Entre deux brumes ~ ( Morgan )
Malgré ses onze années d’errance, il ne connaissait pas encore toutes les rues de la ville. Elles changeaient parfois, se permutaient les unes aux autres… Prenaient un malin plaisir à se jouer de la mémoire, avec une malice tout à fait détestable. Hellishdale accouchait par intermittence de nouvelles ruelles, qui glissaient sans un mot de ses entrailles obscures. C’était une mère ingrate qui rejetait ses enfants sans rien de plus qu’un nom pour baptiser le bitume et la pierre, jaillit d’on ne savait quel boyau renfoncé dans des espaces secrets par une nuit quelconque, dans le silence et la noirceur favorables à toutes les étrangetés. Bartel s’était toujours demandé d’où surgissaient ces rues. La ville semblait les dérouler de nulle part selon son bon-vouloir, pour offrir à un guide tout juste emprisonné une demeure où venaient parfois murmurer les foulées d’un innocent prochainement rayé de son monde d’origine. Sûrement le Sieur Lapin n’y était-il pas totalement étranger- voire pas le moins du monde, c’était bien plus probable. Il songeait avec amusement, quand se profilait une impasse, à l’ironie qui faisait de la gerbille géante un magicien tirant de sous son chapeau les tentacules noirâtres de son terrain de jeu ; charmante créature que la cité-prison. Un familier de choix pour le monstre singulier qu’était ce cher Hellish. Peut-être un Dieu, un ange déchu… Un architecte ? Quelle différence après-tout… Une seule chose comptait : il était le maître ici, celui qui menait la danse, tirait les ficelles, faisait rouler billes ; il avait le bras large et une dextre certaine. De sa main habile, il faisait coulisser les parois du labyrinthe. Jouait-il donc seul, ce fieffé fourbe manipulateur ? Bartel riait sous cape de l’imaginer retranché dans les profondeurs collantes de sa toile. La belle araignée qu’on avait là ! Il devait être fou, à force de solitude. Personne ne pouvait supporter une vie d’ermite sans céder un jour à la douce démence.
Hellish était tout puissant ici. Mais à quel point sa raison avait-elle flanchée ? Impossible de rester sain d’esprit en étant semblablement situé au centre des intrigues- ou alors impensable à ses yeux, plutôt. Il fallait être, certainement, complètement tordu pour se plaire dans ce climat glacial qui enveloppait la ville tassée sur ses boyaux noirs. Manquer de bon sens. S’épanouir dans la souffrance.
Être un lapin géant.
Bartel n’avait pas l’omniprésence d’Hellish et ses gracieux tours de main pour explorer la ville tombée sous sa coupe satinée. Il en trouait les méandres brumeux avec une marche forcenée, le plus souvent nocturne, qui réservait toujours son lot juteux de surprises. C’est qu’il était économe, et avare de visites dans la citée obèse d’édifices rencognés dans les creux et des uns et des autres. Pour préserver encore ces nuits de découvertes, il avait quelques habitués de ses vagabondages. Entre autres bougres, October, Randal ainsi même que Constance dont il s’était follement entiché, à force des mystères qu’elle faisait et de ses réticences premières. Ceux-là voyaient poindre son museau trop souvent à leur goût, ou bien pas assez, tout dépendait de leur dernière rencontre et des relations qu’ils avaient tissés à force d’harcèlements, d’impositions allégrement matinées d’une improbable aisance à se faire passer pour une présence qui imprégnait l’existence même des choses, et bien entendu, d’audacieuses propositions qui faisaient parfois mouche... Et d’autres pas.
A force de nouer quelques attaches qu’il savait éphémères dans un coin et un autre, Bartel en était venu à plonger dans une quasi-routine. Mais la pensée ne lui plaisait pas, alors il surgissait parfois au hasard d’une ruelle avec le désir brusque de faire de nouvelles rencontres. Et alors, en ces nuits d’explorations, il trouvait toujours une nouvelle impasse, apparue lors de sa longue absence, depuis longtemps même, ou tout juste surgis des entrailles de la ville.
Ce soir-là, il découvrit donc pour la première fois la rue d’une guide qu’il connaissait déjà. Etonnant, elle plongeait pourtant tout près d’une grande avenue ; il avait dû jusqu’à ce jour lui en préférer d’autres, plus difficiles d’accès. Il lorgna d’abord la plaque joliment ouvragée qui portait sur son fer martelé le doux nom de Chemin du Crépuscule, fleurant bon le mystère et les couchés de soleil… Qui jamais n’atteignaient, sûrement, le coupe-gorge étriqué coincé entre deux murs suintant d’humidité.
Amusant comme la brume emperlait toujours la cité nuitamment.
L’Egaré se coula dans les ombres de l’étranglement méconnu, l’oreille dressée et curieuse en captant un chant bas. Il sourit à l’air familier, incontournable dans les chorales enfantines des écoles. Il fredonna lui-même l’ariette si commune, qui peut-être à un autre, aurait semblé emprunte d’un mystère effroyable ; il faisait nuit, cette ruelle était minuscule, et la brume posait un voile sur le monde, empêchant au jugé de voir plus loin qu’au bout d’un bras tendu. Mais il ne se sentait pas menacé. Pas ici. N’était-il pas lui-même une légende urbaine, un spectre nocturne, créature incertaine peuplant les mythes d’Hellishdale ? Il faisait partie de cette ville autant que n’importe quel guide, quand bien même il n’y avait pas sa propre rue. Il la connaissait mieux que la plupart d’entre eux nonobstant ses lacunes, et surtout, en ce monde plus qu’en aucun autre, il avait confiance en son corps et ses capacités. Tout le monde n’avait pas sa vie ; un voyou, même armé, n’aurait pas le poids face à lui. Si le don secret d’un Guide pouvait toujours le mettre en situation périlleuse, il n’avait d’autres raisons de s’inquiéter ici. Et puis, pourquoi diable se plaindre du piquant qu’ajoutait un rien d’incertitude ?
A pas comptés et silencieux, sur sa foulée toute en souplesse à la force esquissée, il avança en faisant taire le bruit léger du chant qui vibrait sur ses lèvres. Et plus vite qu’il ne s’y attendait, Bartel fit face à une silhouette emmitouflée tout autant de tissu que de brouillards. L’odeur puissante du tabac lui monta aux narines, tandis qu’une autre, plus douceâtre, élevée d’une longue pipe, tournait autour de lui en se gondolant doucement. La fumée, phosphorescente dans l’argent éthérée de la Lune, frémissait à peine de la caresse d’une brise. Si peu d’air déplacé ici-bas, entre les murs penchés… Il sourit, et envoya son haleine chaude, parfumée des épices d’Inferna, dans la nuit opaque et froide.
Le chant se tut, et on tourna vers lui un visage spectral. A peine esquissé sous le béret noir qui lui couvrait le crâne, le peu qui en était visible suffit pourtant à l’Egaré pour le nommer promptement.
- Morgan.
On sentait le sourire dans sa voix.
-Bartel, rétorqua l’autre d’un ton placide, l’embout de la pipe coincé au coin de la bouche. Et ce n’était pas une question. Elle avait su à l’instant même où il avait soufflé en sa direction. Derrière son regard vitreux aussi délavée qu’un linge usé à force de machines, se cachait un esprit d’analyse proprement sidérant. Pour compenser sa cécité, la Guide fantomatique avait pour elle des sens épanouis, déployés ; car la sensualité était une fleur, et que la sienne était toute éclose, Bartel se sentait un féroce appétit de la jeune femme. Cette chair réceptive, plus que n’importe quelle autre… Elle frémirait d’angoisse et de plaisir mêlés sous ses caresses ardentes. Il pourrait l’éveiller comme nulle ne le serait jamais.
