisé, cajoleur, doux et timide comme une première caresse ; audacieux pour claquer des baisés sur les joues, jouant à tirer sur nos vêtements, à emmêler nos cheveux ; tonitruant au point de couvrir nos mots, ayant perdu tout sens de la mesure, ne sachant plus chanter ; candide quand l'allégresse qu'il transportait dans ses spirales faisaient glousser les feuilles éphémères ; artiste méconnu, les jours où la forêt chantait au passage de sa voix légère, chorégraphe de l'ombre qui faisait à nos esprits des questions innocentes.
<< Pourquoi les mains du vent font-elles danser les branches ? >>
<< Pour les coquelicots qui s'ennuient en regardant le ciel. >>

Clair ou obtus. Le vent. Devenu un ami dans le ventre parfumé de la forêt, chargé d'être une main dans les méandres arides de la ville.
Respiration toujours renouvelée. Kairec.
C'était aussi l'abime dans lequel nous plongions. En lui, exaltation était synonyme d'existence. Plus que son souffle capiteux et sa tendresse à l'égard de nos rêves, elle avait surtout pour elle ce monde tamisé qui dormait loin du ciel. On imagine souvent le paradis comme un lieu céleste, une étendue écrasante de bleu, un espace clair et vaste où tout peut se comparer à ce qui nous semble précieux ; ciel céruléen, eaux tant limpides qu'elles évoquent le cristal, herbe d'émeraude, soleil doré, lune d'argent... Mais pour nous, le paradis était un abîme plein de terre et des feuilles gluantes coalisées sur le sol, un méandre de troncs et de racines, tavelé, bossueux , brun et gibbeux, festonné d'arbres gisants empourprés de champignons ; et le ciel, loin de nous surplomber, se cachait derrière les branches chargées, repoussé, comme une fumée phosphorescente planant au-dessus de nous, indécise quand il s'agissait d'envisager descendre. Le ciel, plutôt que de dominer, s'effaçait pour laisser la forêt nous happer tous entiers. Engloutis, nous en venions à l'oublier ; il n'était que la surface, tandis que nous avions pénétrés dans les profondeurs occultes. Loin de lui, nous étions à notre aise. Sans son regard gigantesque et perçant, nous pouvions fleurir. Nos sens s'épanouissaient à l'obscurité, les bêtes endormis entre nos chairs en déployaient les pétales pour sortir, emplissant le vide de sensations nouvelles... A vrai dire, de vide, il n'était plus question. Nous étions mêlés à la forêt, formant un tout, une unité, telle une boule de chair et d'écorce, et c'était une immensité hermétique qui savait s'habiter toute entière, pour ne plus laisser l'once d'un espace étranger la défigurer. Ce qui nous parvenait du monde en dehors de Kairec, cet enfer goudronneux et cuisant, était éthéré, irréel. Le spectre de la lumière tamisait Kairec, mais ce fantôme doré ne pouvait rien nous faire. A peine savait-il nous toucher. Il venait de trop loin. Nous étions comme ces créatures abyssales vivant dans les entrailles du monde, là où l'obscurité est liquide ; nous vivions avec notre propre lumière dans cet univers ténébreux, cette parcelle d'ombre chaude ramenée à la surface... Et à la fois poissons luminescents, brillant comme des statues d'opale, et bêtes de chair aux sens déployés, nous devenions pourtant encore d'autres immenses et insignifiantes merveilles. Car dans cette obscurité profonde, l'abysse pouvait se travestir en espace sidéral. Candides alors, nous étions les étoiles de ce creux cyclopéen, astres embrasés pareils aux comètes furibondes, exaltées, bien plus que qu'aux soleils pondérés sagement posés dans leur coin d'univers. Enveloppés de gazes étoilées, nous fendions les profondeurs en nous moquant du ciel bleuté, couleur de lèvres exsangues ; la forêt aussi pouvait accoucher d'étoiles. Il n'avait le monopole sur rien. Tout ce qu'il faisait, Kairec en était semblablement capable. Et dans cette même action créatrice, elle donnait à ces transformations une intimité étrangère au ciel présomptueux et voyeur. Nous étions cachés, ici, en son sein, et personne ne nous savait étoiles, poissons d'opale et bêtes palpitante comme le brasier. Tout cela restait notre secret à tous les trois.
