Sur la porte, dans une calligraphie exagérément lisible, épaisse, un peu pataude : "[font=Impact]Club de Littérature de la Maison". C'est punaisé, une couleur différente à chaque coin. Jaune-vert, rouge-bleu. En dessous, une autre feuille, scotchée : "Thème du jour : que vous évoque Raspoutine ?"
Cela fait désormais deux semaines que Banshee a disparu. Deux semaines d'incertitude à se demander si la nouvelle hiérarchie des Cerfs tient ou non de la mauvaise blague. Et pourtant, cela persiste, envers l'hébétude générale, le scepticisme ambiant. L'absence d'une part, l'outrance de l'autre. Mais les murmures s'évaporent au soleil de ce nouvel été, marqué par le sceau déjà connu du spleen et du malaise. On cherche à oublier ceux qui sont partis sans prendre l'ambulance ou glisser vers la tombe, trimballés en un tombeau plus vaste et plus profond qu'aucun des décédés de ce nouveau départ, au-delà du chemin traversant la Forêt. D'ailleurs, ce sera bientôt chose faîte : ceux qui quittent la Maison n'ont plus droit de séjour dans l'esprit de sa faune inquiète, oublieuse et névrosée. Ce sont des bêtes fragiles qui peuplent ses confins tendrement écarlates, qu'une pensée seule pourrait briser. Alors elles refoulent volontiers le souvenir des visages qui s'éloignent- c'est laid un visage qui s'en va. Les survivants des Départs sont mieux ainsi, à jamais disparus. Arrachés à l'existence et à la trame du monde. Dissous dans l'océan de l’Extérieur. Il n'en restera bientôt même plus la démangeaison à la mémoire des occupants, pas même des cicatrices dans la chair de la Rouge. Alors, de nouveaux agneaux débarqueront pour se joindre à leur troupeau boiteux, masse juvénile grouillante enrichissant le gruau bouillonnant de leur univers cloisonné. Éphémères tournoyant autour du cœur carmin de la Maison, et n'aspirant qu'à se fondre en ses palpitations.
Mais il ne s'agit pas encore du sujet soulevé par Papy, car on ne pense pas au futur quand on habite la Rouge. On se tourne plus volontiers vers le passé, pour explorer ses mystères, quand on ne se donne pas tout entier au présent. Cette semaine, c'est donc d'un résident de longue date que l'on parle. De l'un d'eux plus particulièrement ; l'un des plus évoqué ces temps-ci par les rumeurs qui tournent.
A l'intérieur de la salle, derrière la porte close, les mines finissent à peine de torturer le papier.
Là, c'est étrangement feutré. Plein de tapis, de tables basses, de bibelots en plastique- on ne tolère pas la porcelaine, même pour y boire du thé. Trop fragile. On a voilé les fenêtres avec des draps cousus d'un milliers de mots entremêlés, ouvrage d'un Loir prestigieux depuis lors renvoyé au néant de l'Extérieur. Et la lumière filtrée tombe avec incertitude sur une ronde silencieuse occupant le centre de la pièce, cernée de tapisseries, de babioles et de syllabes flottantes, gondolées par la brise ou par le jeu des ombres.
Cercle de chaises et cendriers environné des spectres de phrases irisées, bariolées, ondulant d'une couleur à une autre dans une rage muette. Des volutes de fumées qui se prélassent aux murs comme des fantômes de chats d'une blancheur onctueuse. La lumière asphyxiée. Et dedans, les gamins.
Ils sont six attendre. Six éclopés échoués ici. Six paires d'yeux, six bouches closes. Six gueules tournées vers un septième, qui elle, fixe le sol. Fixe ses pieds nus, sales, ses orteils qui tricotent avec nervosité.
A la marge du cercle, un huitième en maraude, ne regardant personne mais s'occupant des cendres, ramassant les ordures et remplissant les verres. Larbin spectrale à l'orée de cette ronde magique- inquisitrice.
La gueule fuyante de l'observé se relève dans un ample mouvement de cheveux, ondoiement timoré d'enflammé de la tignasse. C'est un garçon au long visage blafard. Cils rutilants, crin flamboyant, mais sa face allongée est livide derrière les éphélides dont on l'a mitraillé, sa présence n'a rien d'imposant qui invite à l'écoute- il n'a à priori pas l'ardeur de sa pilosité. Il n'y a pas de chaleur dans son expression. Rien que la crainte scrutatrice des introvertis.
Les mots se heurtent aux lèvres du rouquin. Elles sont crispées, marmoréennes. La feuille palpite dans sa main, poisseuse de mots, menacée de froissure- c'est comme un cœur qui frisonne sur la page. Ses mains tremblent toujours un peu quand il est entouré. Elles lui échappent, se mettent à tressauter avec fébrilité, colombes nerveuses frémissant de tout leur albâtre moucheté, volatiles enchaînés par l'os à ses maigres poignets. Cherchant à fuir, méconnaissant le repos, comme tout le reste de son être mince. Il lutte avec le monde tangible, lui oppose une crispation incertaine, hésitante. Ses yeux ont gardé cet écarquillement inquiet et scrutateur qui lui a valu, conjointement à d'autres particularités remarquables de sa gestuelle prudente, d'être nommé Faon. Malgré son nouveau nom, cette identité là lui colle encore au corps comme les éphélides qui lui bourgeonnent des épaules jusqu'au front. Giclures de lumière nécrosée sur la peau. Il partagera toujours avec Fantôme une même détresse de biche. Plutôt appropriée pour deux Cerfs de longue date... ?
Mais il lui faut lire à voix haute. Partager le récit. C'est la règle. Et Papy ne ronchonne jamais autant que quand on ne respecte pas les quelques rares qu'il impose à certains occasions.
Alors Chaman prend la parole dans le torrent de ses cheveux.
<< C'est avant tout l'odeur. Sauvage, sylvestre et lourde. Un parfum bestiale et terreux, une puanteur ursine, florale, exubérante de vie. Odeur palpable, dense et rêche, comme un crin, aussi enveloppante qu'une fourrure encrassée, presque écrasante d'être complexe, brutalement animale- sexuelle, piquante.
Odeur de prairie déversée par saccade, de sous-bois fleurissant, pourriture fulgurante. Effluves de suées viriles, d'efforts guerriers, d'appétit prédateur- une écume collante, presque un nuage errant aux volutes adhésives. Ça l'habille, ça le porte, c'est une aura palpable. Une boue suintée et volatile, s’agglomérant particule après particule aux narines étrangères. Délicieuse infection s'en prenant aux sinus, pénétrant les muqueuses et gagnant le cerveau. Colonisant le crâne à la gloire renouvelée des sensations. Les méandres juteux où louvoient les pensées, encrassés par la tourbe de l'odeur, bouchés par sa présence, trop dense, trop avide d'attention- elle emplit tout l'espace, écartant l'air même de sa fumée pour s'imposer dans les poumons conquis. Épaisse et crémeuse, ondulante et pulsante, elle a sa texture, son empreinte... Son propre langage. Un idoine outrancier.
