Don : 5
Description du don : Gauche Marcheur
Dans les flux du brouillard et sous les pluies d'automne, dans les odeurs de terre. Dans les campagnes humides et dans les rues squameuses où les lumières frémissent, étouffent, soupirent ; jusque dans la Nuit même. Mouchetures de lune, haleine obscure, tranchée par sa silhouette. Petits sentiers, ruelles, réseaux de caves éclairées à la chandelle, chemins tortueux froufroutant de buissons, et aux résilles de ronces... Le détours abrupt au bord de la falaise, la virgule étranglée entre les murs serrées, l'arrière cours ouverte aux intrusions. Les voies qui meurent dans la forêt gluante, les routes engouffrées dans le gosier tranché de la nature, dans sa bouche suppurante, fracturées par ses rocks, dissoutes par les suées abrasives du ciel, les sucs fangeux de la terre moite, démantibulées par le passage des ans, le lourd cortège des Torves, des Bêtes, des caravanes Berrancières, fugitives et traînant leur lot d'humanité boiteuse, aux déviances fleurissantes, en une valse pesante, un tournoiement d'ancre coulée aux velours d'un abîme, soulevant les sables froids d'âges réduits en poussière ; les routes mordues par la végétation, recrachées en morceaux par les orages, les tempêtes, celles que l'on ne revoit jamais après le renouveau d'une Dormance trop crémeuse, comme avalées par le sol, englouties par l'abîme roulant ses liqueurs noires sous les pieds des Niwoles. Les sentes ouvertes par le bond des biches, le pas des sangliers, incisées dans la pulpe emmêlée des bois denses, et presque recouvertes, presque à nouveau entravées par la sarabande ligneuse des branches entrelacées. Layons abolis, traverses ravalées, soumises aux mâchonnements enfiévrées de la sylve. Et parfois dans les champs, sur des pistes craquantes d'herbes piétinées, créées par des courses d'enfant, des chasses amoureuses ou la fuite éperdue d'un nouvel agneau pervertis par la Brume, par ses propres déviances, par les faiblesses et les désirs avilissants rongeant son auréole, déstructurant ses ailes, grattant au vernis de sa lumière factice. Toutes les tortilles et les virettes empruntées par d'anciens fuyards, toutes les ornières creusées par le passage d'une foule ayant dévié vers d'autres trajectoires, les raidillons les plus abrupts, les cavées les plus humides, les laies les plus obscures... Et tous les autres sentiers à venir, tous les chemins de la postérité. Ceux que traceront d'autres enfants, d'autres amants, d'autres proies. Déserteurs de lueurs, adeptes de la Nuit, névrosés fugitifs. Ceux qu'il tracera lui même, à chaque nouveau départ.
Bartel les connaît tous. Les pressent, les renifle. Il les retrace avec amour, les écoute susurrer depuis leur sarcophage, trembler à son contact, comme autant de cordes d'un immense instrument, vibrant sous ses caresses. Il est le fossoyeur de ces routes laissées vacantes, pénétrant la texture même de l'île, frémissant d'amour pour ses entrailles fangeuses, ses sillons de vieillesse, ses milles et un rides d'expression laissées par les éléments aussi bien que les Hommes. Ces lignes vivantes, aussi changeantes que la chair-glaise l'est sous ses doigts maniaques. Ces linéaments anatomiques défoncés, puis reformés sans cesse que l'on nomme des chemins. Répondant à ses appels, du fond de leur silence, de leur oublie terreux. Réagissant à ses claquements de langue comme à ses exigences, cabrés aux mignoteries, ondulant sous ses sabots, s'enroulant à sa paume, se dénudant pour lui, lignes et courbes emmêlés à ses propres nerfs, s'y tatouant en brasiers, l'assimilant à leurs tracés pour en faire une constellation de plus tracée dans la poussière. Tendues sous la terre, pressées à même les lisières souterraines, languides dans leur agitation, glissants sous sa main tels des rubans de soie ; fugitives, presque liquides, quand il doit les quitter (en larmes de devoir retourner au silence). Retrouvera t'il jamais ce sentier oublié ? Pourra t'il à nouveau parcourir les pavés de cette rue, la boue de cette veinule putride courant dans la chair effeuillée du bidonville ? Ce n'est pas toujours à lui d'en décider. C'est au bon vouloir de la Route qu'il voyage. La Grande Route, l'entité serpentine dont il s'est fait l'amant. La longue épine dorsale, parfois tourbeuse ou craquelée, parfois corsetée, d'autres fois fracturée, qui court à travers Niwl, et même au-delà : son échine et les milliers de nerfs qui en serpentent pour tracer à la boue même de l'île, à sa poussière, des chemins oubliés encombrés de ténèbres, de ruines, de boursouflures boisées, de carcasses métalliques, calcaires, s'hérissant, s’affaissant, s'entremêlant dans la pulvérulence de l'abandon ou le bouillon de la vie. A chaque tournant, à chaque détour, il a posé ses yeux, ses mains, ployant les branches sous ses caresses, déversant tous ses doigts sur les murs, parcourant la moindre parcelle offerte de ce monde en suspens, en l'attente d'une présence pour l'arracher à l'ambre du silence.