Étions-nous les élus de la forêt ou simplement de jeunes fous ? Je ne sais. Quelle importance. Kairec a donné de sa sève pour irriguer nos rêves qu'un monde aseptisé voulait faire flétrir. Elle a donné à nos pieds de la terre vivante et grouillante, quand des écoles livraient des croûtes noires stériles aux enfants que nous étions. C'était une bulle de verdure et d'obscurité mouchetée remontée des profondeurs. Si insignifiant qu'ait pu être ce bras de forêt qui s'étirait au bord d'un parc -comme la bordure d'un rêve déchiré par le réveil, à la périphérie de l'esprit-, elle sut nous parler pour se faire majestueuse à nos yeux. Je ne sais comment, sans employer de mots, Kairec fit pour semer des étoiles dans nos yeux et pécher des sourires dans l'onde trouble de nos visages... Je ne sais quels purent être les envoûtements véritables qui nous poussèrent à vivre sans notion de temps une enfance si longue que je peux encore la toucher du doigt. Je ne sais pas. Je n’ai pas le talent du vent pour parler. Ma voix n'est pas reprise comme un chant par les feuilles. Je suis humain. Je suis minuscule, et j'ai été rendu au ciel écrasant, au monde gris.
Cependant... Je crois me souvenir de l'enchantement particulier de certains lieux. Ma mémoire ne les a pas comptés comme indépendants, car pour elle Kairec n'était qu'une entité, mais ils avaient chacun leur importance propre. Comme les pas traînent les souvenirs, et les plaines foulées du passé murmurent doucement à mon esprit.
Avant tout, je me souviens du lac. Une petite étendue d'eau bourbeuse dans une clairière où le printemps déposait des coquelicots, comme des perles de sang dans l'écrin d'une pelouse. A vrai dire, ce n'était qu'un étang. Boueux et peu profond, un trou d'eau dans lequel la fange dessinait des volutes, mais nous l'avons toujours désigné ainsi, "le lac".
<< Allons danser pour les fleurs sur les berges du lac. >>
<< C'est l'été. Il y a des moustiques. >>
<< Vois leurs piqûres comme des baisés de fées. >>

On pouvait penser qu'il était peu de choses. Triste, impropre, infesté d'insectes quand la chaleur tombait. Pourtant, nous en avions fait le cœur de la forêt, le nexus de Kairec, où se rejoignaient les deux mondes. Ici le ciel reprenait sa place, retrouvait l'emprise que les frondaisons lui avaient prises. En partie. Il en naissait un troisième monde, une tierce réalité où s'éclipsaient toutes les transformations, où les deux enfants desquels nous étions composés -celui du soleil et de la ville ; celui des ombres et de la forêt- se superposaient comme le soleil et la lune, pour donner naissance à une créature à mis-chemin entre ces deux natures contraires. Produits de cette éclipse, nous cessions nos courses fluides au travers des bois pour méditer soudain, face au lac apaisé. Il était immobile pour jamais. Son eau ne savait plus courir, la terre, avec ses souvenirs de journées statiques, lui avait fait oublier en se mêlant à elle. Au fond, ce lac nous était semblable : résultat d'une alchimie douteuse opérée sous les mille yeux du ciel inquisiteur.
Son importance tenait dans cette laideur, pourtant. Face à elle, cette triste imperfection, nous pensions à l'avenir assassin et au passé grandiose, au temps qui passait sans pitié pour nos rêves massacrés. Nous prenions conscience que nous étions en train de grandir, sans rien pouvoir y faire, même entre les mains fraîches de la forêt. En cet instant même où nous regardions l'eau terne, les secondes se passaient le mot pour aller alerter la minute qui irait sonner chez l'heure afin qu'elle éveille le jour qui appellerait la semaine pour lui signifier que le mois devait mettre l'année en branle. A ce rythme-là, nous aurions de la barbe avant même d'avoir pu porter la main à notre visage pour en toucher la surface lisse une dernière fois. C'était une pensée désolante.
