Archives de rps ~

26-01-2014 à 20:57:13
Kairec -

http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10585551
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10585561
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10585599
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10585663
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10585687
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10585691
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10585733

http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10585764
http://twinoid.com/tid/forum#!view/485|thread/3311783
http://twinoid.com/tid/forum#!view/485|thread/3311816
http://twinoid.com/tid/forum#!view/485|thread/3311891
http://kairec.forumsrpg.com/
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10585994
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586025
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586061
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586081
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586111
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586153
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586194
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586279
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586280
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586338
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586419
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586569
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586639
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586967
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10587052
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10587049?p=1
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10587112
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10587266
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10587640
http://muxxu.com/tid/forum#!view/11|thread/16748354
http://muxxu.com/tid/forum#!view/43320|thread/22555685?p=1


Le futur de Kairec -

http://kairec.forumsrpg.com/t12-la-foret-de-kairec-15-000-ans-plus-tard
http://kairec.forumsrpg.com/t45-la-foret-de-kairec-15-000-ans-plus-tard
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586105
http://www.dinorpg.com/tid/forum#!view/43320|thread/10586358
http://encres-cendrees.discutbb.com/liste-467962-63452-1-futur-de-kairec-personnages.html
http://encres-cendrees.discutbb.com/sujet-467961-569820-63452-1-futur-de-kairec.html
  • Liens sponsorisés



26-01-2014 à 21:14:30
-Fée Verte -


Ordre chronologique - ( Du point de vu de l'histoire, et non de l'écriture. )

X > Constance
X > Morgan
X > Morgan/Téthis
[ X > Niénor ]
> Eric
> Randall
> October
X Alice
X > Silver
X Harael
> EVENT
> Morgan
[ > Libéllule ]
[ > Xander ]
[ > Poussière ]
[ > Erithéa ]


( Intervalle : de Constance à lErithéat, quatre mois et une semaine environ. )

Misael-

X > Extasy
> Silver/Poussière
> EVENT
29-01-2014 à 10:59:07
Au soleil ~ ( Constance )

Titanesque, la mer. Sans embruns et sans sel, forte d’une absence liquide qui dévoilait ses fonds habituellement couvert par pudeur regrettable. La mer, mais sans eau. La mer, mais sans mer. Une parcelle rutilante de sécheresse.
Le sable crissant, des éclats de lumière contre sa peau dorée. Les dunes figées qui s'enroulaient doucement sur la poussière de leurs sœurs défaites, languissantes dans le vent brûlant du soir qui rafraîchirait pour quelques heures leur face exposée. Cuivrées, couleur métallisée de zinc, de souffre et de poussière solaire ; l’ardeur cristallisée en vagues sèches qui dévoraient la peau. Une désolation de courbes chaudes et moelleuses qui dessinaient les contours de mille corps enlacés tous ensemble, étalés en lieu et place du paysage, immobilisés en communion sensuelle. Ils se palpaient dans le creux des dunes, à l’ombre des grandeurs atones, exhibaient leur silhouette changeante sur les monts de poussière. S’éveillant sur les pentes brillantes, glissant jusqu’au tapis de crépuscule desséché offert en contrebas aux spectres de fraîcheur trop éreintés pour trouver d’autres lits… Sur la pointe d’une rondeur croquante, au loin parfois l’illusion que l’air ondulait, comme inspiré par tous ces corps esquissés en pâmoison doré. Scintillance craquée en fragments d’astres, dévoration d’étoiles happées entre les lèvres enluminées du sable.
Lumière miroitante, ombres créatrices. Glissement solaire ; le ciel est une pente azurée sur laquelle les rayons du tyran des hauteurs éthérées s’amusent dans une luge. Ente les mains du vent alourdis de poussière, leurs rires muets- sur les joues et le front, en fièvre brûlante. Phosphorescence sanguine éclatée sous la peau. Les gens pèlent comme des oranges au jus bouillant. Ébullition dans les veines, cœur fatigué de battre. La bouche sèche, le derme rugueux, les cheveux encrassés d’un sable affamé de carne tendre. Un dieu sur les dents rôdait ici. Il cherchait sa pitance de pulpe et de sang avec les bouches multipliées que portait l’exhalaison ardente du ciel ; et la trouvait, toujours.
Les plaisirs mystifiés du désert d’Inferna. Aux yeux brûlants du voyageur qui s'écrasait au pied d'une dune, tableau sauvage d'une beauté qu'on ne nommait que trop peu- car ici, la mort. Et la mort était laide, n'est-ce pas ? Forcément, par nature. La mort est dénuée de charmes. La mort a des parfums que n'enchantent pas les sens, elle n'est que puanteur et frissons sur la peau. Dégoût. Par principe, on craint la mort, on ne la contemple pas.
Mais dans le cœur de cet homme ébouriffé, qui sur le sable chaud se laisse rouler, peau griffée, toison sèche, un goût de poussière dans la bouche, pas de murs qui empêche un battement exalté pour la beauté macabre. Oui, ce désert est emprunt de mort. Mais quelle puissante beauté, dans ses courbes lascives... Qu'il parcourt sur le flanc, sur le nez et le dos. Au visage, paupière fermées, sensation de la route tracé à travers les dunes. Glissement contre ses côtes, griffures du sable sur sa poitrine. Battements effrénés entre ses tripes remuées, hurlement de vie qui pulse à la chamade. Il est couché dans le creux d'une dune, adhalant contre la peau dorée du désert. Ses doigts ont plongé dans la poussière, ils se crispent sous la rivière chaude des grains vibrants de lumière. Échevelé, abattu par la gravité, l'homme se tourne sur le dos d'une torsion leste. Dans ses vêtements froissés, il fait face au bleu intense du ciel. Azur violent, sauvage- dur. Il n'a pas vu tant d'étoffe céleste depuis plusieurs jours déjà, et ses yeux brûlent, pleurent, mais ses lèvres se tordent ; elles se tendent en sourire dans sa barbe, face aux rouleaux débordés des cimes éoliennes. Un sourire bestiale. Pour les cieux aplatis qui s'élancent au delà des dunes ambrés, les dunes mirabelles, les dunes rousses et blondes qui font des chevelures infinies aux yeux de l'homme couché. Il se vautre sur le sable, respire l'odeur du désert en laissant tomber une joue sur le sol pulvérulent ; une odeur matérielle, irritante et douloureuse. Ses lèvres esquissent une grimace plus sauvage encore, d'un petit rien étiré. Il se tord le cou pour retrouver l'immensité du ciel.
Et reste là, sur le dos, à transpirer dans ses frusques éteintes, délavées. Les derniers jours ont été durs pour lui.
A errer dans la jungle étouffante du pays des enfances fracassées, cet Eden candide qu'un homme seul a sut souiller, il a trouvé et des crocs et des griffes pour lui claquer dans le dos. Étonnante faune tropicale... Qui laisse des traces. Brûlantes, suintantes. La balafre, croûteuse, fait encore relief en travers d'un omoplate. Elle lancine un peu, un geste brusque pourrait la fendre- mais il n'a pu s'empêcher, pourtant, de dévaler cette pente moirée au risque d'une douleur. Comme un gamin, sur le sable chaud, il a roulé de tout son soul ; et le voilà étalé face au ciel dégoulinant d'azure, comptant les nuages trop rares qui parsèment la plaine sèche des étoiles. Pourquoi n'est-il pas revenu plus tôt ici ? Le voyageur se pose la question, en humant l'étrange fumet. Il se sent comme chez lui dans ce monde martelé de soleil. Plus que n'importe où d'autre. C'est étrange, irritant ; jamais ne demeure cet homme, jamais de repos à ses jambes. Il est presque gêné par cette aise ressentit dans les rues gorgées de chair et de bruit de la ville.
Il s'ébroue, se redresse. Un éclair dans son dos fait un bond, tirant les chairs. Broutille à celui qui a quitté la ville depuis une décennie. La vie est pleine de douleurs, grandes ou petites. Il n'est question que de les accepter comme une donnée de plus- telle la faim, la soif, l'inconfort... La nature n'a ses enfants ni couches douillettes ni frigidaires. Bien lui en prend. Y survive n'en est que plus exaltant.
Un peu fourbu, chauffé de paire par le sable et le soleil, le voyageur s'avance entre les dunes. Il a choisit son chemin. Cette vie et ses dangers... Ce périple, dans le désert évanouis qui lui tend ses rondeurs blondes et cuivrées.
Apparaître dans la ville ? Trop simple au goût du chasseur d'horizon. Donnez lui un sentier tortueux, il lui préférera ses lacets scabreux à la droiture rassurante d'une route. Dans les virages cachés du premier, il trouvera son bonheur. Sur le rigide étalage de l'autre, un ennuie mortifiant.
Bartel, en son âme et conscience, n'est pas un fou pourtant : toute proche, à quelques kilomètres de collines sableuses, la ville qui s'élève, au dessus du désert ; drôle en ses hauteurs, quand l'on pense à son nom. << Ville basse >>, disent les nobles à l'ombre du palais.
Mais d'ici, dans le creux chaud des dunes, elle s'élève en joyaux, craquante d'ocre et de blancheur ; frémissante de vie, sur l'horizon matraqué d'azur inextinguible.



*****



Les rues bouillonnent, expulsant des flots de voix et d'odeurs de leurs cent mille bouches ouvertes, béantes, entre les maisons écroulées les unes sur les autres. Assis dans un coin, contre l'angle jaunis d'un mur brûlant, il hume la ville infestée de chair pulsante. Elle bouge, hurle, exhale. C'est un monstre cette ville, une créature gigantesque qui jamais ne s'endort- elle souffle jour et nuit, ardente, elle tambourine aux sens. Il peut la sentir les yeux fermés, qui grouille et qui vibre, appesantie de farandoles d'émotions qui se prennent et tournent ensemble tout autour de lui, traînant dans l'ombre des cœurs qui les accouchent à chaque battement. Ici, pas de vide, jamais, pas de temps mort. Entre les murailles, le silence est mort quand une première pierre a trouvé où demeurer sur le sable d'Inferna.
Le voyageur écoute, attentif à ce que raconte l'humanité suante de ce jour bouillant. Ils parlent sans le savoir, agacés d'un prix trop élevé- heureux d'avoir roulé un client... Rechignant à avancer, riant avec un paire. Les mélodies entêtantes de leurs sentiments fusent, plantés à chaud dans sa compréhension. C'est trop. Ce n'est jamais assez. Être assaillis ne le dérange pas ; il n'y qu'ici qu'il peut supporter cette foule et sa musique endiablée. Jusqu'aux odeurs qui portent leurs propres messages.
Souvent, il cesse sa marche pour entendre et sentir, retranché derrière ses paupières, ouvert au flot grouillant des vies qui se croisent. Un sourire se plisse à l'ombre de sa moustache.
Toute proche, la peur. L'excitation. Tension dans l'air. Elle s'approche, lentement, dirigée vers lui, elle tremble à quelques centimètres de son corps... Pointée sur sa personne. On lui chuchote des mises-en-garde.
"J'approche de toi. Je te veux du mal."
Bartel ouvre les yeux, saisit une main trop intime à sa poche. Un hoquet, sursaut de peur ; le sang fouetté d’adrénaline de l'intrus envoie une gifle aux sens du voyageur. Son corps répond en diapason, il réagit parallèlement, et sa poigne se ressert, son corps se prépare. Un petit piaulement accompagne sa propre réaction ; on se tortille en face, on cherche à s'échapper. Bartel sourit. Se baisse pour planter ses yeux dilué d'absinthe dans ceux du petit voleur qui s'est approché de lui.
Un gosse, aussi cuivré et encrassé que tous les autres. Des mèches jayet ébouriffées, de grands yeux huileux de bête traquée. Son visage échauffé de poussière jaune se plisse. L’Égaré lui montre les dents dans un rictus lupin.

-Alors comme ça on cherche des piécettes petit ? On a faim ? Voilà bien quelque chose de navrant.
Il se tortille, le bestion, se débat, tente d'échapper d'un coup de pied bien placé ; intercepté par une deuxième main, qui retient sa jambe en l'air.
On se calme gamin. Tu sais qui je suis ?

-Un connard ! Lâche moi !

L'homme s'esclaffe, fouetté par l'agressivité vigoureuse du petit diable qui projette de lui planter quelques dents pas assez acérées dans le cuir du poignet. Il lâche la jambe tendue d'un coup, la repoussant vers son propriétaire ; qui retombe sur les fesses, dans le sable rémanent des rues. Quelques personnes s'écartent, il y en a même pour rire. Humiliation et colère se dardent vers Bartel.

-Un connard généreux alors, putain de bestiole ! Va t'acheter une miche de quelque chose et laisse les poches des gens en paix, clame t'il en faisant sauter tout son argent dans l'air. Et rejoins ta marmaille pouilleuse pour partager.
On le dévisage un instant. Mais vite fait, le garnement se reprend et fauche les pièces sur le sol ; quelques gamins cachés dans la foule, ses camarades sûrement, joignent leur paire de doigts usés trop tôt à la sienne. Des yeux intrigués, d'autres méfiants... Le voleur lui jette un regard foudroyant. Un sourcil se hausse.
Quoi ? Besoin qu'on te tienne par la main pour t'amener chercher pitance ? Tu as peur de te perdre dans les rues ? On dit que c'est plein de petits monstres après tout...
Il fait mouche. Nouvelle flaveur d'humiliation hargneuse qui jaillit du gosse ; mais cette fois, il détale, ravalant sa fierté de souriceau chapardeur. Les gamins sauvages n'aiment pas compter sur leurs aînés. Les adultes leur sont des créatures hostiles... Pour la plupart. Bartel les connait bien- quelques uns, d'où la question assénée. Il discute avec eux, les occupe parfois.
Ce n'est pas vraiment lui qui les assagira, ces gosses tumultueux, il le sait bien. Vraiment pas. Du tout. Mais qu'importe ? Ils n'ont pas besoin d'être sages.
Le petit voleur l'a au moins sortit de sa tranquille flânerie. Dérangé dans son observation, l’Égaré s'ébroue et reprend son chemin. Il a faim. Faim d'une manière qu'on redoute et attend- cette semaine à Neverland, dans la jungle et plus loin, sur les terres arides des Indiens qu'il indispose si bien -car qui sont-ils pour lui interdire de marcher ici, ou là, le poursuivre si lui prend l'envie de visiter un lieu investit par leur peuple ?- l'a vu lointain aux corps qu'il aime tant à toucher. Un appétit charnel bourdonne au creux de ses reins, l'envie d'une peau à vêtir de caresses, de formes à palper, et la moiteur légère d'un creux, la profondeur offerte qui ne demande que d'être comble... Le jeu des langues et des mains, danse des ventres qui se touchent, des aines frottées.
Qui trouvera t'il aujourd'hui, et où ? Dans les rues, au palais ? Pas d'inquiétude à laquelle se soumettre. Toujours ici, dans cette ville torride, il a trouvé amante où nicher pour une nuit ou plusieurs... Ou amant, peu importe. Certains se plaisent même à le revoir au pas de la porte.
D'autres pas.
Il se fond dans la foule, tend l'oreille aux bruits, l'Empathie au reste. Que d'odeurs ici. Le marché en regorge. Il pourrait ne se définir que par elles tant tout y est dit, sans cacophonie excessive. Aux pensées du chasseur qui cherche où faire ses crocs, il est comme une jeune vierge habillée de parfums...
Ses pas le portent jusque loin dans la ville. Avant de trouver un lit où passer sa nuit, quelques marchandages s'imposent. Si l'argent n'est pas dans ses priorités, le bohème n'en peut pas moins s'en délester sans conséquences certaines. Au gamin il a donné sa fortune dérisoire, pièces de bronze martelé tombées par minimes dizaines, mais dans ses poches dorment d'autres richesses moins évidentes à déceler d'aspect. Quelques fleurs, des pistils, un rien de plantes rares, voir de jolis galets polis côtoyant coquillages et cailloux brillants à vendre pour en faire des bijoux. Contrebande ? Que nenni ! Commerce inter-monde, rien de moins... Certes officieuse, mais nullement frauduleuse. A t'on jamais interdit d'apporter aux uns ce que n'ont pas les autres ? Allons ! Qu'elles pouvaient être heureuses, les dames nobles, face aux marchandises exotiques qu'on rapportait d'un monde au delà du regard...
Bartel a de ces contacts pas si regardants que ça, qui prennent sans rechigner -et à prix bien moindre, face au piètre marchand qu'est un homme non vénale- ses babioles singulières. Il a vite fait de trouver son homme et de lui sourire largement ; aussi tôt fait encore, de lui serrer la main, de le serrer brièvement ; un ancien amant de plus qui ne dirait pas non à une visite ce soir. Mais en l'instant, seules comptent les affaires. L’Égaré, en bon oiseau migrateur, se laisse escroquer sans trop d'intérêt, une lueur narquoise au fond de l’œil pour son vis-à-vis qui se pense si malin. Rapidement délesté de coquillages colorés et variés, des pétales odorants, de racines, feuilles, autres bibus végétales et de cailloux tape-à-l’œil, le voilà avec pour nouvelle fortune deux pièces d'argent qui suffiront à son séjour.
Il remercie le bougre, le regard traînant et le sourire félin ; humant avec plaisir un relent de désir qui lui promet à coup sûr un lit pour la soirée. A moins de trouver mieux... Après tout, pourquoi se reposer sur ses lauriers ? Il reste tant de monde anonyme aux sens endormis... A lui d'aller les trouver, pour éveiller les pauvres lésés.
Sa maigre richesse enfournée, il tourne le regard vers les hauteurs plus propres de la ville. Le palais et ses haut murs, tout proche, à portée de regard comme de jambes. On le laissera entrer. Peut être même y passer la nuit, pour peur qu'il trouve seul une chambre où loger... Mais sans doute une porte lui sera t'elle ouverte. On le connait bien ici. On l'apprécie, même, chose rare. Les petites gens, les marchands, les nobles... Ils sont peu nombreux à trouver à redire, à critiquer ses manières. Naturel, franchise et sensualité sont ses atouts en ce monde, là où autre part ils deviendraient une gêne certaine.
En laissant errer son regard sur la ville qui s'empourpre, le voyageur trouve même sujet à sourire. A quelques mètres de là, deux visages connus, une seconde tournés vers sa propre personne. Un regard fixé sur lui, un autre qui l'évite ; fumets d'envie féroce qui hérisse ses sens et avive sa faim de chair, d'agacement léger, de suspicion... Que de riches parfums l'invitant à enter dans la danse.
Approchant, Bartel laisse courir ses yeux sur les deux femmes qu'ont trahis leur intérêt fugace. L'une, singulièrement chenue, lui est plus que familière- une guide récente, peu bavarde, parfois retranchée dans son angle de pièce à la cour de Berith. Plus que son appréciation propre, c'est celle de gamins murmurant son nom qui affûte ses souvenirs. L'autre, plus à même d'émoustiller l'homme affamé qu'il est, étrangement connu pareillement de son regard que son illustre compagne. Son nom pulse brusquement au fond de sa mémoire ; il la connait en effet. Tant de paroles flatteuses pour désigner la belle brune et ses charmes offerts... Et la voilà qui l'observe, sans qu'il ait même eu besoin d'aller vers elle chercher à mettre une vérité sur les histoires plaisantes contées sur sa beauté.
Le marchand dormira seul ce soir. Pas cette femme.
Une faim de loup a saisit l’Égaré. Elle le sent et se redresse, sur la longue torsade cuivrée de ses jambes. Sensualité ici aussi, en diapason de la sienne propre qu'il déploie déjà. Voilà une proie à sa hauteur. Il carbonise d'un regard son cœur ouvert, l’œil brillant et ardent, un sourire de loup en travers de la barbe. On l'invite, n'est-ce pas ? Mais elles sont deux face à lui. Il n'arrache donc son regard à celui de la brune enflammée, souffle court et troublé d'avoir attiré à elle le sujet de son envie, violemment désirable de toute sa pulpe appétissante, que pour coulisser poliment vers la Guide effacée qui ne tente rien pour signaler sa présence.
Quelle bonne nouvelle. Il sent son ennuie flotter entre eux, le désir de partir pour lui échapper. A lui, vraiment ? Quelle triste accueil ! Mais Bartel a pour lui l'ineffable chaleur- Inferna ne lui correspond pas tant par ses mœurs qu'en sa nature même. Face au froid hésitant, un sourire

Bien le bonsoir. Constance ? Et Irina, si je ne m'abuse, ajoute t'il avec une œillade foudroyante. Intéressant hasard de vous croiser ici... Je pensais justement à me rendre au palais. Je suppose que vous y rentrer.
Ce n'est pas une question. Rapide observation de la tente béante.
Laisse moi t'aider, guérisseuse. Je me porte garant de tout ce que te doivent ces gamins ingrats que tu soignes et qui jasent tant sur ton compte !
Il n'attend pas de réponse, s'insérant lestement dans le duo féminin. L'évidence même saute aux yeux : elle ne pourra rien faire seule. Alors, sous le regard de braise de sa future amante et celui impassible d'une guide par trop connue pour sa froideur, il entreprend de démonter la tente, rapide à la tâche, sans commentaire superflus. En s'activant cependant, quelques questions lui viennent aux lèvres ; et ce silence laissé trop vaste déjà au goût du voyageur se rompt comme une bûche qui craque dans l'âtre chaud.
Cette tente ne se monte pas de tes mains. Qui vient t'aider chaque matin ? Une amie peut-être, lâche t'il à l'attention de la célèbre servante, ou la bigaille du palais ? Et le soir, on en revient aux mêmes... Enfin, pas cette fois.
Sourire jeté en étoile filante. La toile s'affaisse dans la poussière, et les piques sous le bras, se penchant pour saisir la peau rugueuse de l'abris, Bartel se fige soudain. On tiraille quelque part dans son muscle. L'homme se relève finalement. Froncement de sourcils à l'attention de Constance.
Serais-tu contre une dernière consultation pour ce jour ? Je crois que mon dos réclame tes soins.
Frémissement de moustache qui se fait passer pour l'ombre d'un sourire. Un éclat juste un peu rieur dans les yeux. Tout son charme décliné en nuance ; c'est la chaleur qui se dégage de lui, la brûlure de sa présence. La matérialité puissante de son corps- en odeurs, en vision, en son. Il est là. Il habite le monde. C'est une présence, une aura. Sensuelle. Dans son dos, une femme au moins y est entièrement réceptive. Il le sent de tout son soul. Frémissement de désir. Elle le veut. Qu'en est-il de Constance ? Que se cache t'il derrière ce regard givrant ? Il peine à transpercer la glace. Beau défis qu'on lui lance.
Et je demande à voir ce que me décrivent tes patients.
Et il demande à voir, mais en silence, ce que personne n'a vu.




Quelle froideur ! Quelle distance ! Proprement remarquable de sécheresse, aussi brutale dans sa mise à l’écart qu’un coup de trique sur la nuque. Magistralement agressive sans même élever la voix, elle le jetait loin de son espace avec une hargne aveugle, de tout son saoul pourtant bien épuisé, et il sentait se heurter à lui toute la gêne mêlée de mécontentement que suscitait chez elle sa présence trop marquée. Il la dérangeait, l’importunait, l’obligeait à faire face à un visage qu’elle aurait volontiers griffé pour le faire reculer. En captant fugacement les odeurs légères de ses émotions, qui n’étaient que chichement ressentis par le cœur gelé de la jeune Guide, comme si elle avait tenu en bride chacune d’elles pour les empêcher de ruer et de troubler la paix morbide de son être, Bartel avait tout à lui le plaisir de percer son masque figé de froideur.
Elle ne l’aimait pas. Elle le voulait au loin, et son agressivité n’aurait pu être plus franchement subite si elle avait hurlé, feulé, précipiter ses poings et ses dents contre lui. Il la sentait, pire encore pour la jeune femme entourée de remparts, il voyait au travers de tous les murs qu’elle avait érigé en se croyant protégée d’intrusions malvenues. Quoi qu’elle puisse vouloir cacher, face à lui, elle était vulnérable, ouverte à tous ses sens. Elle ne pouvait pas camoufler ses émotions derrière une froideur viscérale, empêcher de ruer les sentiments qui tournoyaient dans son cœur gelé. Ils étaient fugaces, fragiles, aussi évanescent qu’un flocon de neige posé sur le bitume d’une avenue- mais il les captait. Les capterait toujours. Ils ne pourraient pas échapper à son attention exacerbée.
Au départ, il avait détesté ce don. Le monde entier l’envahissait, pénétrait son intimité. On ruait aux portes de sa conscience, on tambourinait aux murs de sa solitude. Sans le savoir, tous ceux qui l’entouraient s’introduisaient en lui, violaient son esprit de leurs propres sensations. Dans une foule, il avait mille corps et autant de cœurs battants. Il n’était plus Bartel, mais l’entité terrible que formaient tous ces inconnus jetés sur le monde comme une poignée de dés roulants qui changeaient de face chaque seconde passée. Et à lui de percevoir les chiffres dansants qui se succédaient sans trêve. A lui de les comprendre tous, intuitivement, de subir leur existence en plus de la sienne propre. Il avait beau se fermer, cela n’y changeait rien : il devait toujours camper sur ses gardes alors, et dès lors que flanchait sa faible résolution, tout retombait sur lui dans un fracas terrible. En plus de quoi aucun rempart ne pouvait le tenir réellement éloigné de la foule invisible qui tournait à l’orée de sa conscience… Retranché, il n’était pas à l’abri d’eux- plutôt comme réfugié dans une bicoque en paille. Les bruits et les odeurs lui parvenaient toujours. Assourdis mais présents, quoi qu’il fasse pour s’y soustraire. Il ne pouvait y échapper nonobstant tous ses efforts. L’accepter lui avait pris un certain temps. A vrai dire, s’il s’était d’abord exilé dans la nature sauvage, ce n’avait pas été pour en admirer les beautés, mais afin d’échapper aux foule qui accouchaient sans le savoir de rejetons impalpables. Il lui avait fallu un peu de temps pour comprendre qu’être seul avec lui-même n’était pas plus une solution. Il n’était pas fait pour cette vie. Il aimait le contact des autres, il aimait leur chaleur, leur rire. Sentir leur corps dans le vide, tout proche. Entendre leur voix, connaître leur présence intimement et pouvoir leur donner ce qu’il avait de meilleur, en gardant pour lui et ses regrets atrophiés le pire qu’il ne pouvait leur jeter en pâture. Ses douleurs, ses doutes. Les autres lui faisaient profiter des leurs ; ce ne serait pas son cas. Telle avait été sa première décision, premier pas vers cette vie qu’il aimait désormais.
Puisqu’il ne pouvait leur échapper, il foncerait vers les gens. Il se glisserait parmi eux, deviendrait aussi envahissant que l’étaient leurs ressentis agressivement jetés dans l’air. Il s’ouvrirait à leurs sentiments et les laisseraient glisser sur lui ; ne gardant que ce qui lui importait, captant tout mais ne retenant que l’intéressant. Il aurait leur joie, leur bien-être... Et il regarderait passer leurs peines et leur colère. Plutôt que la gâcher, son don transfigurait cette nouvelle existence.
Il l’aiderait à grandir. Ne s’enrichissait-on pas au contact des autres ? Et bien, il était en constante communication avec tous ceux qui l’entouraient. On lui parlait par sons, par odeurs, par couleurs. Les sentiments portaient des noms et des apparences ; ils avaient un goût changeant d’une personne à l’autre, une variété sidérante de voix et de flaveurs. Plutôt que de les subir, il les goutait. Le monde entier était un grand festin à ses sens déployés. Qu’à cela ne tienne, il en jouirait chaque instant, profiterait de cette sensibilité particulière aux autres qu’on lui avait légué en échange de son Essence peu étoffée.
Depuis, il avait fait du chemin. S’était ouvert complètement à ceux qui ne pouvaient rien lui cacher ; son seul secret étant qu’il pouvait les voir, les sentir et les goûter d’une manière qu’ils ne pouvaient saisir mais les effrayer à coup sûr. Ils étaient presque sur un pied d’égalité… Bartel ne faisait pas de secret sur ce qu’il était. Pour peu qu’on lui pose une question, il y répondait franchement. Pour peu qu’on lui demande d’agir, il le faisait. Il était la brusquerie fait homme, et nul ne pouvait lui reprocher d’inhibition toxique : à ceux qui osaient se monter aussi francs qu’il était, Bartel dévoilait tout. Son passé, ses regrets flétris, même ses doutes tremblotants.
Mais personne n’osait. Tout le monde n’avait pas sa violente honnêteté. Et cependant, qu’avait-il face à lui ? Une hostilité déclarée, franche et intense. Constance s’en drapait comme d’une cotte en bronze Elle étincelait de froideur, joyaux brut élevé la lumière d’Inferna. C’était un saphir glaçant l’azur et l’ocre blanchis de la ville.
De toute beauté. Elle était sublime. Et elle ne voulait pas de sa présence. Il eut dans sa barbe un sourire moqueur à l’encontre de la situation, alors que la jeune femme se penchait sur son dos. Il capta une pique de jalousie d’Irina et s’en trouva flatté. Il n’était pas peu désiré par cette femme-là tout du moins ! Impossible de laisser passer une occasion pareille. Sa propre envie de lui donnait un appétit féroce d’elle. La servante nourrissait le désir de l’homme qu’elle convoitait en lui faisant sentir sa faim ; même s’il n’avait pas été intéressé, la chaleur montante qui se dégageait d’Irina, accompagnée d’odeurs toutes aussi engageantes, l’auraient mis sur les crocs. Si Constance n’avait pas été là, il aurait conduit la séduisante Irina vers son propre lit et lui aurait fait sauvagement l’amour sans plus de cérémonie. Elle en avait envie. Le savoir lui instillait un désir semblable.
D’autant plus que son Don lui permettait d’être à l’écoute de ceux qui succombaient à ses avances. Il n’était pas célèbre qu’en raison de ses frasques ; pour peu qu’il réponde à ce qui lui disaient les sens émoustillés, il pouvait devenir un amant formidable sur le plan charnelle…
A cette pensée, son sourire se fit égrillard. Irina dû percevoir son regard étincelant, car il capta soudain de sa part une brusque montée d’excitation. A l’inverse, dans son dos, Constance aurait voulu qu’il soit loin, agacée d’avoir à la toucher, gênée par son contact. Si elle avait su sa propre envie d’être déjà seul à seul avec Irina ! Il vibrait de désir désormais, ses sens frémissaient trop fort.
A grande peine, il resta silencieux et immobile tandis qu’une main froide glissait lentement sur son dos. A sa propre surprise, il se sentit brusquement gêné. Son excitation retomba aussi vite qu’elle était montée. Toucher Constance le fit plonger dans sa sérénité, dans sa fatigue. Son éreintement le frappa de plein fouet, calmant ses pulsions. Et il se retrouva soudain figé contre la paume de la jeune guérisseuse, tout entier dirigé sur les errances de ses doigts froids contre sa peau suante. Le chemin qu’elle parcourait laissait du givre sur sa peau. Ce n’était pas appréciable… Ni désagréable pourtant. La caresse n’avait rien de sensuelle, mais elle parlait à son corps autrement. Elle était comme un baume.
Lentement, il sentit que Constance s’insinuait dans son corps. Il en ressentit d’abord un malaise certain qui lui donna envie de se contracter tout entier pour l’expulser, puis son sang-froid pris le dessus, et il empêcha l’éviction. En suivant le parcours laborieux de la jeune femme, il songea que seule sa sensibilité exacerbée lui permettait de percevoir cette intrusion. Aux autres, elle ne devait pas être perceptible.
Singulièrement calmé par le contact, il resta sagement dressé et immobile tandis qu’elle parcourait son dos, intrinsèquement comme de l’extérieur. Il fut surpris qu’elle ne s’attarde pas sur sa plaie encroûtée ; il pensait la voir guérir cette dernière, qui tirait sur sa chair quand il faisait des mouvements trop amples. Pourtant, considérant peut-être qu’une plaie en train de cicatriser ne requérait pas de soins attentifs, elle s’intéressa plutôt à tout autre chose.