Pourtant, il n’avait pas fait offense à son intimité jusqu’à ce jour. Quand lui prenait l’envie de badiner dans les profondeurs lumineuses d’Infinity, et d’importuner avec une agaçante chaleur sa joyeuse Architecte, il avait aperçu plus d’une fois Morgan se tenir toute proche d’elle. Il l’avait vu faire son entrée à la cour ouverte et fluctuante de Thétis, trois ans auparavant, sans lui porter grand intérêt. Androgyne, intrigante à plus d’un titre, elle n’avait pourtant pas retenu son attention. Il penchait parfois dans sa direction, intéressé par les relents de jalousie et d’envie qui flottaient jusqu’à lui quand il se montrait par trop acharné à chercher la compagnie de Thétis, mais sans jamais plus s’attarder sur cette Guide effacée, peu réactive somme toute, qui semblait toujours profondément ennuyée du monde qui l’entourait. Ce n’était pas la froideur piquante de Constance –qui l’avait attiré, tant par ce qu’elle disait que par ce qu’elle taisait-, ni la distance frustrée qu’avaient certaines personnes à l’égard de l’agitation. Il sentait chez elle come une plombante lassitude, qui lui faisait penser qu’il avait mieux à faire que de s’attarder sur un spectre lointain au monde qu’il hantait.
Mais ce soir, les aléas de l’existence –ou, soyons fous, la volonté d’Hellish- l’avaient conduit dans cette rue, et tomber sur cette Guide en pareille occasion lui faisait reconsidérer son jugement plus ou moins arrêté. Elle n’était commune, avec cette voix indifférente aux genres comme aux émotions, ces mèches blanches qui s’ébattaient sur son front surplombée d’une casquette aux motifs surannés. Et ces yeux, miroirs polis qui reflétaient ainsi que ceux d’un chat plutôt que de faire plonger en les tréfonds de son âme… Plutôt attirants, tout compte fait, dans leur étrangeté.
Il se demanda quel effet il ferait lui-même à la jeune Guide qui mordillait sa pipe, dont le bout luisant lui faisait face comme une corne pointée, érigée en défense. Son timbre riche et chaud, son odeur entêtante, envahissante même, et la chaleur presque palpable qui suintaient de ses pores… Il était une présence qui parlait aux nez et à la peau autant qu’au regard. Ainsi dessinés par les sens d’une aveugle, il devait être aussi agréable et attirant que trop imposant au goût d’une intimité préservée comme la sienne. Son apparition n’était pas tant une rencontre qu’une parfaite intrusion dans son monde de brumes. Il n’était pas collé à elle, mais ainsi fait qu’il exhalait à chaque instant tout ce qui dormait à l’intérieur de lui, il aurait tout aussi bien pu être pressé contre elle.
La jeune femme devait plus que jamais avoir conscience de leurs deux corps. Et surtout du sien propre. Comment réagirait-elle face à cette présence obstinée, presque agressive de sensualité ?
-Bonsoir Morgan. Quelle charmante ruelle on t’a allouée… Juste un rien trop étriquée et brumeuse.
Elle ne pouvait les voir, mais ses lèvres s’ourlèrent d’un sourire ; de toute manière à peine perceptible dans la nuit, et sous l’habit de moustache qui les surplombait.
Tu te plais ici ?, lâcha t’il d’un ton septique en avisant le panorama aussi restreint que peu visible.
C’était une conversation tout à fait anodine. On aurait pu la tenir dans n’importe quelle boutique, face à un stand au marché, ou pour ébaucher une discussion téléphonique.
« Comment allez-vous ? Il ne fait pas très beau aujourd’hui. »
Des banalités, pour tâter le terrain et y faire quelques premiers pas.
Bartel se garda bien de penser trop fort, mais il haussa un sourcil en observant la jeune femme.
Il en était à lorgner d'un œil septique son affublement des plus surprenant, tout en mantel épaisse, écharpes jetées en repars, braies informes et terrible casquette aux proportions abyssales -s'interrogeant sur la raison de pareille avalanche pour vêtir un corps si frêle, une envie de s'en dégengler lui pétillant sur le bout de la langue- quand une vague particulière d'émotions l'entoura dans un abattement de sensations qui ravirent son sixième sens. Il avait appris longtemps auparavant à ne pas rejeter ce qu'on lui envoyait par bouffées furieuses. S'y fermer ne servait à rien : il fallait savourer cette sensibilité qui était la sienne, en faire une force plutôt que de la cloîtrer. Il était alors toujours déployé et prêt à capter les émotions qui s'échappaient d'autrui. Et parfois, comme en cet instant, elles étaient si intenses qu'il les voyait presque suinter de son vis-à-vis.
La donzelle nourrissait à son encontre une véritable détestation. Derrière son batelage qui donnait l'impression d'une bonne volonté à l'accepter, se cachait en réalité tant de haine contenue qu'il pouvait s'en gorger sans même en chercher la volonté au fond de lui. C'était un incendie. Qui lui brûlait le corps, épissait sa salive. Il grimaça un sourire en sentant la colère lui monter aux tempes. Son corps voulait réagir. S'échauffer en soumettant la menace. Il voulait dominer cette haine qui lui brûlait les veines, la transformer en peur. L'animal qui contenait l'esprit aurait aimé éprouver sa force, écraser l'ennemie d'une puissance prosaïque et injuste.
Il brida les élans pulsatifs de son corps. Ce n'était pas sa colère. Ni même son désir. Il captait là un écho, une association faîte entre lui et un autre. Morgan le détestait, mais pas pour ce qu'il était profondément ; il ravivait un souvenir douloureux, la ramenait à un instant cuisant. Ce n'était pas lui le problème. C'était le passé.
Il se laissa aller à nommer les autres effluves entêtantes qui s'élevaient dans la nuit, un rictus dubitatif aux lèvres. Rejet aveugle, méfiance. Quel accueil ! Il avait rarement perçu autant de refus d'entrer en contact spécifiquement dirigé vers lui. Si on lui réservait une certaine méfiance, voir une franche hostilité, la haine qui dégoulinait de Morgan était un sentiment autrement plus fort et surprenant que ce à quoi il se trouvait confronter habituellement.
Et bien ! Il ne garderait pas un souvenir impérissable de cette rencontre fortuite. Joiler de polis vagabonds n'était visiblement pas dans les cordes de Morgan. Toujours bon à savoir. La prochaine fois il s'imposerait plus franchement, sans prendre la peine de se montrer pondéré.
Prévenu par son don, il eut tout le loisir d'admirer la maîtrise de la jeune femme, qui, exsudant sa haine en silence, lui offrit une face saisissante d'impassibilité. Il attendit qu'il se fêle, curieux de voir une émotion traverser son visage... Et quand elle vint, il ne fut que plus surpris. Même son air amusé était convainquant. Il devait s'avouer impressionné. Un tel sang-froid avait quelque chose d'inhumain... Voilà quelqu'un qui n'était pas fait d'un bois commun. Plus dur que la moyenne. Magnifique ! Le meilleur pour se faire griffes et crocs.
Morgan allait souper de sa présence.
-Je manque de tact, mais je sais observer ce qui m'entoure, rétorqua l’Égaré en dévisageant son curieux vis-à-vis. Et ma foi, ce n'est pas si différent d'une autre impasse. Mais on s'y sent terriblement oppressé ; le panorama n'est pas tant dérangeant que les sensations qui me collent au corps ici.
Il eut une moue amusé en songeant que Morgan ne pouvait pas véritablement comprendre où il voulait en venir. Son don était un secret bien gardé.
A vrai dire, je me suis toujours demandé si la rue qu'on allouait à un Guide faisait écho à ce qu'il est, ou si tout n'est qu'hasard comme la plupart des choses en ce monde... Ou tout du moins, la plupart des choses qui n'ont rien à voir avec Hellish, conclut-il d'un ton amusé.