Il s'humecte les lèvres, jette un regard furtif à l'auditoire, à travers des mèches rousses entremêlées en une torsade minable. Ses mains ne tremblent plus. Une distance s'établit entre lui et les autres- les mots l'entraînent. Littéralement. Les perspectives s'étirent sous ses yeux, se gondolent soudainement, l'éloignant du cercle, le repoussant dans un brouillard onctueux, au-delà du palpable. C'est l'amorce d'une crise mystique. Le voilà dans un royaume des flashs et des volutes d'encens.
Les impressions qu'il a voulu transmettre commencent à s'éveiller dans le terreau de sa chair, à vivre de nouveau sur le réseau de ses nerfs, à s'incarner au fil des mots en sensations spectrales. Palpitant sur ses papilles, sur sa rétine et dans sa gorge. Son corps est un jardin tout frissonnant de vie, remué par les vers. Il voit le garçon esquissé en volutes, il le sent. Dans la fumée des clopes, la pièce lui semble un peu plus trouble, les visages moins définis, plus soutenables en leur nature glaiseuse. Il lui revient d'y sculpter l'émotion au gré de son histoire.
Ce n'est qu'un infime silence. Il reprend calmement, d'une voix lente et ample, qui déguste les mots, les roule avec amour.
L'odeur est une lourde cape traînant à son envers, pareille à une fourrure sanglante, une peau écorchée lui pourrissant au corps.
Oui et il goûte à cette pourriture avec exultation, l'enveloppant dans sa langue pour mieux la savourer...
Elle l'habille, le répand, le projette en avant. Elle insinue Raspoutine tout au fond des poumons, le fait palpiter dans une inspiration, volute de faune enroulée aux narines, serpentant sous la peau. Pelure aromatique, effluence affolée, c'est une main brune et sale farfouillant aux entrailles. La main extensible de l'haleine, bourrasque carnassière remontant de son corps, aux doigts d’effluves alourdies de moiteur... elle s'exhale de ses papilles comme du fond d'un marais, putride et chaude et charriant de somptueuses puanteurs entremêlées en une hymne olfactive.
Si tropicale que sa bouche à elle seule vaut toutes les flamboyances qui fleurissent dans les printemps alpins, purpurine enflammée engorgée de nectar. C'est une rose charnelle, grouillante d'épines et de parfum. Une rose palpitante fouillée d'une vermine de baisers, de mâchonnements linguales, éparpillant ses pétales en des manœuvres fauves, printaniers éclatement dans un écrin de barbe. La bouche est maîtresse en ce visage ardent.
Et il la voit suspendue dans la fumée tel un phare écarlate, iconique, subservise, comme un rappel obsédant au Rocky Horror Picture Show et à sa scène d'entrée. Lui insufflant les prémices d'une fièvre mystique qui fait grincer sa voix dans la douloureuse extase des mots arrachés au velours de sa gorge, accouchés avec peine, au prix d'articulations si méticuleuses qu'elles lui scient la mâchoire, font craquer son visage. Cela vient et l'emporte, le conduit à la bouche...
Elle le module et le déforme au gré des gymnastiques qui la distendent, la contractent et la font éructer. Les mots se tissent et se dénouent entre ces lèvres pourpres. Voluptueuses et souples qui se contorsionnent Somptueuse calligraphie, lignes cursives de feu. Chair en fleur, éclose au printemps de sa respiration. Mais leur satin s'écorche, car on y mord, on y creuse, et les sillons sanglants y sinuent en crevasses éphémères... Elles sont aussi brutales, pimentées, bondissantes, les lèvres du grand faune. Et festonnées des mots.
Il est croqué comme eux par cet enfant des bois. Frisonne.
Des mots fouettés, torturés, noyés sous des flots salivaires, roulés dans les recoins obscurs du palais, claqués entre les dents, malaxés dans l'intolérable moelleux de la langue, la tendre couenne écarlate où se nouent les saveurs. Écrin de porcelaine et de feutre carmin où procréent les papillons du langage. Phalènes humides, glaiseuses, dans la moiteur goulue du cocon buccale ; c'est drue en nuées entre ses joues râpeuses. Grouillement d'ailes et d'esquifs fendant le muscle rouge, marbré, comme une rivière carmine tranchée par les pirogues... Tout cela sue de la bouche, gicle de son outre carmine, cascade en puissants maillons de syllabes, en souples tissus d'harmoniques sépulcrales, en grognements de basse. En sa tessiture souterraine aux éruptions cursives, la voix est à l'ample mesure de son propriétaire : volcanique.
Lui même en éruption a un sursaut vouté, geyser de cheveux roux et d'épaules arrondies. Ni debout ni assis sur sa chaise, une position grotesque et ses mains qui tournoient. Chaman balance imperceptiblement, exaltant et piégé dans une de ses légendaires crises psychotiques. Il chuinte audiblement les mots.
Et l'haleine enveloppante qui en pare les excès est comme un voile dense grouillant d'ondulations, un habit de cuir chaud foisonnant de reflets, lustré, huilé, qui dévoile la pudeur au lieu de la cacher. Entre ces lèvres captivantes, qui dévorent et projettent, la voix est un outrage glorieux, et l'haleine une nudité somptueuse, assommante, d'une crudité sanglante. Sensuelle à s'en damner.
Il le soupire et il crache.
<< Tout ce qui a trait à cette bouche est obscène. Elle est ignée vorace et lourde, et pourtant acrobate, pourtant souple et moelleuse. Elle est coulante et ductile, conquérante impérieuse. Elle peut se faire crémeuse, torride et épicée, où bien brutale, agile et dure. Elle peut être molle, ondulante, ou bien crispée nerveuse. C'est une bouche sexuelle. Une bouche à aimer, qui aspire, une bouche à sucions, cannibale ardente, et une bouche féconde, débordant de baisers, de morsures et de mots- elle les accouche par foisonnants amants salivaires, les cisaille sur le fil de sa langue érectile, puis les profile entre ses lèvres, les expulse à l'air libre. Ils lui viennent en félins élastiques étirés, languides, ou claquants, péremptoires comme des fouets abattus sur l'échine. Les mots frétillent comme des têtards au marais de sa gueule.
On l’appela Marais pour son regard tourbeux.