-— Ce que te décrivent mes patients ? Je ne vois pas ce que tu veux dire par là. Il n'y a rien à dire sur mon travail
Il haussa les épaules.
Par contre -Ne bouge pas.- tu aurais dû venir me voir p.lus tôt. Ton dos est dans un bien mauvais état -Tiens-toi droit.-
Il grimaça à ses paroles. Son dos ? En mauvais état ? Il se redressa, gêné de s’être progressivement courbé sous le poids de son malaise premier. C’était une réaction d’animal apeuré que de vouloir se rouler en boule. Pas le meilleur moyen d’avoir l’air d’un hardi voyageur donc.
On dirait presque celui d'une personne âgée. La douleur est si peu présente ? Je -Voilà, comme ça.- ... je vais essayer de soulager ta souffrance mais je ne pourrai que soigner cela de manière superficielle aujourd'hui. Tu devras donc revenir me voir par la suite -Ce n'est pas si terrible, si ?-
Il sourit de cet humour dont elle usait sans émotion particulière. Quelle jeune femme amusante… Étrangement.
Tu ne veux pas que ça empire, j'imagine. Et essaye de prendre un peu plus soin de toi, ton état général est assez mauvais.
Il ne répondit pas et la laissa poursuivre son examen. Il la sentit tourner autour de sa colonne vertébrale, puis après quelques instants de vide, une vague sensation de plaisir s’insinua en lui. Ce n’était pas très fort, à peine un picotement, mais il prit conscience qu’on travaillait sur ses os. Par miracle, l’opération ne lui causait pas le moindre mal. Il avait plutôt l’agréable impression qu’on le réparait, comme s’il eût été un pauvre objet brisé entre les mains d’un apothicaire studieux. Il s’étonna de sentir ces changements- il n’avait pas conscience que quelque chose clochait avec son dos avant que Constance ne lui dise. Il s’était habitué à la douleur sans trop rechigner ; il aimait la vie, et rejeter celle-ci aurait été hypocrite. On ne pouvait pas exister sans souffrir, c’était impossible. Alors, il avait finis par accepter les maux physiques comme allant de soi. De simples données de plus à connaître, à prendre en compte ou pas ; ou pas dans son cas. Il avait choisi de l’ignorer et s’en portait très bien… Du moins l’avait-il cru.
Sentir le pilier de son corps retrouver une forme convenable lui fit une impression bizarre. Comment avait-il pu se désintéresser de cet aspect de sa personne ? Oublier comment devaient être les choses ? Sa faculté d’adaptation lui avait joué un mauvais tour cette-fois-ci.
Et alors qu’il en était à se surprendre de pareille négligence, la douleur de Constance se superposa à son bien-être. Une seconde, il ne réussit plus à faire la différence entre eux deux ; était-il satisfait de sentir son corps retrouver sa forme originel ou bien effrayé par la souffrance physique qui le tordait ? Une peur primaire et enfantine couru dans ses veines. Elle était rouge et brûlante, comme le dessin d’une flamme. C’était là une crainte singulièrement puérile. Celle de se faire mal, l’envie de protéger son corps de l’extérieur quand on comprenait être un élément unique et solitaire du monde… Constance dégageait une aura enfantine en cet instant, une impression de jeunesse qui le gêna. Il prit conscience de l’avoir vu comme une adulte mature alors qu’elle ne faisait guère que sortir de ses plus jeunes années. Il était son aîné. Bizarre constations.
Quand il sentit la présence se retirer de son dos en mêle temps que la main désormais moite de la jeune Guide, Bartel se retourna avec une expression inquiète. La surprise teintée de malaise d’Irina le talonna, fumée piquante sur la langue, et il comprit que le déchirement fugace qu’il entraperçu à peine sur les trais de Constance n’était pas aussi passager qu’elle cherchait à lui faire croire. Elle le fixa une seconde avant de détourner ses yeux brillants, l’air d’un petit animal terrifié
Elle ne voulait pas qu’il voit sa douleur. Elle ne voulait pas lui montrer sa faiblesse. Il la dévisagea en retour, au contraire de ce à quoi elle tenait, incapable de réprimer sa curiosité.


-— Tu devrais aller beaucoup mieux maintenant... Allons-y.
Il la suivit des yeux quand elle saisit la bâche et pris lentement de l’avance, sourcils froncés. Son fardeau sous le bras et sur l’épaule, il la suivit en jetant un coup d’œil à Irina qui mit quelques secondes à se ressaisir. Elle leur emboîta le pas précipitamment, et il lui fit un sourire mis-figue-mis-raisin, en attendant qu’elle les rattrape. Puis, à larges foulées, se mit à la hauteur de Constance pour lui prendre la bâche des mains sans rien lui demander, avec désinvolture.

-Merci pour tes soins. C’est un don formidable que tu as là, mais… Je m’abstiendrais de te rendre visite à l’avenir, déclara t’il d’un ton d’excuse. Pardonne moi, je ne pensais pas qu’utiliser ton don pouvait t’exposer à la douleur. Les gamins ne m’ont jamais parlé de cet aspect de tes incroyables pouvoirs de guérison. Ils tentent plutôt de se mettre d’accord pour savoir si ton changement physique est effrayant ou pas.
Il eut un sourire amusé.
Et ce genre de broutilles.
Subitement, l’Egaré posa une main sur l’épaule de Constance qui accélérait le pas comme pour échapper à ses paroles. Elle s’arrêta sèchement et se tourna vers lui d’un air impassible qui lui était familier ; mais elle le portait avec moins d’aisance qu’à l’accoutumé. Même sans son propre don, il aurait sentit frémir la colère et la peur derrière le masque gelé de Constance. Elle retenait une agressivité durement contenue. La fatigue la ramenait à la condition d’une bête effrayée et souffrante ; elle ne tenait qu’à lécher ses plaies, seule.
Seule. Comme elle devait l’être en chaque instant de sa vie. Comme il l’avait été au départ, alors que les sentiments de tous et chacun agressaient ses sens ; qu’il se tenait à l’écart du monde, pensant qu’il cesserait de l’importuner. Seule comme il l’avait été sans Brocéliandre, cette nuit-là, seule comme il l’était parfois le soir, songeant que la chaleur d’un autre corps que le sien aurait été la bienvenue.
Constance était seule elle aussi. Peu importait ses raisons ; elle vivait loin des autres, même quand ils étaient proches d’elle. La jeune femme ne les connaissait pas vraiment, ne s’intéressait pas à eux. De hauts murs l’entouraient qu’elle ne laissait jamais personne franchir. Sa vie devait être terriblement monotone.
Il la dévisagea. Et prit la décision soudaine que ce soir là, elle ne serait pas seule.

Allons boire avant de rentrer au palais, proposa t’il tout à trac. Une boisson chaude et un peu de repos sur une chaise te fera du bien, guérisseuse. Je pourrais te masser si la proposition ne te gêne pas trop, également. Je comprends que tu as pris ma douleur sur toi ; je l’ignorais depuis longtemps. Toi, tu n‘as étrangement pas l’air très habitué à la subir.
Il se tourna vers Irina, sans attendre de réponse et lui fit un sourire engageant.
C’est une occasion d’apprendre à mieux se connaître, ajouta t’il à son attention en sentant son impatience de l’amener au palais et sa pointe d’envie à l’idée qu’il se montra si plein de sollicitude à l’égard de Constance.
Puis, tout le matériel de la jeune femme pris en otage sur son épaule, il se dirigea vers un établissement qu’il connaissait bien, peu éloigné du palais et même sur la route de celui-ci, pour tuer dans l’œuf les probables protestations de Constance.
Il était temps pour elle de découvrir le monde… De s’aventurer au-delà des murs qu’elle avait dressés entre son cœur et les autres, d’entrer enfin en contact avec l’extérieur dans lequel, quoiqu’elle puisse désirer, elle évoluait sans espoir d’en réchapper.
29-01-2014 à 11:02:13
Entre deux brumes ~ ( Morgan )

Malgré ses onze années d’errance, il ne connaissait pas encore toutes les rues de la ville. Elles changeaient parfois, se permutaient les unes aux autres… Prenaient un malin plaisir à se jouer de la mémoire, avec une malice tout à fait détestable. Hellishdale accouchait par intermittence de nouvelles ruelles, qui glissaient sans un mot de ses entrailles obscures. C’était une mère ingrate qui rejetait ses enfants sans rien de plus qu’un nom pour baptiser le bitume et la pierre, jaillit d’on ne savait quel boyau renfoncé dans des espaces secrets par une nuit quelconque, dans le silence et la noirceur favorables à toutes les étrangetés. Bartel s’était toujours demandé d’où surgissaient ces rues. La ville semblait les dérouler de nulle part selon son bon-vouloir, pour offrir à un guide tout juste emprisonné une demeure où venaient parfois murmurer les foulées d’un innocent prochainement rayé de son monde d’origine. Sûrement le Sieur Lapin n’y était-il pas totalement étranger- voire pas le moins du monde, c’était bien plus probable. Il songeait avec amusement, quand se profilait une impasse, à l’ironie qui faisait de la gerbille géante un magicien tirant de sous son chapeau les tentacules noirâtres de son terrain de jeu ; charmante créature que la cité-prison. Un familier de choix pour le monstre singulier qu’était ce cher Hellish. Peut-être un Dieu, un ange déchu… Un architecte ? Quelle différence après-tout… Une seule chose comptait : il était le maître ici, celui qui menait la danse, tirait les ficelles, faisait rouler billes ; il avait le bras large et une dextre certaine. De sa main habile, il faisait coulisser les parois du labyrinthe. Jouait-il donc seul, ce fieffé fourbe manipulateur ? Bartel riait sous cape de l’imaginer retranché dans les profondeurs collantes de sa toile. La belle araignée qu’on avait là ! Il devait être fou, à force de solitude. Personne ne pouvait supporter une vie d’ermite sans céder un jour à la douce démence.
Hellish était tout puissant ici. Mais à quel point sa raison avait-elle flanchée ? Impossible de rester sain d’esprit en étant semblablement situé au centre des intrigues- ou alors impensable à ses yeux, plutôt. Il fallait être, certainement, complètement tordu pour se plaire dans ce climat glacial qui enveloppait la ville tassée sur ses boyaux noirs. Manquer de bon sens. S’épanouir dans la souffrance.
Être un lapin géant.
Bartel n’avait pas l’omniprésence d’Hellish et ses gracieux tours de main pour explorer la ville tombée sous sa coupe satinée. Il en trouait les méandres brumeux avec une marche forcenée, le plus souvent nocturne, qui réservait toujours son lot juteux de surprises. C’est qu’il était économe, et avare de visites dans la citée obèse d’édifices rencognés dans les creux et des uns et des autres. Pour préserver encore ces nuits de découvertes, il avait quelques habitués de ses vagabondages. Entre autres bougres, October, Randal ainsi même que Constance dont il s’était follement entiché, à force des mystères qu’elle faisait et de ses réticences premières. Ceux-là voyaient poindre son museau trop souvent à leur goût, ou bien pas assez, tout dépendait de leur dernière rencontre et des relations qu’ils avaient tissés à force d’harcèlements, d’impositions allégrement matinées d’une improbable aisance à se faire passer pour une présence qui imprégnait l’existence même des choses, et bien entendu, d’audacieuses propositions qui faisaient parfois mouche... Et d’autres pas.
A force de nouer quelques attaches qu’il savait éphémères dans un coin et un autre, Bartel en était venu à plonger dans une quasi-routine. Mais la pensée ne lui plaisait pas, alors il surgissait parfois au hasard d’une ruelle avec le désir brusque de faire de nouvelles rencontres. Et alors, en ces nuits d’explorations, il trouvait toujours une nouvelle impasse, apparue lors de sa longue absence, depuis longtemps même, ou tout juste surgis des entrailles de la ville.
Ce soir-là, il découvrit donc pour la première fois la rue d’une guide qu’il connaissait déjà. Etonnant, elle plongeait pourtant tout près d’une grande avenue ; il avait dû jusqu’à ce jour lui en préférer d’autres, plus difficiles d’accès. Il lorgna d’abord la plaque joliment ouvragée qui portait sur son fer martelé le doux nom de Chemin du Crépuscule, fleurant bon le mystère et les couchés de soleil… Qui jamais n’atteignaient, sûrement, le coupe-gorge étriqué coincé entre deux murs suintant d’humidité.
Amusant comme la brume emperlait toujours la cité nuitamment.
L’Egaré se coula dans les ombres de l’étranglement méconnu, l’oreille dressée et curieuse en captant un chant bas. Il sourit à l’air familier, incontournable dans les chorales enfantines des écoles. Il fredonna lui-même l’ariette si commune, qui peut-être à un autre, aurait semblé emprunte d’un mystère effroyable ; il faisait nuit, cette ruelle était minuscule, et la brume posait un voile sur le monde, empêchant au jugé de voir plus loin qu’au bout d’un bras tendu. Mais il ne se sentait pas menacé. Pas ici. N’était-il pas lui-même une légende urbaine, un spectre nocturne, créature incertaine peuplant les mythes d’Hellishdale ? Il faisait partie de cette ville autant que n’importe quel guide, quand bien même il n’y avait pas sa propre rue. Il la connaissait mieux que la plupart d’entre eux nonobstant ses lacunes, et surtout, en ce monde plus qu’en aucun autre, il avait confiance en son corps et ses capacités. Tout le monde n’avait pas sa vie ; un voyou, même armé, n’aurait pas le poids face à lui. Si le don secret d’un Guide pouvait toujours le mettre en situation périlleuse, il n’avait d’autres raisons de s’inquiéter ici. Et puis, pourquoi diable se plaindre du piquant qu’ajoutait un rien d’incertitude ?
A pas comptés et silencieux, sur sa foulée toute en souplesse à la force esquissée, il avança en faisant taire le bruit léger du chant qui vibrait sur ses lèvres. Et plus vite qu’il ne s’y attendait, Bartel fit face à une silhouette emmitouflée tout autant de tissu que de brouillards. L’odeur puissante du tabac lui monta aux narines, tandis qu’une autre, plus douceâtre, élevée d’une longue pipe, tournait autour de lui en se gondolant doucement. La fumée, phosphorescente dans l’argent éthérée de la Lune, frémissait à peine de la caresse d’une brise. Si peu d’air déplacé ici-bas, entre les murs penchés… Il sourit, et envoya son haleine chaude, parfumée des épices d’Inferna, dans la nuit opaque et froide.
Le chant se tut, et on tourna vers lui un visage spectral. A peine esquissé sous le béret noir qui lui couvrait le crâne, le peu qui en était visible suffit pourtant à l’Egaré pour le nommer promptement.


- Morgan.
On sentait le sourire dans sa voix.


-Bartel, rétorqua l’autre d’un ton placide, l’embout de la pipe coincé au coin de la bouche. Et ce n’était pas une question. Elle avait su à l’instant même où il avait soufflé en sa direction. Derrière son regard vitreux aussi délavée qu’un linge usé à force de machines, se cachait un esprit d’analyse proprement sidérant. Pour compenser sa cécité, la Guide fantomatique avait pour elle des sens épanouis, déployés ; car la sensualité était une fleur, et que la sienne était toute éclose, Bartel se sentait un féroce appétit de la jeune femme. Cette chair réceptive, plus que n’importe quelle autre… Elle frémirait d’angoisse et de plaisir mêlés sous ses caresses ardentes. Il pourrait l’éveiller comme nulle ne le serait jamais.
Pourtant, il n’avait pas fait offense à son intimité jusqu’à ce jour. Quand lui prenait l’envie de badiner dans les profondeurs lumineuses d’Infinity, et d’importuner avec une agaçante chaleur sa joyeuse Architecte, il avait aperçu plus d’une fois Morgan se tenir toute proche d’elle. Il l’avait vu faire son entrée à la cour ouverte et fluctuante de Thétis, trois ans auparavant, sans lui porter grand intérêt. Androgyne, intrigante à plus d’un titre, elle n’avait pourtant pas retenu son attention. Il penchait parfois dans sa direction, intéressé par les relents de jalousie et d’envie qui flottaient jusqu’à lui quand il se montrait par trop acharné à chercher la compagnie de Thétis, mais sans jamais plus s’attarder sur cette Guide effacée, peu réactive somme toute, qui semblait toujours profondément ennuyée du monde qui l’entourait. Ce n’était pas la froideur piquante de Constance –qui l’avait attiré, tant par ce qu’elle disait que par ce qu’elle taisait-, ni la distance frustrée qu’avaient certaines personnes à l’égard de l’agitation. Il sentait chez elle come une plombante lassitude, qui lui faisait penser qu’il avait mieux à faire que de s’attarder sur un spectre lointain au monde qu’il hantait.
Mais ce soir, les aléas de l’existence –ou, soyons fous, la volonté d’Hellish- l’avaient conduit dans cette rue, et tomber sur cette Guide en pareille occasion lui faisait reconsidérer son jugement plus ou moins arrêté. Elle n’était commune, avec cette voix indifférente aux genres comme aux émotions, ces mèches blanches qui s’ébattaient sur son front surplombée d’une casquette aux motifs surannés. Et ces yeux, miroirs polis qui reflétaient ainsi que ceux d’un chat plutôt que de faire plonger en les tréfonds de son âme… Plutôt attirants, tout compte fait, dans leur étrangeté.
Il se demanda quel effet il ferait lui-même à la jeune Guide qui mordillait sa pipe, dont le bout luisant lui faisait face comme une corne pointée, érigée en défense. Son timbre riche et chaud, son odeur entêtante, envahissante même, et la chaleur presque palpable qui suintaient de ses pores… Il était une présence qui parlait aux nez et à la peau autant qu’au regard. Ainsi dessinés par les sens d’une aveugle, il devait être aussi agréable et attirant que trop imposant au goût d’une intimité préservée comme la sienne. Son apparition n’était pas tant une rencontre qu’une parfaite intrusion dans son monde de brumes. Il n’était pas collé à elle, mais ainsi fait qu’il exhalait à chaque instant tout ce qui dormait à l’intérieur de lui, il aurait tout aussi bien pu être pressé contre elle.
La jeune femme devait plus que jamais avoir conscience de leurs deux corps. Et surtout du sien propre. Comment réagirait-elle face à cette présence obstinée, presque agressive de sensualité ?


-Bonsoir Morgan. Quelle charmante ruelle on t’a allouée… Juste un rien trop étriquée et brumeuse.
Elle ne pouvait les voir, mais ses lèvres s’ourlèrent d’un sourire ; de toute manière à peine perceptible dans la nuit, et sous l’habit de moustache qui les surplombait.
Tu te plais ici ?, lâcha t’il d’un ton septique en avisant le panorama aussi restreint que peu visible.
C’était une conversation tout à fait anodine. On aurait pu la tenir dans n’importe quelle boutique, face à un stand au marché, ou pour ébaucher une discussion téléphonique.
« Comment allez-vous ? Il ne fait pas très beau aujourd’hui. »
Des banalités, pour tâter le terrain et y faire quelques premiers pas.





Bartel se garda bien de penser trop fort, mais il haussa un sourcil en observant la jeune femme.
Il en était à lorgner d'un œil septique son affublement des plus surprenant, tout en mantel épaisse, écharpes jetées en repars, braies informes et terrible casquette aux proportions abyssales -s'interrogeant sur la raison de pareille avalanche pour vêtir un corps si frêle, une envie de s'en dégengler lui pétillant sur le bout de la langue- quand une vague particulière d'émotions l'entoura dans un abattement de sensations qui ravirent son sixième sens. Il avait appris longtemps auparavant à ne pas rejeter ce qu'on lui envoyait par bouffées furieuses. S'y fermer ne servait à rien : il fallait savourer cette sensibilité qui était la sienne, en faire une force plutôt que de la cloîtrer. Il était alors toujours déployé et prêt à capter les émotions qui s'échappaient d'autrui. Et parfois, comme en cet instant, elles étaient si intenses qu'il les voyait presque suinter de son vis-à-vis.
La donzelle nourrissait à son encontre une véritable détestation. Derrière son batelage qui donnait l'impression d'une bonne volonté à l'accepter, se cachait en réalité tant de haine contenue qu'il pouvait s'en gorger sans même en chercher la volonté au fond de lui. C'était un incendie. Qui lui brûlait le corps, épissait sa salive. Il grimaça un sourire en sentant la colère lui monter aux tempes. Son corps voulait réagir. S'échauffer en soumettant la menace. Il voulait dominer cette haine qui lui brûlait les veines, la transformer en peur. L'animal qui contenait l'esprit aurait aimé éprouver sa force, écraser l'ennemie d'une puissance prosaïque et injuste.
Il brida les élans pulsatifs de son corps. Ce n'était pas sa colère. Ni même son désir. Il captait là un écho, une association faîte entre lui et un autre. Morgan le détestait, mais pas pour ce qu'il était profondément ; il ravivait un souvenir douloureux, la ramenait à un instant cuisant. Ce n'était pas lui le problème. C'était le passé.
Il se laissa aller à nommer les autres effluves entêtantes qui s'élevaient dans la nuit, un rictus dubitatif aux lèvres. Rejet aveugle, méfiance. Quel accueil ! Il avait rarement perçu autant de refus d'entrer en contact spécifiquement dirigé vers lui. Si on lui réservait une certaine méfiance, voir une franche hostilité, la haine qui dégoulinait de Morgan était un sentiment autrement plus fort et surprenant que ce à quoi il se trouvait confronter habituellement.
Et bien ! Il ne garderait pas un souvenir impérissable de cette rencontre fortuite. Joiler de polis vagabonds n'était visiblement pas dans les cordes de Morgan. Toujours bon à savoir. La prochaine fois il s'imposerait plus franchement, sans prendre la peine de se montrer pondéré.
Prévenu par son don, il eut tout le loisir d'admirer la maîtrise de la jeune femme, qui, exsudant sa haine en silence, lui offrit une face saisissante d'impassibilité. Il attendit qu'il se fêle, curieux de voir une émotion traverser son visage... Et quand elle vint, il ne fut que plus surpris. Même son air amusé était convainquant. Il devait s'avouer impressionné. Un tel sang-froid avait quelque chose d'inhumain... Voilà quelqu'un qui n'était pas fait d'un bois commun. Plus dur que la moyenne. Magnifique ! Le meilleur pour se faire griffes et crocs.
Morgan allait souper de sa présence.


-Je manque de tact, mais je sais observer ce qui m'entoure, rétorqua l’Égaré en dévisageant son curieux vis-à-vis. Et ma foi, ce n'est pas si différent d'une autre impasse. Mais on s'y sent terriblement oppressé ; le panorama n'est pas tant dérangeant que les sensations qui me collent au corps ici.
Il eut une moue amusé en songeant que Morgan ne pouvait pas véritablement comprendre où il voulait en venir. Son don était un secret bien gardé.
A vrai dire, je me suis toujours demandé si la rue qu'on allouait à un Guide faisait écho à ce qu'il est, ou si tout n'est qu'hasard comme la plupart des choses en ce monde... Ou tout du moins, la plupart des choses qui n'ont rien à voir avec Hellish, conclut-il d'un ton amusé.
Face à son offre curieusement généreuse, il se frotta la barbe dans un crissement de poils. Il n'avait pas trop agacé ses sens avec le tabac durant sa courte vie. Les plaisirs lui en étaient étrangers ; s'il avait fumé un temps sous l'égide venimeuse de Brocéliandre, ce n'avait été que par désir puéril de lui convenir en tous point en se mettant à son échelle. Mais il n'avait jamais éprouvé l'envie de retenter l'expérience depuis.
Cependant, il ne rechignait jamais à découvrir de nouvelles sensations. Pourquoi donc refuser cette étrange marque d'affabilité ? La réponse ondula dans ses tripes, désagréable.
Il se méfiait. Morgan ne l'appréciait pas. Pourquoi lui cacher ? Pourquoi le retenir ? Sa haine aurait dû l'inciter à le rejeter franchement. Et pourtant, elle l'invitait à s'attarder en lui offrant de quoi le mettre à l'aise. C'était incompréhensible.
Intrigué, il décida de se laisser porté par le charmant paradoxe que lui opposait Morgan. Il verrait bien où le conduirait cette ambivalence entre action et pensées... Avec un haussement d'épaule, il attrapa la pipe qu'on lui tendait.

Et bien, je n'ai pas pour habitude de fumer, mais je vais faire confiance à ton avis d'experte. Merci bien d'ailleurs, pour cette générosité. C'est inattendue venant d'un Guide D'infiniy.
Il sourit dans sa barbe avec roublardise. Bartel ne pouvait pas dévoiler son don. Mais il avait d'autre moyen de lui faire comprendre que son comportement l'intriguait.
Comme elle ne pouvait le voir et que lui faire face ne servait donc à rien, il s'adossa à un des murs qui bordait la roulotte, observant la pipe d'un air distrait. Comment formuler sa pensée sans se trahir ? Il choisit d'énoncer une évidence logique.

Je me sais peu apprécié à la cour de Téthis. Je t'y ais déjà vu d'ailleurs, et je ne doute pas que tu partages l'avis de tes confrères à mon sujet ; alors pourquoi diable te montrer si avenante ?
Il lâcha un rire grave et court.
Moi qui espérait que tu ferais quelques difficultés pour te laisser approcher ! J'en serai presque déçu. Habituellement, on m'oppose au moins un peu de rejet.
Il resta silencieux un instant. Puis sourit à nouveau.
Au fait ? Je ne sais pas fumer la pipe, et je n'ai pas de feu sur moi. Sois mon mentor en cela, Morgan.





Bartel était un oiseau. Une de ces bêtes à plumes qui riait des dormeurs au matin, chantant joyeusement au dehors des maisons pour éveiller les amoureux du lit. Il avait lui aussi sa petite ariette au bout des lèvres, n'attendant qu'un mouvement pour tournoyer jusqu'aux oreilles choisies. Mais pas de notes claires qui s'enroulaient dans l'air, reposant sur la pulpe des étendues carmines, souriantes au repos. La courbe de ses mélodies était plus langoureuse, subrepticement lascive. Son chant grave et profond, riche de terre odorante et de racines emmêlés ; il y avait dans ses mots tout l'écho ancestral des forêts qui se murmuraient à mots jetés au vent. Un chuchotement semblable à celui des feuilles dans les tréfonds sylvestres agitaient ses paroles. Accrochés à ses phrases, l'angoisse et la fascination séculaires pour les bois ténébreux, se balançant dans le creux des mots, serpentant sur les allées sinueuses d'un discours parfumé à l'humus. La mousse fondante gorgée d'humidité et de jours dégoulinants, posée sur les tonalités empruntées par sa voix. Ses pauses étaient une respiration unique de cent arbres assoupis. Ses rires les bruits lointains, les branches tendues au ciel. Dans un silence, le terrier et la grotte, les ombres chaudes qui se décomposaient au premier geste ondoyant sur les corps immobiles. Ses sourires se déclinaient en pas étouffés sur un tapis de feuilles ; grelottant légèrement d'une ondée courte, qui ne s'immisçait qu'à peine, entre les chevelures des géants aphones qui s'endormaient pour cent ans de songes liquides quand frémissait la graine. Au présent, il conjuguait la sensualité des jours de pluies et des sables brûlants. Au lendemain, il promettait les paupières abaissées répondant à la danse des mains.
Bartel était un oiseau. Bartel était une forêt. Il était une voix de terre retournée, de fleurs qui se pâmaient sur un sol noir et riche. Une manifestation de vent lourd des murmures sylvestres, l'apparition tenace des dieux oubliés qui bruissaient encore dans l'ombre, riant des ténèbres de leurs tombeaux aphones ; la résurrection d'un nom qu'on avait hurlé jusqu'à l'île de Paxos, prônant l'affreuse nouvelle d'un décès fatal au panthéon héllénique.
Pan. Il avait choisis ce nom, s'était approprié son terrible fardeau. Pour un long printemps, il serait ce dieu qu'on avait tué à travers toutes les terres de Rome ; quand viendrait l'hiver prochain, le sien propre, alors le nom attendrait qu'on ne le porte de nouveau dans une paume chaude, qu'on le conduise à des lèvres et le niche sous une langue prête à danser sur les chairs.
Pan. Qui bourgeonnait le temps d'un souffle qu'on ne reprenait pas. Qui se fanait dans l'attente d'une nouvelle embellie à troubler de ses courses et ses chants. Quelque part, les montagnes vibraient quand s'élevait le croissant de ses cornes. Aux cimes où reposaient les neiges, on faisait danser la lumière à sa venue. Mais c'était dans les creux suants des vallées que naissait la musique, sous la touffeur bruissante des branches, au pied des troncs sortis du sommeil par le jeu de sabots sur la terre qui respirait les odeurs de la nuit.
Dame Selène répondait aux chants de la forêt ; sur la terre, dans le ciel, le vent portait des poèmes qui aux oreilles des chanceux, amenaient l'inspiration des profondeurs humides et des hauteurs fichées de vibrations blanches. A ceux qui écoutaient, le soir chantait la sérénade.
Bartel était un oiseau. Bartel était une forêt. Bartel était une voix, et un nom ; il était la chanson incarnée de la nuit. La mélodie faîte chair. Les vents parlaient avec ses lèvres, soufflaient d'entre ses joues. Chaque mouvement inscrit dans le tissu carné de son corps avait sa propre note ; Bartel avait des touches de piano sous la peau, des pistons sur les doigts. Il claironnait à sa manière, l'oiseau sauvage, avec sa voix propre et ses antiques héritages. L'amalgame de toutes les musiques oubliées et rejaillis sous les doigts, sur la langue, dessous la plante des pieds.
Bartel, la chanson.
Son hilarité amorça le prochain chant. Les notes frétillaient sur sa langue, épicées et chaudes. Il laissa leur grésillement nerveux prendre un envol puissant de ses lèvres souriantes.


-Quelle hargne que voilà pour une femme si paisible d'apparence ! Et tes joues restent blanches, elles ne s'échauffent pas. Tu manques de couleurs, comme cette rue, Morgan.
Rire brûlant qui se déploie, sa courbe langoureuse inscrite dans l'air ; rapporté d'une traction dans la gorge, pour laisser vibrer de nouvelles paroles.
Mais je suis Pan, maintenant comme pour jamais. Et toi, toute d'ivoire et d'écume... Tu me sembles parfaite en tant que Séléné. Je n'ai pas de bœufs blancs à t'offrir, mais tu te contenteras bien de ma compagnie, n'est-ce pas ?
Moqueur comme un corbeau, le joueur de mots. L'agressivité de la dame lunaire réveille son plaisir à brocarder autrui. Révérence fantoche à ses paroles trop sèches ; il fait glisser la menace sur la paume de sa main, et l'écarte d'un geste, presque gracieux dans son indifférence.
Je ne doute pas que tu la goûtes comme un divin nectar... On sent dans ta posture et dans ta froide colère un véritable amour à mon encontre.
Douce ironie, tendre bouchée acide que son ton chargé d'une morgue forgée porte comme une piqûre à l'oreille de la Guide.
Mais pardonne moi, tu fais là d'incommensurables efforts pour te montrer avenante. Je n'oserai moquer cet accueil si charmant que tu me fais... Tout en pondération, en gentille retenue. C'est tout à ton honneur que d'être un morceau de glace.
Le mur fait un petit bruit joliment poussiéreux quand il s'en détache d'une poussé. Pas besoin d'un soutient pour rester debout.
Pourtant, vois-tu, être agréable est visiblement au-dessus de tes forces. Je crains que ne tu ne doives flancher cette-fois au moins ; on peut sentir dans la nuit l'odeur piquante de ta colère. Je t'exaspère, demoiselle arctique.
Il lui fait face, bras croisés. Elle ne peut pas le voir, mais sa chaleur gifle l'air de la nuit.
C'est ce dont j'ai envie. Laisse donc tomber ce masque, explose à mon visage ; j'aime la chaleur et les couleurs des bombes. Habite un peu ce coupe-gorge étriqué et brumeux qu'on t'a offert ; je ne demande pas mieux. Hurle, tempête. "Montre toi agressive". Je n'en serai qu'heureux.
Il hausse les épaules, désinvolte, exhalant la décontraction comme une seconde aura superposée à l'autre, envahissante et trop intense, de sa sensualité. Il le sait, et en joue complètement.
Téthis n'a rien à faire là, ici, en cet instant. Je ne la connais sûrement pas aussi bien que toi, mais elle veut le bonheur de son peuple avant toute chose. Non ? Je ne pense pas qu'elle te voit comme un chien auquel on apprend à ne plus grogner ; bon. Je t'accorde qu'elle doit vouloir te changer pour te rendre douce et avenante, à sa propre image. Mais si nous parlons bien de la même Téthis, qui supporte sans broncher et avec le sourire mes avances ; pire, m'invite à revenir même, m’accueille à bras ouverts et ne me reproche jamais de l'approcher de trop près...
Il retient un sourire en sentant la jalousie émaner de Morgane, poursuivant sans rien laisser paraître de son amusement :
.. et bien je la vois mal te forcer à changer. Pas aussi radicalement que tu le penses en tout cas. En vérité, je penche pour une manœuvre plus subtil de sa part ; elle veut que tu me supportes, sûrement. Moi ou n'importe qui d'autres d'ailleurs. Mais connaissant ma propension à m'immiscer partout, Téthis a dû miser sur ma personne pour faire fondre les barreaux de ta prison de glace.
Il dévoile ses dents dans un sourire-croissant-de-lune. Il n'a pas les cornes, mais le nouveau Pan se débrouille bien sans ces attributs là ; et il a l'esprit aiguisé qui manquait par trop à son prédécesseur et maître divin. Sa pensée est logique, incisive. Bartel sait comment diriger un dialogue. On l'a vu trop souvent comme une bête sauvage, et à lui de se complaire en ce rôle... Mais à ceux qu'il ne peut atteindre qu'en étant animal, il dévoile toute l'étendue de son implacable capacité d'analyse.
L’Égaré sait où il veut en venir. Morgan doit commencer à douter désormais ; lui ne se pose pas même la question. Il sait avoir sûrement raison.