Face à son offre curieusement généreuse, il se frotta la barbe dans un crissement de poils. Il n'avait pas trop agacé ses sens avec le tabac durant sa courte vie. Les plaisirs lui en étaient étrangers ; s'il avait fumé un temps sous l'égide venimeuse de Brocéliandre, ce n'avait été que par désir puéril de lui convenir en tous point en se mettant à son échelle. Mais il n'avait jamais éprouvé l'envie de retenter l'expérience depuis.
Cependant, il ne rechignait jamais à découvrir de nouvelles sensations. Pourquoi donc refuser cette étrange marque d'affabilité ? La réponse ondula dans ses tripes, désagréable.
Il se méfiait. Morgan ne l'appréciait pas. Pourquoi lui cacher ? Pourquoi le retenir ? Sa haine aurait dû l'inciter à le rejeter franchement. Et pourtant, elle l'invitait à s'attarder en lui offrant de quoi le mettre à l'aise. C'était incompréhensible.
Intrigué, il décida de se laisser porté par le charmant paradoxe que lui opposait Morgan. Il verrait bien où le conduirait cette ambivalence entre action et pensées... Avec un haussement d'épaule, il attrapa la pipe qu'on lui tendait.
Et bien, je n'ai pas pour habitude de fumer, mais je vais faire confiance à ton avis d'experte. Merci bien d'ailleurs, pour cette générosité. C'est inattendue venant d'un Guide D'infiniy.
Il sourit dans sa barbe avec roublardise. Bartel ne pouvait pas dévoiler son don. Mais il avait d'autre moyen de lui faire comprendre que son comportement l'intriguait.
Comme elle ne pouvait le voir et que lui faire face ne servait donc à rien, il s'adossa à un des murs qui bordait la roulotte, observant la pipe d'un air distrait. Comment formuler sa pensée sans se trahir ? Il choisit d'énoncer une évidence logique.
Je me sais peu apprécié à la cour de Téthis. Je t'y ais déjà vu d'ailleurs, et je ne doute pas que tu partages l'avis de tes confrères à mon sujet ; alors pourquoi diable te montrer si avenante ?
Il lâcha un rire grave et court.
Moi qui espérait que tu ferais quelques difficultés pour te laisser approcher ! J'en serai presque déçu. Habituellement, on m'oppose au moins un peu de rejet.
Il resta silencieux un instant. Puis sourit à nouveau.
Au fait ? Je ne sais pas fumer la pipe, et je n'ai pas de feu sur moi. Sois mon mentor en cela, Morgan.
Bartel était un oiseau. Une de ces bêtes à plumes qui riait des dormeurs au matin, chantant joyeusement au dehors des maisons pour éveiller les amoureux du lit. Il avait lui aussi sa petite ariette au bout des lèvres, n'attendant qu'un mouvement pour tournoyer jusqu'aux oreilles choisies. Mais pas de notes claires qui s'enroulaient dans l'air, reposant sur la pulpe des étendues carmines, souriantes au repos. La courbe de ses mélodies était plus langoureuse, subrepticement lascive. Son chant grave et profond, riche de terre odorante et de racines emmêlés ; il y avait dans ses mots tout l'écho ancestral des forêts qui se murmuraient à mots jetés au vent. Un chuchotement semblable à celui des feuilles dans les tréfonds sylvestres agitaient ses paroles. Accrochés à ses phrases, l'angoisse et la fascination séculaires pour les bois ténébreux, se balançant dans le creux des mots, serpentant sur les allées sinueuses d'un discours parfumé à l'humus. La mousse fondante gorgée d'humidité et de jours dégoulinants, posée sur les tonalités empruntées par sa voix. Ses pauses étaient une respiration unique de cent arbres assoupis. Ses rires les bruits lointains, les branches tendues au ciel. Dans un silence, le terrier et la grotte, les ombres chaudes qui se décomposaient au premier geste ondoyant sur les corps immobiles. Ses sourires se déclinaient en pas étouffés sur un tapis de feuilles ; grelottant légèrement d'une ondée courte, qui ne s'immisçait qu'à peine, entre les chevelures des géants aphones qui s'endormaient pour cent ans de songes liquides quand frémissait la graine. Au présent, il conjuguait la sensualité des jours de pluies et des sables brûlants. Au lendemain, il promettait les paupières abaissées répondant à la danse des mains.
Bartel était un oiseau. Bartel était une forêt. Il était une voix de terre retournée, de fleurs qui se pâmaient sur un sol noir et riche. Une manifestation de vent lourd des murmures sylvestres, l'apparition tenace des dieux oubliés qui bruissaient encore dans l'ombre, riant des ténèbres de leurs tombeaux aphones ; la résurrection d'un nom qu'on avait hurlé jusqu'à l'île de Paxos, prônant l'affreuse nouvelle d'un décès fatal au panthéon héllénique.
Pan. Il avait choisis ce nom, s'était approprié son terrible fardeau. Pour un long printemps, il serait ce dieu qu'on avait tué à travers toutes les terres de Rome ; quand viendrait l'hiver prochain, le sien propre, alors le nom attendrait qu'on ne le porte de nouveau dans une paume chaude, qu'on le conduise à des lèvres et le niche sous une langue prête à danser sur les chairs.
Pan. Qui bourgeonnait le temps d'un souffle qu'on ne reprenait pas. Qui se fanait dans l'attente d'une nouvelle embellie à troubler de ses courses et ses chants. Quelque part, les montagnes vibraient quand s'élevait le croissant de ses cornes. Aux cimes où reposaient les neiges, on faisait danser la lumière à sa venue. Mais c'était dans les creux suants des vallées que naissait la musique, sous la touffeur bruissante des branches, au pied des troncs sortis du sommeil par le jeu de sabots sur la terre qui respirait les odeurs de la nuit.
Dame Selène répondait aux chants de la forêt ; sur la terre, dans le ciel, le vent portait des poèmes qui aux oreilles des chanceux, amenaient l'inspiration des profondeurs humides et des hauteurs fichées de vibrations blanches. A ceux qui écoutaient, le soir chantait la sérénade.
Bartel était un oiseau. Bartel était une forêt. Bartel était une voix, et un nom ; il était la chanson incarnée de la nuit. La mélodie faîte chair. Les vents parlaient avec ses lèvres, soufflaient d'entre ses joues. Chaque mouvement inscrit dans le tissu carné de son corps avait sa propre note ; Bartel avait des touches de piano sous la peau, des pistons sur les doigts. Il claironnait à sa manière, l'oiseau sauvage, avec sa voix propre et ses antiques héritages. L'amalgame de toutes les musiques oubliées et rejaillis sous les doigts, sur la langue, dessous la plante des pieds.
Bartel, la chanson.
Son hilarité amorça le prochain chant. Les notes frétillaient sur sa langue, épicées et chaudes. Il laissa leur grésillement nerveux prendre un envol puissant de ses lèvres souriantes.
-Quelle hargne que voilà pour une femme si paisible d'apparence ! Et tes joues restent blanches, elles ne s'échauffent pas. Tu manques de couleurs, comme cette rue, Morgan.
Rire brûlant qui se déploie, sa courbe langoureuse inscrite dans l'air ; rapporté d'une traction dans la gorge, pour laisser vibrer de nouvelles paroles.
Mais je suis Pan, maintenant comme pour jamais. Et toi, toute d'ivoire et d'écume... Tu me sembles parfaite en tant que Séléné. Je n'ai pas de bœufs blancs à t'offrir, mais tu te contenteras bien de ma compagnie, n'est-ce pas ?