Alors nous hurlions face au lac. Nous tempêtions, rugissions, parlions seuls, nu-pieds dans la vase, ou jetions nos récriminations au visage de l'autre.
<< Maman m'a dis que je ne pourrai JAMAIS aller en Islande et que j'allais devoir rester ici, je te hais ! >>
<< Et bah moi j'ai eu une mauvaise note en mathématique, et JE TE DÉTESTE. >>
<< Hier il faisait trop chaud, c'est de ta faute ! >>
<< Si j'ai mal aux pieds, c'est à cause de toi ! >>

Tel était le jeu, telle était la catharsis.
Nous nous libérions de nos angoisses dans la clairière balayée de lumière, les jetions comme des pierres à l'intérieur du lac, pour qu'elles y coulent et disparaissent dans sa fange globuleuse. Nous rougissions nos joues de cris poussés trop fort, et nos larmes étaient bouillantes aux coins des yeux ; elles tombaient dans le lac, devenu tombeau liquide de nos frayeurs et rejets du futur. Cimetière fangeux.
Désormais, la boue m'évoque la peur, et l'odeur des joncs décomposés rappelle à mon souvenir cet étang bourbeux où nous avons tenté de noyer le temps inexorable.
Le deuxième lieu qui s'impose à ma mémoire est une grotte. Un trou obscur entouré de racines, dans lequel auraient habités des ours si la ville n'avait pas été si proche.
Elle était toujours humide, et jonché de caillots terreux, ou de petites pierres. Et profondément ténébreuse, comme si de vieilles ombres obèses étaient venues se poser ici, pour attendre la mort assises sur leurs grosses fesses grasses et noires. Nous les aimions comme des grands-mères et glissions ente elles sans faire de bruit, pour aller tout au fond de la grotte, là où le regard crée des tâches sur la rétine pour essayer d'imiter la lumière. Et alors, nous pouvions tanguer au bord du vide pour éprouver nos ailes.
Ici, seule notre imagination pouvait nous empêcher de tomber. Sans elle, c'était la chute assurée. Il fallait s'y enrouler pour apprendre à voler, sans risque de se perdre et de rencontrer le vide. Devenir des oiseaux, des insectes, des nuages, des étoiles, des feuilles, des souffles de vent... Changer de forme, faire fondre nos corps et flouter la réalité jusqu'à la dissoudre, pour en émerger nouvellement, comme éclos dans les ténèbres sur une corde tenu.
J'ai été, donc, sans prétention aucune, un papillon chamarré, un phénix éteint, une poche de cendres froides, un tourbillon de pétales arrachés à leur prairie, une comète grésillante plombée par l'âge, une balle lancée trop fort, un grain de pollen, une goutte d'eau égarée, un ange effrayé par le soleil, un démon mangeur d'ombre, qui plantait ses doigts crochus dans les bides gras de l'obscurité assoupis... Et puis d'autres choses, d'autres merveilles qu'on ne saisit pas à la lumière du jour. Nous étions aussi des bruits et des chants. Il fallait inventer de nouveaux sons, puisque la chanson du monde n'atteignait pas ce néant. Il fallait recréer dans ces ténèbres insondables un univers en éternel perdition, qui ne tenait qu'à nos sensations propres. Nous étions le monde. Nous étions notre monde, à nous deux seuls.
Alors parfois, j'ai été la musique qui me plaisait le plus, ou un mot étiré à l'infinie ; parole d'un agonisant, dernier mot d'un soldat, accent détendu puis jeté dans les nuées noires. J'ai été un murmure, et j'ai rencontré un cri. Un rire poursuivant un drapeau, le galop d'un cheval courant sur les vallons mouvants d'un drap... C'était l'obscurité. Les ténèbres totales. Alors je pouvais tout être. Tout ce que je voulais. Une fois, j'ai même tenté d'être la forêt ; mais même mon imagination n'était pas assez vaste pour me déguiser en Kairec. Pour flétrir mon chagrin, j'ai été flocon de neige.