Bien entendu, tous les chemins empruntés ne sont pas inconnus, abandonnés au temps, mais ce sont ceux là, plongés dans la quiétude de l'oublie, que Bartel préfère à parcourir. Car ils lui appartiennent pleinement, sont tout à fait à lui une fois qu'il les arpente, comme vierges ou attentifs à ses moindres mouvements. Et c'est chaque fois une exaltation sincère que de retracer un itinéraire que d'autres ont dessiné au fusain de leurs membres, avant de l'oublier, ou d'être consommés finalement par la mort. Il existe des ruelles infréquentées au plus profond de Ceaster, des goulots de poussière où les années s'amassent. Il existe des caves oubliées par tous, où grouillent des souvenirs engluées par les ombres. Il existe des bois, des villages réduits à des décombres moites. N'attendant qu'une caresse pour dégorger le flot de leurs ténèbres, pour suer leurs acides et délivrer leurs crocs- ou tisser leurs murmures, en frémissements intimes. Car tous ces lieux retracés par Bartel, tous ces lieux qui l'accueillent, lui permettant de suivre des chemins détournés, d'échapper aux Milices, d'atteindre les paliers béants de ses amants, ces lieux chuchotent, susurrent, racontent.
Évocations sensuelles, aiguisées dans la chair. Parfois les échos de certaines sensations, parfois les bribes volantes d'histoires parcheminées, jamais relayées, jamais contées, avant de parvenir à la bouche de Bartel. Affluant à son esprit, grouillant à son oreille, s'amassant à ses nerfs en trombes avides ; d'attention à calter pour acquérir une chair fugitive à sa langue, enroulées dans un mot qui éclatera bientôt. Vibrant sans cesse d'une manière ou d'une autre. Car toute les routes ont leur mémoire, et chacune l'exprime à sa propre manière, accepte d'en céder une certaine portion. Tous les chemins s’effeuillent, un calque de poussière et d'empreintes après l'autre, délivrent leurs mystères, racontent l'effort ou le hasard qui les a façonné... Des événements marquants persistent à les hanter, incrustés dans le sol, engloutis par le temps et mêlés à la terre, ou dégoulinés dans les striures des rues. Qui sous les pas du Faune se réveillent, timorées, tapageuses, sachant être entendues, être vécues, et toutes à la recherche de cette reconnaissance. S'élevant tel un nuage pour envahir son corps, par le truchement de la respiration, par la voie de ses nerfs. Toutes précipitées fugacement dans sa chair brune, prompt à capter, à emmagasiner, et à redistribuer. Le savoir instinctif de la naissance des routes, les histoires démantibulées ayant conduites à leur naissance, leur abandon, à les rendre spéciales. Concomitantes au jugé à des fabulations, et pourtant ô combien véritables, tous ces récits captifs. Nouées à ses lèvres grondantes tels des palpitations de fièvre, des fruits charnus gorgés de salive et prêts à éclater. A se répandre en mots humides, pluies de syllabes en éclats dans l'oreille. Récits de membres entremêlés, emplis de bruits de charrettes, de reniflements équins, porcins, bestiaux, du pas lourd des milices, du fracas ferrugineux d'armées passées, éparpillées et digérées, des sons d'efforts d'ouvriers décédés depuis longtemps déjà. Récits de pioches, de pelles, de pieds qui frappent, de voix qui rient, qui crient, qui meurent- d'extase, de souffrance et de peur. Récits de tombes anonymes, de morts solitaires, de poursuites haletantes. Assassines, amoureuses. Les notes produites par des chants d'agonie, d'allégresse, par le ventre remplis de caravanes marchandes. Les mélodies plus étranges échappées de la Nuit, mélodies de fureur et d'angoisse, striduleuses infâmes de côtes tordues, de dents grinçantes, de corps flétris, et des sourires qui claquent. L'odeur. Putride, iodée, collante. De la vase retournée, de la pierre ébranlée, de la poussière, du sang, de la chair qui périt, qui enfle et qui expire, tout son air, tous ses fluides, donnés à la poussière, déversés à sa gloire, architecte valseuse de l'infime, structurant tout le monde, faisant tous les chemins. Vies ou substrats de vies sacrifiées la terre. A la Route.