Moqueur comme un corbeau, le joueur de mots. L'agressivité de la dame lunaire réveille son plaisir à brocarder autrui. Révérence fantoche à ses paroles trop sèches ; il fait glisser la menace sur la paume de sa main, et l'écarte d'un geste, presque gracieux dans son indifférence.
Je ne doute pas que tu la goûtes comme un divin nectar... On sent dans ta posture et dans ta froide colère un véritable amour à mon encontre.
Douce ironie, tendre bouchée acide que son ton chargé d'une morgue forgée porte comme une piqûre à l'oreille de la Guide.
Mais pardonne moi, tu fais là d'incommensurables efforts pour te montrer avenante. Je n'oserai moquer cet accueil si charmant que tu me fais... Tout en pondération, en gentille retenue. C'est tout à ton honneur que d'être un morceau de glace.
Le mur fait un petit bruit joliment poussiéreux quand il s'en détache d'une poussé. Pas besoin d'un soutient pour rester debout.
Pourtant, vois-tu, être agréable est visiblement au-dessus de tes forces. Je crains que ne tu ne doives flancher cette-fois au moins ; on peut sentir dans la nuit l'odeur piquante de ta colère. Je t'exaspère, demoiselle arctique.
Il lui fait face, bras croisés. Elle ne peut pas le voir, mais sa chaleur gifle l'air de la nuit.
C'est ce dont j'ai envie. Laisse donc tomber ce masque, explose à mon visage ; j'aime la chaleur et les couleurs des bombes. Habite un peu ce coupe-gorge étriqué et brumeux qu'on t'a offert ; je ne demande pas mieux. Hurle, tempête. "Montre toi agressive". Je n'en serai qu'heureux.
Il hausse les épaules, désinvolte, exhalant la décontraction comme une seconde aura superposée à l'autre, envahissante et trop intense, de sa sensualité. Il le sait, et en joue complètement.
Téthis n'a rien à faire là, ici, en cet instant. Je ne la connais sûrement pas aussi bien que toi, mais elle veut le bonheur de son peuple avant toute chose. Non ? Je ne pense pas qu'elle te voit comme un chien auquel on apprend à ne plus grogner ; bon. Je t'accorde qu'elle doit vouloir te changer pour te rendre douce et avenante, à sa propre image. Mais si nous parlons bien de la même Téthis, qui supporte sans broncher et avec le sourire mes avances ; pire, m'invite à revenir même, m’accueille à bras ouverts et ne me reproche jamais de l'approcher de trop près...
Il retient un sourire en sentant la jalousie émaner de Morgane, poursuivant sans rien laisser paraître de son amusement :
.. et bien je la vois mal te forcer à changer. Pas aussi radicalement que tu le penses en tout cas. En vérité, je penche pour une manœuvre plus subtil de sa part ; elle veut que tu me supportes, sûrement. Moi ou n'importe qui d'autres d'ailleurs. Mais connaissant ma propension à m'immiscer partout, Téthis a dû miser sur ma personne pour faire fondre les barreaux de ta prison de glace.
Il dévoile ses dents dans un sourire-croissant-de-lune. Il n'a pas les cornes, mais le nouveau Pan se débrouille bien sans ces attributs là ; et il a l'esprit aiguisé qui manquait par trop à son prédécesseur et maître divin. Sa pensée est logique, incisive. Bartel sait comment diriger un dialogue. On l'a vu trop souvent comme une bête sauvage, et à lui de se complaire en ce rôle... Mais à ceux qu'il ne peut atteindre qu'en étant animal, il dévoile toute l'étendue de son implacable capacité d'analyse.
L’Égaré sait où il veut en venir. Morgan doit commencer à douter désormais ; lui ne se pose pas même la question. Il sait avoir sûrement raison.
Comprends-tu Morgan ? La plupart des gens voient en ton Architecte une imbécile heureuse un peu nigaude qui se complaît dans sa bêtise. Mais il n'en est rien. Téthis est bien plus intelligente qu'elle ne veut le laisser paraître ; j'ai faillis me laisser prendre moi aussi, mais j'ai finis par comprendre qu'elle cachait bien son jeu.
L'homme s'approche, de quelques pas. Il glisse le tuyau de la pipe entre ses lèvres, aspire une bouffée de tabac. La chaleur de son souffle atteint Morgan quand il lève la tête pour exhaler la fumée dans l'air humide de la nuit.
Je crois que tu commences à le réaliser : Téthis avait prévu cette rencontre. Elle savait que je finirai par m'intéresser à toi. Bien sûr, elle ne pouvait déterminer où ni quand... Mais elle savait, crois moi. Elle savait déjà que je me trouverai en face de toi. Que je ne manquerai pas de te faire sortir de tes gonds. De m'imposer dans ton existence comme dans celle de tous les autres. Et en connaissance de cause, elle t'a fais la demande d'être plus agréable avec moi, sachant l’altercation inévitable ; car elle pensait sûrement ainsi que je te ferai du bien.
Il eut un rire bas.
Elle ne voulait pas te jeter dans mes bras, que ce soit clair. Téthis n'aurait pas fais cela. Non. Mais elle avait dans l'idée que je pourrai t'être bénéfique. Que je pourrai t'apporter quelque chose. Quoi donc, je n'en ai pas la moindre idée, mais ce raisonnement me semble diablement convenir à ton Architecte ! L’intelligence et la manipulation au service d'une bonté naturelle... Tout à fait charmant, sidérant, et sans conteste terrifiant d'efficacité.
Il aspire une nouvelle bouffée. La fumée danse dans son corps, le tabac brûlé a bon goût. Il est riche de saveurs. Morgan n'a pas sortit sa pire herbe à fumer ; studieuse, la jeune Guide a pris soin de suivre l'instruction de son Architecte à la lettre.
Tout à son honneur.
Il rend la pipe à sa propriétaire, l'invitant à reprendre une bouffée de sa propre marchandise.
Le plus amusant étant que, si je suis à ses yeux un chien errant, alors notre belle dame pense pouvoir m'attirer avec de la pâtée... Et qu'en l’occurrence, tu es la pâtée.
On sent le sourire caustique dans sa voix. Retour à l'envoyeur.
Je te propose donc d'en finir avec cette métaphore peu flatteuse, argue t'il en haussant un sourcil, d'un ton conciliant. Voyons nous en humains pour ce soir au moins.
Petit silence. [size=9]( Ecoute les forêts qui respirent dans cet instant de calme ; elles parlent au travers de son souffle odorant. Chut. Compte les secondes qui bruissent comme les feuilles sur les branches. )[/size]
Après tout, que je sache, je ne suis pas venu te renifler le derrière pour te saluer. Ta comparaison tombe à l'eau, donc ; mais si tu y tiens tant, je serais tout à mon aise de m'y conformer de suite.
Dernière pique. Il range ses armes pour le moment, marquant une pause dans leurs passes successives. Que Morgan réponde donc à ces lancés d'aiguilles là.