Humectés au magma de sa voix, chaude onctuosité de miel, de vase et de gravier, dégorgement d'humus en son haleine poisseuse. Ils se disloquent et se rassemblent, s'unissent en une chamade affriolante aux valses miroitantes de nuances, ils vont ronger l'oreille, s'y tapissent en replis vibratoires pour mieux y résonner. Ce n'est qu'une antichambre de velours et d'ombres investis de vermines. S'enfouir en meutes scélérates dans le terrier acoustique des tympans et s'y faire un abris n'est que le commencement ; les mots creusent jusqu'au méandre moelleux de la royale viscère, juteuse impératrice crépitant dans le crâne. Là, au cerveau, ils se fichent, s'éparpillent et entament une orgie. Et tandis qu'ils copulent de sa langue à l'esprit, giclés comme des charbons du fourneau de sa bouche, une autre infamie s'opère un peu plus bas. A la gorge si vaste, et profonde, et boueuse. Gorge de fange et de rocaille où se vautre la voix. Sans être articulée, sans prendre corps avec les mots, se couler en leur moule, elle impacte déjà. Car elle a son ampleur et ses chorégraphies : c'est une voix qui cueille en son mouvement allègre, qui s'étend comme une vague, lente, onctueuse et fracassante... Qui calfeutre l'oreille, qui s'y coule et caresse. Tsunami de velours. Catastrophe insidieuse. S'entortille à la moelle, vibre dans l'os et dans le ventre. Une voix d'entrailles et de poitrine, qui de sa tessiture évoque les profondeurs dont la gorge la hisse, les boyaux qui s'enroulent aux confins organiques. La voix du brame ou du chant bas, celle des tremblements de terre, des avalanches ou des amours bestiaux. Aussi accaparante et transgressive des frontières de la chair, s'en allant investir les confins des carcasses.
Il y vit lui aussi, placé au centre des choses, dans le ventre du monde. Palpitant de concert, projeté avec lui. Les flux se tordent autour de lui,.
La voix surgit, percute, Elle est à la mesure de cette bouche vivante où elle niche et s'enroule, prolifère en nuées. D'où elle s'élance, ouvragés comme un oiseau d'airain, martelée par la langue acharnée à la faire. C'est à travailler une voix comme la sienne. Matière fulgurante et magmatique reformée par des gymnastiques buccales démesurées, des articulations fiévreuses, méticuleuses, cataclysmiques. La gueule palpitante est semblable à une forge. La voix en est l'ouvrage, tout à la fois l'épée, et le fourreau : enveloppante, mais incisive. Elle crée puis guérie la blessure, la féconde pour lui faire accoucher des galaxies entières. De son action naît l'inspiration, ou le désir, ou la folie. Une alchimie des trois qui vous incendie l'os et en fait du charbon, un bâton gras de calcaire calciné duquel dessiner des fresques ténébreuses. Il sait s'y employer, vous empoigner au corps, consumer les boyaux, la moelle et la raison- il lui suffit d'ouvrir la bouche et de gargariser, de faire croître la voix en halliers foisonnants. Laisser la forêt se dégager de sa gueule, ramper hors de ses lèvres et vous saisir à l'os, s'entremêler aux trames de la chair et de l'âme. Sylve gluante et cannibale dotée de sa musique.
Dans sa transcendance, Chaman a la sienne propre. Mélodie rythmée par le jeu de syllabes.
Voix-cocon orchestrale, emphatique, reprend t'il dans un gémissement grave. Bouillante et basse, rauque à l'image du bois qui craque, chaleureuse et onctueuse comme les caresses d'une petite mort- un long grognement bas qui sait prendre l'ampleur des bruits de catastrophe.
Elle est l'âme musicale de Raspoutine, le tempo sur lequel bat sa folie gourmande. Elle le distend, l'engorge, le fait gueuler son rire. Ses aveux, ses histoires, ses mots d'amour félins. C'est elle qui fait vibrer sa propre barbaque brune, elle qui impose une rythmique à ses gestes. Elle orchestre sa danse. Ses fracassements faunesques.
<< Et il y a de quoi heurter le monde sur une carcasse de faune.
Comme un carambolage avec toute une montagne, glissant à travers la terre sur son tapis d'avalanche.
C'est tout un pays qui vous tombe dessus, toute une contrée sauvage dont les mots et les mains, les expressions farouches, font une faune brûlante, incendiée, frénétique, qui bondit comme saisie de douleur ou de folie. Il a le corps habité par ce qui y fructue, palpitant de nerfs en nerfs, cavalant sur sa gueule. Il y a en ce corps assez de reliefs, de zones touffues et moites, de profondeurs secrètes, pour qu'il mérite le titre de contrée. C'est assez vaste, assez pulsant, suffisamment traversé de courants. On pourrait l'explorer, s'y perdre et y construire ! Y édifier des palais de soupirs, des labyrinthes de caresses...
Il en soupire lui même, les yeux mis-clos en expirant les mots, la bouche entrouverte sur une exhalaison. Il peut presque sentir le corps moite à quelques millimètres, son propre souffle s'y heurtant, s'enroulant contre la gorge ample, y déposant une pellicule humide... Il peut vivre l'expérience de sa sensualité, s'y couler avec langueur dans l'étreinte évoquée, et...
- Merci pour ce déferlement lyrique Chaman, interrompt précipitamment Papy en profitant de l'inspiration profonde du rouquin frénétique. C'était très... mystique...
Et Raspoutine se dissipe à nouveau dans le brouillard toxique du tabac, balayé par Papy, il redevient informe. Absent. Chaman est arraché au ventre chaud du monde. La brume se dissipe. La lumière s'en revint et il perd tout contrôle sur les visages, qui ne sont plus de glaise. Face à leurs traits bien formés, indépendants de ses volontés, face à leurs yeux qui voient ce que bon leur semble, il se recroqueville sur sa chaise, froissant la feuille dans une crispation nerveuse qui entremêle les pattes de mouche de sa prose furieuse. Il se tait.
Ils vont rendre verdict. Une ombre auréolée prend d'abord la parole- et elle cajole cette parole, la délivre d'entre ses lèvres comme enrobée de velours.
- Sensuel murmura le Rossignol en observant le vide d'un air vague, la gueule bordée d'une douceur angélique.
- Obscène ajouta laconiquement Vésuve, l’œil vide, en torsadant lentement une feuille humide et crasseuse entre ses longs doigts bruns.
- Et carrément véridique se lamenta Dément, qui n'avait été accepté parmi eux qu'en raison de ses menaces pyromanes à l'encontre du groupe d'écriture en cas de mise à l'écart. Putain il est band-
- Qui veut prendre la suite de Chaman ? Coupe à nouveau Papy d'un air imperturbable en remontant ses énormes lunettes d'un index rigide.
Le Rossignol chuchote audiblement. Il le chante avec douceur de sa voix mélodieuse, roulant des mots diaphanes dans l'épais velours de sa langue dansante. Il va prendre la suite. Personne ne lui conteste cette prise de parole. On le laisse passer une main aussi longue et tranquille qu'une otarie sur sa feuille vrillée de phrases ondulantes aux déliés gracieux, on lui permet d'hésiter un instant face à la première ligne. C'est du plus bel effet, théâtralement émouvant, mais non moins désespérément naturel que les autres instants-pépites conçues par les manières délicates de cet oiseau crashé parmi eux. Si dénué de calcul qu'on lui passe même de pousser le bouchon un peu plus loin encore, quand il suspend deux secondes à ses lèvres feutrées avant d'articuler son premier mot, de le filer avec amour comme un ouvrage de verre, sculpture de salive et de respiration, formation moite et fragile menacée d'éclatement. Délicatesse ondoyante, et précieuse, délivrée comme une bulle.
