-Été 2011-
L'enfant perdu-
Un rire monta dans l’air, geyser de bonheur dont les notes cristallines retombèrent comme une pluie chaude sur l’herbe tendre. Il était seul, mais, sa solitude était en elle-même si belle que cela n’avait pas d’importance : étoile rousse sur l’océan de verdure, il dansait avec toute la grâce de l’innocence. Les cieux bleus luisaient d’un éclat céruléen qui n’avait de pareil qu’en les mers lointaines sud, et tout cela, tout le paysage s’accordait au tourbillon de ses bras brassant le vide, à ses cheveux détachés et libres autour de son visage à la teinte cotonneuse. Un étendard de feu qui flottait, jaillissant depuis un nuage à la forme de petit garçon. Il avait toujours eu la légèreté d’un nuage. Un de ces dérivants célestes aussi blanc que neige, qui occasionnellement lâchait ses salves d’eau froide sur les terres s’étendant sous leur ventre. De grands moutons qui paissaient avec indolence dans l’espace azuréen du ciel. Mais contrairement à eux, l’enfant ne pleurait jamais. Ni de tristesse ni d’amertume, car sa vie était douce. Il passait ses journées à danser sur la plaine, les pieds dans l’herbe grasse, riant de tout son soul sans jamais s’arrêter de sourire. Le monde autour de lui n’était qu’exaltation de la nature, ruisseaux chantants et mélodie des sens. Nuls espoirs melliflues. La Terre était belle et lui aussi. Il n’y avait pas d’autre vérité, pour cet esprit de petit garçon. Seulement le bonheur simple de danser sur la plaine, de laisser s’envoler son rire harmonieux, comme une musique sur laquelle baser tout ses pas. Mais ce n’était pas le cas : il était libre, spontané. C’était un luxe si plaisant, la liberté… Mais pour lui, simplement une évidence. Y’avait-il des gens qui ne l’étaient pas ? Qu’étais-ce qu’une cage ? Des barreaux ? L’acier n’était-il pas simplement un beau métal ? Quelque chose qui brillait à la lumière du soleil ? Utiliser les entrailles de la terre et les fondre, pour en faire des prisons… C’était d’un ridicule ! Un petit garçon, ça ne voulait pas de cage. Lui, il aimait l’herbe verte, la rosée du matin et le bleu du ciel. L’aube falote lui plaisait, mais le crépuscule écarlate aussi. Toute les couleurs du monde étaient belles aux yeux d’un enfant qui riait. Dans ses prunelles, la laideur n’existait pas. Pourquoi y’en aurait-il dans le monde ? Quand on dansait sur une plaine, l’univers entier chantait, brillait. Il étincelait, pureté et harmonie se fondant en mille courbes, mille lignes ; tant de beauté qu’elle s’en faisait outrancière. Au milieu de ce fantastique croquis, de ce dessin sans limite aux nuances kaléidoscopiques, il y’avait un nuage enflammé qui tournait. Il éblouissait le monde alentour plus que tout autre chose, éclaboussait la plaine de sa joie d’enfant, barbouillait l’air de son bonheur éclatant. L’univers était une grande toile tendue, une peinture pour ses mains dégoulinante d’innocence. Tout son corps l’irradiait, l’exhalait ; partout sur lui elle coulait. Tant de candeur, cela faisait sourire. Le cœur battait plus vite, l’air était plus suave. La vue d’un enfant heureux, il n’y avait rien de plus beau. Lui, il était sûrement celui qui l’était le plus. Son enchanteresse mélodie du rire n’avait pas de fin. Ses poumons brassaient l’air, chargé d’un parfum de nature qui caressait ses narines, effluves merveilleuses du monde libre tout autour de lui. La lumière et l’ombre se mêlaient, donnaient naissance à des teintes qui tapissaient la plaine, définissaient le relief des petites pierres, et sublimaient l’eau transparente. L’enfant était seul, oui. Seul, à danser partout où le portaient ses pieds nus et le chant de son rire. Mais cela ne l’empêchait pas d’être heureux.