[size=9]( Lui écoute les chansons dans le soir, qui bercées dans le vent, portent jusqu'aux tympans les vivats des étoiles... Pan est revenu. A t'il jamais vraiment manqué ? Est-il seulement déjà mort ? )
( Chut. Ne pense pas trop fort. La nuit murmure aux creux de ton oreille ; écoute un peu sa voix, et fais taire ton esprit. )[/size]
Elle frémissait, comme l'onde d'un lac sous la brise, claire à son regard et pourtant pleine d'une profondeur secrète. Une bourbe d'émotions confuses s'agitait en elle, parcourant ses tréfonds en lents chemins sinueux qui aboutissaient aux sens même de celui auquel s'opposait son mutisme arctique. De glace et d'obscurité, elle était pleine d'échos qui ne l'atteignaient qu'à moitié, comme si elle n'eut pas été vraiment là, près de lui, à subir sa présence. Lointaine, la jeune femme s'était retranchée au fond de sa grotte ténébreuse, refusant de lui accorder une attention sincère- mettant à distance ses piques en les observant filer depuis une position supérieure, comme si il s'était agité depuis l'autre bout de la rue pour lui faire comprendre ses paroles. Il sentait bien sa gêne, son malaise, la surprise teintée de frayeur qui l'avait étreinte face aux vérités assénées avec poids, qu'il décochait de son carquois brillant sans plus de cérémonie, semblant déjà tout savoir, gigantesque de clairvoyance quand elle se rendait compte de sa propre ignorance à son égard, déboussolée par son discours trop incisif, l'esprit qu'on sentait derrière la sensation physique de sa présence. Confusément, Morgan pouvait toucher la vérité du doigt... Elle avait conscience qu'il en savait trop, trop vite et trop bien. Que son mur édifié avec tant de soin, sur les fondations nauséabondes de ses traumatismes, puisse être enjambé en un tour de main par quelqu'un devait la mettre en position désagréable ; mais que ce fut lui la catastrophait. Elle n'était sûrement pas prête à s'ouvrir, et encore moins à lui. Car il était un homme ? En raison de sa façon d'être ? Ou... Du fait de ses relations cordiales avec Téthis ?
Une fois de plus, il eut tout le loisir de suivre les fusées qui explosaient en elle à l'évocation de sa très chère Architecte. Alors que ses paroles suintantes d'acidité ne faisaient qu'effleurer le cœur de Morgan, faisant monter une peur légère, un malaise vite mué en hostilité sourde, il suffisait d'un nom accolé à son sourire plaisant pour qu'elle ne réagisse, non seulement physiquement, mais également par une brusque montée de jalousie qui pétillait sur la langue. Il savoura ce feu vivace qui montait d'elle, intrigué et amusé. Quel genre d'amour avait donc Morgan pour son Architecte ? Réagissait-elle comme un enfant qui ne voulait pas qu'on lui ravisse l'attention de sa mère, ou bien comme une amante frustrée incapable de s'affirmer, mais qui ne manquait jamais de se laisser aller à quelque élan sentimentale quand on avisait l'élu indifférent de son cœur ? Téthis avait bien dû se rendre compte des sentiments de Morgan pour elle, en tous les cas. Surprenant alors, qu'elle l'ait laissé à portée de ses griffes... A moins justement que l'Architecte, gênée par ces intentions brumeuses, ait tenté de diriger sa Guide vers lui pour qu'elle se distraie de son amour muet ? Pour se débarrasser d'elle, échapper aux attentions trop fortes, ou bien, comme il y avait déjà songé, car elle pensait qu'il ressortirait quelque chose de positif de cette altercation ? Impossible d'être certain de quoi que ce soit pour le moment.
Mais peu importait. Il n'était pas venu pour contenter Téthis, originellement. Il n'y comptait d'ailleurs toujours pas...
Son intérêt pour Morgan avait subtilement évolué. Elle n'était pas qu'une conquête qu'il voulait faire, autant par défis que par attirance, mais aussi un sujet diablement passionnant. Un cas de figure à étudier. Car, son pouvoir répondait au fond à un élément crucial de sa personnalité : l'envie de découvrir l'autre. Bartel aimait connaître le monde qui l'entourait, apprendre sur le plus anodin badaud qui croisait son chemin. Il ne s'intéressait aux autres pas qu'en raison de la perspective d'une éventuelle liaison, contrairement à ce que pensaient la plupart, faute aux on-dis. Si il n'était jamais contre l'échange de quelques caresses, c'était aussi sa passion pour le contact social qui le poussait à connaître tant de gens différents. Peut-être à cause de Brocéliandre et de sa psyché complexe, Bartel était fasciné par les autres, leur vie, leur psychologie. Il se plaisait à tenter de les comprendre, à déceler leurs sujets de mécontentement... Et à décider, arbitrairement, de les résoudre comme il le pouvait.
En plus d'être une mémoire multiple en mouvement, abritant les histoires complètes ou en fragments de ceux qui croisaient son chemin, il changeait les vies en y passant brièvement. Depuis sa position, il pouvait analyser froidement les êtres et les situations ; avec son empathie, comprendre ce que voulaient ses interlocuteurs avant qu'ils ne le sachent eux même. Au fond, son pouvoir n'était pas tant un cadeau qu'on lui avait fait, qu'un présent du hasard à tous ceux qui finissaient par croiser le singulier voyageur qu'il se plaisait à être. Si à son nom s'attachait luxure et sauvagerie, il n'avait pas connu qu'elles au fil tordu de son existence. Trop souvent, on avait fait l'erreur de le voir comme une bête, et rarement Bartel se faisait le déplaisir de détromper les gens sur son compte. S'ils voyaient l'animal, ils ne prendraient pas gare à l'homme.
Il était une épée à double tranchant. La plupart n'en voyait qu'un, sans se douter que le deuxième pourrait bien les surprendre, les prenant en tord. C'était à son avantage, alors jamais il ne se donnait la peine de faire changer les rumeurs. Qu'ils se prémunissent donc contre ce qu'ils connaissaient... Lui se chargerait de rendre vaines ces mesures, tout au plaisir de surprendre ses nombreux détracteurs.
Morgan avait affaire, ce soir là, à l'homme et non pas à la bête. Elle ne le savait pas. Ne voulait pas le savoir peut-être, tenant à tous prix à le déconsidérer pour l'écraser de mépris ; car le repousser en se sentant, d'une manière ou d'une autre supérieure, aurait été plus simple. Or, il avait tout fait pour lui démontrer qu'il était plus fort, implicitement, explicitement. Par sa présence et par ses mots, il l'avait inquiété, dominé, et depuis le début, Morgan était une souris digne entre les pattes du chat. Elle gardait contenance mais n'en menait pas large : il s’insupportait et l'effrayait. Délibérément. D'entrée de jeu, elle lui avait fait comprendre -sans paroles, rien qu'en synesthésies- qu'il n'aurait pas ses faveurs, ni sa sympathie, et encore mieux son approbation. Il ne recherchait particulièrement aucune des trois. Cependant, la providence l'avait mené ici, dans cette ruelle sordide à la Guide intrigante, et sa nuit s'y finirait alors. Son intérêt premier avait été charnel... Mais il avait changé au fur et à mesure, se muant en soif d'apprendre.
D'apprendre son histoire, son être tout entier, en sentiments, réactions, actes. Ce n'était là que pure indiscrétion de sa part, mais pas seulement. Il était convaincu de pouvoir apporté quelque chose à Morgan ; car Téthis le pensait à coup sûr, en partie. Elle était plus clairvoyante que lui, sa pensée fluide et précise. Si elle avait vu leur rencontre comme un bénéfice commun, alors il faisait confiance à son jugement critique. Parfois, il avait l'impression que l'Architecte le connaissait mieux que lui même, alors qu'il pouvait se targuer de ne rien se cacher et d'aimer à s'analyser pour se comprendre et se changer. A sa manière, il était gêné par ce sentiment de vulnérabilité qui se cramponnait à lui sous le regard serein de Téthis ; le malaise qui hantait Morgan, poisseux, lui était familier. Bartel savait pertinemment ce qu'il lui infligeait. Pourtant, il n'avait aucun scrupule à devenir tortionnaire, et il nomma tranquillement chaque sentiment de la Guide, un air impénétrable sur le visage, et le corps vibrant de sensations. Aucune n'était vraiment désagréable au fond. Chaque créature vivante lui était un banquet, tous composés de morceaux de choix. Il pouvait même choisir la pitance récoltée par son don en provoquant l'émotion, amenant son interlocuteur à lui délivrer ce qu'il jugeait agréable. Au fond, Bartel se nourrissait des autres. De leurs histoires, de leurs sentiments. De leur chaleur, quand ils prenaient sa main... Ainsi que tout le reste. Il était une banque mémorielle de sensations et d’anecdotes partagées, une encyclopédie chaotique aux pages parfumées.