Comprends-tu Morgan ? La plupart des gens voient en ton Architecte une imbécile heureuse un peu nigaude qui se complaît dans sa bêtise. Mais il n'en est rien. Téthis est bien plus intelligente qu'elle ne veut le laisser paraître ; j'ai faillis me laisser prendre moi aussi, mais j'ai finis par comprendre qu'elle cachait bien son jeu.
L'homme s'approche, de quelques pas. Il glisse le tuyau de la pipe entre ses lèvres, aspire une bouffée de tabac. La chaleur de son souffle atteint Morgan quand il lève la tête pour exhaler la fumée dans l'air humide de la nuit.
Je crois que tu commences à le réaliser : Téthis avait prévu cette rencontre. Elle savait que je finirai par m'intéresser à toi. Bien sûr, elle ne pouvait déterminer où ni quand... Mais elle savait, crois moi. Elle savait déjà que je me trouverai en face de toi. Que je ne manquerai pas de te faire sortir de tes gonds. De m'imposer dans ton existence comme dans celle de tous les autres. Et en connaissance de cause, elle t'a fais la demande d'être plus agréable avec moi, sachant l’altercation inévitable ; car elle pensait sûrement ainsi que je te ferai du bien.
Il eut un rire bas.
Elle ne voulait pas te jeter dans mes bras, que ce soit clair. Téthis n'aurait pas fais cela. Non. Mais elle avait dans l'idée que je pourrai t'être bénéfique. Que je pourrai t'apporter quelque chose. Quoi donc, je n'en ai pas la moindre idée, mais ce raisonnement me semble diablement convenir à ton Architecte ! L’intelligence et la manipulation au service d'une bonté naturelle... Tout à fait charmant, sidérant, et sans conteste terrifiant d'efficacité.
Il aspire une nouvelle bouffée. La fumée danse dans son corps, le tabac brûlé a bon goût. Il est riche de saveurs. Morgan n'a pas sortit sa pire herbe à fumer ; studieuse, la jeune Guide a pris soin de suivre l'instruction de son Architecte à la lettre.
Tout à son honneur.
Il rend la pipe à sa propriétaire, l'invitant à reprendre une bouffée de sa propre marchandise.

Le plus amusant étant que, si je suis à ses yeux un chien errant, alors notre belle dame pense pouvoir m'attirer avec de la pâtée... Et qu'en l’occurrence, tu es la pâtée.
On sent le sourire caustique dans sa voix. Retour à l'envoyeur.
Je te propose donc d'en finir avec cette métaphore peu flatteuse, argue t'il en haussant un sourcil, d'un ton conciliant. Voyons nous en humains pour ce soir au moins.
Petit silence. [size=9]( Ecoute les forêts qui respirent dans cet instant de calme ; elles parlent au travers de son souffle odorant. Chut. Compte les secondes qui bruissent comme les feuilles sur les branches. )[/size]
Après tout, que je sache, je ne suis pas venu te renifler le derrière pour te saluer. Ta comparaison tombe à l'eau, donc ; mais si tu y tiens tant, je serais tout à mon aise de m'y conformer de suite.
Dernière pique. Il range ses armes pour le moment, marquant une pause dans leurs passes successives. Que Morgan réponde donc à ces lancés d'aiguilles là.
[size=9]( Lui écoute les chansons dans le soir, qui bercées dans le vent, portent jusqu'aux tympans les vivats des étoiles... Pan est revenu. A t'il jamais vraiment manqué ? Est-il seulement déjà mort ? )
( Chut. Ne pense pas trop fort. La nuit murmure aux creux de ton oreille ; écoute un peu sa voix, et fais taire ton esprit. )[/size]






Elle frémissait, comme l'onde d'un lac sous la brise, claire à son regard et pourtant pleine d'une profondeur secrète. Une bourbe d'émotions confuses s'agitait en elle, parcourant ses tréfonds en lents chemins sinueux qui aboutissaient aux sens même de celui auquel s'opposait son mutisme arctique. De glace et d'obscurité, elle était pleine d'échos qui ne l'atteignaient qu'à moitié, comme si elle n'eut pas été vraiment là, près de lui, à subir sa présence. Lointaine, la jeune femme s'était retranchée au fond de sa grotte ténébreuse, refusant de lui accorder une attention sincère- mettant à distance ses piques en les observant filer depuis une position supérieure, comme si il s'était agité depuis l'autre bout de la rue pour lui faire comprendre ses paroles. Il sentait bien sa gêne, son malaise, la surprise teintée de frayeur qui l'avait étreinte face aux vérités assénées avec poids, qu'il décochait de son carquois brillant sans plus de cérémonie, semblant déjà tout savoir, gigantesque de clairvoyance quand elle se rendait compte de sa propre ignorance à son égard, déboussolée par son discours trop incisif, l'esprit qu'on sentait derrière la sensation physique de sa présence. Confusément, Morgan pouvait toucher la vérité du doigt... Elle avait conscience qu'il en savait trop, trop vite et trop bien. Que son mur édifié avec tant de soin, sur les fondations nauséabondes de ses traumatismes, puisse être enjambé en un tour de main par quelqu'un devait la mettre en position désagréable ; mais que ce fut lui la catastrophait. Elle n'était sûrement pas prête à s'ouvrir, et encore moins à lui. Car il était un homme ? En raison de sa façon d'être ? Ou... Du fait de ses relations cordiales avec Téthis ?
Une fois de plus, il eut tout le loisir de suivre les fusées qui explosaient en elle à l'évocation de sa très chère Architecte. Alors que ses paroles suintantes d'acidité ne faisaient qu'effleurer le cœur de Morgan, faisant monter une peur légère, un malaise vite mué en hostilité sourde, il suffisait d'un nom accolé à son sourire plaisant pour qu'elle ne réagisse, non seulement physiquement, mais également par une brusque montée de jalousie qui pétillait sur la langue. Il savoura ce feu vivace qui montait d'elle, intrigué et amusé. Quel genre d'amour avait donc Morgan pour son Architecte ? Réagissait-elle comme un enfant qui ne voulait pas qu'on lui ravisse l'attention de sa mère, ou bien comme une amante frustrée incapable de s'affirmer, mais qui ne manquait jamais de se laisser aller à quelque élan sentimentale quand on avisait l'élu indifférent de son cœur ? Téthis avait bien dû se rendre compte des sentiments de Morgan pour elle, en tous les cas. Surprenant alors, qu'elle l'ait laissé à portée de ses griffes... A moins justement que l'Architecte, gênée par ces intentions brumeuses, ait tenté de diriger sa Guide vers lui pour qu'elle se distraie de son amour muet ? Pour se débarrasser d'elle, échapper aux attentions trop fortes, ou bien, comme il y avait déjà songé, car elle pensait qu'il ressortirait quelque chose de positif de cette altercation ? Impossible d'être certain de quoi que ce soit pour le moment.
Mais peu importait. Il n'était pas venu pour contenter Téthis, originellement. Il n'y comptait d'ailleurs toujours pas...
Son intérêt pour Morgan avait subtilement évolué. Elle n'était pas qu'une conquête qu'il voulait faire, autant par défis que par attirance, mais aussi un sujet diablement passionnant. Un cas de figure à étudier. Car, son pouvoir répondait au fond à un élément crucial de sa personnalité : l'envie de découvrir l'autre. Bartel aimait connaître le monde qui l'entourait, apprendre sur le plus anodin badaud qui croisait son chemin. Il ne s'intéressait aux autres pas qu'en raison de la perspective d'une éventuelle liaison, contrairement à ce que pensaient la plupart, faute aux on-dis. Si il n'était jamais contre l'échange de quelques caresses, c'était aussi sa passion pour le contact social qui le poussait à connaître tant de gens différents. Peut-être à cause de Brocéliandre et de sa psyché complexe, Bartel était fasciné par les autres, leur vie, leur psychologie. Il se plaisait à tenter de les comprendre, à déceler leurs sujets de mécontentement... Et à décider, arbitrairement, de les résoudre comme il le pouvait.
En plus d'être une mémoire multiple en mouvement, abritant les histoires complètes ou en fragments de ceux qui croisaient son chemin, il changeait les vies en y passant brièvement. Depuis sa position, il pouvait analyser froidement les êtres et les situations ; avec son empathie, comprendre ce que voulaient ses interlocuteurs avant qu'ils ne le sachent eux même. Au fond, son pouvoir n'était pas tant un cadeau qu'on lui avait fait, qu'un présent du hasard à tous ceux qui finissaient par croiser le singulier voyageur qu'il se plaisait à être. Si à son nom s'attachait luxure et sauvagerie, il n'avait pas connu qu'elles au fil tordu de son existence. Trop souvent, on avait fait l'erreur de le voir comme une bête, et rarement Bartel se faisait le déplaisir de détromper les gens sur son compte. S'ils voyaient l'animal, ils ne prendraient pas gare à l'homme.
Il était une épée à double tranchant. La plupart n'en voyait qu'un, sans se douter que le deuxième pourrait bien les surprendre, les prenant en tord. C'était à son avantage, alors jamais il ne se donnait la peine de faire changer les rumeurs. Qu'ils se prémunissent donc contre ce qu'ils connaissaient... Lui se chargerait de rendre vaines ces mesures, tout au plaisir de surprendre ses nombreux détracteurs.
Morgan avait affaire, ce soir là, à l'homme et non pas à la bête. Elle ne le savait pas. Ne voulait pas le savoir peut-être, tenant à tous prix à le déconsidérer pour l'écraser de mépris ; car le repousser en se sentant, d'une manière ou d'une autre supérieure, aurait été plus simple. Or, il avait tout fait pour lui démontrer qu'il était plus fort, implicitement, explicitement. Par sa présence et par ses mots, il l'avait inquiété, dominé, et depuis le début, Morgan était une souris digne entre les pattes du chat. Elle gardait contenance mais n'en menait pas large : il s’insupportait et l'effrayait. Délibérément. D'entrée de jeu, elle lui avait fait comprendre -sans paroles, rien qu'en synesthésies- qu'il n'aurait pas ses faveurs, ni sa sympathie, et encore mieux son approbation. Il ne recherchait particulièrement aucune des trois. Cependant, la providence l'avait mené ici, dans cette ruelle sordide à la Guide intrigante, et sa nuit s'y finirait alors. Son intérêt premier avait été charnel... Mais il avait changé au fur et à mesure, se muant en soif d'apprendre.
D'apprendre son histoire, son être tout entier, en sentiments, réactions, actes. Ce n'était là que pure indiscrétion de sa part, mais pas seulement. Il était convaincu de pouvoir apporté quelque chose à Morgan ; car Téthis le pensait à coup sûr, en partie. Elle était plus clairvoyante que lui, sa pensée fluide et précise. Si elle avait vu leur rencontre comme un bénéfice commun, alors il faisait confiance à son jugement critique. Parfois, il avait l'impression que l'Architecte le connaissait mieux que lui même, alors qu'il pouvait se targuer de ne rien se cacher et d'aimer à s'analyser pour se comprendre et se changer. A sa manière, il était gêné par ce sentiment de vulnérabilité qui se cramponnait à lui sous le regard serein de Téthis ; le malaise qui hantait Morgan, poisseux, lui était familier. Bartel savait pertinemment ce qu'il lui infligeait. Pourtant, il n'avait aucun scrupule à devenir tortionnaire, et il nomma tranquillement chaque sentiment de la Guide, un air impénétrable sur le visage, et le corps vibrant de sensations. Aucune n'était vraiment désagréable au fond. Chaque créature vivante lui était un banquet, tous composés de morceaux de choix. Il pouvait même choisir la pitance récoltée par son don en provoquant l'émotion, amenant son interlocuteur à lui délivrer ce qu'il jugeait agréable. Au fond, Bartel se nourrissait des autres. De leurs histoires, de leurs sentiments. De leur chaleur, quand ils prenaient sa main... Ainsi que tout le reste. Il était une banque mémorielle de sensations et d’anecdotes partagées, une encyclopédie chaotique aux pages parfumées.
Ce qui lui donnait Morgan sans le savoir s'imprimait, martelait son esprit pour s'y inscrire. Il ne demandait qu'à faire de même, dans un partage comme il en connaissait si bien ; lui rendre ce qu'elle offrait sans se rendre compte de rien. C'était en partie la raison de son expressivité et de sa franchise : le désir d'être sur un pied d'égalité avec ceux qui le côtoyaient. Morgan ne le lui permettait pas. En se renfermant, refusant tout contact, elle se rendait vulnérable toute seule, sans qu'il y soit pour grand chose. Plus elle se fermerait, plus il aurait de pouvoir sur elle.
Car peut importait son silence, l'empathie faisait parler son être tout entier. Qu'elle le veuille ou non. La jeune femme ne savait de rien lui, tandis qu'il apprenait toujours plus d'elle. Peu importait son désir maniaque de préservation : elle ne pourrait jamais prétendre à l'once d'une égalité en refusant de jouer le jeu des relations sociales. Il gagnait du terrain sur son intimité... Elle le repoussait vainement, brandissant une image photocopiée de lui, sans le regarder vraiment. A ce train là, elle se serait livrée sans qu'il n'ait eu besoin de faire preuve de la moindre cordialité. Il ne se plaisait pas à ce genre de relations, cependant, Morgan ne lui laissait pas le choix sur ce point là : ce n'était pour le moment qu'un dialogue à sens unique. Tout juste savait-elle de lui qu'il n'était pas aussi stupide qu'on se l'imaginait.
<< Advienne que pourra >>, songea l’Égaré sans plus s'émouvoir de la fumée qui lui revint à la figure, s'évanouissant en volutes dans sa barbe. Il sentirait le tabac jusqu'à son prochain bain.


- Nous ne sommes pas humains, Bartel Pan. Nous ne le sommes plus.
Il haussa un sourcil, intrigué. Plus humain ? Vraiment ? Quelle étrange vision de son état... Et que se pensait-elle donc ? Un spectre, comme certains Égarés le geignaient, incapables de se détacher d'une vie qui n'était plus la leur ? Morgan en avait le teint, sans aucun doute, mais même un ectoplasme faisait preuve de plus d'ardeur ; au moins pouvait-elle se rassurer sur un point de sa nature... Quoi qu'elle fut, on ne la comptait pas dans les rangs des esprits tapageurs.
Nous avons obtenus des pouvoirs incroyables, mais en échange, nous sommes devenus des esclaves qui arrachent des âmes innocentes pour les offrir à nos Maîtres.
Il ne s'était pas encore posé la question de savoir quel pouvait-être le don de Morgan. Quelque chose qui soit en rapport avec sa nature profonde, donc ? C'était bien souvent le cas. Parfois de manière tout à fait ironique.
Je ne dis pas que je m’en plains, bien au contraire, je prendrais toute les âmes de la Terre pour les donner à ma Maîtresse si je le pouvais, et je le ferais sans aucun regrets ni remords. Mais je suis lucide : je ne suis plus un être humain.
Il y avait de quoi frissonner devant tant de dévotion. Bartel n'avait jamais apprécié les patriotes, chauvins et autres bizarres créatures qui naissaient dans les bras immobiles de la société, enflammées pour un rien, protecteurs d'une opinion, garant d'un modèle, d'un principe, à cheval sur les conventions ou bien même loyaux à l'outrance envers un supérieur. Il avait lui même été prêt à tout donner un jour ; Morgan avait le résultat de sa confiance mal placée sous les yeux- ou plutôt les nez et les oreilles, étant donné qu'elle n'y voyait plus grand chose d'autre que du noir. Vraisemblablement, elle ne l'appréciait pas. Quoi qu'il en fut, on ne l'avait plus repris à se dévouer corps et âme pour un être ou une cause. Cette existence de varech ne le faisait plus que grimacer.
Il suivit cependant avec attention le nouvelle vague de malaise qui montait en Morgan. Elle savait bien que son discours n'exprimait pas clairement ce qu'elle ressentait ; que trouver les bons mots n'était pas tâche facile, et que s'y escrimer maintenant alors qu'elle en usait si peu d'habitude ne menait pas à grand chose. Quand bien même il aurait déblatéré un flot sans fin d'inepties, Bartel aurait semblé plus convainquant que la Guide. L'art de l'orateur.
En un même temps, il partagea la fumée de Morgan avec contentement, avant de souffler sur sa propre pipe pour goûter le tabac plus aisément qu'en inhalant des brumes. La jeune femme continua de parler, droite et fière, ayant à peine bouger depuis qu'il était arrivé. A croire qu'elle avait pris racine, il était presque tenté de vérifier si ses orteils s'enfonçaient dans le bitume...

Je ne pense pas que nous arriverons à nous entendre. Nous sommes trop différents, nous ne voyons pas les choses de la même façon. Même si cela m’ennuie de ne pouvoir satisfaire ma Maîtresse, je ne pense pas pouvoir un jour t’apprécier. Tu l’as compris tout seul : je te déteste, et j’ai mes raisons pour cela. Ta compagnie me met mal à l’aise, et je ne pense pas que tu pourras changer cela. Tu n’es pas fort à ce point.
Elle parlait, parlait, parlait. Il avait réveillé le volcan sous le glacier, fait sortir du sommeil une partie immergée de la Guide, quelque chose qu'elle avait enfouie en elle pour mieux devenir une morte-vivante, spectre blafard qui aurait voulu plus que tout disparaître aux yeux du monde entier... Ou bien apparaître différemment, pour Téthis au moins, que son rôle de fantôme ne devait guère séduire. Mais peut-être n'était-il pas si juste de la désigner comme spectre. Au fond, Morgan ressemblait à l'Islande : glace et feu. Il suffisait de jouer au tremblement de terre et de l'ébranler assez pour qu'elle n'éveille ses incendies cachés. Ils ne demandaient qu'à se relever, à danser, à brûler. Bartel commençait à entrevoir, peut-être, pour quelle raison l'Architecte l'avait si volontiers confronté à sa Guide... Il serait, dans sa vie, une commotion parfaite propre à la sortir des glaces dans lesquelles s'était figée à jamais son humeur.
Alors, il lui offrit son plus beau sourire, qui vibra dans sa voix quand il prit la parole.


-Allons bon, tu penses que deux êtres différents n'ont rien à faire ensemble ? Quel intérêt à ne côtoyer que ceux qui nous ressemblent ? Pourquoi donc mener une vie sereine et plate, en refusant tout détour qui promette de plus amples réjouissances ? Ne garde pas toujours les mains dans les poches, Morgan.
<< Tu n'es pas assez souple, ni d'esprit ni de cœur. Quelle étrangeté, de me détester tant alors même que je ne t'ai jamais fais subir même l'once d'un préjudice. Prêterais-tu une oreille trop attentive aux racontars ? Je pense que tu as tout le loisir de constater que je n'étais pas qu'une bête sauvage. Je raisonne aussi bien que toi, voir mieux.

Il ne tentait même pas d'être vexant. Ils savaient tous deux très bien que ce n'était que la pure vérité.
J'aurai tout aussi bien pu te plaquer dans un coin et de violer si ta chair m'intéressait tant que ça. Quoique je ne sois pas indifférent à ton image, j'ai d'autres appétits que ceux du corps à combler ; ne fais pas l'erreur de ne voir un moi qu'une portion d'homme aux aspirations réduites. Tiens, vois un peu !, je fais même preuve de bonne volonté à nous mettre sur un pied d'égalité en me dévoilant ainsi, lâcha t'il d'un ton amusé qui sonnait comme un rire. Peut-être un rien arrogant. En fait, je n'arrange pas mon image auprès de toi, plus je parle et plus ta rancune s'accumule. Tu n'aimes pas être dominée, Morgan... Mais depuis le début, tu sais qu'il ne pourra pas en être autrement avec moi. Je te donnerai forcément un sentiment de faiblesse ; ou plutôt, tu verras toujours ma force propre comme une menace.
Il haussa les épaules, retirant un peu de fumée de la pipe. Il l'exhala de côté, pour ne pas indisposer Morgan ; la provocation était terminée, il n'était que franc désormais, sans plus de cérémonie.
Le problème étant que je ne cherche pas à te plaire, ni même à me remettre en question. Simplement à te connaître. Contre ton gré, certes... Mais on s'accorde généralement à dire que je suis un gentil tyran. Je m'impose sans délicatesse- franchement. Je ne chercherai pas à te manipuler ou quoi que ce soit. Si j'ai des intentions particulières, je les déclare clairement. Tu peux au moins me faire confiance : je n'ai pas pour habitude de tromper les gens. Pose moi des questions, j'y répondrai.
Nouveau bruit d'expiration parfumée.
En réalité, je suis probablement la meilleure compagnie que tu puisses espérer, Téthis étant exclue, car ma foi, personne ne peut rivaliser avec quelqu'un d'aussi inhumainement avenant et polis. Je ne me formalise pas de grand chose et je ne mens jamais.
<< Voilà. Je t'ai décris mes cartes, à toi de voir ce que tu en fais. Tu gardes distance pour des raisons irrationnelles qui ne me regardent pas ; bah, je tenterai bien des les découvrir un jour ou l'autre à vrai dire, mais pas ce soir. Que vas tu croire de qu'on raconte ou de ce que tu vis ?

Et il se tut, considérant que tout était dis. Morgan ne répondit pas. Pas tout de suite néanmoins. Appuyé contre un mur, il ne la regardait pas. Son dos était mouillé, le brouillard rendait sa peau moite. Il se sentait le poil humide et lourd. La nuit n'avait que sa fraîcheur pour plaire.
Il posa distraitement sa pipe sur la charrette près d'un panier quelconque, après l'avoir vidé par terre en se brûlant les mains. Le bouts de ses doigts siffla contre la froideur obscure du soir. Puis se fut au tour de ses oreilles. Bartel baisse un regard désabusé vers le sol ; il croisa deux paires d'yeux brillants qui évoquaient des braises au fond d'une cheminé. Ses sourcils redessinèrent une courbe, et un étrange sourire éclaira son visage. Il se pencha vers les deux créatures surgis de la nuit brumeuses, accroupis de tout sa masse en face des petits corps frêles mais intouchables.
Absinthe et Chartreuse. Les chats errants, les papillons de nuit qui s'amusaient autour des lampadaires- sans jamais se brûler aux ampoules, préférant les briser d'un jet de pierre malveillant. Les sales gosses, impertinents et mauvais, qui venaient courir entre vos jambes pour vous faire trébucher. De petites mouches fatigantes qui bourdonnaient toujours quand on n'en voulait pas, surgissant dans le seul but de vous importuner. D'horribles créatures, aussi irritantes que l'Ephémère et ses réponses évasives, ses silences lourds de secrets bien gardés, ses manières mystérieuses... Les petits préférés d'Hellish, deux ombres mauvaises qui rodaient dans les demeures, débarrassant les Égarés de toute entrave voulue ou non. Des tueurs d'espoirs, bambins diaboliques qui jouaient avec la mémoire nanti d'une insouciance cruelle. Deux petites teignes sans éducation, ce que l'enfance pouvait produire de pire, puisqu'en plus de se croire tout permis, ils l'étaient bels et bien.
Absinthe et Chartreuse, donc. Ils se croisaient parfois, tous trois amateurs d'errances nocturnes et de frayeurs distillées... Le duo terrible ne l'appréciait pas beaucoup, en partie car il leur volait la vedette en monopolisant une fraction de l'imaginaire collectif, étant devenu lui même une légende urbaine. Du reste, il était grand, adulte, et nullement impressionné par leur immunité.
De quoi s'attirer leurs foudres, donc.
Tout près d'eux, il se fendit d'un sourire sadique, lâchant d'une voix doucereuse à l'attention de Morgan :

Je te présente Absinthe et Chartreuse, que tu connais sûrement déjà. Ce sont deux bons amis. Je suppose qu'ils me cherchaient pour le plaisir de ma présence ; eux savent y goûter, n'est-ce pas ?
Il les couva d'un regard terriblement lourd, mais ils ne lui prêtèrent aucune attention, trop occupés à se chamailler, comme de coutume. Son sourire se fit railleur. On ne changeait pas des enfants aussi mal élevés. Il se releva donc ; pour se pencher une deuxième fois aussitôt, en manifestant son mécontentement d'un grognement irrité. Sans remercier les deux intrus, il tendit la main pour attraper l'objet qu'on lui tendait, mais ses doigts ne le touchèrent pas avant que la clé ne tombe à terre dans un tintement étrangement sordide. Les deux phénomènes lui abandonnèrent et la breloque et leurs paroles énigmatiques, échos fades d'un discours mieux rodé de l'Ephémère.
Il ramassa la clé, s'interdisant d'être trop atteint par son trouble. Il réfléchirait plus tard... Penser à ce qu'un pareil cadeau pouvait impliquer nécessiterait qu'il soit seul. Car jamais les deux petits monstres ne seraient venus lui offrir un présent de leur propre chef. Ce qui ne pouvait signifier qu'une chose...
Hellish s’intéressait à lui. Terrifiant, vraiment. Terrifiant. Sa vie promettait de prendre un tour nouveau ; pour peu qu'elle ne cesse pas brusquement. Un frisson lui parcourut l'échine, à sa propre surprise. Il repoussa la peur et la conviction que ce soir venait de le changer son chemin, de le conduire vers un terme fatidique. Combattant le sentiment dérangeant qu'on le dirigeait dés lors vers une voie nouvelle, et que ne sachant rien des attentions de celui qui se croyait dans le bon droit de le manipuler, il ne pouvait comprendre ce qu'il lui fallait éviter afin de ne pas jouer son jeu.
Il se força à ne pas trop réfléchir, et déclara simplement d'un ton las :

Et bien, notre conversation m'en semble coupée.
Puis il rangea la clé dans sa poche, se tourna vers Morgan, et la dévisagea en attendant une réponse que l'apparition funeste avait encore retardée.





-J'imagine bien que vous êtes les meilleurs amis du monde...

Et dans cette voix, l'égarement ; ironie stupéfiante à celui qui l'était de statut officiel.
Morgan s'était perdu, elle avait suivit le chemin de ses mots jusqu'à trouver son propre cœur. Elle en avait vu la vulnérabilité, l'étrange fragilité de ce morceau de viande pulsant... Touché cet organe douloureux qui battait sur le tempo changeant de ses sentiments. Doucement, tâter les artères bouchées par la glace. Lentement, fais le tour des émotions qui cinglaient son sang échauffé par une voix qui portait en elle trop de talent à parler ; ou peut-être bien avec fulgurance, au contraire à vitesse contrariée, décuplée sauvagement sous les yeux inquisiteurs du vagabond échevelé par le vent et la pluie. Trouble. Instillé avec art, peut-être voulu, sûrement collatéral ; causalité du dévoilement soudain, du lever de rideau stupéfiant, si vertigineux en son être, qu'il donnait la nausée.
Au sortir de cette rencontre, Morgan serait comme malade. Elle connaîtrait le doute, elle aurait peur de ses propres paroles, jugerait ses actes sous une lumière nouvelle. Elle remettrait en cause cette habituelle froideur qui lui était devenu un rempart de chaque instant- la mettant à distance des gens, du monde. De la vie. Sa vie, la sienne qui passait, déroulait ses longues journées brumeuses, et qu'elle regardait de loin, indifférente, sinuant à ses pieds, écrasant les joies bourgeonnantes par peur de les voir flétrir, afin de ne pas sentir l'hiver qui reviendrait toujours, fanant les fleurs qu'elle avait aimé. Morgan craignait la face hideuse des tristesses quotidiennes, des douleurs qui cheminaient le long d'une existence, attendant qu'on ne vienne à portée de leurs poings. Elle tentait d'éviter ces hères anthropophages, et cependant qu'elles hurlaient, battaient le vent, trépignaient loin de ses yeux figés sur un vide miroitant, la jeune femme portait aussi ses pas loin des népenthès suspendues aux branched, s'interdisant un bonheur rené. Plutôt que d'aller cueillir la lumière immobile qui n'attendait que d'être captée par ses mains, la guide égarée se complaisait dans ses ténèbres moites drapées de brumes argentées par le pinceau sélène. Les nuis nitiscentes palpitaient loin de ses paumes ; l'aube rubescente s'éteignait sans caresses pour son visage glacé.
Comme un papillon gris, beauté quiescente demeurée interdite après la grêle, Morgan vaguait au bord du monde, spectre morne, le cœur en ruine, l'âme faussement apaisée par un souffle morbide. Elle s'agitait tel un linceul sur un balcon, les yeux tournés vers l'infinis d'une noirceur qu'elle peuplait de silences- quand elle aurait dû combler ce manque de vu, s'isolant de la vie par peur de s'y faire mal. Comme un enfant refusant de remonter sur le vélo, après sa première chute...
Alors le sybarite laissa tomber à plat les paroles illusoirement acides de son vis-à-vis blafard. Il les vit comme des pierres qui ne ricochaient pas ; crevant dans un bruit d'une brièveté inapte à le graver dans la postérité, la peau huileuse d'un lac à l'onde atone, par un soir aux bleus troublés d'étoiles. Inexplicablement, il s'attrista. Une sensation diffuse de calme l'enveloppa. Coula dans ses veines comme un épais sirop. Il eut l'impression de se muer en un nuage épais, de s’empâter soudain en enrobages de velours noir... D'être un enfant enveloppé d'écharpes, de laine drue, de gros bonnets et de caleçons hérissés.
Il frissonna, résonant en diapason de Morgan. Un souffle lourd s'échappa de son corps apaisé, et le voyageur frotta ses mains caleuses en songeant qu'un bon feu aurait été le bienvenu. Un coup d’œil vers la Guide lui montra son expression neutre, quand une pluie confuse tombait sur son esprit.
Elle répondit.


-Je pense que tu devrais t'occuper en priorité de cet objet que t'ont donné les sales gosses. Si c'est Hellish qui te le donne, cela doit être très important, et probablement dangereux.
Il sourit, désabusé, et si la fatigue de Morgan ne l'avait pas frappé, il serait partis d'un rire grave. Au lieu de quoi le soir chuinta seulement d'un reniflement amusé.

-Et bien, t'inquiéterais-tu pour moi Morgan ? Je n'ai que faire d'Hellish. Qu'il me cherche donc au travers des mondes qu'il se plaît à manipuler depuis sa petite place forte, rencogné dans les ombres... Il aura bien du mal à tenir le rythme de mes voyages.
Quoi qu'il soit, je doute qu'il me suive là où je vais divertir mon existence. Même son ombre à lui ne porte pas si loin.

Le vagabond hausse les épaules, emportant un soupir dans le mouvement machinal.
Au pire des cas, il y aura toujours quelques-uns pour se réjouir du trépas d'un vert-galant tel que moi. De quoi me ravir dans la tombe, n'est-ce pas ?
Il sourit dans sa barbe, arrogant. Que sieur lapin vienne donc lui poser une main gantée sur l'épaule... Après tout, peu importait. Le monde était vaste- et surtout, loin d'être solitaire. Il ne savait que trop bien qu'aux frontières de l'un dansaient les autres.
Quoique Bartel ne fut pas aussi léger à l'idée qu'on s'intéresse à lui qu'il voulait le faire croire, son inquiétude première avait cédé place à un certain fatalisme teinté d’indifférence. S'inquiéter et courir dans les sens ne servait à rien ; et peu importe la situation, il refusait de s'exiler d'Hellishdale. Ici le retenaient encore deux ou trois âmes dorées... Hellish ne lui ravirait pas.