Et que cela était beau, un enfant qui dansait…
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Froissements frénétiques de ses deux ailes fragiles. Pétales de soie blanche, d’une douceur immaculée, qui transforment le petit corps en une silhouette d’origami. Pliages et dépliages qui portent l’insecte léger, ce corps pâle dont les ailes sont l’extension principale de son être malingre. Liberté dans un souffle qui le propulse, une brise qui l’envoie dansé autour de la lampe argenté. L’extase d’un vol nocturne, l’envoutement de l’éclat lunaire ; mais celui-ci accessible… Qui ne voudrait pas toucher la Lune ? L’astre des rêves, du repos, qui tracte les marées et dompte l’océan. Hors de toute main, de tous pieds, hors de portée de nos vies. Impuissance, dans cette futile existence. Seul un regard qui permet le contact, rêve sucré dont la suprême douceur fait briller les yeux. La nuit emplit nos prunelles, nos iris, scintille dans les orbes encastrées sous nos lourdes paupières. Tout notre corps est lourd, comme une masse de plomb, une statue de fer qui coule tout le long d’une vie si fluide, si rapide, qu’elle n’accroche même pas nos saillies. C’est finit. Le fond sableux nous happe. L’océan funèbre se referme, cendres de pierres érodées, ne laissant qu’une brume marine, un nuage doré dans les plus profonds abysses. Ténèbres mortelles. Et maintenant ? Désormais, que reste-t-il de notre passage ? Des larmes. Vague de peine qui submerge nos yeux, les noies sous un tsunami de frénétiques picotements. La douleur pour les vivants, pendant le sommeille des gisants. Un peu de gibbérelline sur une petite pousse de bonheur, ferait repartir les rires… Nouvel engrenage de la machine à joie ? Il suffirait d’un peu de ça, pour qu’ensuite se mette en branle la vaste machinerie. Du bonheur industriel, c’est si triste, au fond. On n’arrive donc plus à faire le deuil tout seul ? Même avec des gens autour de nous, la famille qui sanglote aussi, surpasser la peine est devenu impossible. Chagrin sans fin.
Et le papillon dans tout cela ? Que devient le pauvre insecte dansant, ce tranquille valseur nocturne, qui tournait rêveusement autour de l’éclat lunaire ? La douceur de ses ailes se perd dans le vent. Il fripe, fane. Sa beauté roussit et s’enflamme. Le corps chute, tourbillonne, s’écrase sur le sol dans une violence inaudible. Un mort sur le sol, qui s’est brulé à la surface d’une fausse Lune. Flammes éteintes, après que les ailes aient portées l’incendie jusqu’à son corps fragile. Dégringolade gracieuse, jusqu’à cette tombe sans pierre véritable. Pas de terre non plus. Et aucune larme pour un insecte. Ce n’est qu’un petit corps noir sous une lampe après tout. Quelle importance ? On ne pleure que pour les humains.
Mais peut être pas partout. Il y’a deux petits yeux qui tout vues de cette mort. Deux yeux d’enfants dans la nuit. Il courrait sur la plaine, mais a trouvée ce lampadaire, là, dressé au milieu de nulle part. Que faisait-il ici ? Cela n’avait pas d’importance, pour l’instant. Il n’y avait que la tâche noire, sur la pierre plate, au pied de la tige de fer, qui en avait. La peine ronge ses prunelles. Premiers sanglots ; première entaille dans l’innocence. Il s’enfuit dans le soir, disparaissant dans la pénombre argenté. Silhouette qui court au milieu des ombres.