Ce qui lui donnait Morgan sans le savoir s'imprimait, martelait son esprit pour s'y inscrire. Il ne demandait qu'à faire de même, dans un partage comme il en connaissait si bien ; lui rendre ce qu'elle offrait sans se rendre compte de rien. C'était en partie la raison de son expressivité et de sa franchise : le désir d'être sur un pied d'égalité avec ceux qui le côtoyaient. Morgan ne le lui permettait pas. En se renfermant, refusant tout contact, elle se rendait vulnérable toute seule, sans qu'il y soit pour grand chose. Plus elle se fermerait, plus il aurait de pouvoir sur elle.
Car peut importait son silence, l'empathie faisait parler son être tout entier. Qu'elle le veuille ou non. La jeune femme ne savait de rien lui, tandis qu'il apprenait toujours plus d'elle. Peu importait son désir maniaque de préservation : elle ne pourrait jamais prétendre à l'once d'une égalité en refusant de jouer le jeu des relations sociales. Il gagnait du terrain sur son intimité... Elle le repoussait vainement, brandissant une image photocopiée de lui, sans le regarder vraiment. A ce train là, elle se serait livrée sans qu'il n'ait eu besoin de faire preuve de la moindre cordialité. Il ne se plaisait pas à ce genre de relations, cependant, Morgan ne lui laissait pas le choix sur ce point là : ce n'était pour le moment qu'un dialogue à sens unique. Tout juste savait-elle de lui qu'il n'était pas aussi stupide qu'on se l'imaginait.
<< Advienne que pourra >>, songea l’Égaré sans plus s'émouvoir de la fumée qui lui revint à la figure, s'évanouissant en volutes dans sa barbe. Il sentirait le tabac jusqu'à son prochain bain.
- Nous ne sommes pas humains, Bartel Pan. Nous ne le sommes plus.
Il haussa un sourcil, intrigué. Plus humain ? Vraiment ? Quelle étrange vision de son état... Et que se pensait-elle donc ? Un spectre, comme certains Égarés le geignaient, incapables de se détacher d'une vie qui n'était plus la leur ? Morgan en avait le teint, sans aucun doute, mais même un ectoplasme faisait preuve de plus d'ardeur ; au moins pouvait-elle se rassurer sur un point de sa nature... Quoi qu'elle fut, on ne la comptait pas dans les rangs des esprits tapageurs.
Nous avons obtenus des pouvoirs incroyables, mais en échange, nous sommes devenus des esclaves qui arrachent des âmes innocentes pour les offrir à nos Maîtres.
Il ne s'était pas encore posé la question de savoir quel pouvait-être le don de Morgan. Quelque chose qui soit en rapport avec sa nature profonde, donc ? C'était bien souvent le cas. Parfois de manière tout à fait ironique.
Je ne dis pas que je m’en plains, bien au contraire, je prendrais toute les âmes de la Terre pour les donner à ma Maîtresse si je le pouvais, et je le ferais sans aucun regrets ni remords. Mais je suis lucide : je ne suis plus un être humain.
Il y avait de quoi frissonner devant tant de dévotion. Bartel n'avait jamais apprécié les patriotes, chauvins et autres bizarres créatures qui naissaient dans les bras immobiles de la société, enflammées pour un rien, protecteurs d'une opinion, garant d'un modèle, d'un principe, à cheval sur les conventions ou bien même loyaux à l'outrance envers un supérieur. Il avait lui même été prêt à tout donner un jour ; Morgan avait le résultat de sa confiance mal placée sous les yeux- ou plutôt les nez et les oreilles, étant donné qu'elle n'y voyait plus grand chose d'autre que du noir. Vraisemblablement, elle ne l'appréciait pas. Quoi qu'il en fut, on ne l'avait plus repris à se dévouer corps et âme pour un être ou une cause. Cette existence de varech ne le faisait plus que grimacer.
Il suivit cependant avec attention le nouvelle vague de malaise qui montait en Morgan. Elle savait bien que son discours n'exprimait pas clairement ce qu'elle ressentait ; que trouver les bons mots n'était pas tâche facile, et que s'y escrimer maintenant alors qu'elle en usait si peu d'habitude ne menait pas à grand chose. Quand bien même il aurait déblatéré un flot sans fin d'inepties, Bartel aurait semblé plus convainquant que la Guide. L'art de l'orateur.
En un même temps, il partagea la fumée de Morgan avec contentement, avant de souffler sur sa propre pipe pour goûter le tabac plus aisément qu'en inhalant des brumes. La jeune femme continua de parler, droite et fière, ayant à peine bouger depuis qu'il était arrivé. A croire qu'elle avait pris racine, il était presque tenté de vérifier si ses orteils s'enfonçaient dans le bitume...
Je ne pense pas que nous arriverons à nous entendre. Nous sommes trop différents, nous ne voyons pas les choses de la même façon. Même si cela m’ennuie de ne pouvoir satisfaire ma Maîtresse, je ne pense pas pouvoir un jour t’apprécier. Tu l’as compris tout seul : je te déteste, et j’ai mes raisons pour cela. Ta compagnie me met mal à l’aise, et je ne pense pas que tu pourras changer cela. Tu n’es pas fort à ce point.
Elle parlait, parlait, parlait. Il avait réveillé le volcan sous le glacier, fait sortir du sommeil une partie immergée de la Guide, quelque chose qu'elle avait enfouie en elle pour mieux devenir une morte-vivante, spectre blafard qui aurait voulu plus que tout disparaître aux yeux du monde entier... Ou bien apparaître différemment, pour Téthis au moins, que son rôle de fantôme ne devait guère séduire. Mais peut-être n'était-il pas si juste de la désigner comme spectre. Au fond, Morgan ressemblait à l'Islande : glace et feu. Il suffisait de jouer au tremblement de terre et de l'ébranler assez pour qu'elle n'éveille ses incendies cachés. Ils ne demandaient qu'à se relever, à danser, à brûler. Bartel commençait à entrevoir, peut-être, pour quelle raison l'Architecte l'avait si volontiers confronté à sa Guide... Il serait, dans sa vie, une commotion parfaite propre à la sortir des glaces dans lesquelles s'était figée à jamais son humeur.
Alors, il lui offrit son plus beau sourire, qui vibra dans sa voix quand il prit la parole.
-Allons bon, tu penses que deux êtres différents n'ont rien à faire ensemble ? Quel intérêt à ne côtoyer que ceux qui nous ressemblent ? Pourquoi donc mener une vie sereine et plate, en refusant tout détour qui promette de plus amples réjouissances ? Ne garde pas toujours les mains dans les poches, Morgan.
<< Tu n'es pas assez souple, ni d'esprit ni de cœur. Quelle étrangeté, de me détester tant alors même que je ne t'ai jamais fais subir même l'once d'un préjudice. Prêterais-tu une oreille trop attentive aux racontars ? Je pense que tu as tout le loisir de constater que je n'étais pas qu'une bête sauvage. Je raisonne aussi bien que toi, voir mieux.
Il ne tentait même pas d'être vexant. Ils savaient tous deux très bien que ce n'était que la pure vérité.
J'aurai tout aussi bien pu te plaquer dans un coin et de violer si ta chair m'intéressait tant que ça. Quoique je ne sois pas indifférent à ton image, j'ai d'autres appétits que ceux du corps à combler ; ne fais pas l'erreur de ne voir un moi qu'une portion d'homme aux aspirations réduites. Tiens, vois un peu !, je fais même preuve de bonne volonté à nous mettre sur un pied d'égalité en me dévoilant ainsi, lâcha t'il d'un ton amusé qui sonnait comme un rire. Peut-être un rien arrogant. En fait, je n'arrange pas mon image auprès de toi, plus je parle et plus ta rancune s'accumule. Tu n'aimes pas être dominée, Morgan... Mais depuis le début, tu sais qu'il ne pourra pas en être autrement avec moi. Je te donnerai forcément un sentiment de faiblesse ; ou plutôt, tu verras toujours ma force propre comme une menace.