Et lui, tout près, récitait des poèmes, oiseau bleu aux ailes désarticulées. Il était la grandeur des vers et des musiques secrètes. Il était le ciel fait chair, et il s'étendait à travers tout l'espace comme une onde à la surface d'un lac... Je me laissais porter par les poèmes qu'il jetait de ses lèvres. Ils étaient mes nuages.
Le dernier lieu, parmi les trois qui se démarquaient au sein de la forêt, a été son orée. Cette entrée, cette sortie ; porte principale, largement étendu en longueur, et de ce fait également porte dérobée. A l'orée de Kairec, se touchaient deux mondes. Mais ici, il n'y avait pas d'éclipses ; la frontière en était brutale et implacable. Il fallait pénétrer dans l'un et quitter l'autre, chaque fois en s'emportant tout entier, sans oublier une part de soi dans le monde qu'on laissait au regard de nos nuques.
Pendant longtemps, nous avons choisi la solution facile. Rester dans ces deux mondes, et se préserver d'une coupure trop brusque avec l'un comme avec l'autre. Puis, nous avons délaissé la civilisation pour Kairec, et la tricherie contraire s'est imposée ensuite.
Ces années durant lesquelles nous laissions à Kairec des bouts de nous, jamais le vent ne nous a quittés. A tous les temps on conjuguait ses caresses ; à toutes les saisons, on murmurait ses chants. Chaque journée qui passait, chaque seconde loin de Kairec, nous avions toujours une main qui passait sur nos joues. La forêt soufflait ses bras sur nous. Ils se tendaient, prêt à nous reconduire en son sein verdoyant. Nous avons vécu dans ce vent constant durant des années au goût tout doux d'éternité. Hélas, il a fallu un jour laisser ce vent s'éteindre.
Un jour, je ne sais plus lequel, nos rêves ont commencé à mourir, et nos sens à faner. Nous avons voulu les retenir, mais n'avons réussi qu'à les étouffer. Dans notre étreinte désespérée, ils sont morts. Je me souviens. Nous avions du poil sur les joues, et le bruit du vent n'était plus que le bruit du vent. Plus de chanson. Les feuilles bruissaient sans parler. Plus de murmures.
A l'orée de Kairec, soudain, nous avons réalisé : nous avions grandis. Le temps nous avait emporté, tous les deux, et sans que nous en prenions conscience. Et pour nous, Kairec n'avait plus que des merveilles spectrales. Impalpables. Lointaines.
Pourtant, un soir d'hiver, je suis revenu. Il y a deux jours de cela.
Il y a deux jours, j'ai revu Kairec. Dans le soir, j'ai revu la forêt. J'ai cru, entre les troncs, apercevoir deux étoiles qui courraient... Mais peut-être ai-je rêvé ? Car il y a deux deux jours, avant de me poster à l'orée du bois, j'ai quitté un cimetière.
J'ai quitté Joseph. L'oiseau bleu, dans son dernier lit de bois, ne chantera plus jamais. Je vais devoir marcher sans ses poèmes pour me porter à chaque pas.
Ce texte, il est pour nous. Pour Kairec. Au-revoir Joseph. Adieu. Kairec a de nouvelles étoiles, de nouveaux poissons d'opale. Nous, nous sommes éteints. Même moi, qui ne suis pas encore mort. Je ne suis plus qu'un caillou déshabillé de ses lumières. Sans rêves, sans Kairec, je ne suis plus qu’un homme...
Sans toi, Joseph, je suis seul aussi, comme tous les autres. Un monde sans Kairec, un monde sans Joseph, c'est un monde où je suis seul. Je suis une étoile éteinte, et je tombe, je tombe dans le vide. Je n'ai plus d'ailes. Est-ce que ce texte y changera quelque chose ? Non.
Mais dans vos cœurs, désormais, vous tous... Prenez soin de Kairec, prenez soin de Joseph, et prenez soin de moi.
Je vais le rejoindre, dans les ténèbres, et redevenir flocon de neige.
  • Liens sponsorisés