Bon, je ne suis pas exempt d'inquiétude à vrai dire. Mais craindre une menace spectrale ne fait pas partie de mes habitudes. Qu'Hellish aille... Au diable, ma foi ! Pour peu qu'il ne le soit pas lui même.
Il partit d'un rire bref et s'affala contre le mur, exhalant une buée chaude vite déliée par l'air froid. Les dernières paroles de Morgan ne le firent que sourire. Il se frotta la barbe en les écoutant, attentif au vide qui les rongeait tout deux. Et sûrement fut-elle surprise, car cette fois, il mit du temps à répondre, comme cherchant ses mots. Pourtant, ce n'était pas le cas : jamais Bartel n'aurait pris soin d'apprivoiser sa langue. Il se laissa plutôt surprendre, savourant son propre étonnement et cette petite victoire. Quand il lui répondit, ce fut d'une voix curieusement chaude.
A ta guise Morgan. Je suis tout aussi fatigué que toi à vrai dire.
Il fit une pause. Dedans se lisait un sourire agréable.
Je ne vais donc pas nous infliger plus longtemps ma conversation. Mais ne penses pas te débarrasser de moi si vite et si bien que cela ! Je vais veiller à tes côtés cette nuit. Et rentrer avec toi à Infinity. J'ai à faire là-bas ; pas à la cour, et tu m'oublieras donc pour un temps au moins.
Il se redressa à peine pour s'étirer, tout comateux en réponse à la fatigue subite par Morgan.
Voilà un sursit qui te laissera le temps d'interroger ton cœur. Quant à moi, et bien... J'ai des portes amies auxquelles toquer, disons.
Dans ses pensées, une femme et de nouvelles surprises ; Nienor n'en finissait plus de le faire s'exclamer. A lui de rendre la pareille à l'intrigante amante... Il lui dessinerait ses nouvelles découvertes, lui conterait ses voyages- et cette nuit, aux côtés de Morgan. Avec un sourire mystérieux, glisserait hors de ses poches des cartes postales de la ville empestée de secrets, qui pourtant fascinait tant l'étrange femme aux yeux d'horloges à rebours. Il lui nommerait les photos imprimées, qui aux narines sensibles sentaient encore l'encre tiède, et caressant son bras, l'inviterait à tenir entre ses doigts incultes un crayon dont les arabesques dictées par sa voix seraient plus gracieuses que la dernière fois. Il lui apprendrait l'univers tout entier ; elle son corps, et le savoir obscur qui y dormait en boule.
Demain soir. Plus tard. D'abord, il passerait la nuit avec Morgan. Il continuerait d'embaumer sa ruelle, présence silencieuse et tenace. De ses parfums, de son souffle, des mélodies fugaces et légères de son corps, il lui ferait sentir qu'elle n'était plus seule, mais libérée de ce sentiment d'agression qui régissait sa vie.
Lentement, elle s'habituerait à le sentir tout proche. Il dompterait cette tempête d'ombres et de neige qui emportait dans son sillage des âmes innocentes.
En silence, Bartel s'adossa à son mur, et ferma à demi les yeux pour profiter du calme vertigineux de la nuit parfumée de tabac.
Entre deux brumes, il compta les secondes en songeant au violon qui gémissait quelque part dans les rêves d'une sœur abandonnée...
29-01-2014 à 11:03:59
( Suite )


Les étoiles ne brillaient jamais ici. Elles se cachaient derrière la brume, les fumées- les murs. Il ne les cherchait pas, paupières retombées, le souffle court d'un dormeur.
Il en était à penser à sa vie. Pas à regretter, pas à pleurer ou se lamenter sur ses choix et ses bifurcations... Simplement à regarder en arrière, les yeux fixés sur cette route qu'il avait tenu si fermement à tracé de ses seuls pas. Une fois de plus, il ne put que constater avec amusement que c'était une volonté extérieur qui l'avait poussé là malgré tout. Jamais il n'avait choisis de suivre cette route de son propre chef ; il l'avait dés naguère regardé de loin, désireux d'y porter son existence insipide, mais c'était Brocéliandre qu'il fallait rendre responsable de sa renaissance contrainte. En le noyant de sa présence empoisonnée, à le suffoquer d'un amour venimeux, à lui montrer de petits sentiers scabreux, le prenant sous son aile noire pour le porter vers des bois pétrifiés ; à se rendre coupable d'un jeu maniaque qui consistait à le tordre. Elle avait, par mille tours astucieux de ses mains fulgurantes, fait de lui une créature perdue. Puis, après l'avoir désorienté, pointé du doigt une direction sans mot dire, avec un sourire crane. Il avait tout juste eu le temps de regarder vers cet autre horizon, que la gorge pleine de questions qui menaçaient d'enfler, se tournant de nouveau vers son guide, il s'était heurté à son absence, violente et inéluctable. Elle n'était plus là. S'en était aller. Était... Était. Un être au passé, le temps terrible des pertes et des abandons.
Était. Et par ce simple changement de son statut fondamental, Brocéliandre avait fait de lui un homme libre.
Libre. Un bien grand mot à dire vrai, un mot énorme qui sa chargeait d'angoisses inexorables, de puantes frayeurs solitaires, d'un sens incliné vers le bien, mais glissant, fuyant, par trop ardu à piéger. Libre. Juste une syllabe chargée de sens, d'envie, d'ardent désir, de tremblements circonspects. N'avait-on pas peur au fond, de choisir la liberté une fois que l'on pouvait l'obtenir ? C'était forcément marcher seul, se précipiter au devant de soirées solitaires, d'un monde vide qui rongeait, qui cognait, un monde qui vous happait... Ou plusieurs, quand l'on avait fais la relative erreur de prendre racine dans cette ville affamée qui dévorait ses habitants, les recrachant dépouillés, bâtards immondes d'une mère plus dégoûtante encore. Par quel étrange hasard s'était-il donc trouvé être à la fois si croqué d'aventure que d'audace ? Il s'était découvert d'insoupçonnées réserves, et l'assurance toute fraîche qu'il s'était découvert n'avait laissé de le surprendre également. Il avait germé, en quelque sorte. A vitesse accélérée, on l'avait projeté de l'état de pousse à celui de plante fleurie, et encore maintenant il gardait ses pétales. Et il avait beau se dire que viendraient les flétrissures, Bartel n'aurait osé mentir : il adorait cela.
En quelques années, il s'était fait de solides expériences. Après avoir été soudainement étiré d'un âge à l'autre par une stupide erreur, une fredaine aux conséquences imprévisibles à la loque trempée de larmes qu'il était, le voyageur avait finalement repris son souffle. Il avait avancé à son rythme dés sa panique défaite, peut-être plus heureux en fin de compte d'avoir abandonné derrière toute une existence de marche forcée sur une route qui ne convenait pas à ses pieds. Face au choix clair et simple, le jeune imbécile qu'il était aurait peut-être reculé. Bartel n'était plus certain de bien connaître le gosse qu'il avait été. Pas une tête brûlée en tout cas, sauf quand pesait dans la balance une petite sœur autiste ou l'amour toxique d'une géniale dépressive... En y repensant, il se découvrait de plus en plus étranger. Car oui, au fond, lui aussi avait grandis. Plus vite et plus étrangement que n'importe qui d'autre, mais il avait grandis. Sans préavis, avec pour seule prescription celle d'un folle furieuse condamnée par ses vices.
Tout cela pour en venir à cette nuit. Parmi tant d'autres, elle n'avait rien de bien spéciale. Elle portait un nom de femme, certes, et le visage blafard d'un spectre qu'il se faisait violence à rendre plus matériel lui flottait à la face, mais il y avait tant d'autres soirs semblables à celui-ci... Et il était heureux pourtant. Une sensation diffuse de contentement, l'impression agréable d'un corps chaud, bien portant. Il suffisait de peu. Un sentiment d'apaisement, un bien-être physique, et le tour était joué, son bonheur emballé. Pourquoi rendre les choses plus compliquées qu'elles ne l'étaient vraiment ? Tout ne tenait qu'à quelques menus facteurs. Une fois remplis, ils avaient d'ors et déjà de quoi se montrer conciliants et bon bougres. Avant toute chose, l'Homme est un animal, et comme tous les autres, il cherche pitance, compagnie occasionnelle et divertissements, pour ceux qui possèdent le sens du jeu. Et tiens d'ailleurs..."Du pain et des jeux". Tout avait été dis. Bartel n'en demandait pas plus ; sans chaînes, il pouvait décider quand bon lui semblait que sa vie l'ennuyait, pour aller la peupler plus largement qu'avec de si prosaïques dessins.
Les petites joies lui faisaient un royaume. Il l'étendait à grands renforts de contacts humains.
Il fut surpris qu'on cherche à le toucher de nouveau. Lui, la bête, l’innommable printemps des horreurs chaleureuses. On ne voulait pourtant pas tremper les doigts dans le marasme hideux de parfum et de lave qui lui tenait lieu d'être ; du moins quand la glace vous avait pris le cœur. Trop de risques à se servir un peu de ces odeurs qui collaient au corps, à poser sa main sur une joue rugueuse. Certains doigts ne savaient pas ces courbes croquantes, cette peau capiteuse... On se serait perdu dans le paysage emmêlé de son corps. Alors non, il ne fallait pas, on ne pouvait pas ; la paume s'éloignait, laissant à l'air cette peau gorgée de soleil et de vent. On observait de loin la forêt en mouvement, la montagne aux pentes tentatrices. Glisser sur de semblables plans était scabreux au delà de tout- désirer la chute dans les bras de cette sylve, c'était préférer à une route tranquille un chemin sous la pluie. Il fallait la démence pour vous pousser à pareille étrangeté. Y avait-il contraint, à force de sa présence tenace, la Guide aux yeux d'opale ?


- Je rentre à Infinity.
Elle ne le fuyait pas pourtant, sereine, en apparence comme en son fond à portée d'Empathie. Ce n'était qu'une manière de lui faire la conversation, peut-être une invitation à la suivre ; il ne savait pas bien, mais Bartel n'avait aucun intérêt à rester plus longtemps en ville. Morgan s'était finalement accommodée de sa présence, curieusement gagnée par une sorte de douce résolution que le silence lui avait insufflé mieux que tous les mots du monde... Assis dans son ventre, ils avaient pu tous les deux méditer. Lui sur sa vie, elle sur cette nuit.
Le silence avait cela de fantastique qu'il faisait de toutes les paroles envolées à peine plus tôt, une mixture étrange qu'on goûtait pour mieux la comprendre. Après un refus, l'acception finissait généralement par se faire à son tour, car il ne pouvait en être autrement : c'était une voix intérieur qui reprenait les mots énoncés par une autre. Prendre en compte ce que l'on se disait soit même avait quelque chose d'hypocrite, mais c'était une manière comme une autre d'intégrer des vérités sorties d'une bouche étrangère. Un procédé ingénieux d'intégration spirituelle par macération impalpable d'une nourriture souvent amère, que le temps adoucissait pourtant après quelques utiles cabrioles.
Bartel garda le silence, plutôt content de lui ; une intrusion tout en douceur finalement, à peine brusque si ce n'était en paroles. Morgan finirait bel et bien par se faire à sa présence... Et peut-être celle des autres, en fin de compte ? Il ouvrirait cette huître, déploierait ce bourgeon. Soufflerait sur elle tout un été de paroles, jusqu'à ce qu'enfin rayonne cette glace éternelle qu'elle avait choisis d'être. Sans la faire fondre, il cristalliserait cette beauté aveugle à ses propres charmes, taillerait les angles inutiles pour la transfigurer ; ferait de cette femme renfrognée un joyau sur l'horizon, la merveille qu'elle aurait pu être.
Il serait l'artiste, elle serait son œuvre. Par faute de Brocéliandre ? Peut-être ; mais lui ne briserait personne. Il saurait sublimer tous ceux qui l'entouraient, ferait éclore ceux qui s'étaient flétris. Il serait le deuxième printemps de tous les laissés pour compte. A plus forte raison, celui de Morgan.



Ils quittèrent le Chemin d'un même mouvement, laissant derrière eux une absence... De ruelle. L'impasse se volatilisa le plus simplement de monde alors qu'ils posaient le pied sur le sable argenté, allumé par quelque surnaturelle nitiscence. Il ne faisait jamais vraiment nuit à Infinity... Pas ici tout de moins. Il fallait chercher en des abysses plus lointains pour trouver quelque profondes ténèbres ; sans quoi, on était ici baigné dans une aube perpétuelle, une radiance légère, douce à sentir comme à voir. On aurait pu se trouver déranger par cette lumière qui ne s'éteignait jamais, et pourtant, les yeux ne s'en plaignaient guère. L'esprit et le corps, envoutés, ne disaient rien finalement de cette étrange persistance lumineuse, car elle n'agressait pas les sens : on aurait même pu l'oublier, sans trop d'effort, tant elle n'était que caresses et non poignards aveuglants comme le spectre solaire.
Ce monde était ainsi fait que tout y était complaisant... Même l'espace, emplit d'une eau agréable qui vous entourait d'un perpétuel massage, impalpable, et pourtant fantastique de bienfaits, n'arrivait pas à irriter les sens. En fin de compte, Infinity avait plus à voir avec la vision qu'on se faisait du paradis, qu'Aériel et ses glaces implacables. Même un électron libre comme Bartel devait s'avouer séduit par la douceur déroutante des lieux. Il n'aurait peut-être pas pu passer sa vie ici, mais Infinity restait de loin le monde le plus sûr et le plus reposant, nonobstant la préférence qu'il vouait à Inferna. Impossible de se sentir menacé ici, on en était à se demander comment un univers si paisible pouvait s'abaisser à participer au rapt sauvage des Essences... Tout du moins Téthis était-elle assez conciliante et pétris de remords pour offrir à ses Égarés une vie douce, acceptant de garder au palais ceux d'entre eux qui revenaient dans ses bras. Une vraie mère poule... A vous en faire regretter d'avoir suivis le Guide d'un autre Architecte.
Bartel jeta un coup d’œil à Morgan, un demi sourire aux lèvres. Il haussa les sourcils, surpris du spectacle qui s'offrait à lui dans un instant d'abandon. Elle semblait plus à sa place ici qu'à Hellishdale, étrangement. Le fantôme se transformait en reflet de lune, tout au fond de l'océan, sur le sable... Quelque chose comme un voile de lumière ondulant, ou une algue argenté qu'un courant tiède agitait.
L'impression ne dura qu'une seconde, avant que la jeune femme ne reprenne les apparences d'un spectre, mais l'Egaré garda l'image de cette sublimation gravée sur la rétine. Une image unique, une image éphémère aussi vite défaite qu'elle s'était tissée ; l'image fascinante d'un être épanoui pour un instant fragile, d'une femme éclose aux charmes déployées... La chanson neuve entre les joues de l'enfant, le premier chant d'un oiseau qui découvrait ses ailes. Rien de moins que la plus belle naissance du monde. Morgan aurait tout aussi bien pu apparaître face à lui, issue du vide, née à partir de l'air, baptisée par la Lune et habillée de reflets.
Elle avait semblé tout à coup plus réelle, avant de s'effacer à nouveau derrière sa réserve coutumière. Bartel passa une main sur son sourire, étiré désormais entre deux joues noircies de barbe, raffermis dans sa résolution de faire éclore ce bourgeon de femme claqué d'une ternissure atroce, agrippée trop fort contre son corps caché.
Il savait désormais pour quelle beauté mener ce combat. L’avoir aperçu nourrissait son désir d'être un deuxième printemps ; une nouvelle chance dans la vie de la Guide. Juste une seconde merveille, l'arc-en-ciel après la pluie, le bateau sur les vagues. Peut-être agréable à vrai dire, moins violent qu'au jugé. Peut-être doux en fin de compte. Peut-être un feu de cheminé plutôt qu'un incendie. Un feu bondissant malgré tout, mais uniquement dans l'âtre- l'âtre de son cœur.
Il l'observa tituber, vaguement indisposée par son nouvel environnement. Plus large, moins définis ; un peu épais même. Il lui vint l'idée que son bras ne serait pas de trop pour la soutenir, mais le voyageur s'abstint finalement de tout geste : sa réputation le précédait, Morgan aurait pu y voir moult de sous-entendus qu'il n'y aurait pourtant pas glissé... Et vraisemblablement, personne ne venait la chercher après ses nuits d'attente. L'aveugle savait tracer son chemin seule, et cette démarche vacillante qui était la sienne appartenait au corps qui lui avait échu ; peut-être ne la trouvait-elle pas si dérangeante. A vrai dire, Morgan pouvait même être fière de cette preuve d'indépendance. Il approuva silencieusement ce voyage courageux -quoique familier- qu'elle entreprenait sans aide... Puis, songeant finalement qu'il ne lui plaisait pas tant de rester coi, se permit quelques mots finalement.


-Je suis impressionné par ta persévérance, Morgan. D'aucuns auraient agrippé une épaule secourable pour faire ce chemin.
Elle ne répondit pas. A vrai dire, la Guide ne parla plus du tout, et il se surprit en palpant les effluves traînantes de ses sentiments. De la détermination, une certaine pression. Quelque chose comme un espoir tenu, enrobé d'une peur fauve encore assoupie. C'était à la fois craquant, feuilleté, plein d'épice et sucré. Intriguant mais plein de saveur ; amusante tempête de sens mêlés qui lui fouettait les nerfs.
Il aurait juré, sans l'Empathie qui lui collait au corps, qu'elle était angoissée... Pourtant, il n'en était rien, et ce dénie de son impression première l'intrigua fortement. Que ressentait exactement Morgan, et par-dessus tout, pour quelle raison ? Ne pas le savoir lui faisait éprouver quelque chose de bizarre. Il n'était que rarement laissé ainsi dans le flou, du fait de son don, et Bartel se serait presque cru aventureux maintenant abandonné de cette compréhension. Tout au plus savait-il que le paraître n'avait aucune résonance avec l'être ; sans lui indiquer le chemin, cette certitude lui permettait de ne pas emprunter le mauvais. Au vu du terme de cette soirée, il resta prudent et n'en choisit aucun, restant à leur croisée.
Pour une fois, Bartel retint sa langue et sa curiosité. Avait-il tant besoin de tout savoir ? Sûrement pas. Laisser un peu de mystère embaumer cette vie qu'il se plaisait à remplir, parfois à tord, de connaissances étayées un peu trop sauvagement au goût de bien de gens, n'avait après tout rien de bien malheureux... Parfois, il fallait accepter de lâcher prise, de ne plus dominer la situation.
Parfois, il fallait cesser d'être Pan... Redevenir cet autre... Ce nom douillet que portaient les siens. Celui dont il avait échu par la fatalité de la naissance, avant qu'une main ne le pousse dans les neiges d'Aerial. Savez vous ? Ce nom là.
Celui que personne ne vous dira.


Le chemin ne fut pas si long, pas si désagréable non plus. La lumière crissait en éclats doux sur le sable ; à moins que leurs pas soient responsables de ces notes croustillantes. Peu importait. Une musique développée de la bouche opaline du paysage alentour accompagnait leur marche, et connaître sa provenance n'avait rien d'essentiel. Elle était là, sous leurs pieds et à portée d'ouïe, endormie, roulée en boule contre des coraux frétillant d'une vie nocturne argenté. Chaque mouvement était un doigt posé sur une touche, deux pulpes serrées contre une corde, un apex vêtu d'ongle sur un piston de cuivre... Musique ambiante, chuchotant dans leur cou.
Bartel prêta une oreille attentive et deux narines frémissantes au paisible univers d'Infinity, sans chercher à comprendre comment pouvait se reproduire le miracle fugitif des beautés qui le sollicitaient. C'était que sous les rondeurs de Dame Sélène, toutes les couleurs du jour s'effaçaient sous l'estompe platinée auxquelles les nuits étaient intimes. Des ombres sensibles s'agitaient alors, perdues entre deux eaux... A lui de les nommer, d'y sourire, de les dédaigner du regard.
Ils avancèrent sur le chemin ; qui décidément, ne fut pas si long. Puis l'Acropole se dressa face à eux, scintillant sous les feux bleutés de la nuit. Ils ne ralentirent pas pour capter d'un regard les jeux de la lumière sur les coupoles en verre : l'un, les yeux à demis clos, sentait l'odeur doucereuse émanant de l'édifice torsadé, limpide et enroulé sur ses propres spirales transparentes, l'autre n'avait un regard que pour tromper la première impression. La giclée noire de la cécité s'était chargée de lui ravir la vue... Pas au bon sens du terme, comme on pouvait s'en douter.


Ils entrèrent dans le palais sans un mot, simplement auréolés de la douce radiance qui s'exhalait des pierres du palais tout en courbes. Le lieu était à l'image de Téthis : sublime, presque lascif, et chaste nonobstant. Sobre mais bien décoré, d'une architecture reposante au regard, qui ne laissait pourtant pas d'être nantie de bien des détails qui gagnaient à être décomptés. Guère plus que de légers ornements, de discrètes fioritures sur les murs, dans les coins, au plafond. Tout en nuances, ce beau palais, enjolivé de petits riens, qui changeaient tout à eux seuls, et comble de la grâce, qu'on pouvait presque penser là à sa propre attention... Comme si l'Architecte -non celle du palais, mais du monde tout entier- avait tenu à vous faire un cadeau particulier. Ces détails, émaillés là, laissés à portée du regard, toujours si proches en vérité... Jolie mosaïque, tendre présent aux yeux. On ne pouvait qu'approuver une pareille attention, douce attention, délicate même, admirable, ravissante ! Magnifique et touchante. Fantasmée peut-être. Illusoire ? Allons bon ! Voyons toujours en l'autre une véritable grâce, soyons bons, ayons pour notre prochain un véritable amour.
Peace and love.
Bartel se sentait toujours scruté pourtant, à l'entrée du palais. Il y avait trop d'espace aussi, des courbes trop aériennes, une subtilité trop apparente peut-être, pour ne pas avoir été mise en valeur d'une manière un peu ostentatoire. Des trop de partout, des trop à s'en étouffer ; à s'en péter le bide. Si les mots pouvaient nous sustenter, celui-ci aurait remplis des panses dans le palais de Téthis.
Mais surtout, l'abondance de ces charmants détails qu'on découvrait ici, donnait une impression étrange d'absolue indiscrétion quand on y faisait attention. Ou bien, l'artiste plus que l'homme se découvrait sensible à cette richesse dans l'ornementation, trouvant peut-être moins de plaisir que de gêne face à ce travail qu'il ne pouvait chaque fois q'étudier. Impossible de rester indifférent à la beauté de lieux, il était pris toujours d'une complaisance muette, apaisé par la vision de ces courbes accouplées. Cependant, il suffisait d'observer un peu plus en détails... Et alors, tous ces petits riens réunis là... Comme des yeux. Des yeux fichés au mur, qui vous fixaient, certes sereins, mais scrutateurs. Des yeux braqués sur votre peau. A croire qu'on voulait vous bouffer.
Bartel avait toujours eu l'impression que Téthis habitait les murs de son palais. Même en sachant l'Architecte si pétrie de bienveillance et de bonnes attentions, gageure que de ne pas s'inquiéter à l'idée qu'elle puisse voir et entendre tout ce qui se passait dans sa demeure... Dans un moment pareil, alors qu'ils n'étaient que deux à faire claquer leurs pas, à souffler dans l'air tiède comme un thé parfumé, Bartel ne sentait que trop bien un malaise s'installer. Rien qu'un tout petit. Minuscule.
Morgan le brisa d'un ton... Suspendu.


- Je vais me coucher.
Suspendu. Bartel chercha un autre mot, mais il lui sembla que c'était le bon. Il y avait une attente dans le ton de Morgan, et quelque chose d'un peu nauséeux s'exhalait d'elle, une odeur de patience rongée, de rigidité flageolante. Il capta ses sentiments confus en ayant l'impression d'attraper des toiles d'araignée entre ses doigts, ne sachant trop quoi faire de ces informations vagues qui lui collaient à l'esprit. Septique, il resta muet, observant Morgan s'éloigner d'un pas presque assuré. Elle se dirigea tout droit vers un couloir bordé d'une kyrielle de portes closes. Il la suivit du regard sans esquisser de pas... Et s'assit au milieu du grand hall, cerné d'escaliers. Ferma les yeux.

Que pouvait-il nommer ? Parmi toutes les flaveurs qui l'assaillaient, lesquelles étaient assurément reconnaissables ? Sur quoi pouvait-il donc compter ? Tout cela avait-il vraiment d'importance ? Il était tard. Ou bien tôt ; peu importait, Pan farandolait avec les astres et flânait au ruisseau. Il chanterait le jour durant, à l'exception d'une période de rêveries obscures. Et la nuit, il danserait. Et la nuit, il vivrait. La nuit, il resterait debout pour sentir le monde, qui relâchant dans sa torpeur quelques odeurs antiques, l'inciterait à humer l'air d'un beau soir vibrant. La nuit, il faudrait bien quelqu'un pour écouter aux portes de silence, et ce serait son oreille collée au battant noir. Il guetterait, fébrile, la sortie des étoiles. Attendrait, couché dans la poussière, que les vents poussent des nuages embarrassants jusqu'à plus loin au dessus des bois sombres. Dans l'obscurité incrusté de lumière sélénite, Pan trouverait un rythme à son coeur indompté ; à l'aube seulement, chercherait le sommeil.
Il y aurait forcément des réponses après tant de grands actes. Une révélation occulte, quelque mystère parfumé de pluie chaude. Quand chercherait-il cette soirée loin des villes ? Une peau attendait le martel de ses lèvres. Il était forgeron de la chair, pétrissant, caressant ; peut-être bien potier. Entre ses mains les corps roulaient, sous ses paumes se dessinaient les courbes. Sa bouche était un terrible marteau, posant d'un baisé la passion sur l'enclume. Il avait laissé justement, un temps quelconque auparavant, une oeuvre seule devant le feu... L'une des plus belles sûrement, portant un nom vomis par cent horloges brisées.
Niénor. Ô Niénor... L'étrange floraison que pouvait être Niénor, émoustillant principe de langueur affichée sur une moue de Niénor, le dos pâle de Niénor. Il était en montagne avec Niénor, elle était toutes les neiges d'un monde caniculaire, toutes les flammes dans le puits des volcans. Avec Niénor, le temps n'existait pas- elle tuait le temps, le piétinait de ses petits pieds blancs. Il la laissait faire, convaincu d'être vivant pour jamais en compagnie de Niénor ; Niénor.
N'aurait-il pas dû aller trouver Niénor ? Elle ne l'attendait pas. Personne ne l'attendait jamais, sauf peut-être Misael qui n'avait que faire des jours. Les autres avaient bien trop la notion du temps incrusté à l'intérieur du crâne pour tolérer ses absences et prendre la peine de les compter. On ne cherchait plus Bartel après quelques rencontres ; on savait qu'il ne viendrait pas avant longtemps encore, qu'il était comme ces vents qui n'arrivent que quelques fois dans l'an. Ou bien il peuplait votre vie, ou bien il en disparaissait. Niénor l'avait compris, car Niénor comprenait tout de lui. Sous ses yeux, charmant camaïeux tout grésillant de bruns chauds, il se sentait aussi transparent qu'une larme sur le cil d'un enfant. Elle pouvait lire en lui sans doute, dans le moindre plis de sa peau, et ses yeux où se précipitaient les secondes -pour mieux mourir- lui donnaient l'impression de n'être rien de plus que limpide à la face du monde. C'était que Niénor le désarmait, Niénor l'enchantait.
C'était qu'elle était là, si proche. Pourquoi ne pas porter ses pas jusqu'à sa petite boutique ? Amener avec lui quelques odeurs nouvelles, laisser son nez glisser le long de son dos, et l'entendre rire, ou bien chanter tant le bruit s'y prêtait ; l'entendre dire qu'il était à lui seul toute une parfumerie. Niénor aimait composer des essences avec les senteurs qui lui drapaient les épaules, rôdaient, furtives, sur une parcelle de corps. Elle se plaisait à leur donner des noms, à chercher le monde et l'action qui se cachaient derrière une odeur tenace, agrippée à sa peau... Et lui se prêtait au jeu, car pour Niénor, il voulait bien se laisser faire.
Il ne tenait qu'à lui d'aller toquer contre sa porte ouverte. De lui souhaiter le bonsoir, et de baiser sa main. De sortir d'une poche ou de quelque autre endroit, une nouvelle babiole rapportée d'Hellishdale ; de lui montrer, souriant, d'autres fragments de vie devant lesquels soupirer. Niénor aimait le savoir si enclin au voyage. Il était son deuxième corps, un peu d'elle même qui parcourait les mondes. Comme elle était ici, lui devait avaler quelques routes pour les lui recracher.
C'était un peu le contrat, peut-être, entre Niénor et lui.
Qu'avait-il de nouveau pour la charmante fleuriste ? De petits récits grognons, quelques rimes fraîches, des pistils secs à lui donner. Des pierres, des colorants, une ou deux poignées de sable. Un véritable trésor d'inutilités sanctifiées par le pouvoir de la distance, glanées dans les sept mondes. Lui aurait-il amené quelques cartes postales qu'elle aurait jubilé ! Tout ce qui venait de loin était beau aux doux yeux de Niénor ; voilà pourquoi il se devait de se tenir écarté... A trop la contraindre à subir sa présence, il finirait par perdre tous ses charmes pour la belle qui n'aimait rien temps que de le voir revenir. Il n'était pas question de rester, avec Niénor. Au contraire, elle le jetait à la porte, l’exhortant à revenir la gorge gonflée de récits.
A lui d'accomplir sa volonté. Niénor quêtait, songeait ; lui faisait, sourire aux lèvres. Il était ses deux mains, ses deux pieds, ses deux yeux, envoyés dans le vent faire la cueillette auprès des mondes. Qu'à cela ne tienne, il faisait bien. Encore une fois, il avait dans le coeur et dans les poches, tout ce dont il devait se munir pour chavirer Niénor.
Pourtant, il n'irait pas ce soir. Il ne serait pas Pan, ou alors, un Pan édulcoré, quelque chose d'un peu ternis et de bridé. Assis au milieu du grand hall, il se décida à... Ne pas choisir. Rester en place, attendre. Les yeux fermés, le nez aux aguets.
Le monde sentait bon, le palais tintait doucement. L'harmonie, deux mille lieux sous les mers...


On le tira de sa méditation au beau milieu de l'entrée quelques. Quelques. Quelques quoi à vrai dire ? Heures, minutes, jours ? Bartel eut l'agréable impression de sortir d'une torpeur éternelle. Quand il ouvrit les yeux, cent ans étaient passés, et le monde tenait encore debout.
Incroyable, l'univers existait donc sans Pan. Quelle fatuité tout de même, de ne pas disparaître quand s'éteignait l'amant de toutes les lunes ! Le ciel devait en être endeuillé tout du moins. Plus aucun souffle pour monter vers les astres, incarné en musique soufflé dans des roseaux... Atroce dénouement.
Bartel leva des yeux de tourbe fertile frangée de mousse vers un valet qui lui fit un sourire convivial, mesuré, et charmant.


- Thétis vous demande.

- Magnifique. Tout le monde devrait avoir le bon sens de faire de même.
On lui tourna le dos. Il haussa les épaules, un sourire juste doucement narquois pendu aux lèvres. Nul besoin d'être devin pour comprendre de quoi aller traiter leur conversation à venir...


*****


Il toqua à la porte, doucement. Sous le jeu de ses phalanges, elle s'ouvrit. On ne l'avait pas fermé ; l'Egaré esquissa un sourire. Ainsi donc, l'Architecte savait bel et bien tout de son palais... Terrifiant. Si elle n'avait pas été charmante, Téthis aurait été horrifique.
Il entra, doucement, dans la chambre de Morgan. On l'en avait prié, avec délicatesse, et à voir la lueur dans l'oeil de son vis-à-vis quasi-divin, Bartel aurait juré que la "jeune" femme avait tout prévu du déroulement de cette soirée. Elle lui avait demandé le plus simplement du monde d'aller rejoindre sa Guide, d'annoncer sa venue, et d'entrer dans son lit. Rien que ça.
Sans la toucher. Il n'avait pas cherché à comprendre ; s'était exécuté. Téthis savait mieux que quiconque ce que désirait Morgan... A savoir, elle même. Mais cela, elle ne lui donnerait pas. Pas pour le moment tout du moins. Alors, elle lui offrait autre chose en compensation. Une piètre offrande, un cadeau d'excuse.
Lui. Bartel Pan. Peut-être bien la pire repentance du monde.
Dans l'obscurité, il se dressa d'un côté du lit. L'Empathie lui révéla que Morgan était éveillée. Depuis tout ce temps ? Ou bien il venait de la sortir du sommeil, auquel cas il devait lui sembler un monstre sortit de dessous son lit.


-Morgan. On m'envoie très solennellement te tenir chaud.
Elle ne fit pas de commentaire. Mortifiée ? Choquée ? Déconnectée ? Il ne chercha pas à comprendre. A quoi bon de toute manière ? Cette nuit était trop étrange, trop chargée pour ses sens. Il les laissa vagabonder dans la pièce, et s'allongea sans attendre de commentaire de la part de l'Aveugle. Tout habillé, à son grand dam.
Pendant une seconde, se savoir sous des draps inconnus qu'il n'avait pas choisis de visiter lui fit un effet étrange. La nuit bourdonnait, mais le silence était lourd. Il ne savait pas bien si Morgan était pétrifiée ou groggy à côté de lui. Tout ce qu'il sentait d'elle était un corps froid, un peu gelé malgré les couvertures. Il soupira d'aise, décidant que rien n'avait d'importance.
Le monde continuait de tourner. Le matelas était confortable, et son occupante originelle, à défaut de posséder une once de chaleur, était un être humain aussi consistant qu'un autre... Il se tourna vers elle, gigantesque dans le lit.

Et bien, c'est la mission la plus plaisante qu'on m'ait jamais confié. Mais restons sages cette nuit. Une grande dame nous surveille ; pas de chuchotis avant de dormir m'a t'elle dit.
Il sourit, savourant la bizarrerie de la situation. Jamais on ne le reverrait vivre une nuit telle que celle-ci. Trop étrange finalement, à son goût.
Il ferma les yeux.