Il haussa les épaules, retirant un peu de fumée de la pipe. Il l'exhala de côté, pour ne pas indisposer Morgan ; la provocation était terminée, il n'était que franc désormais, sans plus de cérémonie.
Le problème étant que je ne cherche pas à te plaire, ni même à me remettre en question. Simplement à te connaître. Contre ton gré, certes... Mais on s'accorde généralement à dire que je suis un gentil tyran. Je m'impose sans délicatesse- franchement. Je ne chercherai pas à te manipuler ou quoi que ce soit. Si j'ai des intentions particulières, je les déclare clairement. Tu peux au moins me faire confiance : je n'ai pas pour habitude de tromper les gens. Pose moi des questions, j'y répondrai.
Nouveau bruit d'expiration parfumée.
En réalité, je suis probablement la meilleure compagnie que tu puisses espérer, Téthis étant exclue, car ma foi, personne ne peut rivaliser avec quelqu'un d'aussi inhumainement avenant et polis. Je ne me formalise pas de grand chose et je ne mens jamais.
<< Voilà. Je t'ai décris mes cartes, à toi de voir ce que tu en fais. Tu gardes distance pour des raisons irrationnelles qui ne me regardent pas ; bah, je tenterai bien des les découvrir un jour ou l'autre à vrai dire, mais pas ce soir. Que vas tu croire de qu'on raconte ou de ce que tu vis ?
Et il se tut, considérant que tout était dis. Morgan ne répondit pas. Pas tout de suite néanmoins. Appuyé contre un mur, il ne la regardait pas. Son dos était mouillé, le brouillard rendait sa peau moite. Il se sentait le poil humide et lourd. La nuit n'avait que sa fraîcheur pour plaire.
Il posa distraitement sa pipe sur la charrette près d'un panier quelconque, après l'avoir vidé par terre en se brûlant les mains. Le bouts de ses doigts siffla contre la froideur obscure du soir. Puis se fut au tour de ses oreilles. Bartel baisse un regard désabusé vers le sol ; il croisa deux paires d'yeux brillants qui évoquaient des braises au fond d'une cheminé. Ses sourcils redessinèrent une courbe, et un étrange sourire éclaira son visage. Il se pencha vers les deux créatures surgis de la nuit brumeuses, accroupis de tout sa masse en face des petits corps frêles mais intouchables.
Absinthe et Chartreuse. Les chats errants, les papillons de nuit qui s'amusaient autour des lampadaires- sans jamais se brûler aux ampoules, préférant les briser d'un jet de pierre malveillant. Les sales gosses, impertinents et mauvais, qui venaient courir entre vos jambes pour vous faire trébucher. De petites mouches fatigantes qui bourdonnaient toujours quand on n'en voulait pas, surgissant dans le seul but de vous importuner. D'horribles créatures, aussi irritantes que l'Ephémère et ses réponses évasives, ses silences lourds de secrets bien gardés, ses manières mystérieuses... Les petits préférés d'Hellish, deux ombres mauvaises qui rodaient dans les demeures, débarrassant les Égarés de toute entrave voulue ou non. Des tueurs d'espoirs, bambins diaboliques qui jouaient avec la mémoire nanti d'une insouciance cruelle. Deux petites teignes sans éducation, ce que l'enfance pouvait produire de pire, puisqu'en plus de se croire tout permis, ils l'étaient bels et bien.
Absinthe et Chartreuse, donc. Ils se croisaient parfois, tous trois amateurs d'errances nocturnes et de frayeurs distillées... Le duo terrible ne l'appréciait pas beaucoup, en partie car il leur volait la vedette en monopolisant une fraction de l'imaginaire collectif, étant devenu lui même une légende urbaine. Du reste, il était grand, adulte, et nullement impressionné par leur immunité.
De quoi s'attirer leurs foudres, donc.
Tout près d'eux, il se fendit d'un sourire sadique, lâchant d'une voix doucereuse à l'attention de Morgan :
Je te présente Absinthe et Chartreuse, que tu connais sûrement déjà. Ce sont deux bons amis. Je suppose qu'ils me cherchaient pour le plaisir de ma présence ; eux savent y goûter, n'est-ce pas ?
Il les couva d'un regard terriblement lourd, mais ils ne lui prêtèrent aucune attention, trop occupés à se chamailler, comme de coutume. Son sourire se fit railleur. On ne changeait pas des enfants aussi mal élevés. Il se releva donc ; pour se pencher une deuxième fois aussitôt, en manifestant son mécontentement d'un grognement irrité. Sans remercier les deux intrus, il tendit la main pour attraper l'objet qu'on lui tendait, mais ses doigts ne le touchèrent pas avant que la clé ne tombe à terre dans un tintement étrangement sordide. Les deux phénomènes lui abandonnèrent et la breloque et leurs paroles énigmatiques, échos fades d'un discours mieux rodé de l'Ephémère.
Il ramassa la clé, s'interdisant d'être trop atteint par son trouble. Il réfléchirait plus tard... Penser à ce qu'un pareil cadeau pouvait impliquer nécessiterait qu'il soit seul. Car jamais les deux petits monstres ne seraient venus lui offrir un présent de leur propre chef. Ce qui ne pouvait signifier qu'une chose...
Hellish s’intéressait à lui. Terrifiant, vraiment. Terrifiant. Sa vie promettait de prendre un tour nouveau ; pour peu qu'elle ne cesse pas brusquement. Un frisson lui parcourut l'échine, à sa propre surprise. Il repoussa la peur et la conviction que ce soir venait de le changer son chemin, de le conduire vers un terme fatidique. Combattant le sentiment dérangeant qu'on le dirigeait dés lors vers une voie nouvelle, et que ne sachant rien des attentions de celui qui se croyait dans le bon droit de le manipuler, il ne pouvait comprendre ce qu'il lui fallait éviter afin de ne pas jouer son jeu.
Il se força à ne pas trop réfléchir, et déclara simplement d'un ton las :
Et bien, notre conversation m'en semble coupée.
Puis il rangea la clé dans sa poche, se tourna vers Morgan, et la dévisagea en attendant une réponse que l'apparition funeste avait encore retardée.
-J'imagine bien que vous êtes les meilleurs amis du monde...
Et dans cette voix, l'égarement ; ironie stupéfiante à celui qui l'était de statut officiel.
Morgan s'était perdu, elle avait suivit le chemin de ses mots jusqu'à trouver son propre cœur. Elle en avait vu la vulnérabilité, l'étrange fragilité de ce morceau de viande pulsant... Touché cet organe douloureux qui battait sur le tempo changeant de ses sentiments. Doucement, tâter les artères bouchées par la glace. Lentement, fais le tour des émotions qui cinglaient son sang échauffé par une voix qui portait en elle trop de talent à parler ; ou peut-être bien avec fulgurance, au contraire à vitesse contrariée, décuplée sauvagement sous les yeux inquisiteurs du vagabond échevelé par le vent et la pluie. Trouble. Instillé avec art, peut-être voulu, sûrement collatéral ; causalité du dévoilement soudain, du lever de rideau stupéfiant, si vertigineux en son être, qu'il donnait la nausée.