Un enfant seul et libre, qui a encore toute sa candeur, c’est un être fragile. Comme un papillon. Et quand il grandit, ses ailes ne brulent-elles pas ? Il peut courir, mais le temps le rattrapera pour le frapper encore…
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Quand les premières larmes coulent, le sang pourrait remplacer l’eau. La déchirure de l’âme est sans pareil. La douleur, cuisante, dévore et brule. La plaie est là. Nulle suture ne la fermera jamais. Elle restera ouverte, béante, peut être apaisée pour un temps, mais toujours prête à saigner de nouveau. Des vannes que personne n’a jamais voulu vider ce sont ouvertes pendant les premières larmes. Après cela, on ne peut plus que pleurer, encore, toujours, à chaque échec, chaque mal de la vie, toujours avec cette même eau qui attend sagement aux bords de la plaie dans nos yeux, ne demandant qu’à suinter pour couler sur nos joues. Elle roule et mouille, laisse son sillage d’humidité affligeante le long de son odieux chemin. Des deux côtés, une route de larme s’est tracée, et les prochaines la suivront elles aussi. C’est un nouveau sentier pour la tristesse. La première fois est toujours la plus difficile. La plus douloureuse. Elle marquera les prochaines. Car il y’en aura toujours d’autres. Que l’on veuille pleurer ou non, c’est ainsi. Et généralement, personne ne le veut. Heureusement, il n’y a pas qu’une nature de larmes. Pour compenser la peine, pour colmater les plaies, reste encore celles de bonheur. Elles changent tout sur un visage. Elles ne le creusent pas ; elles le subliment.
Mais un enfant préfèrerait ne jamais avoir de premières larmes. Cela serait tellement plus simple ! Cependant, la vie ne l’est pas. La douleur en fait partit, autant que la tristesse qui l’engendre parfois, que l’affliction, l’horreur, le dégout, et tant d’autres sentiments que l’on voudrait ne pas ressentir. Un petit peu d’eau de joie n’arrange pas tout ça, et il n’y a jamais assez de rires pour effacer les premières larmes. Elles creusent et s’enfouissent, plus profondément à chaque fois, toujours dans les abysses les plus sombres. L’hémorragie débute, et le flot ne se tarit ensuite jamais plus.
Pour un enfant qui dansait, les premières larmes sont fatales. Il était heureux, au milieu de sa plaine verdoyante, le soleil d’été sur son visage et de la lumière plein les yeux. Mais désormais, il connait la douleur et la mort. Tout cela à partir d’un petit corps qui repose sur une pierre. Un rien qui donne naissance à beaucoup plus. Maintenant qu’il saigne, comment faire pour rire de nouveau ? Il faudra du temps avant de pouvoir recommencer. Mais un jour, cela reviendra, comme un baume liquide versé sur sa peau. Une sensation délicieuse, le bien-être d’avant, quand tout allait bien. Tiède et rassurant, le monde le redeviendra pendant quelques temps. Cela ne durera pas, mais pendant la durée de ces moments exquis, il savourera la joie recouvrée plus encore que jamais.
Malgré tout, adieu la félicité des premières années, celles qui défilent plus vite que les autres, en ne laissant que quelques souvenirs brumeux, sur lesquels nos doigts n’ont pas prise. Un seul contact vaporeux, qui frôle la chair des mains avant de se disperser en volutes éparses. Le nuage disparait dans l’ombre. Adieu. Il va oublier sa joie d’avant, pour le présent plus ardu. L’enfant perd sa légèreté. Sa peau n’est plus aussi blanche qu’auparavant ; peut être un peu plus cendreuse. Et ces yeux, eux, ne pétillent plus. Pas non plus de feu pour ses cheveux : roux terne des carottes. Roux d’un légume piégé sur terre par ses racines filandreuses. La réalité l’a emprisonné. Maintenant, il sait ce que sont des barreaux, et qu’alignés, ils forment une cage. Il suit des yeux la liberté, qui disparait dans le lointain et se fond dans l’horizon. Silhouette qui est retournée sur la plaine.
Lui, emprisonné, rejoint le pallier suivant de sa vie : après les premières larmes, la grande plaine n’est plus pour lui. Un camion l’emporte jusque dans le village qui borde l’étendue de l’enfance. Les prémices de l’ordre et de la logique.
L’enfant saigne de grandir.