Tous y voient un cadeau, comme un instant de grâce. Immanquablement hypnotisés par sa beauté éthérée tissée de filets de miel, de crème, de parfum et de lumière. Si vaporeuse qu'elle en est asphyxiante. Androgynie onctueuse au magnétisme trouble, ignominieusement perpétuée jusque dans ses manières- c'est le trouble angélisme orientale qui irradie de l'oiseau. Rossignol est de ces êtres à l’écœurante magnificence, dont la moindre déglutition frise le geste artistique. D'une langueur distinguée, imposante et pourtant humble. Il n'y avait guère qu'Ephélide pour le concurrencer en matière de sublime. Mais là où l'aîné n'était qu'un captivant incendie en mouvement, de la tignasse rouquine jusqu'aux longs doigts nerveux, sourires enjôleurs balafrant la nébuleuse cloutée à sa belle gueule d'éphèbe, staccatos endiablés résonnant dans la nuit, Rossignol est d'un éclat autrement silencieux, iconique. Il a la beauté comateuse des Saintes Vierges, le paisible rayonnement des madones béates aux paupières lourdes, qui peuplent les peintures religieuses de leurs courbes onctueuses, de leur gueule lunaire frappée d'extase mystique. Ne lui manque plus qu'un petit Jésus à border pour parachever la ressemblance troublante, mais le seul à être d'une taille assez modeste pour y prétendre n'est autre que Dément... sans prendre en compte la portée sacrilège de pareille substitution, personne ne souhaiterait lui attribuer ce rôle, ni lui même y pourvoir. A moins bien sûr d'être autorisé pour sa peine à brûler quelque chose.
Mais il n'y a que la voix de Rossignol qui ait le droit de brûler, escarbilles roulant dans l'âtre de sa bouche. C'est un torrent charbonneux remontant de sa gorge, une rivière de braises roulant dans le velours perlé de son gosier vibrant. Berges de chair carmines pour le fleuve argenté de sa voix. Il y a là un écart qui ne fait qu'ajouter à la fascination : raucité sensuelle d'une chanteuse de cabaret pour la gueule émouvante d'un garçon dont la simple existence semble être une démonstration éhontée du sublime. Même Fantôme s'est immobilisé dans un coin de la pièce, abandonnant la perpétuelle agitation de sa servitude consentie.
Tous savent que dés la première syllabe délivrée par l'oiseau, ils s'en iront pour un long voyage au diapason de celui qu'a entamé Chaman ; ces deux-là semblent toujours en phase, reliés ou vibrants sur une même fréquence. Mais il n'y a pas d'interruption quand Rossignol se met à parlechanter, pas de ces silences peuplés de spasmes qui font danser Chaman. Ses histoires tiennent toujours d'un seul tenant, rythmique coulante, implacable écoulement de syllabes fluides. De notes. Fil de sois déroulé semble t'il dans une expiration toujours renouvelée jusqu'au dernier instant. Car ainsi vit le Rossignol, figé dans le temps et l'espace, cristallisant la grâce. Frémissant au bord de l'abîme, à un cheveux de la brisure fatale, maintenu dans l'existence physique par quelque miracle du royaume charnel, une suspension infinie de la parole, du souffle et puis du geste.
C'est par un mot qui le définit lui même qu'il commence son portrait :
<< Musique.
C'est foisonnant entre ses lèvres, c'est un terreau frémissant que l'onctuosité de sa langue épaisse. Quand cela germe en son humus carmin, dans sa flamboyante moiteur, il y a comme un miracle, comme une emphase biblique. Les mots s'en élèvent en torsades vivantes, en vrilles musicales travaillées comme des ouvrages de glaises. Spirales envoûtantes de syllabes agrippées, travaillées par le souffle. Le façonnage des mots est son art. Ils éclosent aux papilles sur lesquelles crépitent ses consonnes excitées ; ça mitraille comme les trilles d'un piano.
Alors, musique.
Sa langue est faîte de papier à musique. Il a tout un solfège en bouche, des partitions imprimées sur les muqueuses du corps. Tous les gens ont les leurs, mais il y a du Wagner qui se joue sur les siennes. Cuivres bouillants, tambours vivants sous le fracas des coups, c'est ferreux, ça rocaille... J'écoute et j'entends la philharmonie baroque qui prend naissance dans les tréfonds carmins de sa jungle d'entrailles. J'écoute les gonflements et vibrations de sa gorge, je tends l'oreille à ses manies. J'entends ses névroses d'excité perpétuel. Le bruit de ses mains qui courent, qui froissent et nouent, caressent et parcourent, s'abattent, s'enchaînent, palpent le monde- des longues mains denses, je dirais presque lourdes, si elles n'étaient pas acrobates à leurs heures. Ça cabriole au bout de ses bras, ça tâtonne dans un mouvement perpétuel, avec une avidité monstrueuse, une fluidité presque liquide. C'est une vague de chair et ses doigts sont l'écume. Il a des mains gourmandes qui m'évoquent les pognes arachnéennes des aveugles. Il passe sur les choses, les empoigne, les entoure, puis les délaisse pour ses propres contours- il se frotte le menton, se pince l'arrête du nez, caresse le lobe de son oreille percée. Il se touche ici et là, se titille, se cajole, sans en avoir conscience et sans pudeur aucune. C'est un hyperactif. Les nerfs arqués et tressautant, le corps en voie d'usure lancé à plein régime dans son activité incessante et absurde, comme une forge organique ronflant nuits et jours pour pourvoir à la guerre. Il arme ses membres d'une gestuelle trop ample, se caparaçonne d'une mouvance flexible, dansante. Ondulant comme une créature de miel brun ou de sève. Il est bouillonnant de vents, d'écumes, de feu, tout gorgé d'orages. Il pue l'ozone, la suie, la terre. Golem de poussière et de sciure de bois où crépitent des étincelles de briquet à silex, orbes de foudre roulants à travers le zigzag élastique de ses nerfs. Il y a du tonnerre soudée à sa carcasse comme des câbles de bronze. Et l'incendie qui roule sur ses papilles quand sa mâchoire épaisse se met en branle pour accoucher du langage, dans un puissant travail du visage et du ventre. C'est une contraction intense, un soufflet magistral. Il travaille tout entier à parler, des pieds jusqu'à la tête. C'est la raison pour laquelle il le fait tellement bien : il a appris à mettre tout son corps en jeu dans cet effort démesuré, à déglutir les mots par le concours de postures et de gestes qui les propulsent au mieux. Ce n'est jamais anodin de l'entendre parler. C'est d'une intensité toujours renouvelée. C'est un spectacle, un opéra. On peut avoir l'intuition de cette mécanique immense qu'il met en place en faisant attention... C'est imposant quand il embraye. Et j'y vois la danse minutieuse d'une boîte à musique, d'un énorme coffret aux entrailles mouvantes et délicates, sinueuses, hérissées, s'entrechoquant pour accoucher du son. Transcendé en mélodie par le mystère d'une harmonie innée, ou peut-être simplement d'un foisonnement inepte qui parvient bizarrement à mélodieux. Je ne perçois de lui que sa voix et tous les mouvements qui y concourent... Raspoutine n'étant qu'une boîte à musique plus sophistiquée que la moyenne. Et pourtant plus barbare, hymne de sauvagerie inscrite à sa carcasse, torrent de notes onctueuses bouillonnant dans sa gorge. Révélant toute la subtilité de sa nature par l'articulation, quand il dompte sa voix, matière primaire élastique, pour parvenir aux mots.