Bonne nuit Morgan.
29-01-2014 à 11:05:44
Sous l'océan ~ ( Morgan/Téthis )


-Bonsoir.
L'ombre entra dans la cuisine un instant après que Morgan en soit sortit, son paquet tentaculaire dans les bras Le hasard était presque trop parfait ; son sourire presque trop malicieux. Sa démarche trop sylvestre. Bartel n'avait pas sa place ici : trop de murs. Il les repoussait par sa présence, ou bien la forêt rampait dans son ombre, n'attendant chaque instant que de se déployer, explosion de verdure et de senteurs. Même ici, elle lui collait au corps, gluante, tourbeuse, habitait toutes ses courbes, traînait dans ses cheveux des doigts terreux qui sentaient l'automne et le printemps semé de myosotis. Un peu de soleil à la pointe des cils, quelques bonheurs bleutés au fond de l'iris, un jour d'été lui colorant les joues. Sur ses lèvres, tous les pinçons moqueurs jetaient leurs mélodies, et les mésanges drapaient ses épaules pour lui faire une cape pépiante, qui battait de cent ailes pour le mener dans les cieux aveuglants de vastitude.
Trop de chants lui entamaient les joues, on l'aurait vu siffler s'il n'avait pas souris. On l'aurait vu hurler l'hiver par ses lèvres gercées.
S'il n'avait pas laissé battre les mots- de leurs ailes intangibles.

Mes salutations Téthis.
Presque polis dans sa demi-révérence narquoise, parfumée de dérision... Il l'arrosa d'un regard étincelant, de ses yeux d'étang mousseux. Débraillé comme de coutume, les cheveux défaits, la barbe emmêlée, un sourire pendant aux lèvres, pourtant, comme une étoile en plastique qui se décolle du plafond. Il lui jeta en pâture quelques secondes pour calmer l'hymne rouge de son cœur.
Je ne tarderai pas à reprendre la route, et je me suis dis que partir sans passer dire au revoir était impolis.
Il s'introduisit plus avant dans la pièce, ne troublant pourtant pas outre mesure l'Architecte, toujours digne, pondérée. Impossible de lui tirer les vers du nez, de la faire réagir... Trop calme, trop bien élevée. Téthis était un joli chat de salon né dans une douce étreinte, entre deux coussins de soi bien rembourrés, entourés de parfums, posée sur une route sans heurs dont on taillait les arbres. Elle avait des griffes et savait s'en servir, mais Infinity ne forgeait pas le caractère... Ou du moins, pas d'une manière conventionnelle. Le sang froid de Téthis avait quelque chose d'impressionnant, mais ce n'était pas la fureur froide qui battait les tempes de certains autres. On ne mettait pas facilement en colère l'Architecte, et quand bien même, elle ne le montrait pas.
A ce jour, Bartel n'avait tout au plus réussit qu'à l'agacer. Rien de si puissant quand on y songeait.

Tu sais comme je suis à cheval sur les convenances, ce genre de choses.
Il s'en moquait. Ils le savaient tous les deux, mais Téthis était trop polis pour lui faire remarquer. Elle souriait à ses brocards, passait outre son ironie. C'en était désolant : ne pourrait-il donc jamais lui arracher de cris ? Elle aurait dû se mettre en colère. N'importe qui l'aurait fait.
Pas elle.
Il ne poussa pas l'impolitesse jusqu'à prendre une chaise, mais se plaça assez loin de la porte pour faire comprendre à l'Architecte qu'il ne comptait pas la quitter de sitôt. Bientôt, il irait tuer la neige des monts gelés d'Aérial... Entacher l’œuvre proprette de Wilhem, avec ses doigts baladeurs, sa voix gorgée de pluies tièdes. Il irait démolir ce monde terne, colonnes par colonnes, cœur par cœur... A coup de sourires, de caresses, de murmures, il ferait fondre les glaciers. Une fois de plus, il se vengerait pour les premières journées d'Errant qu'il avait dû subir, jeté à bas dans la neige, repoussé, exilé, abandonné aux mains de la tempête. Seul hasard l'avait sauvé, quand songeant à une contrée plus faste, plus chaude surtout, il avait découvert qu'un autre monde pouvait lui tendre les bras... Pour peu qu'il y songe, qu'il se donne la peine d'éveiller ses pensées.
Téthis aurait bien pu se dire qu'il lui voulait du mal. En réalité, il l'appréciait... A sa manière propre, si singulière fut-elle.
Il lui sourit, derrière sa barbe fauve, jetant un regard à la cuisine en désordre.

Je doute que ces petites attentions m'aient été destinées. Va savoir pourquoi...
Il haussa les épaules, rejetant une fausse inquiétude.
Attendrais-tu quelqu'un ?
Bartel s'assit sur le sol, comme il en avait l'habitude en ces lieux. Jamais on ne l'avait vu prendre chaise au palais de Téthis, incongruité sur laquelle on ne se lassait pas de ricaner ; les chiens à terre, les Hommes dans les sièges. L’Égaré n'en avait jamais pris véritablement ombrage, destinant un rictus carnassier à l'intention de ceux qui lui claquaient des rires mauvais dans le dos. C'était que même assis, plus bas que les autres, des cheveux devant les yeux, il ne perdait rien de son espèce dénaturée de contenance, cette dignité sauvage qui s'accrochait à sa figure terrassée de broussailles. Il était à son aise sur le sol, en tailleur, les mains soutenant son corps de falaise plaquée de verdure racornie. Juste là, comme un animal échappé de sa cage.
Je gage que oui.
Et oui. Il ne tarda pas à avoir sa réponse. Ses yeux étaient déjà posés sur l’embrasure que la face blanche de Morgan, explosion d'asphodèles gribouillées en bouquet, apparaissait précédée des claquements presque furieux d'une course.
Il n'eut pas à parler, elle sut qui il était avant que sa voix ne vibre. Il eut d'abord un rire court pour son souffle haché d'un rien, puis, annonça sa présence plus clairement qu'avec des odeurs, une aura et Hellish savait quoi d'autre.

Morgan ! Cela faisait bien... Une semaine... ? Plus... ? Heureux hasard -précipité- que de te revoir. Bonsoir.
Il sourit.
Je t'envie. Toi, tu as le droit aux gâteaux et au thé.
Ses yeux coulissèrent, narquois en leur brillance. Ils rajoutaient : << Et à Téthis aussi. >>




Assis sur le sol, un sourire de renard sur les lèvres, il observait les deux femmes tour à tour avec l'air de connaître quelque secret gênant. Ses yeux avaient, dans la douce luisance plaquée sur chaque chair de la pièce, une couleur presque gênante de vert dilué, comme si ses iris contenaient les germes d'un champ de fleurs reployées. Comme si, d'un instant à l'autre, ce marron tourbeux où se fragmentait une verdure fangeuse, avait pu laissé jaillir de ses profondeurs une armada bruissante de branches toute parées d'aiguilles et de feuilles odorantes. Comme si étalées là, mille plaines faisaient danser leurs courbes brunies par un cagnard qui ne daignerait pas offrir de parhélies, pour cause d'un air aussi sec qu'une gorge déshydratée. Comme si des montagnes enveloppées d'herbe fraîche s'étaient couchées autour de sa pupille, soulevant une poussière qui retombait maintenant, dévoilant en ondoiements subtiles ce qu'il restait du monde... Une mousse pâle flottant sur un étang, des algues plaquées sur la boue froide.
Il souriait avec ces yeux là, presque espiègle, mais trop barbu pour avoir la frimousse d'un enquiquineur charmant, dévoué corps et âme aux rires frémissants qui ne demandaient qu'à naître. Si de toute évidence Bartel trouvait de quoi s'amuser, la masse fuligineuse de sentiments embrouillés qui flottait entre lui et Morgan indiquait à l'Empathie renifleuse et lascive, que tout le monde ici n'était pas si content de l'entendre- de le sentir, même. La Guide flairait toujours son intérêt grognon, faiblard, pour la jolie Téthis, et elle n'était sûrement pas dupe de son jeu de séduction tamisé. Seulement, elle prenait trop au sérieux l'éventuel concurrence qu'il lui faisait sans y croire : l'Architecte ne tomberait pas dans ses bras, quand bien même la Lune aurait reposée entre ses mains calleuses. Bartel n'était pas assez sot pour y croire, et n'importe qui d'autre à vrai dire, s'en serait rendu compte... Mais quand l'amour s'en mêle, les paupières deviennent de plomb, et les yeux du Fantôme restaient clôt pour cette fois, arguant que sa cécité était plus que physique, sur ce sujet au moins. Morgan ne comprendrait jamais que son prétendu rival pouvait tout au plus arracher une risette à l'élue de son cœur ; faire danser d'un rire bref cette gorge pâle et radieuse, étirer de ses mots mais jamais de ses doigts, les lèvres de la douce Naïade ; mais de leur vivant à tous, on ne le verrait pas remporter une victoire charnelle sur Téthis et ses charmes. Elle n'était pas pour lui, et à vrai dire, il lui arrivait de se demander pourquoi sa Guide blafarde lui convenait plus que n'importe qui d'autre. Pourquoi, en effet, préférer ce spectre introverti au monstre tangible qu'il était ? Pourquoi ce monde lointain que représentait Morgan, quand lui était offert, fascinant univers venu frôler sa vie, mille routes tracés qui ne demandaient qu'à se refaire sur les courbes d'une femme attachées à son corps comme un bagage vibrant ? Pourquoi diable ce touché froid, cette mine fade et chiche d'expressions, plutôt qu'un été souriant qui déroulait ses rayons, ses ondées, un siècle d'embellie condensée en quelques heures au chaud ? Téthis avait toute les raisons de succomber, plus encore au vu de son ingénuité quant au sujet de certaines formes de communication, toutes en souffles, en caresses, en paroles déportées sur le bout des doigts et des lèvres. Il avait de bons filets pour attraper ce genre de papillons, savait comment préserver les écailles de leurs ailes, connaissait les manœuvres à appliquer pour que poudroient soudain les beautés fragiles qui se faisaient la révérence à l'ombre d'une nuit solitaire, dans un lit clôt et froid, préservées de tout un monde qui soufflait loin des vierges aux mains propres. Il avait toute une science occulte aux tons vagues et chauds, attirants le regard, une science qui déclinait ses savoirs sur une échelle mystérieuse de corps-à-corps plus ou moins odorants, plus ou moins intenses, plus ou moins longs ; une science que d'autres voulaient apprendre, fatalement, car il savait la rendre attrayante aux yeux des néophytes, pleine de promesses aux autres. A ce petit jeu de fuites effarouchées, d'hésitations rubescentes et d'acceptations voilées, Bartel était devenu tout d'abord familier puis tout simplement maître. Il aurait parié pouvoir forcer n'importe quelle chair s'il l'avait voulu- puis il y avait Téthis. Téthis, tranquille, Téthis le carillon de cristal qui tintait pour un rien. La clochette en argent Téthis, un rire avec de la peau accroché sur ses notes scintillantes, voilà ce qu'était Téthits, Téthis était une voix aux trémulations de joie, Téthis le nuage qui prenait soin de ne pas cacher le soleil, l'arc-en-ciel après la pluie, parce-qu'il fallait bien alors une bonne nouvelle pour colorer le jour gris, n'est-ce pas ?
Terrible Téthis, à mille lieu de ses mains. A sa manière, l'Architecte était aussi inconsistante et fuyante que Morgan. Peut-être se retrouvaient-elles finalement dans le même monde, vingt-cinq mille kilomètres au delà de la limite de l'univers connu, cachées derrière les étoiles, drapées par la lumière des astres qui se balançaient des deux côtés du vide... Spectres joints tout compte fait, toutes deux des fantômes qu'on ne pouvait pas toucher.


- Bartel...
On le voyait donc depuis l'autre bout de l'univers ? Intéressant. Il devait faire un jolie constellation malgré tout, alors, nonobstant leurs fuites plus ou moins élégantes, leurs jeux étranges, les drapées de mots ou de silence qu'elles lui tendaient entre deux prises de paroles démesurément siennes.

-Lui même, répondit-il d'une voix avenante en se levant souplement. La pièce sembla tanguer quand il se remis sur pied ; une bouteille à la mer, ballottée par les vagues... Du moins eut-il l'idée, l'impression vague de cette sensation, quand Morgan attrapa son bras tendu pour la saluer d'une manière mécanique qui confinait au geste de survie, comme se saisissant d'un bâton pour ne pas couler entre des flots déchaînés. Jolie anticipation. Ravis de te voir par cette belle soirée ; plus encore dans mon intégrité. A la décharge de Sieur Lapin et de ses manigances, je ne suis pas retourné au ville pour lui donner la possibilité de me faire passer de l'état d'être vivant à celui de carne suintante.
Il lui sourit, sachant qu'elle sentirait ses lèvres tendues même à travers l'air et le voile noir qui les séparaient inexorablement ; puis se tourna aussi sec, abandonnant son bras un peu brusquement peut-être, pour aller rejoindre la table. Pendant une seconde, il avait faillit user d'une galanterie narquoise en menant Morgan vers sa chaise, mais la Guide n'aurait pas appréciée, il le savait.
Si provoquer plus ou moins subtilement son prochain faisait partie des petits plaisirs qu'il s'autorisait, plutôt arbitrairement, à prendre aux dépends d'un vis-à-vis choisi, sa présence seule semblait remplir le rôle de défis fatidique aux yeux de la jeune femme. Nul besoin d'ajouter de la vexation à la tension de Morgan.
Savoir qu'il était là, tangible, brûlant, et en toutes possessions de ses moyens, suffisait à l'aveugle pour être aussi nerveuse que si se préparait dans la charmante cuisine un pugilat capital durant lequel elle devrait jouer sa vie... Ou bien, elle était aussi dilatée de panique depuis sa poitrine froide, que les chevaliers en joute plastronnant sous les yeux d'une belle dame. Ils avaient dû ressentir quelque sentiment voisin à celui qui troublait l'albinos, en faisant leur passe au galop, priant pour éviter une opprobre qui défigurerait leur amour propre à jamais.
Bien sûr, Morgan refuserait de trembler devant lui. Mais le goût de son inquiétude ne pouvait échapper à l'Empathie inquisitrice... Qu'elle le veuille ou non, il savait tout de son cœur, ou du moins ce qui importait pour le moment. Il avait beau débarquer en plein milieu d'un tête à tête, Bartel n'était pas perdu dans cette conversation ; son intrusion était, une fois de plus, étrangement réussite. Sûrement à force d'habitude, plus personne ici ne s'étonnait de le voir porter son ombre embaumée là où on ne l'attendait pas, et surtout quand on la pensait loin. Téthis plus que quiconque, illuminant la pièce d'un sang froid teinté de candeur, de joie, et de malice. Elle savait tenir la bride à certains sentiments, et ne gardaient que les bons pour faire galoper son cœur fou.
Incroyable.
Il chaparda à la vue quelques gâteaux sur la table, puis, en faisant le tour, passa derrière Téthis en laissant traîner une main sur le dossier de la chaise, tout près de son dos.

J'en aurais autant que je le veux en décidant de faire bouger mes doigts, jeune nacre des profondeurs.
Et cela aussi faisait partie de ses habitudes. Chercher des épithètes pour désigner la Grande, provoquer une flambée de jalousie dans le cœur faillible -tout compte fait- de Morgan en décorant sa Belle de jolies guirlandes en mots tressés, charmants compliments brodés sur une voix chaude... Non, vraiment, personne n'était dupe, pas même la principale intéressée. Seule la Guide continuait de le croire apte à lui ravir Téthis.
Bartel se ferait un plaisir d'ouvrir ses yeux ce soir : qu'une fois pour toute elle comprenne que la voie était libre.

Et pour ce qui est de la surprise -je n'en doute pas un seul instant, agréable- que représente ma visite, tu ne me feras pas dire que mes autres intrusions te prirent moins au dépourvu.
Il ne s'annonçait plus depuis longtemps déjà. Toquer à la porte, patienter devant l'entrée ? Allons donc ! Jamais. Lui entrait comme un oiseau par la fenêtre, sans daigner prévenir de sa présence. Il arrivait simplement à l'improviste et commençait à chanter tout un charivaris de mots aux oreilles qu'il trouvait.
Bartel enfourna un gâteau dans sa bouche, bifurquant pour refaire un tour de la table. Il se laissa tomber à genoux et croisa des bras nus, bronzés et noircis de poils, entre les deux jeunes femmes. Son regard coulissa vers Téthis en même temps qu'un rire d'un rien moqueur.

Quoi qu'il en soit, ne compte pas m'attirer ici avec des compliments, des biscuits et du thé. Même ton joli minois n'y fera rien ; je ne me lierai jamais à aucun Architecte.
Il haussa un sourcil.
Du moins, pas en tant que Guide.
Et il eut un sourire égrillard, tout à la fois amusé et espiègle. Car tout le monde ici avait saisit ce sous-entendu ; et faire rougir deux paires de joues d'une même remarque grossière dans son contenu et banale dans sa forme, cela n'avait pas de prix...





Bartel suivit l'échange unipolaire de regards avec un petit sourire. Il pouvait sentir le cœur serré de Morgan comme l'embarras croissant de Téthis. Toutes deux avaient leur propre manière de réagir à sa présence, mais ce qui le surprit le plus fut le manque de connivence entre la Guide et son Architecte : elles n'arrivaient pas à communiquer. Il les coupait l'une de l'autre aussi sûrement que s'il avait été un mur, et son petit jeu les éloignait encore. Chacune était isolée par ses mots, retranchée dans ses propres émotions... Incapable de s'adresser à l'autre. Il soufflait entre elles comme une tempête de neige.
La constation le fit sourire avec un brin d'orgueil ; monopoliser l'attention de ces deux perles des profondeur avait de quoi le rendre fier. Aucun doute là-dessus, au jeu de l'intrusion, il restait le meilleur. Déstructurer une conversation pour la remodeler à sa convenance ne lui posait pas de problème... Mieux, il pouvait en mener deux de front, sans pour autant y perdre fluidité ou mouvements : sa musique était impérieuse. Un discours était comme une chanson, et les siens étaient assez captivants pour enchanter un auditoire multiple. Il se sentait comme un instrument de musique- ou bien le vent, soufflant pour tout le monde à la fois. Ici, une paire d'oreilles à faire frémir.
Pourtant, Bartel choisit de faire cesser la musique. C'en était finis de son concerto ce soir... Sa présence n'apporterait rien de bon aux jeunes femmes, et il avait mieux à faire. Retourner à Hellishdale par exemple, et y chercher une sylphe aux mains vives. Retrouver cet alizé aux doigts râpeux à force de jeux subtils, cette brise mélancolique qui déployait ses longs cils en des regards lointains, si lointains ; plus lointains que toutes les routes du monde... Des mondes. Aucun ne faisait le poids à l'aune de pareils regards, paires sublimes d'étoiles vertes.
Les yeux d'Orcynie, engloutissant le monde avec férocité. Des gouffres déchirés dans la pupille, et toutes les étoiles du ciel en sirop, dégoulinées à l'intérieur. Elle allait au delà de l'aube, en dehors du cosmos infinitésimalement gigantesque qui se condensait dans le ciel visible ; son esprit dansait derrière les aurores boréales, et là-bas, au bord des cieux, elle trouvait ses notes, les cueillait du bout dur de ses doigts, puis les jetait sur les cordes. Alors seulement, quand elle faisait vibrer ces astres suspendus en attente, la musique s'élevait du violon, ample respiration figée dans le bois tendre.
Bartel pouvait parler avec talent et grandeur, sa voix était chaude et vibrante, elle avait la profondeur des bois où les ombres vont danser à la brume. Bartel pouvait chanter, car il avait en lui toute l'ampleur d'un monde neuf, la tonalité de la mer et du vent en automne. Une constellation de possibles vocaux lui hantait la gorge- mais jamais il n'aurait la parole enchanteresse du violon sur la langue, l'éloquence d'un instrument qui continuait de vivre entre des mains expertes. L'énorme vibration des cordes pour lui couper les lèvres. Jamais. La beauté du bois réveillé par une danse des doigts ; jamais.
Orcynie était la seule à pouvoir le réduire au silence. Sa voix portait plus loin que la sienne ne le ferait jamais... Lui n'avait que ses jambes pour faire son chemin jusqu'aux nébuleuses. Et il était plus que temps pour lui de reprendre la route.
C'est donc ravis des rougeurs et des malaises qu'il avait provoqué que Bartel se releva, avec l'idée de laisser les deux jeunes femmes à leurs atermoiements.


-Ah, mais tout ceci n'était qu'une brève visite de courtoisie ! Tu me sais aussi fugitif que l'orage- à la bonheur donc, je m'en vais dés l'instant, malgré une proposition des plus charmante qui honore ton sens de l'hospitalité... Et que je me vois dans l'obligation de refuser.
Il ne prit pas de main ce soir là, et s'éloigna simplement les lèvres ourlées sur un sourire, yeux pétillants à l'adresse de Téthis.
Enfin, c'est une manière comme une autre parler. Nulle nécessité à vrai dire, mais je ne dormirai pas ce soir ; j'ai à faire dans les rues d'Hellishdale.
L'Egaré ne s'arrêta que sur le pas de la porte, stoppant cet envol d'une violence coutumière.
Croyez le ou non, mais j'aime la musique. Je la quêterais de l'aube au crépuscule ; celle de ta voix ne saurait me suffire, doux rossignol marin.
Il se tourna sur un dernier sourire charmeur, et ferma les paupières l'image imprégnée d'anciens rires d'un quartier familier de la ville.
Au vu de l'heure, bonne journée mesdames.
Puis, d'un pas de côté, Bartel entra dans le couloir, disparaissant à la vue de Téthis ; et du reste bien vite, car pour ce jour, l'oiseau moqueur avait assez chanter. Infinity se lèverait moins bruissante aujourd'hui, plus tranquille aussi...
Ne resterait, de cette présence valsante, qu'une odeur dans la cuisine brillante- aussi vite partis qu'il était arrivé, Bartel abandonna un petit silence aux deux jeunes femmes, et la brutalité de son entrée comme celle de son départ, ne laissa étrangement aucune trace, comme si en fin de compte, il n'avait été ici qu'en son propre domaine, au milieu des bois, le pied léger et vif, prompt à surgir, mais plus encore à s'éclipser ensuite...
29-01-2014 à 11:06:30
Politesse canine ~ ( Eric )


On l'appelait cabot, corniaud, sac-à-puce sur deux pattes, sale chien, clochard, salaud- bête. On lui disait : tu es une bête. Une terrible bête, pestilentielle et râpeuse, une pelisse rêche aux parfums dégoûtants, avec des crocs des griffes, des regards qui retournent les tripes, des regards aux yeux de terre retournée. Pour sûr, un sale animal, une créature des taillis qui renversait les poubelles pour y trouver pitance, laissant sur son carnage planer une agressive odeur d'urine, jetée là en jet flavescent, abandonnée aux narines délicates d'une populace grisâtre. Une de ces bestiole qui sortait nuitamment de ses bois noirs, furetant près des villes, parfois dans les jardins... Les enfants se racontaient des histoires sur ce genre d'animal qui venait hanter les rues. Pareillement, et puisque le nom de Bête lui convenait si bien, les enfants se murmuraient des contes suintant de peur sur Bartel. Une ombre sauvage, drapée d'oublie, qui portait ses sabots dans la ville. L'odeur trop riche des sylves laissées vierges accompagnait ses pas, elle était emmêlée comme seules savent l'être les vieilles forêts qui s'enlacent sur des terres endormies par une éternité à se gorger de pourriture. D'aucun la disait affamée de chair- d'autres de sang. On s'accordait sur la puissance magnétique de ses yeux, son contact impérieux et terrible, dur, violent, rugueux. Ses cheveux rêches avaient un parfum âpre qui vous étourdissait, ses mains râpaient la peau comme une pierre constellée. Il puait comme une crypte, étincelait comme un trottoir au soleil, vomissait des odeurs et des chants qui naissaient dans la boue ou au sommet des arbres. Il était, et ce pour le malheur des yeux, qui s'égaraient sur lui, un paysage embrouillé aux courbes cannibales. De bouches à oreilles, de papiers à pupilles, d'internet à l'esprit, l’Égaré renaissait en cent légendes obscures, une floraison cireuse et poisseuse qui drapait les soirées de son parfum enivrant. Il attirait les pensées dans le noir, éveillait les craintes sourdes, tapies dans leur caverne, qui ne sortaient qu'à la brume pour se repaître de frissons. Il peuplait la citée de l'absinthe de ses enfants monstrueux, rumeurs venimeuses, acérées, insidieuses et perverses. Un meurtre irrésolue, une disparition ? Les lèvres s'agitaient, les langues sifflaient.
La Bête. La Bête était en ville. La Bête avait eu faim, elle revenait les hanter.
On disait de Bartel qu'il était le malin, satyre sanguinaire aux doigts d'acier et aux grimaces funestes. Il venait de l'Enfer pour se repaître d'innocence et de vices- il fallait au mal ces deux pitances pour subsister encore. Aucun ne l'avait vraiment vu, ou bien si peu, et pour quelques secondes. Quand il se jouait des citadins péteux en prenant l'apparence d'un démon, avivant les légendes qui courraient dans la ville comme un sang riche et noir, liqueur sublime aux flaveurs douces-amères, Bartel ne faisait pas bien plus que de lâcher quelques grognements, d'entamer des poursuites qui finissaient bien vite, pour l'un par une course et pour l'autre de légers ricanements... Il se moquait des bonnes gens et des enfants du soir, barbouillés pour la fête et imbibés d'alcool, flottant dans leurs fumées tel un spectre affamé. Affamé de chair ou bien de sang, peu importaient les rumeurs traitant de l'obscure sujet : affamé d'eux, d'une manière ou d'un autre, quel que fut le sens qu'on donnât à la formule. Ses fringales laissaient la ville tremblante ; une partie de la ville seulement en réalité, celle qui battait au rythme des légendes. Cette parcelle de la cité n'existait que la nuit, ou pour quelques instants dans un cercle serré, quand les enfants tournaient ensemble autour d'un danger qu'ils ne connaissaient pas... Amusant tout compte fait, quand on y pensait mieux, que de croire qu'il était lui à l'origine de tous les malheurs d'Hellishdale, quand en réalité on le désignait bien volontiers victime. Le folklore urbain le désignait comme un monstre. Il s'en serait voulu de détromper toutes ces âmes friandes d'obscurité ; jeter des ténèbres sur leurs soirées trop pâles lui était un plaisir, et il savait que les frayeurs distillées par ses soins rendaient heureux bien des affamés de contes noirs. Pourtant, il ne pouvait passer ce costume de bête fauve qu'en soirée, quand les rues s'encraient à la plume de la nuit, poisseuses de brumes, ricanant dans leur manteau de moire. En journée, il n'était plus une Bête. Rien qu'un chien errant sans pairs ni famille ; qu'on appelait cabot, corniaud, sac à puce sur deux pattes, sale chien, clochard...
Et pourtant, il y avait aujourd'hui un autre chien errant, un roquet citadin à la mise négligée, fatigue en berne, cheveux au vent, le regard furtif. Une vraie bestiole chasseuse, un renifleur de gibier, qui dans son costard froissé, avait flairé sur lui une odeur alléchante, nonobstant les frusques nauséabondes engoncées comme de coutume avec malice. Avec sa dégaine de traîne-misère tourmenté, sa veste en cuir abrasée et son râble affiché, l'inconnu ne ressemblait pas aux limiers ni aux loups. Il n'avait pas la carrure d'un coureur sylvestre, l'allure racée d'une bête élevée pour la curée... Rien du bon vieux chasseur, et pourtant, c'était bien à cet exercice là qu'il s'essayait maintenant. Plus surprenant -ou bien pas le moins du monde- : il avait l'air familier à ce jeu là.
Bartel conclut donc dés les premières secondes que l'inopportun avait bien du poil gris, et que ce n'était pas à un chiot qu'il avait affaire là. Inconcevable alors de le manœuvrer comme un bougre habituel, d'une simple torsion de lèvres et d'un geste empestant la misère. Il faudrait se montrer plus habile- plus loquace.
Il faudrait jouer. Peu importait la raison de cette confrontation, il la découvrirait bien assez tôt... Pour justifier qu'on vienne l'interroger, elle devait être assez louche et barboter dans des eaux trop profondes. Des eaux où voguaient un Lapin et des Chats grimaçants. Ou ce genre de mers là, traîtresses, hantées, pluvieuses et remuées de squame.
Bartel se redressa dans ses frusques, familières aux habitués de la place, et faisant l'effort de quitter des yeux sa raison de fureter ici, au milieu de la foule, il fit face plus franchement à l'intrigant cabot. Barbe en friche, cheveux emmêlés tortillés par la brise et vêture misérable, il offrait le piteux tableau d'un clochard comme on en trouvait par milliers dans les mauvaises histoires ; la réalité étant, peut-être, la plus mauvaise d'entre elles.
Ses yeux tourbeux étaient pourtant trop vifs, et son sourire par trop attirant encore. Il ne tendit pas de main, mais malgré ses quatre bons centimètres de moins que le Chasseur, son allure misérable et sa pose négligée contre un mur, Bartel faisait presque bonne impression.
Presque.


-B'jour. Vous m'voulez ?
Il étrécit son regard, les paupières faussement lourdes, la langue moins agile que de coutume. D'un geste mou et vague, il indiqua la fontaine. L'inconnu s'y laisserait-il tromper ? Sûrement pas ; il n'avait l'air d'un naïf opinant de bon gré.
J'écoute la d'moiselle. Si vous pouviez magner alors, hein...
Car, toute proche, sur le rebord de la fontaine... Orcynie, telle un ange de musique et de lumière dégringolée du ciel, jouait de son violon chéris, loin de ses mains, de ses mots, mais à portée d'oreilles.
29-01-2014 à 11:07:43
Fièvre d'une nuit obscure ~ ( Randall )


Puant le luxe, martelé de marbre, de moquette et de vieux fer... L'Underground, repère velouté de la crasse d'Hellishdale.
Un bel écrin contenant une bille de plomb. Splendide à n'en pas douter, aux yeux qui aimaient se perdre dans les courbes harmonieusement entrelacées d'une architecture tout à la fois sobre, complète, et ergonomique. Une véritable oeuvre d'art, sous les airs de bar miteux dont ses murs extérieurs avaient pris le profil. L'endroit avait tout pour plaire, il était animé et serein à la fois- à qui cherchait, un petit coin tranquille finissait par dévoiler ses charmes. On y était bien servis, bien accueillis, bien protégé...
Bartel n'aimait pas l'endroit.
Confiné, tamisé, il ressemblait pour lui à l'antichambre de l'enfer. Non pas que la foule l'eut dérangée -il venait pour elle-, mais l'étrange atmosphère des lieux ne lui avait jamais plu. Il y avait quelque chose de trop attirant ici, de presque lénifiant. Tout ce confort, ce raffinement... Si typiquement humain, si bourgeois. La Bête ne se plaisait pas dans ce décor cossu. Elle n'avait jamais rêvé de fastes. Jamais de palais. Jamais de richesses. Face au décor somptueux, Bartel restait de marbre... Sans mauvais jeu de mot englobant l'environnement joliment émaillé d'une semblable vêture minérale.
Lui avait voulu, et ce depuis toujours, mener une vie simple, sans contraintes, dédaignant l'argent qui s'était imposé en nouvelle divinité. Avoir ses encres, ses pinceaux, ses crayons et ses feuilles, dessiner dans la rue, travailler peu et le moins bien possible... Gentiment cracher sur la société, sans trop en faire pourtant. Il avait finalement fait mieux en la quittant complètement. Bien lui en avait pris ; son seul regret n'avait rien à voir avec ce qu'il aurait pu posséder et vivre en restant cloîtré dans son existence si peu cahoteuse. Celui-là, l'unique, doucement douloureux, était fiché dans son cœur et non quelque part dans la région froidement logique de son esprit. Au final, il avait pleinement gagné aux changes.
Il en était convaincu la plupart du temps. Parfois non. L'Underground n'instillait aucun doute de ce genre en lui cependant.
On se serait trop volontiers endormis ici, n'attendant qu'une caresse de Morphée pour plonger dans le sommeil. Dans ce bâtiment mystérieusement caché, rencogné tout au fond d'une ruelle, dans une impasse brumeuse, un peu trop étrange et nocturne pour n'avoir aucun rapport avec les autres mondes... Bartel n'était pas dupe. Il n'avait jamais fouillé outre mesure les lieux, chercher à en savoir plus. Il n'en avait pas besoin. Son instinct lui suffisait à comprendre qu'ici traînaient des ombres visqueuses, dont il faisait d'ailleurs partie. Ce n'était pas le cas de tous les clients, il le savait tout aussi bien, et parfois, en arrivait à se demander si cette impasse n'était pas celle d'un Guide plus choyé que les autres par la ville ténébreuse. Tous avaient leur propre commerce, leurs activités généralement peu dignes d'être clamées... Pourquoi pas gérant d'une boîte après tout ? Un métier comme un autre à exercer, pour attirer à soi des Essences papillonnantes.
Ne pas en être certain ne dérangeait pas Bartel. Après tout, le cachet de l'endroit tenait en cette réputation sombre, ce mélange de mystère et de luxe, déroutant pour un établissement du genre. Venir passer une soirée à l'Underground, c'était toujours une aventure, virée intéressante à faire pour les plus jeunes comme pour d'autres espèces de fêtards... Amusante diversité de zèbres décontractés pour une nuit au moins, qui l'avait tenu jusqu'à maintenant en haleine nonobstant son malaise. Alors qu'il n'appréciait pas l'endroit, Bartel y revenait avec acharnement, et pour l'unique raison de cette foule hétéroclite. Elle l'attirait, inexorablement. Parfois en elle, d'autres tout près...
Ce soir là, il ne s'était pas mêlé aux ombres qui dansaient sur la piste. Assis au bar, il s'était rencogné contre un mur, observant avec fascination les êtres et les paraître qui défilaient dans la lumière tamisée. Corps qui tanguaient, éclaboussés d'une radiance terne, s'affalant sur le cuir flamboyant, penchés sur des tables blafardes, salis par une ombre qui giclait des coins moins éclairés. L'Underground baignait dans un crépuscule jaunâtre et sanguinolent où s'allumaient parfois quelques étoiles d'argent ; breloques prétendument précieuses qui s'éteignaient derechef. Un cycle cosmique était emprisonné entre ses murs. Des astres qui naissaient et mourraient, des trous noirs gigantesques qui happaient d'un mouvement les courbes affriolantes d'une figure stellaire joliment drapée... Ils auraient pu être au milieu du ciel, ou bien au fond de l'abysse. Bêtes squameuses ou translucides s'envoyant leurs nageoires, météores dément s'entrechoquant dans le vide.
Tout pulsait, tout se tordait. Les courbes se dévoraient entre elles, les perspectives s'endormaient les unes contre les autres. Le monde mâchait sa substance et la recrachait sous la forme de cette bouillie infecte ; sublime grouillement de carne bouillante et de bruits enlacés en capharnaüm. L'univers explose, se dégonfle, crève, renaît, rampe, étale ses boyaux sur le sol, les avale, les vomis, en fait une pâte immonde, étouffe les soleils dedans, halète sur un rythme syncopé de flash nerveux...
Sarabande de bruits, d'émotions écartelées, de gestes étirées jusqu'à plus soif d'espace. Une densité assassine d'informations malaxées entre ces murs qui enferment le monde.
Et là, loin du tumulte pour une fois au moins, tel un fauve guettant l'égaré du troupeau ( ironie acidulée ), Bartel qui lève son verre et boit. Sous son crâne, le monde émotif et sensationnel tourne et danse jusqu'à y faire peau neuve. Au milieu de la tempête qui balaie ses tempes, sa peau, sa rétine ; tous ses sens. Il médite, agressé jusque dans la moelle de ses os par la foule hurlante- meute déchaînée.
Puis sourit. Ce soir, il n'est pas venu pour eux.
Quand l'écharde de glace vient remuer ses tripes, traversant le torrent brûlant de cette fièvre ambiante qui tente de l'emporter, ses lèvres n'ont pas perdu leur plis amusé, cette courbe dangereuse et charmeuse dessinée dans une broussaille de barbe. Dans la lumière pulsante, les yeux qu'il tourne vers son hôte ont le brun verdoyant des tourbières.
Un prédateur. Celui qui rôde dans les sylves, étouffant la chanson de sa course sur le tapis de feuilles humides et de mousse qui couvre les forêts. Celui qui hante les vallées et développe l'écho des montagnes dans sa gorge vibrante. Un être obscur digne du bestiaire frémissant qui rôde dans les contrées les plus noires de Ténébris.
Ou bien, ne serait-il qu'un homme ?
Il tend la main, comme l'un des leurs.