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Tout est droit et rectiligne. Les petites maisons en bois sont bien alignées de chaque côté de la route terreuse, dont les sillons parfaits suivent un tracé angulaire. Angles, rectangles. Que de mots en « ang ». Lignes continues, segments maîtrisés ; peu de courbes véritables dans le village. C’est le début des règles : interdiction de sortir le soir, pas de gribouillages sur les murs, respect des horaires indiqués pour entrer et sortir, obligation de se présenter à l’école… Le monde est étriqué, enfermé dans la gangue stricte et ferme de la logique réglementaire. La liberté se limite désormais aux bons-vouloirs des autres. Intolérante société, qui pourtant, clame elle-même la tolérance. Car c’est ainsi : vivre près d’autres personnes implique des règles. L’anarchie risquerait de démanteler toute cette mécaniques bien huilée, sinon. L’humanité a besoin d’une base stable, d’un sol qui ne cahote pas. Plus de routes qui défilent ; non, le temps du sédentarisme impose sa loi suprêmement incontestable sur le monde et ses habitants. On ne peut pas se battre contre une pareille logique. L’enfant le sait. Il se plie aux règles, courbe le dos et ploie. N’était-il pas plus léger avant ? Il lui semble que l’air, a soudainement décidé de poser un peu de son poids sur ses épaules. Souffrance de ses os et de sa chair. De son esprit aussi, qui sent fuir au loin l’ancienne extase de vivre. Bonheur fluide, qui se perd dans le monde alentour, gâché par mille contraintes. L’innocence ne suinte plus de ses pores ; elle s’est tarie, et son flot est moins crut. Comme un fleuve qui s’assèche sous un soleil ardent, dont les flammes célestes font vapeurs de ses eaux. Candeur perdue qui s’en va en volutes, comme le passé révolu. Tout cela se fait nuages, qui montent dans les cieux et se fondent à la nuit noire. Personne ne voit donc les nuages du soir ? Ils sont pourtant bien là, eux aussi, comme pendant les longs jours de printemps. Seulement, peu de gens lèvent la tête pour voir les dérivants nocturnes, masses de coton obscure qui défilent lentement. On ne fait pas attention à eux. La Lune est plus importante après tout… Mais même elle perd de son éclat, maintenant. Dans le village, l’enfant la trouve plus terne. Et où sont les étoiles ? L’argent du ciel s’est-il dissout dans l’acide de la nuit ? Il n’y a plus que quelques pâles lumières, piquetant l’immensité d’encre noire, qui a coulée depuis l’espace. Dégoulinade horrifique sur le crépuscule orangé. Lentement, les ombres s’installent.
Il est l’heure de rejoindre une des petites maisons, si droites, si étouffante. L’enfant s’assoit devant la cheminé qui crépite. Le feu danse timidement à l’intérieur de l’âtre, rapide mouvement qui attire son œil. Les toits de chaume, paille sèche ramassée aux abords de la plaine, garde cette chaleur et la distribue aux murs de rondins entassés. Autour du petit garçon, il y’a des ombres. Il est seul, mais ici, ce n’est plus la même chose : les ténèbres guettent, rôdent autour de lui. Il se rapproche de la cheminé, s’éloignant des lisières de la lumière protectrice. Une ombre ne peut pas lui faire de mal, mais il a apprit la peur. Désormais, il sait trembler, il connait la sensation des sueurs froides dans son dos, et le malaise qui fait frémir sa chair. C’est une crainte infondée, mais elle s’enracine en lui, et plante ses crochets pleins de venin dans son âme. La chaleur l’enveloppe, présence susurrante qui le rassure, lui murmure des mots doux. L’enfant s’endort sur le sol de terre, près de l’âtre brulant. Douceur d’une étreinte, qui amène le sommeille. Il profite du répit de cette nuit pour dormir. S’envolant vers le pays des songes, le petit garçon laisse le village derrière lui. Le monde de sa rêverie vagabonde l’accueille avec chaleur, l’emportant dans une ronde folle, pleine de couleurs éclatantes et d’astres chantants. Il danse au milieu du ciel nocturne, ses doigts fluets serrés contre ceux de lumière, d’une étoile blanche à la silhouette incertaine. Mais il discerne une forme vague, d’ours dressé de toute sa hauteur imposante. Il connait cet éclat… Comme tout les bergers. C’est elle la plus brillante tout les soirs. La Grande Ours. Eclat de rire lâché dans le vent de son rêve. Endormis près de la cheminé, il sourit, pelotonné contre la pierre où reposent quelque braises rougeoyantes. Bonheur solitaire au gré d’un songe. Pendant la journée, ce n’est plus aussi bon. Il profite donc de ce temps de repos.