Mais ce n'est jamais simplement du blabla. Raspoutine ne parle pas : il discourt, déblatère et captive, entourloupe et assomme, engloutit sous les mots, en use comme de caresses ou de phalanges lancées face à la gueule d'autrui, minutieux ouvrages d'artisanat locale, articulés dans la forge grinçante de sa bouche. En lui est un torrent qu'il dégueule à grands flots, une rivière de boue aussi ardente que le magma qui coud ses sutures à la terre. Il enchaîne à ses lèvres l'attention de l'interlocuteur, du spectateur, la conduit à sa langue pour mieux la dorloter, et là l'étouffe, la claque, la bichonne comme une colombe au nichoir de sa moiteur buccale, et la désarticule pour mieux la reformer. A son bon vouloir il malmène, sarcasmes piquants, brocards de faune ; réconforte avec toute la tendresse du monde enroulée aux papilles, ronronnant de plaisir, moelleux de compassion. Il fait voyager dans un joyeux cahot à travers les vibrations volcaniques de sa bouche, territoire des extrêmes où se côtoient des tempêtes et un chaste lyrisme,emporte jusqu'au fond de son gosier avide ses interlocuteurs, et les enjoint à en dévaler le tunnel cramoisi, à venir batifoler dans ses entrailles cambrées. Avec sa gueule de carnaval et son corps où sévit l’agitation foraine- c'est un monstre de foire aux pouvoirs hypnotiques. Par la phrase, Raspoutine transcende les intentions, les gestes. Il mord et il embrasse, il conduit à sa guise là où ses mains le veulent ou au diable vauvert, maille après maille tissée entre ses lèvres pourpres, habilement constituées en filet scintillant, barbelures du langage dans le piège de sa gueule. Ondoyant et dansant avec un art si fourbe, une beauté si inquiétante (démoniaque, païenne...faunesque), que l'on est terrassé par la désinvolture de son charisme fauve. L'intensité mystique accordée à sa voix par des divinités trop zélées, la puissance terrible dont il sait faire l'usage, et qu'il projette sans vergogne à la gueule de tous ceux qui le croisent pour mieux la défoncer, la pétrir amoureusement, avec rage, avec exaltation... c'est terrifiant et plus : c'est écœurant de matière. Révoltant de densité. Agression bariolée, mots-pavers, phrases-nucléaires, le désastre de sa voix dans l'enveloppe blindée ou soyeuse du langage. Un joyeux attentat. Une noyade habile, la plus charmeuse, la plus chaude et déconcertante mise à mort que l'on puisse concevoir. De ses simples paroles, Raspoutine peut vous anéantir ou vous relever du fond de votre fosse. Ses talents oratoires sont à frémir d'angoisse. Qu'il harangue au milieu des couloirs et dans les salles communes, ou qu'il débatte avec fougue, qu'il déclame ou rugisse pour donner en spectacle sa gueule d'ancien marbre, de murmures en tonalités claquantes, sonnantes, il y a en lui un tel feu, une passion si grande, que l'on est immanquablement captivé par sa voix et l'enchaînement de gestes qu'elle soulève dans son ascension à la bouche volcanique, enflammée à tous vas. C'est stupide de systématicité : on lui concède toujours une écoute, qu'elle soit attentive ou inquisitrice, on lui laisse la parole, car il la prend mieux que quiconque, avec tendresse, avidité, sensualité, avec un doux frisson électrique, presque obscène ; il en use avec un art brutale, un art de rue ou de théâtre. C'est du rentre-dedans, ou alors c'est du miel. C'est physique. C'est aussi spirituel, intensément mystique, magique à en vomir quand il se met en tête de conter une histoire.
Il sait le faire aussi et il ne s'en prive pas. Sa voix est obsédante. Il raconte à tout vas, tout et n'importe quoi, à tel point qu'on ne sait jamais quand il fabule vraiment. Impossible de le prendre en faute en lui trouvant une lueur dans l’œil, un pli révélateur de la bouche, car il ne se soucie pas de mentir pendant ces moments là : il y croit lui même, déraille avec extase, s’éprend de ses propres galéjades avec une jubilation démente. C'est bien simple, il est dingue. Dingue des mots, amoureux du savoir- il apprend tout, indistinctement, il oublie et entasse les souvenirs, les anecdotes, les connaissances pratiques, théoriques, culturelles. Aspirant à tout concevoir, tout palper dans le secret dans son crâne. Il veut goûter à tout, penser à tout, vivre à travers toutes les attitudes, tous les gestes, toutes les doctrines. C'est d'une outrance improductive. Il est bouillonnant, et donc imprévisible, instable, en formation constante. Il se donne à tout vrac, il accumule le bric et le brac sans distinction aucune, accorde une même valeur à tout ce qu'il apprend, flétrit l’ennuie, bataille contre le vide, avec son armée de phrases abscondes, ses accès printaniers de fièvre, tout pustuleux de mots fleuris en gerbes poisseuses à ses lèvres pourpres. Explose et renaît après la catastrophe, un peu plus saoul à chaque récit. Il amasse avec fureur, indistinctement les bobards, les histoires, les vérités philosophiques, scientifiques, symboliques... C'est vain, mais d'une vacuité prodigieuse, fascinante, terrible. Et c'est à sa manière chaotique, foisonnante et même un peu absurde qu'il parvient pourtant à être magnifique.