-Bonsoir.
Sa voix est aussi réelle que l'exhalaison d'un sous-bois en automne.





Randall. L'un de ces êtres glacés que l'on rencontrait parfois, songeant qu'ils n'étaient pas humains. Une figure spectrale, semblable à celle d'une certaine Guide laissée pour un temps aux mains de ses interrogations... Mais ils étaient différents, ces deux êtres blafards chenus avant l'heure blanche. Leurs émotions n'étaient pas les mêmes, ni leur façon de penser. Quand Morgan était gênée en sa présence, le fameux propriétaire ressentait quelque chose de plus trouble, une sorte d'amusement mâtiné d'un questionnement sage, serein, loin de celui fébrile qu'il provoquait souvent.
Randall n'était pas mal à l'aise face à lui. Était-ce en raison du lieu de leurs rencontres ? Jamais on n'avait vu, après tout, les deux Bêtes réunies hors de cette grotte obscure. C'était en cette caverne qu'ils se trouvaient chaque fois, dans le terrier marbré de l'homme décoloré, étrange créature vivant au fond de sa jungle d'acier. C'était là, en réalité, dans les tréfonds d'une sylve édifiée des mains de l'Homme, que migraient les cauchemars des enfants et les prédateurs des histoires chuchotées... Les ténèbres des contes gorgeaient ces parcelles oubliées, ces boyaux secrets où s'entassaient les chimères de vieux contes. Elles trouvaient dans les égouts de nouvelles demeures, allaient se rassasier d'autres ombres, plus épaisses, plus froides peut-être, qui se collaient aux immeubles, aux fondations pourries des maisons photocopiées tout le long d'une rue rectiligne... Les eaux usées, les ordures, les fumées, voilà où barbotaient les monstres. Ils faisaient un royaume de ces bulles citadines pestilentielles, consacrés soudain par la pègre et tous les résidus rampants d'un monde qui ne brillait qu'en surface. De nouveaux dieux, les seigneurs des bas-fonds, ceux qui régnaient en maîtres incontestés sur des pays cachés.
Bartel n'y voyait aucun mal. Le reste du monde ne valait guère mieux... Au moins ici, ne cachait-on pas tout ce qui n'allait pas sous un vernis d'hypocrisie joliment entretenu par tous pour maintenir une cohérence sociale, qui quoique fissurée, tenait le coup d'une manière tout à la fois désespérante et admirable. Singulièrement, c'était dans les ténèbres qu'on voyait le mieux. Du reste, Randall avait au moins la décence de ne pas faire partie des plus malfamés ; il était presque respectable, du moins pour ce qu'en savait Bartel. Mais après tout, Randall était l'un des rares mystères qui persistait à planer dans sa vie...
Nonobstant son air sobre et nordique, presque ennuyeux à force d'être classieux, l'homme impeccablement tiré à quatre épingles ( d'argent ), avait pourtant collé au corps quelque chose d'un peu sombre, de dangereux, qui ne manquait pas d'affûter un peu trop ses traits cadavériques. Son apparence d'homme digne et bien sous tous rapports était entachée d'un brin de sauvagerie froide.
Randall avait l'air d'un vieux loup solitaire. Un animal silencieux qui savait encore mordre, qui derrière sa gueule grise et ses gestes élégants, cachait des armes fauves rétractées pour mieux plaire. C'est qu'il n'était pas si désagréable au fond. Un monstre courtois, bien élevé, avec belles manières et un raffinement qui savait séduire même une bête sauvage comme le tumultueux Égaré ; il avait de la conversation parfois, et s'occupait de ses clients avec un professionnalisme on ne peut plus indéniable.
Alors oui, Randall était froid, oui, Randall avait cet éclat de danger enfouis au fond de l'oeil, cette démarche prédatrice. Mais quoi ?!, malgré tout, Bartel se prenait à l'apprécier.
Il lui fit un sourire en serrant sa main glacée, visiblement peu gêné d'avoir à lever la tête. Ils devaient avoir l'air bien étranges, si différents, vus de loin. Et pourtant, dans leurs yeux, on percevait la même lueur vacillante et sauvage.


-Je vais à pied Randall, comme toujours.
Ce n'était pas la question, bien entendu. Mais répondre à cette formule polie avec sérieux lui aurait vraiment trop coûté... Les convenances, ce genre de chose, l'ordre réglementaire du discours. L'étiquette ; brûlons là.
Un peu de chaos instillé ça et là.

La soirée est belle, en effet, et je n'oserai la gâcher par un empressement insultant envers les charmes qu'elle me présente.
Il jeta un coup d’œil vers la table désignée par son échalas de vis-à-vis. Son sourire ondula vers une courbe railleuse.
Je me demanderai toujours comment tu fais. Tu ressembles parfois à ces magiciens qui détournent l'attention de leur publique pour mieux les subjuguer après une instant de relâchement.
Il haussa les épaules, glorieusement indifférent au tutoiement comme à la rigidité de son locuteur inexorablement dressé comme un piquet de glace.
Suivant son hôte pour aller s'asseoir dans le coin tranquille tout droit surgit de quelque improbable néant, laissant traîner ses yeux sur la foule comme pour s'il avait dû choisir un morceau appétissant à manger. Quand ils se posèrent à la table, Bartel en caressa le marbre blanc, riant sous cape du choix marmoréen de Randall... La décoration lui ressemblait tant que s'en était à se demander s'il ne voyait pas la boîte comme un enfant, déguisé de manière à lui ressembler. Encore plus quand on savait à quel point il prenait soin de l'établissement.

Révèle moi donc tes secrets. Il y a des tunnels enfouis, n'est-ce pas ? Et un système de poulies. J'en suis certain.
Bartel hausse un sourcil faussement interrogateur.
Je suis sûr que tu caches des cadavres là-dessous.

Car il fallait tenter d'arracher quelque chose à Randall ; car une conversation dirigée par cet homme aurait été trop calme, que personne n'aurait eu à élever le ton une fois ; car cela l'amusait, de parler pour ne rien dire.
Car, au fond, il fallait bien faire sourire les monstres des vieux contes. Et l'on vivait une époque où tous les sourires se gribouillaient comme ça, un peu au hasard, un peu pour rien. Alors une injonction à la bête assise là, un impératif à l'intention de l'homme glacé et glacial : tu souriras, vieille chose.
Et les enfants donneront la main aux monstres sous leur lit.






Un sourire aux courbes assassines, cloîtré pour tentative de meurtre dans le hallier de sa barbe ; toutes ses grimaces étaient dangereuses : elles appelaient la chaleur. Ciblant le glacier taillé, juste en face, criblé d'ombres. Au froid tenace qui hantait cette peau blanche, serrée contre la sienne à l'occasion de la nuit, salutation polie et charnelle- mais glacée. Il jetait tout le feu de ses veines à ce marbre entaillé, et dans un frémissement, sentait une réponse brève, hésitante, du Prédateur blafard. Car à cette cette sorte de froid, il était une fascinante horreur, terrible chaleur veuve qui s'accrochait à tous... Poisseuse mais attirante, une tourbe bouillante où délasser son corps. Peut-être bien plus encore, dans un éclat de sourire, luxuriant de barbe, lascif : non un carré de limon, mais un franc marécage, fascinant, aux fumerolles aguicheurs, une mare de boue tissée d'arbres tentateurs à qui voulait se pendre, et luisant comme un nacre brisé voluptueusement étreint par une mousse suintante. Une terre inondée habitée de feux-follets, guides attirants aux jeux traîtres et brillants : venez donc, approchez... Le trépas n'est jamais loin en ces lieux détrempés. Le plus doux des trépas, le plus conciliant aussi, une mort aux échos humides, ointe d'une boue épaisse, aux promesses alanguies de renaissance végétale.
Il était donc une vase, mais alors une vase chaude, et toute graine germerait entre ses bras ardents. Ses yeux invitaient à une perte joyeuse, une errance délicieuse entre des courbes offertes. Ses lèvres appelaient à une réponse, son corps vibrait dans l'espérance à demi révélée d'un entrelacs charnel.
L'autre répondit, tirant lentement sa main, laissant battre à sa paume la chaleur refusée. Randall n'était pas glace à fondre, moins encore pour une Bête. Il lui laisserait sa lumière cannibale, son volcanisme affamé. Les laves de son regard ne brûleraient pas cet homme... Il en avait vu trop, ses os étaient anciens et ses mains lasses, inaptes aux jeux somptueux de la Bête, rêches d'un givre tenace.
Bartel n'aurait pas ce monstre là, c'était un vieux loup, et son poil gris enflait encore.
Il grimaça à l'autre un sourire amusé.


-Toujours ce ton plat alors ? "Humains", mais diable, que le terme semble fade dans ta bouche ! Ah, Randall, épargne moi une ternissure trop prompte, être humain n'est pas si terrible... Indécent peut-être, au vu du monde que nous façonnons, mais agréable en soit. Je t'assure.
Il caressa la table du plat de la main, goûtant le contact frai du marbre. Les êtres vivants n'avaient pas l'apanage de la sensualité ; certaines matières valaient presque la chair. Un bois tendre, une pierre lisse... Il laissa dériver sa paume, appréciateur et souriant.
Et rien n'est plus beau que la magie des rues ; non pas les tours sophistiqués, mais la magie toute simple, celle à laquelle on accole du "passe-passe" négligeant.
<< A part peut-être une chair offerte >>, ajoutaient ses yeux d'absinthe diluée, versée à bas la boue. Des yeux pour cette ville, poèmes sphériques aux danses bourbeuses. Des yeux liquoreux et amers, des yeux d’Égaré. Plein des astres des mondes qui se frôlent.
Cette magie là ne perd jamais ses saveurs, et peu importe son cadre.
Il hocha la tête à la demande de son hôte, fleurissant en un nouveau sourire. Privilégié en fin de compte, pour l'insolence qu'il déployait comme des ailes parfumées- des ailes de suie, brillantes et aimantés.
Cette attention particulière me flatte : le gérant lui-même, quêtant ma faim ? Tu finiras par me faire rougir, Randall. Et dieu sait qu'il en faut, n'est-ce pas ?
Il se fixa sur lui, finalement, cessant de faire dériver son regard sur la salle et l'agréable marbre. Ses mains s'immobilisèrent ; comme si la Bête tournait maintenant toute entière son attention vers lui, tendant son corps et son esprit.
Je suis curieux de savoir ce que tu jugeras bon pour moi. Tout est-dit : je te laisse choisir ma commande.

Il prit le silence pour cape, espiègle au compte goutte.
29-01-2014 à 11:08:35
Qui peut lécher peut morde, qui peut embrasser peut étouffer ~ ( October )


Surgis brinquebalant, entre deux arbres nus. Un coup d’œil pour embrasser la foule ; juste un regard, puis matière à sourire.
Là. Sur le banc. Juste là. L'automne a chût sur terre, il fait la gueule au ciel. Voici les vents chargés qui se sont posés sans fard. Ils se morfondent, entres les charnures blanche d'un enfant des saisons.
Chemin frayé jusqu'à cette pâleur assassine qui étire sa figure sur trois cent kilomètres de jours gris. Et paroles, alors, au creux blanc d'une oreille ; il croise les bras près du cou de l'Automne, va poser sa voix un peu plus loin encore. Dans son dos, délie sa langue et laisse les mots claquer.


-Voyons October. Y aurait-il seulement jamais de bon jour ?
Un silence, pour lui laisser le temps de grincer des dents, de soupirer peut-être ; d'être October, cette bonne vieille chose fatigante qui lui faisait des œillades assassines, râlait de son humour et soupirait plus que bruyamment quand il se mettait à parler trop à son goût- qu'il avait mauvais d'ailleurs, sans aucun doute, pour n'avoir jamais su accepter sa présence. Fallait-il réellement qu'il soit si mollasson et suintant d'amertume ?
Bien entendu. Sans quoi, aurait-il seulement été une once de cette créature si terriblement divertissante ?

Non, ne réponds pas, déclara l'Egaré d'une voix dont le sérieux était trop intense pour ne pas être feint. Évidemment, cette question est stupide : je sais que tu es ravis de me voir. On constate à ton air sémillant que je t'avais manqué.
Il lui sourit, d'un air dégoulinant de sous-entendus sordides. Il était trop friand de ses petits jeux de nerfs pour ne pas sembler exaspérant. Mais encore alors, se tenait-il derrière le Guide morose ; or, en bon chieur, Bartel laissa les regards glisser sur lui et fit le tour du siège publique... S'affala sur le banc où croupissait le brun ténébreux le plus amusant du monde, un charmant chat noir auquel on tirait la queue pour le simple plaisir de le voir feuler et sortir ses petites griffes... Lui lança une grimace d'auto-satisfaction proprement insupportable.
Aujourd'hui, il avait choisis un costume tout à fait irritant : loques, visage poussiéreux, barbe emmêlée et un manteau rapiécé, assez épais pour étouffer au moins un baleineau à l'intérieur. S'il avait été touché par un don de prescience, qu'une vision descendue de quelque cime céleste l'avait prévenu de cette rencontre, Bartel se serait frotté avec les ordures les plus puantes qu'il eut pu trouver. Histoire d'être encore plus insupportable à sa triste victime de la journée. October ne pouvait s'en prendre qu'à lui, il était bien trop prompt à lui donner pitance...
Des grognements, une moue serrée, des regards en biais tout à fait sublimes par la violence qu'ils portaient. Des gestes obscènes parfois, des brocards jappées, des menaces intimidantes déclamées d'une voix blanche, le regard fixe et noir. October était une histoire d'horreur à lui tout seul. Quand il faisait soleil, la lumière devenait grise à ses pieds. Si les oiseaux chantaient, alors ils étaient étouffés dans la gueule d'un félin. Les enfants s'égratignaient les genoux en tombant de leur vélo ; le monde entier s'effondrait autour de l'immuable face grise d'October.
A tous les coups, les vieilles dames qui lui passaient devant faisaient des infarctus.
Et pourtant, nonobstant son air sombre, cet air doucement meurtrier, les répliques cinglantes qui lui pendaient aux lèvres, il attirait les foules. Sa carcasse, sur le banc, invitait au regard, sa face de chien battu lui aurait presque fait une figure touchante ; avant qu'il ne vous renvoie votre regard. Alors son mutisme se chargeait d'hostilité, et la farandole de la solitude lui tournait autour du cœur en étendant sa ronde, bien loi, bien au dehors, pour lui tracer une cellule d'isolement en plein air.
Bartel aurait su, peut-être, se montrer complaisant envers un autre bougre... Mais avoir affaire, par le plus cabriolant des hasards, au morne enfer qui battait la cadence dans le crâne d'October, cela, cette dégustation à brûle-pourpoint du piment le plus brûlant du monde, il ne pouvait y résister, quand bien même ce jour là il avait dans l'idée d'aller voir Orcynie. Trop de nuits sans étoiles à goûter dans les paroles de l'autre, des chansons de poignards blancs entre deux tempes pulsantes. Il y avait tout un univers à percer, là, tout un être à secouer pour lui arracher des récriminations violentes. Plus encore par ce jour, dans un parc bondé.
October ne sortirait pas de petit couteau coupant. Il devrait le supporter sans autre arme à dégainer que ses paroles brûlantes... Et tous les deux savaient bien comme elles avaient peu d'effet sur Bartel.
Pourtant, il n'était pas toujours aussi désagréable. On les aurait presque cru amis, parfois, quand brinquebalant des odeurs et de la poussière froide, le voyageur apportait dans la ruelle sordide un peu de sa présence vibrante. Le soir, quand il n'y avait personne, débarquant d'un autre monde avec tout ce qu'il fallait de joie de vivre pour indisposer son futur compagnon de jeu verbal ; ou bien patientant collé à un mur, qu'October ne porte ses pas hors du cloaque ou il chaumait pour le compte de la confiserie pourris, bariolée de folie, qui lui servait d'Architecte. Alors il souriait à sa figure blasée, à ses cernes, à sa face pâle lissée d'un ennui qui ne pouvait pas le tromper. Il lui tendait la main, qu'on dédaignait souvent, et se mettait à parler, peu importait le sujet.
Sa présence pouvait-être appréciée, quoique toujours agaçante de prime abord, au Guide défiguré par une lassitude bourdonnante. Parfois. Rarement. Quasiment jamais. Ce "presque" frémissant lui suffisait pourtant à rendre des visites diluées dans les soupirs, au tue-sourire que se plaisait à être le Guide... Était-ce la propension ridicule de réussites ou l'avalanche d'échecs qui le faisait revenir ? Difficile de trancher.
A sentir l'agacement -pétillant à l'Empathie jetée- d'October, Bartel avait bien sa petite idée de la réponse : il devait à lui seul totaliser les trois quarts des pensées de tortures atroces qui traversaient l'esprit obscur du Guide. Jamais on ne désirait autant sa mort que dans le crâne de cet homme là.
Il en était flatté.

Allons, October, fais moi une risette. Le jour est si beau, non ? Plein de lumière et de bruits !
Il eut un sourire affectueux pour les enfants qui hurlaient, tout proches d'eux, et jeta un regard attendris à la gueule blanche du noiraud.
Regarde moi toute cette vie qui pulse. Une chanson délicieuse, n'est-ce pas ?
Les gamins s'étaient mis à brailler en se courant après. L'un d'eux brandissait une chose visiblement moribonde, et leurs cris mêlés auraient percés même les tympans d'un sourd.
Bartel se rencogna dans ses frusques, une grimace moqueuse grésillant sur la face. Il renvoya quelques regard pétillants à des riverains interloqués par son débraillement fortement appuyé, souriant aux plus lents en leur tendant une tasse où tintaient quelques pièces, comme pour trinquer avec l'air. Douce mélodie de pauvreté affichée, accordée à sa crinière défaite. Quelques uns eurent la décence de rougir, détournant leur face écarquillée.
Il pouffa, et se tourna légèrement vers son compagnon aux faveurs délavées.

October, que fais tu dans un parc si tu ne veux pas de la foule, hmm ? Ce n'est pas le meilleur endroit de la ville pour se morfondre, tu sais.
Il haussa un sourcil.
Tu mériterais presque que je vienne t'indisposer pour tant d’irréflexion.
29-01-2014 à 11:10:42
Under the paper moon ~ ( Silver )


Un pas sur le sol, sourire aux lèvres.
Tout fraîchement débarqué, mais déjà frétillant d'impatience. Bartel se sentait ivre aujourd'hui ; il n'avait pas bu pourtant. Il venait tout juste de quitter Aérial, où le seul fluide un tantinet empreint de chaleur qui c'était offert à ses yeux avait été sa propre urine. Fumante et dorée, tombant gaiement sur la neige en y perçant des trous... Un vrai plaisir de pisser dans ces montagnes-là. Il ressentait toujours une joie maligne à saccager la pureté assommante de ces paysages blêmes qui caractérisaient si bien l'univers glacial de ce bon vieux iceberg qu'était Wilhem. Il s'imaginait parfois que, ce monde étant le reflet de son âme, il faisait plus que liquéfier un peu de neige... Ah, que l'Architecte devait maudire le jour où l'Essence du vagabond était tombée entre ses mains ! Pauvre homme. Il avait ouvert sa bergerie à un loup. Fait tomber briquet et bidon d'huile dans son beau jardin.
Et depuis onze ans, l'incendie continuait de se rappeler à lui. Régulièrement. Par simple plaisir de brûler quelques feuilles de ses plantes si douces, de roussir les murs de son grand palais sordide... Faire succomber un Originaire d'Aérial avait toujours quelque chose spécial. Il devait bien s'avouer que c'était là son pêché mignon, son amusement favoris. Toujours un défis. Pas chaque fois une réussite... Mais quand ses efforts finissaient par payer, alors quel délice ! Rien n'était meilleur que d'entraîner un pauvre bougre encore tout timoré entre ses bras, d'enfermer son corps hésitant dans son étreinte, et de lui faire découvrir toutes ces choses qu'il n'avait pas connu ; une caresse ici, la présence d'une langue par-là, et oh, n'étais-ce pas merveilleux que certaines parties du corps soient si prompt à se dilater ? Ils étaient tous si peu instruits de ces choses-là, en Aérial. Enfermés dans leurs habitudes, névrosés, rigides comme la pierre de leurs montagnes acérées. N'étais-ce pas son devoir que de leur apprendre ? Non ?
Non, en effet. Mais rater l'occasion d'indisposer le royal Wilhem ? Jamais. Autant allier l'utile à l'agréable... Quel beau dicton. Bien qu'en y réfléchissant, il n'ait pas été tout indiqué pour ces jeux dangereux. Il n'y avait rien d'utile dans le fait de dévergonder les pauvres gens ternis d'Aérial. Tout n'était que plaisir, comme chaque fois. Autant le défis que représentait la séduction d'un Originaire et le passage à l'acte, que l'idée acidulée qu'un jour ou l'autre, l'information remonterait jusqu'aux oreilles de l'Architecte omnipotent.
Qu'il se morde les doigts de lui avoir pris Orcynie. Il lui rendrait cette perte au centuple. Aérial n'avait pas finis de se réchauffer à sa présence ; il ferait monter la température degré par degré en allumant des feux dans des foyers dispersés... Aucun besoin d'être Architecte pour changer la face d'un monde. Il suffisait de patience. De persévérance.
Et d'un certain manque de scrupules, dans son cas. Il ne comptait plus tous les ménages qui s'étaient brisés sur son passage, tous les cœurs balancés aux orties qu'il avait laissé derrière lui. Ce n'était pas de la malveillance, car il faisait toujours clairement comprendre à ses amants que leur histoire n'était qu'une aventure... Les termes en étaient clairs, le contrat simple. Bien mal en prenait à ceux qui ne comprenaient pas. Lui n'y était pour rien. En quelque sorte.
Tout le monde n'était pas forcément compréhensif. Surtout sous le coup de la douleur.
Son nom était aussi connu que celui des Architectes. On l'utilisait autant pour jurer que pour rire, ou redonner l'espoir. Certains le maudissaient autant qu'Epiphaltès, d'autres voyaient en lui, pour quelque étrange raison, une figure héroïque se dressant face aux Grands. Là où régnait la terreur, il était la légende téméraire qui brocardait sur le dos d'un tyran ; autre part, on gloussait en l'imaginant devenu l'amant de telle femme -ou tel homme, pour la plus grande angoisse des dames- et crachait sur son nom cent fois maudis par tous les cocus, victimes de ses liaisons. Certains ne digéraient pas, aussi, l'abandon inéluctable par lequel se soldait ses relations. Il lui arrivait d'en ouïr une partie au gré de ses vagabondages, ou quand il s'arrêtait dans une auberge pour un temps. Une autre lui venait de ses amants, une autre de ses ennemies... Visiblement, on le connaissait désormais partout, et sa réputation était plus que mitigée. Il en pâtissait et en profitait tout à la fois. A Ténébris, où il passait bien peu, on l'appréciait beaucoup : l'idée qu'on puisse contrarier l'Architecte dément et son favori réchauffait le cœur de la population opprimée. C'était toujours l'occasion, alors, de trouver un coin chaud et un bout de pain pour une nuit. Il ne pouvait pas en dire autant pour ce qui était d'Aérial par exemple... Où il ne manquait pas de s'imposer la force, nonobstant l'hostilité qu'on lui y manifestait.
En général, les puissants et les patriotes ne l'appréciaient guère. Il avait pris la mauvaise habitude d'intervenir à son gré dans la petite guerre mesquine que se livraient les Architectes. Quand il passait à HellishDale, le vagabond ne se contentait pas d'étayer un peu les rumeurs et d'entretenir sa légende ; il n'hésitait pas à jouer les Guides improvisés, volant au nez et à la barbe des véritables concernés les Essences qui s'approchaient de leur ruelle, les conduisant plutôt dans les bras d'Inferna. Il se vengeait ainsi d'un rejet, ou d'un manque d'hospitalité ; ou s'amusait simplement de l'idée d'indisposer un des glorieux maîtres de ce petit jeu qui raflait des vies dans les rues de la ville... Pour la plus grande colère des intéressés, qui, il n'en doutait pas, avaient déjà dû débattre de son cas. Il se demandait d'ailleurs parfois pour quelle raison il n'était toujours pas mort. Certains avaient dû proposer de mettre un terme définitif à la nuisance qu'il représentait. Qu'en était-il donc ? Avait-il été protégé ? Gracié ? Mais par qui ? Berith l'appréciait, ce qui ne manquait pas d'être réciproque d'ailleurs, mais leur affiliation officieuse n'était qu'apparente. Le chaleureux Architecte ne lui avait jamais demandé de l'aider en échange quoi que ce soit et n'y faisait jamais allusion. Ils s'entendaient par pure acceptation du caractère de l'autre, et car ils étaient somme toute assez semblables. Cependant, envers leurs relations cordiales et quasi-amicales, le colosse lui avait fait comprendre qu'il ne prendrait pas le risque d'attirer sur Inferna une colère justifiée en le protégeant. Bartel n'y avait rien trouvé à redire ; tracasser les Architectes était un de ses petits plaisirs, Berith n'avait pas en pâtir.
Mais alors qui ? Mystère. Toujours était-il qu'il parcourait les mondes depuis onze ans, et que son petit jeu fourbe qui consistait à rafler des Essences aux autres mondes pour le profit d'Inferna se poursuivait sans heurts... Il ne voyait donc pas de raison de s'inquiéter outre mesure. Ce n'était pas dans sa nature, de toute manière. Il vivait au présent, en tout, et le futur n'était pour lui qu'un outil pratique afin de prévoir comment séduire sa proie du moment, ou s'assurer qu'il ne courrait pas de danger immédiat. Il ne plaçait plus d'espoirs en lui depuis longtemps... Peut-être à cause de la mort de Brocéliandre, qui avait été le petit coup de pouce vers l'entrée dans cette existence bohème. Le déclencheur de tout le reste.
Il avait eu des projets avec elle. Une parcelle de vie toute tracée à l'encre onirique, qui ondoyait doucement en lui promettant un bonheur certain en compagnie de sa venimeuse compagne... Bien des espérances qui faisaient palpiter son cœur plus fort. Elles n'avaient servis à rien. Depuis, il avait cessé de rêver pour profiter du présent- et au futur, il conjuguait le moins possible désormais.
Pourtant, en cet instant, il était impatient. Emplis d'excitation.
En quittant brumes froides du prétendu paradis pour une nouvelle visite de ce monde joliment nouveau et vide qu'était Démentia, il ne ressentait rien de plus que le contentement malicieux d'avoir entraîné une personne de plus à se dévergonder à son contact. Mais en posant le pied sur le sol du monde nouveau-né, il avait senti quelque chose.
Cette visite serait différente. Enfin, il avait attiré à lui son hôte fuyant ; il allait voir de lui-même la mystérieuse pièce rapportée dont on lui avait tant parlé. Après avoir contemplé à maintes et maintes reprises ce reflet étrange et torturé de son âme, ce monde de folie douce empreint de poésie, il aurait devant les yeux le visage derrière lequel se terrait la conscience malade à l'origine d'un univers si étrange. Il attendait ce moment depuis quelque temps déjà. Sa première visite curieuse, et les autres qui avaient suivis, errer partout à sa guise lui avait suffi... Mais après avoir exploré ce qu'il y avait à explorer de ce monde rabougris, Bartel avait voulu en voir plus. Trouver l'Architecte. Il n'était pas assez stupide pour avoir osé pénétrer dans les profondeurs de son antre, mais il avait fureté malgré tout. C'était invité dans tous les recoins accessibles, avait vagué partout, indisposant parfois les automates sans âmes ou les observant jusqu'à la nuit avec fascination.
Mais aujourd'hui, il y avait une différence. Son instinct lui soufflait un changement. Un vent de folie venait à sa rencontre ; hurlait fort dans sa direction. De quoi l'émoustiller, forcément... L'Architecte approchait.
Il devait se faire violence pour ne pas laisser s'épanouir un sourire carnassier dans la broussaille de se barbe.
Il marcha quelques temps au milieu du parc d'attraction, observant vaguement le paysage qui s'éteignait doucement, peuplé d'automates tremblants qui retournaient se terrer dans leur trou. Il avisa le ciel qui bleuissait comme après avoir été battu par la main d'un titan. Jeta un coup d'oeil sous un vieux chapiteau dans lequel se dépliait des contorsionnistes articulées aux visages tristes emmêlées l'une dans l'autre de manière grotesque ; puis lassé, il se posa simplement au pied de la grande roue, exhalant un bâillement en se frottant les mains. L'air était frai ici. Ce n'était pas grand-chose en comparaison d'Aérial, mais le voyage du paradis raté jusqu'ici et sa petite marche l'avaient échauffé. Il se sentait comme prêt pour combattre, à vrai dire, tout en circulations fluides et muscles détendus.
Posé tranquillement, il eut le loisir de suivre des relents d'agacement qui s'élevaient quelque part dans le parc, pas si loin. L'Architecte venait vers lui. Il était tout proche. Il était... Juste derrière. Bartel eut le temps de se tourner avant que l'autre ne commence à parler.
Il était assis en hauteur, suintant de mépris, d'irritation et de curiosité. Bartel le dévisagea, le dévorant du regard.
Alors c'était donc ça, le maître de ce monde ?
Un gamin éthique et chétif, aussi blême qu'un cul de vieux légume abandonné dans une maison de retraite. Même ses vêtements blanchis peinaient à contraster ; et à cacher sa maigreur maladive, qui lui rongeait les chairs en creusant jusqu'aux os. Mais pour pallier à son habillement en parfait camaïeu de blanc, la nature l'avait doté d'interminables cheveux d'un brun aussi profond qu'un riche terreau. Il apprécia ce détail et convint que la comparaison lui donnait du charme. Ses yeux étaient beaux eux aussi, à l'image d'un crépuscule romantique. D'un violet éclatant et dégoulinant qui avait l'air d'un feu d'artifice figé au milieu de sa face blafarde teinte seulement d'une paire de lèvres d'un rouge franchement sordide. Mais dans l'ensemble, il avait l'air d'un joli cadavre. Un corps qu'on avait vêtu en hâte pour l'enterrer. Exsangue, négligé et complète explosion de blancheur morbide.
Quel môme glauque. Il n'était pas déçu : les racontars avaient tort. Il était bien plus singulier et malsain en vérité.
Ses paroles, par contre, n'étaient pas celles d'un être rongé par la folie. Quelle bonne surprise ! On lui reprochait même ses visites intempestives avec une pointe d'humour acide. Que de bonheur. Il allait donc pouvoir engager la conversation avec son hôte si peu présent pour ses invités...
Oh, mais quel mauvais point. Triste événement ! Le gamin n'allait apprécier ce qu'il avait à lui dire.
Mais n'avait-il pas posé les questions lui-même ?