Mais il se réveille. Et le temps passe, s’écoule, cascade sans qu’il puisse le retenir. Les mains en coupe, il s’efforce d’en emprisonner un peu, car il a peur de ce flot impétueux : chaque année, dans le village, des camions emmènent au loin les enfants plus âgés. Dés l’âge à deux chiffres dépassé. Et chaque jour, il s’en approche. Alors que les petites maisons lui deviennent familières, qu’il oublie peu à peu la plaine verdoyante, ce nouveau foyer lui sera bientôt arraché. Les années passent, il grandit. Les rêves de son enfance s’effacent, son rire est moins argentin. Plus d’éclat dans ses yeux. Il ternit, et après tout, cela ne rime t’il pas ?
« Alors que tu grandis,
Tout en tout se ternit. »
C’est si triste, que tu ne te souviennes pas… Les volutes t’échappent et se perdent dans l’air. Pourquoi tu ne les retiens pas ? Tracte la brume, bas-toi ! Regarde ! Ton passé s’envole, il disparait. Ne le laisse pas. Pourchasse les nuages. Ils s’éloignent vers la plaine, rejoignent le seul lieu où ils ont encore une raison d’être. Tu pourrais y retourner, il suffit de marcher. Ce n’est jamais qu’une barrière et un peu de distance, qui te séparent de la nature épanouie. Allez, retourne-y ! C’est bien mieux là-bas. Vas-tu attendre passivement les camions aux fenêtres barrées ? Tu n’as pas à être aussi droit que tout le reste. Soit une courbe qui se glisse, laisse les lignes rigides derrière toi… Ce n’est pas si difficile de retourner sur ses pas. Ce n’est pas pendable non plus. Regretter ton enfance, la vraie, n’est pas un crime. Retourne-toi ! Les années passent trop vite, si tu ne commence pas à courir maintenant, tout espoir est perdu. Mais… Tu n’entends plus. Tes oreilles sont sourdes, et tes yeux se font aveugles. Depuis quand n’as-tu plus cherché les étoiles dans le ciel ? C’est triste, un enfant qui oubli tout ses rêves, tout son passé… Mais c’est ainsi que tourne le monde. Et alors que tu trembles à chaque année qui passe, tes jambes cliquètent sans pourtant te faire courir. Et un jour, c’est trop tard. La porte claque, le cadenas la clôt, et les barreaux découpent la lumière du dehors en lignes ondulantes. Alors que le camion se met en branle, cahotant sur la route, le village s’éloigne de tes mains serrées sur le fer froid. L’impuissance laisse un gout étrange dans ta bouche. Tu n’as encore jamais éprouvé ce sentiment, et pourtant, tu en connais le nom : amertume. On te ballote, pour la deuxième fois. Tes yeux restent secs, fixés sur les maisons qui rétrécissent, perdent en hauteur, en substance… Le soleil se couche. Un crépuscule sanglant s’épanouit dans le ciel, comme une blessure suturée dont on écarterait les bords. Les chaumières se font des ombres sur la ligne de l’horizon. Peu à peu, elles se fondent au reste, puis bientôt, plus rien… Le village est trop lointain.
L’enfant s’affaisse dans sa prison de fer froid, balloté par le camion et le destin. Il ferme les yeux. Et éprouve de la haine.
Petit garçon en colère, que vas-tu faire de tes mains, serrées en deux poings rageurs ? Et la lumière rouge qui tombe sur ta peau, est-ce une promesse de mort ? Il semble que du sang y coule déjà, souillant tes doigts, tâchant leur blancheur. Mais dit moi, je voudrais savoir… Ce sang, ce n’est pas le tient, n’est-ce pas ?
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Un mot étrange qui change tout. Barbare à ses oreilles. Le simple fait de l’entendre laisse sur son visage une grimace de dégout... Il ne veut même pas y penser. Mais au fond de lui, il sait que l’enfance est derrière, au bout de la route quittée par le camion… Que désormais, il est entré dans....
L’adolescence.