Raspoutine agit avec sa voix comme un charmeur de serpents le fait avec sa flûte. Il a des yeux d'hypnotiseur et de charmants sourires d'ogre, presque trop généreux- mais c'est sa voix, avant tout le reste, qui lui donne du pouvoir. C'est sa voix, la magie. La pyrotechnie de sa voix, ses mots-comètes. Raspoutine est en feu, comme un héraut de l'enfer. C'est une ardeur parfois lascive, repoussante de sensualité, un bouillant magnétisme d'incube... C'est plus souvent une ardeur mystique, un étourdissant rayonnement solaire. Et c'est de là que lui vient sans doute son fabuleux pouvoir de persuasion. Car il sait diaboliquement y faire pour convaincre ceux qui en viennent à le désapprouver trop fort. Il est aussi persuasif que le pêché lui même, que l'idée excitante du péché, que la jouissance anticipée de la transgression. Aussi insidieux et aussi inéluctablement vainqueur. Mais la défaite est douce, humiliante en sourdine.
La voilà, l’écœurante vérité : Raspoutine sait se se faire apprécier même de ceux qui le craignent, le maudissent ou le détestent. Il ne suscite jamais de sentiments entiers. Ce sont toujours des éclats d'émotions, souvent contradictoires, qui se fichent dans le cœur de ceux qu'il interpelle positivement ou non. Et quand bien même on rêve ardemment à sa chute, car son outrance est impudique, et qu'il a trop charme et de bruit et de chair, on ne peut s'empêcher, avec un puissant dégoût, un profond sentiment d'injustice, de lui décerner la médaille du brave type. Et quand bien même ce ne serait pas vrai, il parvient à le faire croire. Et quand bien même on en prendrait conscience, toute la beauté du piège consiste en ce qu'il a d'inextricable.
Pourtant, ce n'est rien "un brave type". A la plupart, ça donnerait même plutôt une crise d'urticaire. Il y a quelque chose qui donne envie de frapper dans cette formulation, comme un appel au harcèlement clignotant au néon. Ce n'est pas suffisant à protéger qui que ce soit au sein de la Maison, c'est même un de ces habiles tours de force qui participe à le rendre tout bonnement imbuvable ; mais c'est un autre pied de nez fait au monde, et pour ça, il persiste.
Alors je veux jouer le jeu. Car c'est une performance artistique à lui seul, Raspoutine. Titanesque immondice à la voix tropicale. Éléphant cuirassé jouant au fildefériste, orchestre symphonique tassé au fond de la chair. C'est une catastrophe à lui seul, c'est un printemps qui gueule.
Le bâtard d'un orage et d'un tremblement de terre.
Et roule s'écoule déroule sa houle. Un silence qui fracasse aussi fort que la foudre. Qui bourdonne aux tympans, égratignant l'oreille. C'est presque douloureux tout d'abord quand Rossignol se tait. Absence d'une musique qui semblait aller de soi.
Mais c'est aussi un soulagement. Quand ce prolongement au texte de Chaman cesse enfin, que les lèvres feutrées du garçon se joignent en oraison sur une ultime syllabe. Que succède un répit à la fureur des mots, antichambre molletonnée où profiter du calme renouvelé.
Fugacement.
- Ça troue l'cul assène Dément. Ah non vraiment, j'te jure que c'était, ouais, très intéressant, ouais, genre super fidèle, ouaiiiiis. Avec le bruit et tout, 'fin ouais quoi, c'est bien dit quoi. Nickel hein.
- Merci...
- Je trouve que c'est pas très gentil de le traiter de bâtard fait remarquer le cadet du groupe, un gamin à l'odeur de boulangerie et aux mains poisseuses que sa passion pour le sucre, sa gloutonnerie et sa blondeur diluée d'un brin de rousseur caramélique ont fait nommer Wini, en l'hommage à l'ourson dont il partage les courbes. En plus c'est pas vrai, moi il m'a dit des choses sur sa famille et c'est pas... c'est pas un bâtard même...
- Je...
- Ce n'était qu'une licence poétique Wini intervint Papy tandis que Rossignol se tord les mains, la tête baissée sur ses genoux. (Par ailleurs d'une perfection tout aussi absurde que le reste de son anatomie. A t'on jamais vu genoux plus soyeux, à la courbure plus mignonne, au relief plus harmonieux que ceux-là ? Deux adorables collines. Les exhiber comme il le fait à travers les déchirures de son jean relève de la provocation éhontée. A vrai dire, Rossignol tout entier n'est qu'un attentat à la concentration. Grand dieu, il faudrait couvrir ce garçon d'un draps et le caler dans un coin de la pièce pour ne pas être distrait par sa rayonnante beauté de sainte vierge. Papy note l'idée dans un coin de sa tête. Il est peu probable que l'oiseau cherche à contester cette décision s'il vient à la mettre en pratique. Il met un point d'honneur à ne jamais protester contre les molestations morales et physiques qu'on lui fait subir en punition de sa passivité, comme on l'apprit du temps où Éphélide était encore présent pour le tourmenter... Seule Brèche semble le surpasser dans son écœurante volonté d'être sacré martyr. Mais mieux vaut se garder de tirer des plumes à l'oiseau désormais : Chaton n'est jamais très loin pour le venger. Pour ce qu'il en sait, la gamine pourrait tout aussi bien se cacher sous un meuble de la pièce en ce moment même.)
- Une quoi ? geint Wini en l'arrachant à ses pensées, une expression contrariée sur son visage joufflu. Le pauvre môme est un peu arriéré, pour autant qu'on ait pu en juger jusqu'à maintenant.
- Une... ce n'est rien en fait. Rossignol n'a pas insulté Raspoutine. C'était une sorte de compliment détourné, n'est-ce pas ?
- En fait je...
- Tu vois ? conclut Papy en faisant peser son regard sur l'oiseau.
-... oui...
- Oooh. C'est bizarre.
- C'est littéraire.
- Ouais un peu comme mon c-
- Et donc nous pouvons passer au texte suivant, à moins que d'autres n'aient envie d'exprimer leur avis sur celui de Rossignol. Personne ? Bien, c'est parf-
- C'était trop long interrompt Vésuve en regardant ses ongles vernis -griffes bleu électrique- d'un air vaguement ennuyé.
- Moi j'ai trouvé ça très juste, intervient timidement Chaman au travers des cheveux.
- Merci...
Échange furtif de regards humides à travers leurs voiles capillaires respectifs. Écœurant d'émotion ; Vésuve ne s'y trompe pas, se faisant un devoir d'émettre un curieux bruit de gorge tenant à la fois du feulement et du borborygme nauséeux.
- Je prends la suite déclare Princesse en levant indolemment une main si molle qu'elle pend au bout de son poignet sans parvenir à s'élever jusqu'à la station verticale. Il intervient pour la première fois dans la conversation, et pour cause : il s'était endormis. Ses longs cils noirs sont encore humides à l'orée de ses pesantes paupières, sa gueule renfrognée à la pâleur et l'angulosité toute slave est passablement taclée par le sommeil. Mais personne n'ira le reprocher à Princesse. Le garçon n'est pas tant séduit par Morphée que forcé à coups de battes de céder à ses charmes.
- Aaaah on sait très bien de quoi tu vas parler, Princesse.