« -… Qu’est-ce que tu peux bien trouver à mon chez-moi pour venir sans cesse y imposer ton envahissante présence ? Tu vois bien que le Parc est arrêté, ne va pas me dire que c’est pour me quémander un tour de manège… ? »

Bartel était déjà malicieusement enjoué à l'idée de lui en donner les réponses. De se confronter à ce scabreux Architecte sur lequel on jasait tant... Vraiment, quel honneur de pouvoir parler au fou dangereux le plus puissant des six mondes.
Il lui offrit son plus beau sourire. De quoi en inquiéter plus d'un.

-Heureux de constater que mon hôte est moins impoli qu'il ne le laissait paraître en m'abandonnant à ma solitude ; tu as fait l'effort d'apprendre mon identité... Merci bien. Je suis également honoré de ta présence. Enfin, ce genre de choses, pas vrai ?
Son tutoiement n'était pas étudié. Exaspérante spontanéité. Il étira les bras, haussant un sourcil.
Mais au fait, pourquoi cette distance ? Voilà une manière bien froide de m’accueillir. M'invites-à rester loin du toi ou à grimper pour t'atteindre ? Hmmm. Quelle interprétation cornélienne, n'est-ce pas ? Soupira-t'il avec un dépit feint, avant de l’abandonner derechef au profit d'un nouveau sourire. Je constate que ma réputation me précède une fois de plus. Même ici.
Il s'approcha de la nacelle, faisant mine de s'y diriger pour y grimper... Et passa en dessous, tournant le dos à l'Architecte l'espace de quelques secondes de marche, avant de faire volte-face à nouveau.
Mais je m'étends sur des sujets inutiles. J'attends de pouvoir répondre à ces questions que tu me poses depuis quelques temps déjà. D'où mes visites répétées. Je te cherchais Architecte. J'attendais ta venue. Vois-tu... Je suis intrigué.
Une lueur passa dans ses yeux. Il grimpa d'une traction habile sur le toit du petit bâtiment grisâtre et bariolé à la fois où se trouvait une manette inutile, qui dans n'importe quel autre parc d'attraction, aurait actionné la Grande Roue. Il s'y assit en tailleur, mains sur les genoux. A quelques mètres de la nacelle où se trouvait l'Architecte. Il commença à parler sans sourire, avec un grand sérieux ; ce qui était probablement un mauvais signe. Pour eux deux.
Regarde autour de toi. Ce monde, là : tordu, brouillé et si pitoyablement minuscule... Mais si étrangement rosâtre et enfantin. Quel doux cocon, n'est-ce pas ? Ces couleurs pastels à gerber, cette petitesse ouatée et mignonne... On dirait l'antre mise en scène d'une attraction foraine. Tout ce monde me fait penser à un cirque, et toi tu en es la vedette. Le monstre de foire vers lequel se tournent les yeux, pointent les doigts. Une bestiole étrange qui intrigue et fascine... Et dégoûte. Quelle amusante créature que voilà. Quel drôle de marginal tu fais.
Il se fendit d'un sourire franc qui démentait toute la morgue acide de ses paroles.
J'aime ce monde, ce coffre à jouet éclaté. Ce rêve inquiétant dans lequel tu as décidé de te cloîtrer. Je ne vais pas dire que je comprends pourquoi, mais tout de même, il y a une certaine beauté dans tout ça. Une beauté flippante. A ton image. Tu m'as tout l'air d'un gamin dégénéré vu d'ici, tu sais ? D'un cinglé. C'est difficile de baser le jugement que je porte sur toi avec la simple image de ce monde-là, déclara-t'il d'un air pensif, mais d'un autre côté, ne te connaître que par lui est intriguant. Excitant. Et puis, il y a l'effet de cette nouveauté, toutes ces surprises... Comment dire ? Je viens ici si souvent pour une unique raison, Architecte.
Il le dévisagea, toujours ce fameux sourire attaché aux lèvres. Comme s'il ne venait pas d’allègrement avouer à son hôte qu'il le considérait comme une créature démente et risible.
Je veux mieux te connaître. Voir ce qu'il y a au-delà de ce reflet à vomir de ton âme qu'est-ce monde. Depuis tout ce temps, je te cherche. En fin de compte, je me pose simplement la question : n'es-tu qu'une bête de foire ? Le malingre Architecte noyé dans sa folie, la pièce rapportée crasseuse qu'on ne touche que du bout des doigts ? Je pense que tu es plus complexe. Plus profond. Mais comment le savoir avec ce monde tendrement dégueulasse, ce trip louche d'un enfant complètement déphasé, pour seul indicateur ?
Son sourire s'élargit.
Je me demande simplement ce que tu caches, Architecte. La vie est faîte de rencontres et de départs. On se construit avec eux. J'ai envie de voir ce que m'apportera ma rencontre avec toi.
Petit silence. Il lorgna la chevelure de jais du gamin gangrené de folie qui lui faisait face... Et une étincelle de désir s'alluma au fond de ses yeux.
Par exemple, ces cheveux... Une vraie marée de terre. Puissante, coulante. De la boue. Du terreau. On pourrait planter des fleurs à l'intérieur. C'est incroyablement inspirant.
Il changea brutalement d'expression. Son sourire tomba, et ses sourcils se froncèrent. De nouveau sérieux, il termina son petit discours estomaquant sur une question aussi étrange inattendue.
Veux-tu devenir ma muse, Silver ?
Car lui aussi avait ses secrets, ce que l'on savait de lui, et ce que l'on ne savait pas. On connaissait le vagabond, le rebelle, le charmeur, le goujat, l'amant, le malveillant, le chaleureux et riant Bartel... Mais personne en onze ans, n'avait jamais vu l'artiste.
Personne en onze ans. Jusqu'à maintenant.
Et dans ses yeux brillait tout l'intérêt d'un homme dévoré d'inspiration pour son sujet adoré.





Le monde chantait d'une voix grondante... Métallique et profonde, claquante comme le fouet et incisive comme une lame. Elle poignardait au cœur, cette mélodie, pénétrait les entrailles et retournait tout le fatras visqueux qui s'y enroulait dans une farandole immobile d'organes enserrées. Rien de surprenant : cette bulle rosâtre qu'était Démentia frémissait doucement, enfin. L'immobilité malsaine du lieu avait laissé place au mouvement qu'on avait oublié de lui inscrire. Le ciel couleur d'hématome avait pris une teinte poisseuse qui n'était pas sans rappeler les éclaboussures d'une mine de stylo-plume tordue.
Cette giclée-là devait avoir été vraiment immense pour colorer tous ces cieux purgés de nuages.
Bartel riait à gorge déployée sur son toit branlant. Le bruit se mêlait plutôt bien à la mélodie funeste que jouait le Parc de son côté, en craquant sordidement comme une vieille dame qui se redressait. Quelle étrange comparaison quand on songeait que ce monde était entre tous le plus jeune... Et cependant, on ne trouvait pas plus décrépis, même en Ténébris. Une vraie ruine. Une ruine colorée, joliment émaillée d'attractions bariolées et possédant un charmant jardin surréaliste, mais une ruine néanmoins. Chaque débris en était passionnant. Certes pas de civilisation perdue comme en rêvaient tous les gosses avides d'aventures, qui clamaient haut et fort pendant un temps de candeur vouloir devenir archéologues- mais il y avait quelque chose de tout aussi fascinant ici. Démentia était plus empreint que n'importe quel monde d'une puissante humanité : il était issu du délire catatonique d'un gosse déjà perturbé. De ce fait, il ne s'était construit qu'à partir d'un esprit... Plus ou moins humain. C'était là ce qu'il fallait en retenir avant tout. Un monde créer de toute pièce pas une conscience humaine, issu d'une entité pensante qui avait édifié son empire d'ombres sur une existence probablement obscurcie de sang... Pas étonnant qu'il soit si tordu, dénaturé.
Et magnifique.
A sa manière, il n'était qu'une oeuvre d'art aux dimensions astronomiques. Le sublime rejeton d'un artiste qui s'ignorait. Bartel en appréciait les qualités inspirantes, il aimait l'idée d'évoluer dans l'esprit cristallisé d'un être vivant. Il y avait même un plaisir malsain à s'imaginer évoluer en l'âme d'autrui, à pouvoir jouer les voyeurs en épiant les pensées et les secrets d'une personne démunie ; ici, le voyageur se sentait plein de puissance. Alors même que ce monde était des plus dangereux, imprévisible et échappant à toute logique... Il avait l'impression d'y être intouchable. Pas qu'il méprisa l'Architecte qui avait accouché de cet enfant monstrueux qu'était Démentia, mais il pouvait voir à travers lui l'être en question. Le monde en lui-même disait beaucoup, avant même qu'on rencontre son créateur. Il était beau, étrange et poétique... Dangereux, tordu, voilé d'une innocence crevée et boursouflé d'une violence dormante, sur laquelle on tombait à chaque croisement ; ces automates sans âmes qui vaguaient à leurs vaines occupations avant de se figer et de mourir, cette brutalité distillée joliment dans la maison éclaboussée d'un silence morbide... A qui savait observer, ce monde était une débauche de violence. Une violence muette et discrète qui se faisait toute petite derrière des froufrous roses et des bijoux en toc. Maquillée par la dépouille d'une candeur décédée, cachée sous un terne substitut de rire décomposé. Démentia était une enfance parodiée, tordue, malmenée. L'écrin de velours poisseux d'un esprit torturé. Le danger s'était travestit, mais il restait présent. Ici dormait la folie, ne demandant qu'à s'éveiller. Il ne lui manquait qu'un prétexte.
Qu'un homme comme lui par exemple. Bartel. Celui qui n'avait ni demeure ni cocon ; celui qui se moquait des murs et des gens enfermés. Il était la liberté, la sauvagerie, la pulsion brutale qui saisissait les cœurs pour l'amour, la mort, le bonheur et la peine. Que pouvait-il représenter pour Silver, l'Architecte dément enfermé dans son corps et son esprit à la fois ? Ce monde n'était qu'un fantasme matérialisé après tout. Le sien même. Il vivait dans son propre inconscient érigé en nids affreux et bigarré ; Démentia était sa prison autant que son antre. Ce monde était un abîme. La protection d'un enfant traumatisé contre l'extérieur, la barrière plongeant en profondeur qu'il avait élevé pour tenir à l'écart l'univers qui l'avait engendré, le faisant si plein de douleur et de violence. Vivre en son propre inconscient ne pouvait qu'être malsain. Silver était en prison, quoi qu'il fasse. Il croyait pouvoir le cacher... Mais Bartel avait l’œil aiguisé. Il avait suivi chacun de ses gestes, épier le moindre mouvement.
L'Architecte n'était pas à l'aise dans son corps. Plus encore sous des yeux avides comme les siens. Pas qu'il trouva le gamin particulièrement beau, malgré la fragile joliesse qui s'accrochait en lambeaux à son corps éthique, mais l'étrange androgyne avait éveillé en lui une autre sorte de faim. Toucher ce corps devait sûrement être agréable ; tous ces creux inscrits dans la chair blanche, la longueur de ces doigts trop maigres, l'ossature exposée de son visage entouré d'un écrin de moire luisant, encore humide d'une toilette récente... Un érotisme macabre qui l'émoustillait à sa propre surprise. Silver était différent. Cela lui plaisait. Mais ce n'était rien au vu de la fascination artistique qu'il ressentait à son égard. La créature n'était pas belle. Elle n'avait rien d'un canon de ce siècle ou des précédents- ne lui manquait que l’œil larmoyant pour aller habiter un songe gothique aux pourpres froissées. Pourtant, une certaine poésie se dégageait d'elle, nonobstant chaque détail révulsant de son être blafard. Le chasseur ne lui portait pas d'intérêt ; seul comptait la matérialité affreuse et exotique de l'Architecte, au diable le reste... Et puis, il y avait l'artiste inavoué qui se faisait morceau de fer, attiré par l'aimant gargantuesque qu'était Silver. Tant de possibilités ! Il était laid. Assurément. Mais quel puissant esprit animant cette carcasse dégoûtante... Débridé, sauvage... Au-delà même de la raison. De quoi s'assurer quelques frissons variés pour les mois à venir. C'était un os rare sur lequel se faire les dents ; le plus drôle étant que le terme d'os désignait à merveille sa nouvelle proie.
Mais une question se posait, maintenant que tremblait le monde autour de lui. Quel genre d'animal traquait-il ? Il l'avait su dangereux avant de venir, et même maintenant face à ce gamin chétif chiche de chair, il ne faisait pas l'erreur de sous-estimer l'adversaire qu'il s'était choisis. C'était un Architecte. Un Architecte fou, au sens commun du terme, qui était encore par trop mystérieux pour qu'il puisse avoir la moindre avance sur lui. Il apprenait sur le tas en réalité, analysait dans le moment et développait sa science de la nature humaine en l'instant présent, face à son sujet d'étude. Il avait beaucoup réfléchit avant d'être abordé par sa proie, mais... L'heure de vérité ne venait que maintenant. Il pouvait s'être trompé. Ce n'arrivait que rarement, mais c'était une possibilité ; et cela faisait partie du jeu. A vaincre sans périls on triomphe sans gloire, n'est-ce pas ? Bartel ne s'était pas soigneusement préparé. Il avait flâné en développant sa pensée jusqu'à maintenant. Tout ce qu'il croyait savoir de l'Architecte se confirmerait... Ou s'infirmerait. S'il avait eu raison, il pourrait mener la danse- en partie. S'il avait eu tort... Advienne que pourra.
Silver resterait-il la proie, ou ferait-il de son impertinent invité son propre gibier ? Excitante perspective de situation retournée. Certes, dangereuse mais... N'était-il pas ici pour prendre des risques également ? Les autres Architectes ne lui opposaient pas une franche résistance. Il en serait autrement avec Silver, c'était certain. Mais un des deux finirait par consentir à céder un peu de terrain, et tout l'intérêt était de savoir lequel. Bartel était trop doué à ce petit jeu là pour ne pas envisager de perdre ; il savait que sa confiance le pousserait à lâcher des paroles de trop. Cependant, il avait l'expérience de son côté... L'Architecte serait retord, délicieusement difficile à faire ployer, mais il était jeune et cette confrontation lui raflerait ses premières passes dans le genre de joutes qu’affectionnait tant Bartel. Un vieux loup face au rejeton mutant de la meute. L'empirisme vaincrait-il la puissance brute ? Un pari scabreux. Soit ce qu'il y avait de plus excitant. D'autant qu'il n'était pas démuni ; son atout magique ne pouvait pas être considéré comme négligeable dans une situation pareille... Il lui donnait une longueur d'avance. Pour peut qu'il soit réactif.
Il avait laissé tourner les effluves qui s'éparpillaient de l'Architecte autour de lui sans réagir jusqu'à maintenant, tout au plaisir de les nommer. Curiosité, dégoût... Envie. Colère. Un ouragan de sentiments qui s'arrachaient à la carcasse ternis du gamin pour venir lui griffer l'âme. Il encaissait, consciencieux à les éplucher froidement. Son discours avait fait réagir l'Architecte plus encore qu'il ne s'y était attendu ; de quoi le ravir franchement. Silver ne le savait pas, mais son indésirable invité pouvait sentir tout ce qu’il taisait- ou travestissait simplement. Ses paroles étaient autant de détails ajoutés à un dialogue plus pur. Pour Bartel, les mots n'étaient devenus qu'un langage du visible, l'atout vulgaire. L'empathie surnaturelle qui avait compensée le rapt sauvage de son Essence caractérisait les individus mieux que leurs paroles. Elle allait directement au fond des choses, décelait le noyau qu'on tentait d'enrober pour en cacher la nudité sans fard. Pas de mensonges, d'inhibition... Seule la réaction pure et instinctive inhérente à toute interaction sociale. C'était voir au-delà des apparences, comprendre mieux que n'importe qui d'autre ; détenir le pouvoir de percer à jour chaque individu qui lui faisait face. On ne pouvait pas le duper à moins d'être totalement dénué d'émotions... Et ce n'était le cas de personne, n'est-ce pas ?
Il était tout puissant quand il s'agissait de rapport social. Pourtant il ne calculait rien. Il avait simplement ce don inné, cette compréhension instinctive étayée d'un pouvoir qui lui était tombé sur le cœur un beau jour dans l'hiver d'Aérial. Et ses propres réactions étaient tout aussi dévoilées que si chacun avait eu le pouvoir de percer une hypothétique carapace. La franchise absolue qu'il avait adopté était autant une de ses forces qu'une faiblesse...Ici, elle l'avait mise en situation dangereuse. Amusante, mais dangereuse.
S'il avait enfin arraché un soubresaut à ce monde immobile qu'était Démentia avec de simples paroles, il se demandait bien quelles conséquences auraient ses actes... Il n'avait pas l'habitude d'y porter d'attention. Mais peut-être était-il temps de faire preuve d'un peu de prudence ? Non ? Que nenni. Ce n'était pas dans ses habitudes. Au diable le calcul. Quel intérêt face à Silver de toute manière ? N'était-il pas fou ? On ne construisait rien sur la folie. Surtout pas de plan. Non... On pariait dessus. Avec insolence. Et cela, il savait le faire.
L’égaré bondit de son toit biscornu. Il se réceptionna sur le sol poussiéreux accroupis, un sourire léonin aux lèvres. Il braqua son regard de fauve en chasse sur le gamin. Le salaud lui avait déjà tourné le dos ! Pensait-il pouvoir lui échapper si facilement ? Bartel jeta un coup d'œil aux nacelles qui farandolaient joyeusement dans la nuit noire crayonnée de lumière par une Lune bouffis et fardée ; finalement, les voir tourner était mille fois plus sinistre que de s'abrutir devant leur immobilité déprimante. Le tout n'était pas exempt d'une beauté franchement malsaine. De quoi plaire aux plus tordus... Qu'avait donc déclaré l'Architecte plus tôt ? "Mon Monde est très joli, c’est mon avis." Rien de surprenant. Malade mental. Charmant malade mental. Aimer ce monde dégénéré et inquiétant, c'était se complaire dans la boue de ses propres excréments. Démentia n'était belle qu'en raison de sa laideur aux yeux de Bartel ; et puis, le nom du monde parlait de lui-même... Rien de très saint à attendre de cet univers, ni de son créateur. Il aurait donc dû ne lui porter aucun intérêt et dédaigner les lieux. Cependant, envers toute logique, quelque chose l'y attirait, sans qu'il ne puisse mettre le doigt dessus. Il avait donné quelques raisons à Silver avec son petit discours acide, mais ce n'était pas tout. Il y avait là ce qu'il était en mesure d'expliquer- le reste persistait à se couvrir d'ombres. Une préoccupation plus obscure qu'il n'avait pas voulu départir de son mystère sur le moment l'avait poussé à venir rôder ici... Il avait son nom sur le bout de la langue, mais il ne le prononçait pas. L’Égaré ne l'était pourtant pas dans son esprit ; c'était un refus de sa part. Tout net.
Tabou. Son seul tabou. Celui qu'il se faisait violence de franchir. Cette unique barrière dans sa vie, cette chape de ténèbres qui tombait occasionnellement sur sa vie, pour peu qu'il se donne l'occasion de tourner les yeux vers son passé en évoquant sa faille unique. Elle était- chut. Non. Il fallait taire certaines vérités. L'ombre pouvait être rafraîchissante, elle avait ce pouvoir de préservation si rassurant... Pourquoi vouloir la déloger ? Elle était bien à sa place.
Mais pourtant, sa mémoire... Au milieu de l'orphéon joué par le monde éveillé, de toutes ces notes débridées qui tournaient et frappaient, éclatées dans l'air en moues souriantes sur visage, il était sonné, presque engourdis. Derrière le grincement métallique et les bruits électriques des disjoncteurs qui se remettaient en marche ; le son des ampoules qui grésillaient puis crevaient en gerbes de verre au-dessus des stands ternis par le temps. Évanescent, fascinant- illusoire. Le son des violons qui pleuraient au milieu des souvenirs enlacés.
Il fallait leur échapper, à tout prix. On ne pouvait supporter les sanglots longs des violons de- poésie en rempart. Récite pour vivre. Implacables, les vers s'imposent et claquent, foutent des bourrasques au coin de ses yeux pour en refouler les étoiles qui veulent tomber sans droit de passage.



Les sanglots longs

Des violons

De l'Automne,

Blessent mon coeur

D'une langueur

Monotone.

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l'heure

Je me souviens

Des jours anciens,

Et je pleure

Et je m'en vais,

Au vent mauvais

Qui m'emporte

Deçà, delà,

Pareil à la feuille morte.[url=http://croqueurs-de-livres.forumactif.org/t595-les-sanglots-longs-des-violons-de-l-automne]
[/url]



[size=9]Laisse toi bercer par les mots. Le monde n'a pas d'emprise puisqu'il y a déjà tant en toi... Enterre les souvenirs dans ta chair ; t'as une belle gueule de cimetière, pas vrai ? Toute cette broussaille sur ton visage. Ce sont les fleurs fanées qui ont cessé de s'ouvrir- il y a longtemps. Des asphodèles poussent entre tes songes épanouis, pour masquer tout ce qui ne t'as pas suivi dans ton vent de liberté, ce qui est resté là-bas, à mourir.
Souviens-toi. C'était il y a longtemps. Tu as écris quelque chose comme ça un jour. Qui parlait de toi et de tout le reste, du changement tout fringant qui avait bousculé ta vie. Si, regarde, cela faisait un an, et toi t'étais là, du duvet sur les joues, un peu paumé et franchement seul dans ton coin de taverne tout au fond de Neverland.[/size]


Les jours se brûlent à ma mémoire. Ils se font cendres dans mes pensées- immolation du temps. Couché de soleil, aube rosée, vous n'existez plus. Vous êtes mortes dans l'éternité.
J'ai posé mes yeux sur le parquet et j'y ai vu de la lumière. Cet instant était beau, le plus beau d'entre tous. C'était une flânerie sur le sol, et une flaque de soleil sur le bois. Sublime simplicité.
Alors j'ai décidé que le monde cesserait de tourner, qu'il n'y aurait plus de secondes, ni de minutes ; encore moins de jours ou d'années. J'aurai dix-sept ans pour toujours. Je ne grandirai pas. Je vais vivre un dimanche à jamais. Ce sera mon existence. L'éternité. L'éternité ou rien.
Mais pour trouver l'éternité, j'ai dû trouver la mort.
J'aurai dix-sept ans pour toujours, dans la pierre gravée de ma tombe. Dix-sept ans pour toujours, dans le corps luisant des vers. Dix-sept ans dans les fleurs, dans le vent ; dix-sept ans, dispersé dans le monde, tout proche de chaque vie qui brûle.
Dix-sept ans et l'éternité- loin des étoiles, mais profond dans la terre.


[size=9]C'était il y a longtemps. Dix ans. Mais ça brûle toujours si fort dans ton cœur...[/size]


Pourtant il faisait comme tous et chacun. Il tentait de fuir. Il se divertissait de sa souffrance en se donnant d'autres priorités, s'inventait une vie pour enterrer l'ancienne avec de nouveaux visages, d'autres lieux familiers.
<< Tout compte fait, tu n’étais qu’un homme. Aussi cruel qu’eux. L'oublie est une blessure qu'on s'inflige à soi comme aux autres. J'ai tailladé grand cœurs ce soir-là. Et je regrette si peu. Et je regrette tant. Quelle triste blague. >>
Tragi-comédie de sa vie qui ne faisait rire personne et pleurer que dans l'ombre. Il ne prit pas la peine de s’appesantir sur le hasard douteux qui plaça dans son chemin un automate au masque rieur, dont une des mains métalliques lui tendait une face plastifiée défaite, trop largement affaissée. Il attrapa le simulacre de visage au passage et se contenta d'un sourire féroce pour le destin moqueur. Il était en chasse, aux diables les doutes, les regrets. Pour l'heure, il se jouerait de tout. Après tout, n'était-il pas en pleine représentation ? Le monde, ici, était assez étrange pour sonner franchement faux. Avec un peu d'audace et un brin de folie, on lui donnait pour murs ceux d'une scène de théâtre. Et une pièce faisait vibrer les planches en cet instant même.
Mille figurants absurdes dans la fête foraine ; ces automates qui se relevaient dans la poussière et souriaient au vide dans les wagons du train fantôme, plongeant quelque part au milieu des entrailles noires d'une attraction parée de lumières cireuses. Entassés, emmêlés, éparses- dispersés dans l'espace pour figurer la foule.
Deux rôles principaux, pour deux acteurs de choix. Celui du gavroche fuyard et famélique pour un Architecte à la réputation malsaine qui promettait d'empirer. Et à l'homme fait qui s'amusait de tout en ne courbant le dos que pour soleil et vent ? Allez savoir. Il pouvait être héros comme antagoniste. Lui avait tout un panel de rôles à sa disposition. Pour la forme, restreignons le un peu ; tour à tour Arlequin et Scaramouche, il déliait sa langue agile pour le plaisir du publique... Mais n'était-il pas trop franc ? Il manquait de fourberie.
Abandonnons la Comédia Del Arte. Elle n'était pas, et de loin, suffisante à cette pièce. Le théâtre n'avait de toute manière plus monopole sur les acteurs- et si tout cela n'avait été qu'un film ? Little Nemo in Slumberland. La suite d'un cinéaste qui surfait sur la vague des contes et histoires gaies avilies par une volonté farouche d'assombrir des récits qui n'en avaient pas besoin. Un film magnifiquement dénaturé. Enfance souillée de mille et cent pauvres adultes.
Vraisemblable. Synopsis balancé sur le net- choc. Un nom de plus souillé abominablement par l'effet de mode.


Némo a dix huit ans. Alors que sa mère meut, le jeune homme cherche à retrouver son enfance en faisant appel de toutes ses forces au monde de Slumberland. Mais le pays a bien changé, alors même qu'on l'avait cru sauvé. Et si les ténèbres n'avaient pas été abattues ?

De retour à Slumberland, Némo tombera des nues en découvrant la mort du bon roi Morphé et se joindra à la rébellion menée par sa vieille ami, la belle princesse de Slumberland qui cherche à venger son père, sauver son pays et retrouver son trône...


Horrible, et pourtant si proche d'une hypothétique réalité. N'en restait pas moins que ce mauvais remake supposé n'aurait pas fait tâche ici. Dans ce carnaval des ombres, on aurait pu donner la paternité de Démentia à quelque cinéaste épris d'une esthétique Burtonienne qui- stop.
Quelle importance ? Foutu égarement.
Bartel courrait dans le Parc, un sourire léonin déchirant sa face barbue. Les ampoules grésillaient et clignotaient autour de lui, accrochés en guirlandes frémissantes au-dessus des stands hantés par quelques automates malformés. Elles jetaient des ombres décomposées sur son chemin, illuminant la nuit plus sordidement qu'autre chose. Des pop-corn grisâtres sautèrent autour de lui du torse métallisé d'une créature sans jambes. Une fillette articulée au visage de poupée russe tomba sur chemin, déversant le contenu de son crâne en bois sur le sol. D'autres automates minuscules en sortirent- sarabande miniature.
Barel sauta pardessus comme un fauve franchissant un obstacle. Il aurait fait un bon lion de cirque- manquaient les cerceaux enflammés.
Au loin, Silver disparut soudainement derrière la porte de sa maison. Et l'impertinent voyageur stoppa alors sa course. Rien ne servait pas de courir. Il souffla fort, l'oeil avisé animé d'un éclat féroce. Prédateur, il approcha en marchant de l’édifice rosâtre. Misérable petit gremlin ! Il l'avait tout droit conduit à son antre, en terrain sûr. Ici, il pourrait le faire tourner en bourrique comme bon lui semblait. Ruse diabolique... La chasse virait à son avantage.
Avant d'oser entrer, bravant la barrière insolente -car ouverte- qu'on lui dressait, Bartel se remémora la colère soudaine de l'Architecte, cette explosion d’incohérence et de folie. Que se passerait-il si la prochaine venait ici ? Il ne pourrait pas fuir aussi facilement qu'à découvert. Et quels étaient donc les atouts cachés de Silver ? Il avait forcément un pouvoir lui aussi, sa carte maîtresse. Impossible de la connaître cependant... Il allait devoir faire sans.
Bartel tourna la poignée. Il n'arriva pas à prendre ce danger au sérieux. Il était trop excité à l'idée de jouter contre un nouvel Architecte ; trop amusé par la perspective de jouer avec cette fascinante créature... Trop intrigué par l'étrange besoin de la découvrir qu'il ressentait. Il voulait vraiment en savoir plus. Il voulait. Parler. Simplement parler. Pour une fois il n'était pas question de coucher avec qui que ce soit, de frôler la peau et d'inviter au contact.
Il y avait quelque chose qui clochait ici. Qui lui soufflait des notes de violons chimériques aux oreilles, qui poignardait son cœur mentholé.
<< On a été bambins tous les deux au pays des coquelicots qui ne fanaient jamais. C'était pour grand-mère, tu t'en rappelle ?, et les histoires de maman sur elle qui racontaient les champs enflammés de juin à septembre. Je me souviens, et le son des violons qui pleuraient. Et les poèmes jetés sur ta figure.

Flotte sur l'eau couleur de miel
comme les jours sur le temps

Il roule dans le ciel
avec les nuages
et brille comme les astres
sur le satin du soir

Flotte doucement
sur les flots dorés
flotte sur l'or des journées
qui n'en finissent plus

Il est des jours sans fin
où se déploient toutes les beautés
et sur ta peau aujourd'hui
des fossettes
lumineuses
extensions d'un sourire

Flotte bel enfant
et ne porte jamais
ton doux regard candide
sur demain qui approche

Mais demain n'existe pas ici. J'ai trouvé notre havre... Pas vrai Orcynie ? >>
Il avança dans un couloir trop chargé. Des lustres en laiton au plafond, des poupées abandonnées sur le sol, dans leurs jupons froissés. Des meubles qui ne servaient à rien, un papier peint immonde- trop de portes.
Une seule ouverte. Bartel marcha jusqu'à elle, et entra, avec une nonchalance à peine affectée, à l'intérieur de la pièce.
Salle à manger. Trop grande et trop vide. Pas convivial pour un sou avec sa table si longue... Sur laquelle était couché l'Architecte. Qui l'observait, souriant. Un éclat dangereux dans le regard.
Bartel sentit son sourire fané. Le gamin avait pris une pose lubrique sur la table, ne dévoilant rien, mais invitant à tout chercher soi-même. C'était un coagulum vénéneux de colère, de folie, et de violent désir. Il voulait que son invité approche. Le touche. Morde à l'hameçon. Il voulait un prétexte pour dévorer l'impudent chien errant. Mais le cabot n'était pas sot ; se faire les dents sur ce sac d'os ? Même toute la fascination artistique du monde n'aurait pas suffi.
Pas quand il sentit l’écheveau marécageux, sordide et acide à la fois, des émotions qui hantaient la carcasse maigre de Silver. A l'image de sa demeure et de son monde, trop... Quelque chose.
Trop malsain.
Bartel approcha du cadavre offert, étalé. Il resta un instant debout à la fixer, le sourcil lourd, la mine grave. Comme s'il allait entreprendre une action plus pesante que n'importe quelle autre de sa vie.
Et il s'assit, comme une montagne qui s'éboule. Il posa un poing, l'air sombre, sous son menton habillé de barbe. Puis se mit à sourire d'un air désabusé.