Ses traits se tordent. Il hait ce mot. Si cela était possible, il le cracherait par terre, et le piétinerait jusqu’à n’en laisser qu’une bouillie méconnaissable. Qu’est-ce donc que ce nouveau qualificatif ? Comme il laid, comme il est rude ! Et son diminutif le laisse chaque fois choqué. Comme un outrage à sa langue. « Ado ». Une bête sauvage et violente, dont la conscience est à la fois présente et pourtant inactive. Que fait donc Jiminy Criquet ? Le petit pantin de bois qu’il sermonnait gentiment, était un ange en comparaison de ceux que le jeune garçon côtois désormais. Il pense même que s’ils avaient un nez, aussi long que le chenapan ligneux, ils l’utiliseraient pour mieux frapper les autres. Hurlements, beuglements, gémissements, explosions, fracassements, sang, vomis… Tout se mêle et retentit, en ce nouveau lieu. Une jungle grise, du nom de « ville », sylve bétonnée dont les troncs fenêtrés débordent de prédateurs cruels. Entassement qui dégénèrent en émeute, bandes de jeunes qui rôdent dans les ruelles… Les routes sont infestées de déchets, le monde se fissure sous les coups ; tout éclate et se disperse sur le sol. Aucun trottoir qui ne recèle pas un piège. Autour de l’enfant qui n’avait pas voulu grandir, le chaos s’épanouit en une totale liberté. Et le village, ses règles ?! Comme il regrette cet ordre saint et clair ! Là où les lignes étaient rassurantes, ici, elles coupaient. Là où les ombres étaient apaisantes, ici, elles cachaient un potentiel danger. Pluie de verre, jours et nuits, brasier hurlant dans boutiques, et ciel d’encre, dévoré par des nuages d’une fumée étouffante. Désolation et violence se partagent la ville, dont les immeubles sans fin semblent se pencher sur les rues, pour étouffer ceux qui y marchent. Ou plutôt, y courent : la jungle grise ne permet aucune sérénité. Chaque parcelle d’obscurité se révèle porteuse d’une menace, et mieux vaut se précipiter, que s’attarder sur les trottoirs. En quelques jours, il a tout appris de ce monde nouveau, dans lequel la moindre erreur peut le mettre en danger. Et pourtant… Recroquevillé entre deux poubelles cabossées, dans une ruelle humide et glacée, il tremble encore, ne pouvant se résoudre à sa situation. A son nouveau nom, « d’adolescent ». La ville le révulse, et ceux qui habitent ses méandres noyées d’une pénombre glacée, le terrifient et le dégoutent à la fois. Rien ici n’est fait pour lui. Tout est trop laid et sale, brutale. Le bitume granuleux mord ses pieds nus, un vent plus froid que n’importe quelle eau gelée souffle autour de lui et s’insinue sous ses loques crasseuses. Ses cheveux roux ont brulés à leurs pointes, après qu’il ait de justesse échappé à un incendie. Alors qu’il venait d’arriver dans la ville, le camion avait été renversé et brulé. Son conducteur, ombre anonyme dont le visage lui avait toujours été inconnu, c’était révélé être une insensible machine. Bras mécaniques et jambes vissées par des boulons d’inox. Froide et immaculée. Le feu l’avait dévoré.