- Et ça te pose peut-être un problème ? articule le concerné d'une voix basse péniblement traînante.
- Nan nan vas-y, y a des histoires dont on s'lasse pas.
- Trop aimable...
- Nous t'écoutons Princesse.
- Bon...
Éclaircissement de la gorge. Méticuleux, un poil trop lent. Puis il commence, de sa voix infiniment basse, infiniment grave et poussive :
Vous connaissez l'histoire. Qui n'connaît pas l'histoire ? C'est tellement drôôôôle.
Bande de chiens.
Vous aboyez vos rires, et vous pensez peut-être que je l'oublierai en sombrant dans l'sommeil- comme si on effaçait l'ardoise à chaque petit coma. Mais non. J'ai une liste avec les noms de tous ceux qui s'en moquent.
Il m'a appelé Princesse.
Bien entendu, je nl'ai su que plus tard. Il l'a fait dans mon sommeil, l'a fait pour mon sommeil. Ils avaient eu le temps de m'accueillir, les Cerfs, de me d'mander pourquoi je trimballais ma sale tronche -de carême comme dirait l'autre- avec une armure de coussins saucissonnée au corps. "Vous verrez". Ce n'était pas pour entretenir le mystère, ça m'faisait juste chier d'avoir à en parler. Alors, je leur en ais fais la pénible démonstration dés mon premier jour. Sans l'vouloir, comme toujours.
Chacun s'occupait dans son coin d'dortoirs. Banshee tricotait des chaussettes, Chaman tricotait des incantations, Fantôme tricotait l'air, avec ses doigts. Et moi j'tricottais des soupirs en lisant -t'es vraiment trop con, Louis, pour une putain de vampire-.
Et puis j'me suis mis à tricoter des rêves.
Je n'peux pas vous dire exactement comment ça s'est passé. Moi je m'endors comme ça, d'un coup... Je m'endors dans un coin qui n'est pas fait pour ça et j'me réveille aut' part avec un pénis dessiné sur le front ou à poil sur un toit, très très marrant en plein hiver... J'me réveille sous des tables, dans des placards, habillé en tutu ou saupoudré de paillettes- des fois je m'réveille dans mon lit, avec un verre de jus d'orange et une tranche de brioche sur un joli plateau posé sur ma commode, mais c'est seulement grâce à Fantôme -merci Fantôme-, parce-que les autres en ont rien à carrer. Les autres, ça les fait rire. Ils me déplacent. Ils jouent à me faire prendre poses. Ils me collent des trucs pourris entre les bras pour que j'me réveille recouvert de fourmis. J'aime pas les fourmis. J'aime pas les gens- sauf Fantôme.
Et j'aime pas Raspoutine.
Ça vous en bouche un coin... ? J'parie bien qu'non. Avouez le qu'il est fatiguant, que rien qu'à l'voir bouger -il bouge tout l'temps- on voudrait faire la sieste. Il laisse trainer ses ch'veux partout, des poils dans tous les coins, c'est pire qu'un chien quand on change de saison. Et qu'est-ce qu'il parle... Et que ça t'fait du bruit, et qu'ça braille, que ça déclame, paraît-il, pour la Poésie quand c'est pas, à priori, pour un cours de m'sieur Ours... Ça courre, ça fait des pompes et tout un tas d'autres trucs qui m'font transpirer rien que d'savoir que ça existe, et que ça pue, ça schlingue comme un putain de merdier, mais un merdier que personne ne débarrasse jamais, et ça vous poursuit dans vot' sommeil, vous en rêvez d'poubelles qui parlent, d'un océan-décharge, de la bouche de votre oncle qui mangeait trop d'fromages d'puis son voyage en France... De la maison d'grand mère et des pompes dégueues du frangin, et si t'as pas d'frangin, c'est celles de ton père quand il faisait du footing une fois par an, en été... Et si t'as pas d'père, tu fais bien chier, qu'est-ce que tu veux que j'te dise ? Et elles te parlent les pompes, elles te hurlent des trucs, des machins, dans tes rêves, quand tu hallucines encore à la sortie des songes... qu'ont aucun putain de sens... Et le pire, le pire, c'est qu'on finit par s'y faire. Et ça, ça c'est. A en chialer. Mais d'accord, admettons qu'ce soit rattrapé par un charme quelconque, le fameux quelque chose qui te donne envie d'l'apprécier malgré tout, parce-qu'il a les grands yeux humides de ces chiens plein d'tendresse qui te chient sur les pieds, une gueule trop expressive -trop, tout y passe, ça en fait mal aux yeux, et sérieusement, il avait pas besoin d'ça vu la tronche qu'il se tape-, moi je veux bien lui pardonner d'être un hyperactif allergique au savon, d'accord, je veux bien lui concéder son physique de bûcheron qui déchire la rétine -mais qu'est-ce que ça fait là au milieu d'nous, sérieux ?-, je veux bien qu'il parle trop jusqu'à t'en faire saigner les oreilles, parce-que visiblement m'sieur a toujours un truc intéressant à dire (mon cul), mais y a un truc qui passe pas, non y a un truc que je n'peux pas lui excuser.
C'est son sens de l'humour.
Et je sais que vous avez compris là où je veux en venir- ta gueule Dément. J'vous racontais : tout le monde dans le dortoir des Cerfs était occupé à tricoter un truc, ce jour là. J'ai fais ma part en allant mailler dans le royaume des rêves, et j'avais prévu l'coup. J'étais peinard sur mon lit -encore propre en c'temps là- à lire un bouquin, et je savais que je n'tarderais pas à m'donner en spectacle. Mais je ne me doutais pas que quelqu'un d'autre allait surenchérir.
Moi j'étais endormis. Tombé d'un coup, comme toujours, sans pouvoir rien y faire. On sent la somnolence arriver, parfois elle s'installe pendant plusieurs minutes, mais on s'endort sans s'en rendre compte... Et on ne se réveille jamais comme on l'aurait voulu. Je peux vous en dire ce qu'on m'a rapporté. Ça c'est passé comme ça d'après les racontars.
Au début, personne n'a réagis. Un mec qui fait la sieste, ça sort pas d'lordinaire. La gueule sur son livre, c'est encore aut'chose. Mais soit, d'accord, admettons que mettre le nez dans un bouquin, genre très littéralement, ça aide à l'endormir. L'odeur du papier peut-être ? Bon, bon. Soit. Mais c'est que j'ai aussi un sommeil très profond, et que mes visites chez Morphée peuvent durer une bonne heure si ce n'est pas plusieurs. Et cette fois là... Ça les a titillé. Ça faisait bien une heure quand ils ont commencé à s'attrouper autour de mon lit. Il paraît
Je ne sais pas exactement quelle est la part de vérité dans c'te version que j'vous raconte ici, mais on m'a dit qu'il y avait eu un sorte de concours. Comme le moindre évènement peut dégénéré un spectacle dans la Maison, ils ont monté un ensemble d'animations dont j'étais le cœur sourd. Personne n'a été foutu de m'dire d'où était v'nu l'idée, et à vrai dire on s'en tamponne, ce qui compte, c'est qu'c'est devenu un prétexte à la foire. Tout d'abord, c'était pour voir lequel était capable de faire le plus de bruits, et qui me réveillerait à la seule puissance de sa voix- ils ont même appelé des membres d'autres groupes. Mais ça n'a pas suffit. Alors ensuite, ils ont autorisé les ustensiles, et puis les instruments d'musique. Ils ont même organisé un concert, Éphélide et Stradivaria aux violons, Rossignol pour chanter. Tout le monde pleurait avant la fin, bien entendu. Et puis voyant que c'était inutile, ils ont demandé quelques idées à Chaman.