-Alors. Quoi ? Maintenant je suis censé te sauter dessus et te violer sauvagement ? Quelle triste réputation j'ai là, soupira t'il avec un soubresaut amusé des lèvres. Voyons Silver, tu me connais si peu... Range les brindilles pâles et cassantes qui te servent de jambes dans ta robe de chambre. Et ne jouons pas à cela, veux-tu ? Il n'est pas question de séduction ce soir.
Il haussa un sourcil.
A moins que tu ne le veuille ? Ce serait pour cette raison que tu es venu à moi ? Pour te faire prendre la croupe contre la grande roue ?
Il sourit, carnassier, en se frottant la barbe.
Zut alors. On dirait que je n'ai pas été assez entreprenant. Tu voulais que je t’apprenne Silver ? Tu ne connais pas grand-chose à la vie, hein ? Toi, ce sont les ombres et la mort. Il te fallait du sang chaud et un homme qui s'assume pour t'instruire de certaines petites choses ? Non ? Non. Un petit oiseau me dit que non.
Il les sentait. La colère. La haine. La honte. Bartel cessa de sourire ; nonobstant quoi son expression n'en était pas moins provocante.
Je vais être clair, Architecte. Tu ne m'as pas laissé le temps de répondre tout à l'heure. Alors je vais le faire maintenant : hors de question que je rampe devant toi. Tu penses que je ne respecte pas Berith parce-que je sais rire avec lui ? Tu as tort. Il a mes faveurs, et toi pas, c'est tout. Vraiment, j'admire ce monde ; c'est un sacré morceau. C'est beau, dans sa laideur. Mais il y a quelque chose qui me chiffonne fortement. Quelque chose qui rend ta morgue ridicule. Veux-tu savoir quoi, Architecte ? Veux-tu connaître ta plus risible facette ?
Il se leva d'un coup. Les pieds de la chaise raclèrent contre le sol, brisant le silence de la maison ; son dossier cogna le mur dans un bruit mat. Il posa les mains sur la table, et se pencha vers la terrible créature, le monstre qu'on craignait et brocardait à la fois à mi-voix dans les cinq mondes où tant de rumeurs courraient sur le sixième Architecte... Il lui avait demandé qui parlait tant de sa royale personne ; et derechef, avait pensé aux puissants. Mais tous les mondes n'étaient pas aussi vides que Démentia : le peuple aussi parlait. Beaucoup.
Bartel dévisagea la face maigre de son vis-à-vis. Il le sentait sur le point de lui sauter au cou pour en arracher la trachée gluante.
Tu ne connais rien Silver. Enfermé dans ton monde- ton inconscient. Tu te complais dans cet univers étriqué, tu te dorlote grandement dans ce petit cocon moelleux qu'a tissé ton esprit malade, et c'est bien, vraiment, je suis très heureux pour toi, mais je me pose quand même une question. Qu'attends-tu ? De devenir papillon ? Ici ? Laisse-moi rire. Tu ne vaux pas mieux qu'un porc qui se roule dans la boue, se vautre dans ses propres merdes mélangées à la fange. BOUGE-TOI !
Il fit claquer ses paumes sur la table, et se redressa vivement.
Je n'ai pas créé de monde, je ne suis pas puissant. Je me moque des Architectes, d'Aérial à Ténébris ; je me moque d'Hellish et de ses plans scabreux. Faîtes comme bon vous semble. Je n'ai pas besoin de vous. Je suis LIBRE. Et c'est rageant n'est-ce pas ? Car tu ne seras jamais libre. Prisonnier de ton esprit. De ton monde. De ton corps.
...
Oh ? On dirait que j'ai touché juste ?
Il haussa un sourcil, inquisiteur et retomba sur sa chaise collée au mur.
Figure-toi que je vois bien au-delà de ta folie. Je sens aussi. Je sais quand je fais mouche. Et je sais que je suis tout ce que tu ne seras jamais. Tu t'inhibes, tu te caches, tu-
Il cessa brusquement de parler comme frappé par la foudre. Sa moustache tressauta. Il laissa retomber sa tête contre le mur. Et se mit à rire. A rire comme un dément, à rire si fort et si brusquement que c'en était un outrage à cette demeure inquiétante. Il y fit entrer toute la chaleur du monde ; une belle journée d'été et des gens heureux. Le spectre d'une atmosphère, qui, on le sentait, il pouvait souffler n'importe où.
Même ici. Même s'il elle ne tenait pas entre ces murs maquillés.
Son rire retomba, et il se tourna vers l'Architecte, qui avait changé de position. Recroquevillé, prêt à sauter, ou bien...? Peu importait. Il lui décocha un sourire amusé.
Non franchement. Qui je suis pour te faire la leçon ? Pour venir te bassiner avec ça ? Hein ? Ton psychiatre ? Je n'ai pas à analyser ton esprit, ton monde et tout ce foutoir. Tu en es fier ? Parfait. J'ai mon propre avis là-dessus. Pour ce que j'en sais, aucun de nous deux n'a envie de parler de tes problèmes. Ni des miens.
<< Changeons de sujet. Tu dois franchement te morfondre ici, non ? Laisse-moi te raconter des histoires.
Il se leva, tourna sa chaise, et se mit à cheval sur elle, les bras croisés sur le dossier, la tête reposant dessus.
J'ai une vie plus remplie que la tienne, je serai prêt à le parier. Et plus intéressante aussi. As-tu déjà vu les autres mondes, Silver ?

Lui aussi était inconstant. A sa manière. Lui aussi était fou.
D'une folie douce et apaisante, qui faisait bondir les cœurs.





[ Post manquant, "anti porn" ]





La belle demande qu'il faisait, la jolie imprécation, crocs dehors et regard mauve étincelant, comateux mais quémandeur, mignonne créature aux cils lestés, aux mains fatiguées, au visage somnolent pailleté de complaisance. Il était presque beau, ainsi assoupis entre les bras grinçants de sa chaise aux roulettes immobiles. Si tangible, palpitant- si jeune. Seize années au compteur, -le temps figé dans du sirop- pathétique et glorieuse créature, larve sublime et dégoûtante qui avait rampé de la poussière jusqu'aux astres. Le plus légitime et le plus misérable de tous les Architectes, un papillon sans ailes à l'atroce cocon rose- le plus beau pourtant, car son trip versicolore, cette innocence fardée, mascarade foirée d'une enfance décédée ; son monde, antre psychédélique, était la plus sublime des choses laides qu'il avait vu de sa vie. Quoi qu'en disent ses mots, quoi que puissent montrer ses sourires ou ses yeux, il aimait cette endroit, et ses nombreuses visites lui faisaient croire familier.
Que nenni : il n'avait rien connu, avant de rencontrer Silver. Tout juste effleuré la surface de cet univers trouble, dément et fantastique. Un kaléidoscope brisé avec les fragments duquel il aurait pu s'entailler. Se poignarder. S'égorger. Et rien de tout cela en fin de compte, nonobstant la menace, rien que des mots aux courbes emmêlées, croquants, acides, sauvages et acérés. Des mots pour enrober, des mots pour frapper ; avant tout pour parler, bien sûr, et tout compte fait, ils en venaient à grimacer des rires, tous deux bestioles vaguant loin des forêts. Humour grinçant sur des lèvres tordues, rictus rendu et regards lourds de sens composaient leur parure, paons de pacotilles aux danses dangereuses. Ils auraient pu se couper la langue sur les mots qui gonflaient dans leur gorge, et pourtant, tout semblait s'arranger, par chance plutôt que par un rée effort. La fatigue, les nerfs usés qui ont du mal à se tendre... Et la force des choses les préservait d'une explosion pourtant plus qu'attendu. Puis alors, ils se retrouvaient assis à des kilomètres l'un de l'autre -cette table était vraiment trop longue- à parler, à se palper, à tâtonner à qui mieux mieux, quêtant des failles, griffes sorties ou les doigts nus, caressants, tout à leurs jeux houleux. Révélations drapées -Je n'ai que seize ans. Enfin, ça fait longtemps que j'ai seize ans... - et piques sucrées étaient leur lot pour cette soirée. Mais ils avaient fait leur temps : le gamin voulait une histoire, et son terrible invité se sentait disposé à lui donner satisfaction. Il avait peut-être assez brutalisé son pauvre hôte pour ce soir... Il fallait aussi savoir se montrer accommodant, et il avait toujours aimé raconter des histoires. Terrifiantes ou absurdes, spontanées ou véridiques... Peu importait. Le rôle de conteur lui plaisait plus qu'il ne se le serait avoué.
Et cette fois, c'était sa propre histoire qu'il allait dérouler. Et quelle fragments de ce parchemin craquelé et noircis d'encre allait-il donc choisir ? Quelle était la plus belle, quelle était la plus excitante ? Que choisir ; surtout, que montrer ? Que révéler à ce monstre charmant, ce bourgeon flétris qui ne fleurirait jamais ? Et pourquoi diable s'en soucier ? Silver n'était pas de ces langues qui se déliait. Bartel ne le savait pas encore, mais quand bien même il aurait été de ces commères errantes, son esprit oublieux l'aurait lésé, et de là... Souvenirs éparpillées, soufflées, troublés. La vaillance des infirmes pour une mémoire lépreuse ; une beauté androgyne pour des poignards cachés.
L’Égaré se fendit d'un sourire, et hocha pensivement la tête. Il ne réfléchit pas tant finalement, et l'histoire qu'il conterait lui apparut limpide. Seize ans, c'était cela ? Silver avait seize ans ; ou bien non, mais qu'importait, puisqu'il se donnait volontiers cet âge là... Bartel avait bien une histoire d'adolescence tourmentée, une histoire pour les gamins de seize ans. Vécue intensément, pesée soigneusement, emballée dans du vieux cellophane, certifiée passée, crevée et balayée.
Quand bien même ; son cœur battait déjà plus vite. Il ne se débarrasserait jamais de ses seize ans, lui aussi. Ils le colleraient à jamais comme ils hantaient Silver.
Bartel prit une inspiration, et ses lèvres se tendirent sans qu'il ne sache pourquoi. Sourire pour cette histoire ? Absurde. Absurde... Il n'aurait pas dû être heureux de revivre cette nuit. D'évoquer son passé. Il n'aurait pas dû.
Et pourtant, ses yeux brillaient quand il les posa sur Silver. Il se fit violence pour garder contenance, pour que sa voix reste posée ; douta fortement tromper son hôte, malgré son ton serein.
29-01-2014 à 11:12:52
( Suite )


-Soit, un voyage. J'en ai des centaines gravés sous la peau, et ta demande pourrait bien entraîner un flot infini de paroles... Mais puisqu'il n'en faut qu'un, voici l'histoire que je conterai ce soir : la première qui naquit, le chapitre décisif. Celui de mon premier voyage, et pas le moindre, ni le plus agréable.
Il fit signe au gamin d'approcher, mais se leva finalement, et traversa la salle en attrapant une chaise. Il la posa à quelques mètres de l'Architecte, s'y assit. Presque proche de la poupée maniaque, du pantin tueur aux yeux d'aurores brûlées. Presque, mais pas trop, car personne ne pouvait réellement approcher cette bête là. Elle errait parfois trop loin des mains et des mots pour être à vraie portée. Et quand bien même on aurait cerné son esprit vagabond... Gare à ses dents, gare à ses griffes- à son pouvoir.
Bartel ne s'inquiéta de rien de tout cela.
Sans gêne aucune, il entama son récit, et ce fut d'une voix basse gorgée de ténèbres, chaude pourtant, profonde et vibrante. Car il vivrait cette histoire comme onze années auparavant, et si tel devait être son dû, alors il serait celui de son public aussi.

Si tu ne le savais pas, je vais errant depuis onze ans ; ce fut un Guide de ce cher Wilhem qui se saisit de mon Essence, et il eut la bonté de vouloir m'épargner une vie de bohème en me laissant gisant dans la neige.
<< J'avais alors seize ans, depuis pas même une heure, je n'étais qu'un gamin aux yeux rouges et cernés qu'un amour malheureux avait jeté dans les affres. C'était un soir comme un autre, un soir banal, laqué comme de coutume, mais la nuit était froide, d'un froid mordant.

Appuyer les mots, goûter le givre. S'il parlait de froid, il fallait le faire comme si ses lèvres étaient gercées. Souffler l'hiver, doucement, mot après mot. Rafraîchir l'atmosphère, atténuer la lumière, avec une nuée de mots, une nuage discret de mots patiemment défroissés. Être un livre en origamis parfumés, qui se découvrait lentement au gré d'une brise discrète.
Les lampadaires brillaient trop fort, leur lumière sale blessait mes yeux, et l'acrylique jaunâtre qu'ils jetaient sur les trottoirs me donnait envie de vomir. La ville était laide, huileuse, suintante de brumes. Elle avait l'air sortit d'un mauvais trip. Son goudron brillait comme des écailles, les égouts bavaient des eaux nauséabondes- il ne pleuvait plus, mais j'étais trempé. J'avais pleuré, hurlé, ma bouche avait un plis amer et salé, me langue pâteuse et insensible collait comme de la résine. Je sentais encore les cendres d'un paquet de cigarette brûlé à grands renforts de toux sèches, l'odeur putrescente du sang qu'on rend libre- une femme m'avait montré où faire glisser l'acier, où caresser ma peau. Ce soir là, je n'ai pas suivis ses préceptes ; j'avais tapé les murs et mes phalanges saignaient. Je devais ressembler à un drogué, un clochard paumé et dangereux.
Rien n'a changé n'est-ce pas ? Exception faîte de mon contrôle sur la situation.

Il avait presque l'air fier, vagabond odorant aux yeux fétides et fascinants. Mais l'orgueil retomba, voile diaphane, et son regard éventé retrouva le sérieux qu'il avait acquis pour conter.
Je marchais donc, sans rien chercher, j'errais déjà, avant même qu'on me vole, qu'on m'ampute. Quand j'ai trouvé la roulotte, il était tard et la brume lapait la lumière comme une énorme langue avide. J'étais noyé par une obscurité tamisée et poisseuse, mais lui était là, étincelant, féerique. Ce sale petit lutin, grogna t'il d'un air désapprobateur. Il m'a babillé des mots sans saveur que j'ai recraché pour qu'ils ne pourrissent pas en moi. Je ne l'écoutais pas, mais j'ai pris le ticket, car je savais. Tout le monde savait, tout le monde le sait encore : mais personne n'y croit. Il faudrait être fou pour croire à des légendes urbaines- ou bien jeune. Et j'étais jeune, en plus de quoi mon cœur saignait. Mieux encore, j'avais eu une amante familière des nuits secrètes d'Hellishdale. A demis-mots, elle racontait ses tournées dans les ruelles sordides, les catins sur lesquelles elle crachait, les bruits de pas et les ricanements teigneux, qui parfois se répercutaient dans les rues engluées d'ombres épaisses et mouillées. Elle racontait ses errances avec le sourire ciselé des fauves, et dans un jeu obscur elle devenait la chasseuse de cette ville où nous étions les proies. Moi, je n'avais rien de tel à conter. J'écoutais en lui parlant d'amour -avec mes mains-, car elle était une floraison intense, le plus beau buisson de ronces qu'on ait jamais touché ; plein d'épines emmêlées et de feuilles urticantes.
Ses narines se dilatèrent comme pour capter un parfum- elles retombèrent sans être rassasiées.
Lisse, froide, marmoréenne mais blessée de khôl, c'était une sublime sculpture, et sa chambre un musé aux teintes fanées, une antre sublime rongée d'un bordel imprégné de son odeur délicieuse. Là-bas, je me sentais renaître, flétrissant dans ses mots pour rejaillir d'un souffle porté sur ma peau nue. Elle avait le touché froid, les ongles longs et peints. Ses contes boursouflés de mystères berçaient mes fureurs adolescentes. Ses lèvres noires brûlaient ma peau. Son corps exquis flambait comme la glace contre le mien, et dans ses couvertures, je me sentais rouler entre des cendres froides, sur des papiers roussis, au milieu de poèmes froissés écris avec une nonchalance sauvage- sur l'univers flétris d'un monstre magnifique. Je captais l'odeur du feu- celui qui s'éteint, celui qui prend. L'odeur persistante et excitante du feu, mêlée à celle de sa sueur.
Il se tut, la voix vibrante, encore chaude et intense jusqu'à la dernière note. Des profondeurs inexplorées se révélaient maintenant, et le conte prenait des airs d'histoire chantée la plume au chef- barde des sylves, pour le récit de sa propre mort.
Son nom était Brocéliandre, et elle était la Nuit. Une nuit particulière, une nuit sombre et poisseuse, une nuit de débauches et de plaisirs grinçants. La nuit incarnée, déportée en caresses, cloîtrée dans un corps de femme qui continuait de vibrer comme un ciel étoilé. La nuit des ivrognes, des seringues abandonnées, des musiques qui s'emmêlent ; une nuit démente et monstrueuse, la plus fascinante des ténèbres qu'on puisse imaginer. Une sublime atrocité, penchée vers moi, tendue vers ma gueule misérable.
Elle était un poison, le plus doux, le plus écœurant et le plus tentateur des poisons. Vénéneuse et décharnée, Brocéliandre aurait pu être l'esprit même de cette ville dégoûtante qu'elle hantait, l'incarnation mystique et psychotique de l'Absinthe toute puissante, une liqueur sanctifiée lors d'une messe satanique, versée dans un flacon de chair blanche qui captait tous les regards. Plus addictive encore, je me risque à l'affirmer, et il ne lui fallut qu'un baisé pour me droguer à jamais de son être fascinant, magnétique, obscurément surnaturel.

Sa gorge en était presque sèche. Trop de souvenirs de cette peau, de cette voix rauque et dangereuse, de ces yeux, ces yeux... Limpides et brutaux, d'un bleu subversif qui menait aux confins du monde. Un prisme fracassé reflétant cent cieux à l'azur rêche.
Tu te demandes sûrement pourquoi je te parle d'elle, ce qu'un nom de forêt bretonne vient faire dans ce voyage. La raison en est simple et cruelle : si toute histoire a un prélude, le mien se nomme Brocéliandre. C'est sa vie qui a changé la mienne, l'intérêt qu'elle porta sur l'être gris que j'étais, créature terne, dénuée d'éclat, qui me fit dresser l'oreille et croire aux légendes du terrier noir d'Hellish. Et c'est sa mort qui me jeta dans les rues.
Il se tut soudain, et fixa le gamin d'un regard presque grave. Puis ses lèvres enterrèrent leurs commissures dans un plis amer, dessinèrent un rictus amusé et brutal sur son visage de fauve. Il reprit d'un ton quasi-mordant, plus vif et acidulé, aux intonations moqueuses, bravaches peut-être.
J'avais donc seize ans, j'étais seul comme ne peuvent l'être que les imbéciles abandonnés par l'amour. Brocéliandre morte, c'était comme me dire qu'il n'y aurait plus d'hiver, que la neige ne tomberait plus jamais, que la pluie quittait ce monde, que les feuilles ne voulaient plus tomber, que l'ombre se lasserait d'être obscure, que tous les mystères d'un univers froidement recomposé par la science toute puissante, décidaient soudain d'un accord nauséeux qu'il était temps pour eux de se dévoiler bêtement. Toutes les choses qui rendaient belles ma vie, des choses absurdes et insignifiantes, des choses qui ne parlaient pas et n'avaient de charme qu'à mes yeux ou ceux des imbéciles ; ces choses là partaient avec elle. On m'avait voler le monde. J'errais quelque part où tout ce qui importait n'existait plus. Mon dernier refuge ne pouvait qu'être un chemin tracé par ses soins, celui des catins et des monstres, des secrets fantoches et des dangers fardés. Je l'ai emprunté car les contes noirs chût de ses lèvres peintes étaient sa dernière descendance, ce qu'il restait de nos soirées- les caresses s'effacent vite et les baisés s'échappent.
Un regard a clouer les étoiles.
Mais les mots restent. Ils brûlent, giflent, soufflent, retournent le cœur et s'y enfouissent. On enterre certains mots si loin que parfois, on se retrouve surpris d'entendre leurs échos caverneux et lascifs, remontés de quelque profondeur laissée à l'abandon. Tous les mots de Brocéliandre ont un refuge abyssal en moi, alors pour le malheur d'une flopée d'Architectes, ceux qui parlaient des nuits d'errances mesquines m'ont conduit à un Guide.
Ce soir là, la brume faisait un halo iridescent au nacre de Dame Sélène. Voir un arc-en-ciel entourant cette Lune glorieuse et solitaire m'a fait croire à un signe. J'ai stupidement fantasmé sur un quelconque message, comme si le ciel n'avait que mon malheur à couver !

Son sourire s'étira, et il suintait d'amertume autant que de dérision.
On ne répétera jamais assez aux gens qu'ils sont égocentriques. Quoiqu'il en soit, j'ai trouvé une main, et cette main était froide, plus froide encore que la nuit qui m'entourait. Paume gelée, doigts gantés de givre ; un guide, spectre gracieux aux offres délicieuses et létales. J'ai oublié son nom. Il était d'Aérial, c'était un jeune homme androgyne au beau visage placide, un ange morne aux yeux limpides qui suintaient l'amertume. Il voyait chaque nuit passer de pauvres humains, semblables à moi, qui cherchaient un univers meilleur ; il les voyait venir à lui, et se brûler à la glace de son cœur, à la glace de son monde. Quelle stupidité ! Il devait nous envier. Envier notre vie, notre Hellishdale crasseux, tandis que nous cherchions à les quitter d'un même saut éperdu. Je suis certain qu'il ma haït pour lui avoir tendu ce ticket, pour avoir pris sa main. Je suis sûr qu'il m'a détesté d'avoir cédé mon Essence. Plus encore car je savais. Je ne connaissais pas le prix, mais j'avais conscience que ce n'était pas ce ticket, ni rien qui soit physique. Je savais que j'allais laisser quelque chose derrière ; je n'ai pas pensé à mon passé, peut-être à quelque chose d'autre, des souvenirs heureux, mon âme, un espoir, un rêve... Quelque chose d'important qui m'appartenait, cela, je l'ai déduis. Mais ma vie ? Non, je n'ai pas pensé à ça. C'était beaucoup trop énorme, beaucoup trop évident même. Mais sur le moment, j'aurais sûrement pris sa main malgré tout. Parce-que j'avais seize ans, que j'étais stupide, malheureux en amour. Parce-que j'étais déjà perdu.
Une âme perdue. Une de plus.
<< Ce premier voyage ne fut pas agréable. Sais-tu ce qu'on trouve entre les mondes, Silver ?
Il ménagea un petit silence.
Absolument rien. Il n'y a que du vide, un abîme versicolore digne d'un carnaval dément où brillent des choses sans nom ; ce ne sont pas des étoiles, et les couleurs qui dansent ont l'air de fêter un carnaval. Elles veulent t'emporter, t'avaler, te jeter parmi elles, te déchiqueter dans leurs rondes bariolées, et tu n'as que cette main à laquelle t'accrocher, cette paume froide qui brûle ta peau, ces doigts longs et inflexibles mêlés aux tiens qui tremblent !
Il retomba sur sa chaise ; il en avait bougé, redressé par l'élévation de sa voix, jaillis de plus en plus forte et de plus en plus grave. Son regard inquisiteur ne lâchait pas celui de l'Architecte, mais son air scrutateur n'était pas pour Silver.
On voit rarement l'entre-monde, il faut être maladroit pour y passer plus d'un instant, et il n'est pas toujours semblable. Mais ce soir là, il ressemblait à une fournaise abyssale de couleurs en pleine orgie, fiché de lumières pulsantes qui évoquaient les cœurs d'astres oubliés- ou bien éteints. Quand la neige m'a pris toute entier, je m'étais déjà fais dessus, et ma pisse fumait dans l'air froid. Le Guide m'a à peine regardé, de ses beaux yeux placides. Il est partit sans un mot, emportant sa grâce et sa beauté traîtresse.
J'étais au milieu des montagnes, une poudreuse drue sonnait le glas de ma vie. Je suis resté avachis dans la neige pendant quelques secondes, et les flocons ressemblaient aux doigts de la Mort sur mes joues. Quand mon pantalon trempé d'urine a commencé à se raidir sous l'effet du gel, l'animal pragmatique qui me servait de corps s'est levé, et je me suis mis à marcher.
Il n'y avait partout que des crocs blancs, un ciel boursouflé de nuages, des éclairs de grisaille derrière la neige acérée. J'ai à peine avancé que mon esprit c'est remit de son choc premier, et j'ai vraiment compris ce qu'était le froid : non pas la paume satinée d'un androgyne atone, ni les brumes d'Hellishdale. Le froid, c'était la mort. J'étais transis, il n'y avait rien autour de moi. Quelle chance avais-je de survivre ? J'étais vêtu de noir, tenue déchirée d'un deuil encore intense, presque nu, et ma peau avait déjà commencé à rougir- puis pâlir, et bleuir, trop vite pour que mon corps le comprenne. Je me suis écroulé sous le choc thermique, abattu après quelques foulées seulement.

D'abord, j'ai été contrarié, déclara t'il tranquillement, les yeux mis-clôts. Pourquoi donc si vite ? Étais-je si faible ? Murmura t'il. Hein ? Bien entendu, je n'avais pas mangé depuis la mort de Brocéliandre ; bien entendu, je portais le peu d'affaires qui vont si bien à ceux qui aiment les ombres. Sur le point d'être maigre, un enfant de la ville qui s'était cru sauvage. Un corniaud rebelle, un ridicule chien de salon qui s'était échappé dans les rues- hors des rues mêmes. Risible. Pitoyable. J'aurai pu en mourir, et il s'en est fallu de peu.
Il secoua la tête, broussaille valsante au sourire étincelant de résignation moqueuse. Du chuchotement, il repassa à un ton plus audible.
Seule mon imagination m'a sauvé du trépas. Mon amour des lettres, ma passion pour les livres ; j'ai été un fervent lecteur, et les errances spirituelles de mille personnages stupides m'ont sortis d'Aérial ce jour là. Sans connaître mon pouvoir, sans même savoir que j'étais là-bas dans un autre monde, tout juste certain que j'étais en train de geler, les yeux fermés et le visage congelé, j'ai imaginé un endroit à mille lieux de celui-là. Une plage chaude et brûlante, la mer écumeuse et lascive, des vagues crémeuses, du sable croustillant... Brocéliandre, marmoréenne, immobile, sous une ombrelle en dentelle noire. Des cailloux, de la verdure, un bar quelque part. Je n'aimais pas ce genre d'endroit, pourtant, j'y ai pensé. Où était-ce donc ? Une plage nordique en été, un quelconque pays méditerranéen ?
Les mots fondaient dans la bouche, craquaient sous la dent. Ils avaient textures, formes, couleurs, et sa voix les offrait comme des fruits défendus. Une existence entière à parler, et jamais personne ne prenait la peine de les déguster... Mais voilà qui changeait, et l'un donnant à l'autre, il mettait dans sa voix tous les secrets des mots : goûte donc petite chose, prends les en toi, ils sont là pour tes yeux, tes oreilles, tes papilles. Les mots s'animent sur sa langue, et ils ne demandent qu'à se mêler à la tienne... Presque érotiques dans leurs danses. A l'intention de quel cavalier, cette valse étrange et synesthète ? A Lilith, une morte, ou à cette Bête charmante ?
Ses cils se tendirent en révérence, il grimaça, interrogeant l'adolescent qu'il avait été. L'histoire reprit, et il conclut :

Non, impossible d'être si proche de la vieille Europe. Il fallait que cette plage langoureuse soit cernée d'une jungle noire, que le bar disparaisse et que Brocéliandre soit couverte de boue, des feuilles dans ses cheveux noirs, la peau blanche ébréchée, un air cynique et bestiale esquissé par une moue de ses lèvres peintes en noir- son rouge à lèvre débarbouillé par le sel de la mer. Autour d'elle, la sylve primordiale, canopée fantastique, et les racines des arbres s'enfouissant dans le sable. L'eau était chaude, le monde chantait d'une voix de gorge profonde, odorant, splendide : voilà qui était à mille lieux de ces montagnes. Une forêt tropicale, la nature sauvage, et une plage dorée, une plage où m'attendraient Brocéliandre et ses yeux transparents. On ne gagne rien à délirer quand on meurt, et je n'avais plus la force me battre.
Un pan de sourire accroché à ses lèvres. Tapisserie en lambeaux ou tout fraîchement tissée ?
Cette rêverie m'a sauvé. Un portail c'est ouvert, il m'a happé, et Neverland a vomis tous ses parfums sur moi.
Le conteur aux yeux de bouillon persillé se fendit d'un sourire. Il fit un petit signe de tête à son hôte, son public irréel aux révérences effrangées, une biche glabre inquiétante et superbe. Un cerf saluant la Lune ; Pan se pliant sous le astres.
C'est tout. Je ne pense pas que tu veuilles entendre le reste ; c'est un récit moite, alcoolisé et embrouillé. En arrivant à Neverland, j'ai été pris en main- par de mauvaises mains, puis trahis plusieurs fois dans la même soirée, et mes cuites se sont soldées par de copieux vomissements. Quand mon pouvoir a germé tout à coup, bombe à retardement, j'ai eu l'impression que mon crâne allait s'éparpiller dans une explosion de chair brûlante. Aucune bière aigre, aussi abondante soit-elle, n'aurait pu tuer la sécheresse de ma bouche. Ce fut une mauvaise soirée, pleine de catins suantes et de larrons roublards.
Il secoua la tête, ravalant une grimace.
Je suis retourné à Aérial pour échapper à une embuscade, j'ai manqué d'être vendu à l'Architecte des lieux, et j'ai finis ma nuit à Hellishdale même, entre deux poubelles. C'était ce que j'avais de plus familier à portée de jambes. J'ai mis deux jours à retourner chez moi, honteux et déboussolé, avec l'impression d'errer en plein trip. Imagine un peu, mon existence entière a basculé d'un coup, et quand j'ai toqué à la porte, crasseux, éberlué... On a appelé les services sociaux. Je n'ai pas compris ce qui se passait, mais je me suis enfuis avec ce don sublime. Il m'a fallut quelques voyages encore, et des prises de contacts aléatoires qui m'ont fait passer pour un dangereux psychotique auprès de mon ancienne famille, pour assembler tous les éléments entre eux. En comprenant, je n'ai pas pleuré, et depuis tout ce temps, je n'ai jamais versé seule larme sur toute cette histoire : elle est trop ridicule pour se targuer d'être triste, et personne ne me regrette à Hellishdale. Je n'ai pas laissé de trace, ce qui est tout aussi bien, car personne n'ira pleurer sur ma disparition. Personne ne viendra me chercher ; je ne laisse aucune absence.
Il avait l'air satisfait, mais une pointe de tristesse perçait sa voix profonde, remontée d'abysses tourmentés par des regrets furtifs. Pourtant, son histoire de ce soir avait trouvé son terme, et il se laissa aller dans son siège avec un demi-sourire.
Si cela peut te rassurer, j'ai fais bon usage de mon don par la suite. Il faut comprendre par là, de meilleurs choix de destination, un peu d'organisation, et de l'apprentissage. En fin de compte, cette histoire était courte et peu relevée d'action ; j'avais sûrement plus intéressant à te conter, des choses épicées, vibrantes, stupéfiantes. Des paysages à décrire, des gens à faire revivre.
Il toisa l'Architecte. Verdâtre, massif, ancien. Plus ancien que ne le disait sa peau, plus ancien que son odeur entêtante. L'imbécile pâlichon amoureux des loques noires était devenu ce satyre aux yeux marécageux, cette chose inconsciente et sauvage à la sagesse bestiale.
Je ne voulais pas t'impressionner avec ce genre d'histoire. J'ai piétiné dans ta prison, j'ai salis ton petit monde fascinant. J'ai vu ta gorge palpiter devant moi.
Dans sa bouche, ces mots étaient sensuels. Sans qu'il le veuille, peut-être...
Alors plutôt que de te montrer combien tout ce que je fais est merveilleux et palpitant, j'ai préféré te livrer l'adolescent pitoyable et stupide que j'étais. Fais en ce que tu veux. J'espère que le spectacle conté de mon désarroi et de mon idiotie aura ravis ta gamberge ; je t'ai dis que le mots restaient, mais cela ne vaut que pour ceux qui importent. A toi de voir si les mots de cette histoire en faisaient partie.
Et comme un livre qui se ferme, l’Égaré qui ne l'était plus tant, prit enfin le silence et se releva pour regagner sa place, emportant sa chaise qu'il reposa pesamment. Il s'assit, presque sagement, et entreprit de manger en souriant à son hôte entre deux bouchées. Compte tenu du temps qu'il avait mis à toucher au repas, Bartel savoura singulièrement la nourriture.
Pourtant, il jeta un regard torve et moqueur à Silver.

Hmm. Il te reste de gros progrès à faire dans le domaine culinaire.
Il se fendit d'un sourire en enfournant de la viande saignante dans sa bouche, et alors il reprit ses airs de prédateurs, mâchonnant la carne humide avec satisfaction, démentant par là même ses paroles. Le conteur s'en était allé, retour de la Bête impudente, de l'insolent vagabond aux rictus de renard.
Mais tu ne lésines pas sur les quantités.
<< Alors, dis moi, t'ais-je apporté quelque chose en ce soir ? En plus du dérangement et de la fatigue, je veux dire.

Joueur en fin de compte, à tel point qu'on en venait à se demander, lequel ici était le plus jeune...
  • Liens sponsorisés