En son fond, il avait sentit une joie féroce à la vue de se spectacle…. Que devenait-il ? Sa destruction l’avait fait rire, alors que le camion brulait à ses côtés. Des cloques marquaient sa peau. Il n’en avait que faire. L’odieux être mécanique qui par deux fois lui avait volé son bonheur, était mort devant ses yeux. Et en cet instant, nul innocence ne brillait dans ses prunelles bleues. La hargne les faisait luire d’un éclat malsain. L’engrenage implacable de l’existence l’avait conduit jusqu’ici. Pour survivre, devenir comme eux se faisait nécessaire. Durcir son cœur, l’affuter avec le bitume du sol pour que ses bords coupent ; en faire une pierre dangereuse et saillante. Porter un masque de rage et de ruse, calquer sa démarche sur celle d’un autre, plus fort, et dépasser la limite fatale : trouver une arme pour se défendre. Ne pas hésiter à faire couler du sang. A se réjouir d’un meurtre. A vandaliser, bousculer, piétiné et faire souffrir. A rire de la douleur des autres, et à masquer la sienne. Tant de changements, pour ne pas terminer comme le petit corps, le papillon carbonisé qui avait tout déclenché... Mais au fond… Pourquoi ? Où était le bonheur ? Le monde était dépassé par la violence qui régnait ici. Même les machines qui semblaient diriger leurs vies, ne pouvaient lutter contre la débauche de haine dont la ville était le sombre théâtre. Tant de sang et de morts… Tout perd son sens, en un cadre pareil. Le monde est noyé sous ce flot hétérogène, soumis à la pression d’une cascade de violence, de douleur et de colère, un torrent implacable, d’une insoutenable force. La destiné n’est plus qu’un chemin entouré de murs vertigineux, dont il est impossible de dévier. Tout est sous contrôle. Mais le contrôle de quoi ? Ou de qui ? D’un homme, ou d’une machine ? Et malgré cet encadrement, pourquoi la ville baigne dans une telle anarchie ? Depuis qu’on l’a arraché à la plaine, l’enfant qui n’a jamais voulut grandir souffre. Mais désormais, il est au-delà de cet état. Plus que la souffrance, c’est une haine tenace envers chaque chose qui vie, dont son corps vibre hardiment. Prostré, faible, il maudit le monde entier, qui tourne, insensible à son sort et à celui de tout les hommes. Cruelle existence, d’abord douce, fantastique, jamais à bout de merveilles. Si brillante, onirique, pleine de senteurs suaves et de lumières chaleureuses… Découverte de la Terre, que la jeunesse de nos yeux rend d’une éblouissante beauté. On ne perçoit pas encore, ni le danger ni la laideur. C’est peut être là le secret de bonheur ? Ne jamais grandir ? Ou alors… Grandir autrement. Pas de la même manière que lui, balloté et contraint… De toute manière, cela n’avait plus d’importance. Dans tout les cas, il trépasserait dans une laide solitude. Aucune âme bonne ne pouvait survivre ici. Et pour le moment, malgré la malveillance qui avait un instant luit dans ses prunelles trop jeunes pour abriter une pareille haine, il se savait encore de celles-ci. La ville ne lui arracherait pas ses derniers lambeaux de pureté et d’innocence. Il mourrait en les serrant contre son petit torse maigre, corps hâve blottit entre deux poubelles. Combien de temps cela durerait ? Il n’en avait que faire. Seule la finalité comptait. La libération que serait la mort. Après tout, le papillon n’avait pas semblé souffrir. Le feu avait embrasé ses ailes, dévoré sa peau si fine, et en un instant, une chute qui malgré son horreur avait été envoutante, magnifique, le petit insecte s’était posé sur une pierre, mort en toute beauté. Peut être y’a t-il une chance, infime, que la sienne soit si belle… Préservée de la laideur de la ville. Au fond, il espère retrouver sa paix d’antan, comme dans la plaine, quand il était encore radieux, nuage à la forme de petit garçon dont la chevelure était une vaste flamme qui ne brulait jamais. Un ange dansant au paradis. Chérubin enchaîné sur la Terre sanguinaire. Il souffre. La délivrance lui parait la seule perspective heureuse.
Alors, seul, les mains serrées contre son cœur qui palpite faiblement, l’adolescent qui ne veut pas en être un, qui veut redevenir un enfant, meurt doucement, victime du monde cruel… Personne ne le remarquera. Petit corps pâle entre deux poubelles. Né heureux pour mourir triste. Et pourtant, malgré cette tragédie la Terre va continuer de tourner. Car, qui se soucie d’un enfant silencieux ?
Un enfant qui ne veut pas grandir. Qui n’a jamais voulu. Le temps est implacable.
Souffrance d’un innocent. Pas de pitié pour cette candeur.
L’enfant qui s’endort, sans bras pour le bercer…
Sans réconfort, jamais.
Enfant qui saigne.
Enfant du vide.
Du silence.
De rien.
Néant.
Mort.
Pourquoi personne n’écoute jamais le silence d’un enfant ?