C'est là qu'c'est vraiment partis en couille.
Ils ont bouché les fenêtres pour s'illuminer à la lueur de lampions qu'on accrocha aux branches de la forêt en pots. On a répandu des fleurs sur mes draps pour me faire flotter sur un lit de pétales, et on m'a même tressé quelques charmantes couronnes. Chaman a sortis des bâtonnets d'encens. On a tendu des voiles tout autour de mon lit, qu'on avait déplacé au milieu du Dortoir. Ils se sont mis à chanter autour, des chœurs démoniaques de morveux dissonants qui crevaient la fumée comme des moineaux blessés. Et puis ils ont dansé. En cercle. Ils ont peint mon visage, et puis ils l'ont lavé. Puis ils l'ont peint encore, mais il y avait du sens dans leurs motifs cette fois là. A ce stade, c'est devenu presque trop étrange même pour nous autres les enfants d'la Rouge. On m'a dit qu'ils se sont mis à jouer avec mes membres, à les bouger, à les masser. Ils me faisaient poser, mais avec tendresse, révérence, puis ils venaient me chuchoter à l'oreille. Des secrets ou des saloperies ? Et puis il s'éloignaient, parfois en pleurant. On a allumé des bougies de toute les couleurs pour me veiller. Quelqu'un jouait du violon dans le noir. Chaman a lu mes rêves en apposant ses mains sur mes tempes, et l'auditoire a doucement plongé dans le sommeil, à même le sol, au milieu des vapeurs, de la fumée et des murmures. Les bougies fondaient entre leurs membres et leurs cheveux entremêlés.
Au bout d'un temps, Chaman s'est tut pour me caresser l'front avec un doux sourire. Celui qui me fait froid dans le dos, quand il fixe le vide. Raspoutine a parlé, un grondement bas.
"Peut-être notre belle au bois dormant n'attend t'elle que le baiser d'un prince ?"
"Roule lui une pelle si t'y tiens tant..."
Et ça, c'était Quenotte. Merci Quenotte.
"Allons, je n'ai rien d'un prince."
"Vraiment... ? C'est une révélation des plus inattendues..."
"Range moi donc cette langue vipérine aux confins de ta bouche pendant au moins les deux minutes à venir, je réfléchie..."
"Incroyaaaable..."
"Hmm..."
Et il y a comme un éclair dans sa caboche chevelue. Il a dû trouver ça très drôle sur le moment. Il devait même être fier de sa putain d'trouvaille.
"On pourrait l’appeler Princesse."
"Oh ben."
Elle s'en lavait les mains. Elle a pris son carnet pour le noter, puis elle a disparu dans les ombres du Dortoir, au milieu des feuilles, des voiles et des volutes d'encens.
Quand j'me suis réveillé, on m'avait posé une tiare en plastique sur le front. Les fenêtres étaient grandes ouvertes et Fantôme balayait. Des copeaux de cire, les chute de ch'veux, un peu de cendres aussi ? Impossible à savoir, j'ai pas fais attention. Il est venu poser une tasse de café à sur ma commode en chuchotant "pour toi" puis il a traîné silencieusement des pieds pour reprendre son labeur. Dix minutes plus tard, on m'a appris que je portais désormais l'nom de Princesse.
Vous connaissez l'histoire, bien sûr. Vous en connaissez tous une version différente, plus ou moins tordue, et peut-être bien qu'on s'en balance, c'est la finalité qui compte : Raspoutine a vraiment un humour à la con. Et le plus rageant, c'est qu'c'est pas lui qu'en fait les frais.
Ils ne connaissent en effet que trop bien cette histoire. Mais nul ne se sent l'envie de contrarier Princesse, qui malgré son surnom, culmine à un inconfortable et recourbé mètre quatre vingt cinq, depuis ses pieds tendineux jusqu'à la cime de son crâne tondu ras. Nul sauf Dément.
-- Oh j'avais jamais entendu cette version commente t'il. J'la trouve plutôt cool.
-....cool ?
Et ça tique presque à sa paupière.
- Oui toute l'histoire du rituel et tout. Ça devait être sympa. Je rate toujours les évènements marrants ! Comme la fois où Belial a mis l'feu à des dessins chez les Loirs et que la puanteur des feutres à l'alcool s'est répandu dans touuuut l'dortoir. Il aime aussi brûler des trucs. C'est un type bien.
- Sans nul doute.
Et ça chuinte entre ses dents.
- Hey mais on pourrait d'mander à Chaman si c'est la bonne version.
-...
- Il a toujours refusé d'en parler.
Et ça broie du regard le rouquin aux mains papillonnantes.
- Oh fais chier bordel. Putain.
- Ouais.
Et ça grince presque désormais.
Chaman se rencogne un peu plus dans le linceul de sa chevelure rousse, sous le regard infiniment compatissant de Rossignol ; irradiant comme toujours d'une lumière intérieure qui semble infuser au sein de sa chair dorée. Malaise et bonté christique se heurtent de manière presque palpable dans une confrontation nauséeuse.
Papy racle sa gorge.
- Eeeen tout cas, c'était un texte agréable, merci Princesse. Je suis heureux que tu te sois joins à nous pour cet atelier malgré tes... difficultés à rester éveillé.
- Hourra oui, susurre Vésuve en croisant ses jambes interminables. Mais si vous permettez, j'aimerai prendre la suite.
- Bien entendu. Nous t'écoutons.
- Merci.
Vésuve. Volcanique à l'usure, mais autrement languide. Si l’œil peut sembler trouble, il s'affûte également. Pétrole sous les paupières, et une flamme au fond. Il parle comme on chante, d'une douce voix traînante. Voix de jazz ou de blues, sensualité féline. Vésuve est un démon gainé d'or et de nuit. Le diable du volcan fusillé par l'azur.
On lui en verrait presque ces longues cigarettes tenues indolemment entre deux doigts-baguettes, une peau de résille crépitant sur les jambes, les volutes draconiques de la fumée d'une clope, se glissant lascivement de ses lèvres boudeuses.
Les mots y naissent comme des caresses.