Au sortir de cette rencontre, Morgan serait comme malade. Elle connaîtrait le doute, elle aurait peur de ses propres paroles, jugerait ses actes sous une lumière nouvelle. Elle remettrait en cause cette habituelle froideur qui lui était devenu un rempart de chaque instant- la mettant à distance des gens, du monde. De la vie. Sa vie, la sienne qui passait, déroulait ses longues journées brumeuses, et qu'elle regardait de loin, indifférente, sinuant à ses pieds, écrasant les joies bourgeonnantes par peur de les voir flétrir, afin de ne pas sentir l'hiver qui reviendrait toujours, fanant les fleurs qu'elle avait aimé. Morgan craignait la face hideuse des tristesses quotidiennes, des douleurs qui cheminaient le long d'une existence, attendant qu'on ne vienne à portée de leurs poings. Elle tentait d'éviter ces hères anthropophages, et cependant qu'elles hurlaient, battaient le vent, trépignaient loin de ses yeux figés sur un vide miroitant, la jeune femme portait aussi ses pas loin des népenthès suspendues aux branched, s'interdisant un bonheur rené. Plutôt que d'aller cueillir la lumière immobile qui n'attendait que d'être captée par ses mains, la guide égarée se complaisait dans ses ténèbres moites drapées de brumes argentées par le pinceau sélène. Les nuis nitiscentes palpitaient loin de ses paumes ; l'aube rubescente s'éteignait sans caresses pour son visage glacé.
Comme un papillon gris, beauté quiescente demeurée interdite après la grêle, Morgan vaguait au bord du monde, spectre morne, le cœur en ruine, l'âme faussement apaisée par un souffle morbide. Elle s'agitait tel un linceul sur un balcon, les yeux tournés vers l'infinis d'une noirceur qu'elle peuplait de silences- quand elle aurait dû combler ce manque de vu, s'isolant de la vie par peur de s'y faire mal. Comme un enfant refusant de remonter sur le vélo, après sa première chute...
Alors le sybarite laissa tomber à plat les paroles illusoirement acides de son vis-à-vis blafard. Il les vit comme des pierres qui ne ricochaient pas ; crevant dans un bruit d'une brièveté inapte à le graver dans la postérité, la peau huileuse d'un lac à l'onde atone, par un soir aux bleus troublés d'étoiles. Inexplicablement, il s'attrista. Une sensation diffuse de calme l'enveloppa. Coula dans ses veines comme un épais sirop. Il eut l'impression de se muer en un nuage épais, de s’empâter soudain en enrobages de velours noir... D'être un enfant enveloppé d'écharpes, de laine drue, de gros bonnets et de caleçons hérissés.
Il frissonna, résonant en diapason de Morgan. Un souffle lourd s'échappa de son corps apaisé, et le voyageur frotta ses mains caleuses en songeant qu'un bon feu aurait été le bienvenu. Un coup d’œil vers la Guide lui montra son expression neutre, quand une pluie confuse tombait sur son esprit.
Elle répondit.
-Je pense que tu devrais t'occuper en priorité de cet objet que t'ont donné les sales gosses. Si c'est Hellish qui te le donne, cela doit être très important, et probablement dangereux.
Il sourit, désabusé, et si la fatigue de Morgan ne l'avait pas frappé, il serait partis d'un rire grave. Au lieu de quoi le soir chuinta seulement d'un reniflement amusé.
-Et bien, t'inquiéterais-tu pour moi Morgan ? Je n'ai que faire d'Hellish. Qu'il me cherche donc au travers des mondes qu'il se plaît à manipuler depuis sa petite place forte, rencogné dans les ombres... Il aura bien du mal à tenir le rythme de mes voyages.
Quoi qu'il soit, je doute qu'il me suive là où je vais divertir mon existence. Même son ombre à lui ne porte pas si loin.
Le vagabond hausse les épaules, emportant un soupir dans le mouvement machinal.
Au pire des cas, il y aura toujours quelques-uns pour se réjouir du trépas d'un vert-galant tel que moi. De quoi me ravir dans la tombe, n'est-ce pas ?
Il sourit dans sa barbe, arrogant. Que sieur lapin vienne donc lui poser une main gantée sur l'épaule... Après tout, peu importait. Le monde était vaste- et surtout, loin d'être solitaire. Il ne savait que trop bien qu'aux frontières de l'un dansaient les autres.
Quoique Bartel ne fut pas aussi léger à l'idée qu'on s'intéresse à lui qu'il voulait le faire croire, son inquiétude première avait cédé place à un certain fatalisme teinté d’indifférence. S'inquiéter et courir dans les sens ne servait à rien ; et peu importe la situation, il refusait de s'exiler d'Hellishdale. Ici le retenaient encore deux ou trois âmes dorées... Hellish ne lui ravirait pas.
Bon, je ne suis pas exempt d'inquiétude à vrai dire. Mais craindre une menace spectrale ne fait pas partie de mes habitudes. Qu'Hellish aille... Au diable, ma foi ! Pour peu qu'il ne le soit pas lui même.
Il partit d'un rire bref et s'affala contre le mur, exhalant une buée chaude vite déliée par l'air froid. Les dernières paroles de Morgan ne le firent que sourire. Il se frotta la barbe en les écoutant, attentif au vide qui les rongeait tout deux. Et sûrement fut-elle surprise, car cette fois, il mit du temps à répondre, comme cherchant ses mots. Pourtant, ce n'était pas le cas : jamais Bartel n'aurait pris soin d'apprivoiser sa langue. Il se laissa plutôt surprendre, savourant son propre étonnement et cette petite victoire. Quand il lui répondit, ce fut d'une voix curieusement chaude.
A ta guise Morgan. Je suis tout aussi fatigué que toi à vrai dire.
Il fit une pause. Dedans se lisait un sourire agréable.
Je ne vais donc pas nous infliger plus longtemps ma conversation. Mais ne penses pas te débarrasser de moi si vite et si bien que cela ! Je vais veiller à tes côtés cette nuit. Et rentrer avec toi à Infinity. J'ai à faire là-bas ; pas à la cour, et tu m'oublieras donc pour un temps au moins.
Il se redressa à peine pour s'étirer, tout comateux en réponse à la fatigue subite par Morgan.
Voilà un sursit qui te laissera le temps d'interroger ton cœur. Quant à moi, et bien... J'ai des portes amies auxquelles toquer, disons.
Dans ses pensées, une femme et de nouvelles surprises ; Nienor n'en finissait plus de le faire s'exclamer. A lui de rendre la pareille à l'intrigante amante... Il lui dessinerait ses nouvelles découvertes, lui conterait ses voyages- et cette nuit, aux côtés de Morgan. Avec un sourire mystérieux, glisserait hors de ses poches des cartes postales de la ville empestée de secrets, qui pourtant fascinait tant l'étrange femme aux yeux d'horloges à rebours. Il lui nommerait les photos imprimées, qui aux narines sensibles sentaient encore l'encre tiède, et caressant son bras, l'inviterait à tenir entre ses doigts incultes un crayon dont les arabesques dictées par sa voix seraient plus gracieuses que la dernière fois. Il lui apprendrait l'univers tout entier ; elle son corps, et le savoir obscur qui y dormait en boule.
Demain soir. Plus tard. D'abord, il passerait la nuit avec Morgan. Il continuerait d'embaumer sa ruelle, présence silencieuse et tenace. De ses parfums, de son souffle, des mélodies fugaces et légères de son corps, il lui ferait sentir qu'elle n'était plus seule, mais libérée de ce sentiment d'agression qui régissait sa vie.
Lentement, elle s'habituerait à le sentir tout proche. Il dompterait cette tempête d'ombres et de neige qui emportait dans son sillage des âmes innocentes.
En silence, Bartel s'adossa à son mur, et ferma à demi les yeux pour profiter du calme vertigineux de la nuit parfumée de tabac.
Entre deux brumes, il compta les secondes en songeant au violon qui gémissait quelque part dans les rêves d'une sœur abandonnée...