La langoureuse, l'onduleuse entité n'aspirant qu'à être parcourue. La Déesse habillée de poussière à l'appétit inextinguible, généreuse et prolixe d'offrandes à retourner. Tant de cadeaux à recevoir d'elle, pour peu qu'on daigne s'y glisser, s’abandonner à son étreinte, fondre en sa touffeur brune, se laisser couler dans ses anneaux de terre, transporté un mètre après l'autre par les contractions péristaltiques de son immensité. Par les reptations serpentines la propulsant toujours plus loin à travers les collines, les bois... les barrières.
Bartel pourrait marcher des jours entiers les yeux fermés sur cette échine fracturée, poussé par son seul instinct, conduit par les murmures de sa moelle fangeuse, ses vibrations intimes. La Coutume accomplie, il pourrait s'enfoncer dans les profondeurs les plus embrouillées sans craindre de s'y empêtrer, vagabonder à sa guise à la bordure des ombres, sans jamais en franchir la lisière délétère, parcourant avec humilité, sans imprudence, sans orgueil, les sentiers concédés à ses sabots claquants. Il l'a fait jour après jour, seul ou accompagné- par sa Fée. Mais aussi par d'autres nécessiteux, pêchés à même le caniveau de la misère humaine. Peu importent les raisons de leur fuite, les transactions douteuses qu'on l'a sommé d'accomplir au fil de ses voyages, tant qu'à ce service répondait un paiement, immédiat ou promis, sur le fondement d'une parole ou d'un serment mystique... Il ne s'agit pas pour Bartel d'être juste ou morale, simplement de guider tous ceux le réclamant, s'échouant entre ses mains et quémandant son aide. Ceux ayant su parvenir jusqu'à lui, par fortune ou magouille. Car on ne peut jamais être certain de trouver Bartel quand on quête sa présence, pas plus qu'on ne peut prétendre traquer le vent ou la pluie. Ils viennent quand bon leur chante pour faire tourner les moulins et croître les cultures, déborder les rivières et noyer les villages. Ils offrent et ravagent à leur guise, sans qu'on ne puisse exercer de contrôle sur leurs amples mouvements d'humeur. Et il en va de même pour les allées du Faune, impossibles à prédire, à souhaiter ou à craindre. On ne peut pas exiger sa présence. On ne peut l'enfermer, prisonnière d'une promesse. Elle est aussi chaotique, inconstante et foisonnante qu'un orage. Déchiré d'ambivalences tourmentant sa substance, remuant ses pluies dense, dont les foudres électrisent de plaisir ceux qui s'y entortillent, carbonisent de souffrance les plus énamourés. S'il ne laisse pas d'incendie derrière lui, Bartel abandonnera tout du moins un champ de cendres. Fertile ou étouffant. Car il ne sait faire autrement que d'agir furieusement en percutant autrui, qu'en l'embrasant jusqu'à le faire renaître au sein de ses touffeurs. Accouchant des Phoenix pour mieux les déplumer, emportant leur brûlure en les fuyant à l'aube. Il n'est qu'une emprise qu'il soit en mesure de tolérer, et ce n'est pas celle des ailes qu'il déploie à force de caresses. Jamais il n'a cherché refuge en leur étreinte, jamais il n'a été jusqu'à les fortifier : les défroissant avec l'hardiesse puérile d'un enfant, pour ne que mieux les abandonner aux bourrasques avides. Dés que viennent titiller les effluves rances de la responsabilité, que s'enlacent à son cœur les vrilles poisseuses de l'obligation... Bartel s'envole avec les vents furieux, laissant sans un regard l'oiseau ainsi jeté aux crocs vibrants du ciel. Et puisqu'il y devient lui même une étoffe de tempête, mieux vaut ne pas tenter d'accrocher le satyre. Au risque de finir éparpillé dans son sillage.
Car il est vain de traquer un enfant de la Brume, tout de jambes et de gestes. Et plus encore d'espérer emprisonner un Faune, que ce soit par serment, ou en usant de chaînes. On ne peut pas retenir le printemps ; les habitants de Niwl ne le savent que trop bien, et seuls ceux qui s'en souviennent acceptent les allées et les départs du Faune. Lui et ses routes conquises, tous ces chemins qu'il aime jusqu'à la déraison, en bandoulières sur l'épaule quand il reprend l'errance. Qu'il nomme et qu'il raconte, qu'il parcoure avec autant d'attention, de tendresse cabriolante, qu'il en réserve au corps arqué de ses amants. Et qu'il retrouve toujours, comme il finit par le faire des portes entrebâillées. Car si l'on ne peut alpaguer le cœur et les membres vagabonds de Bartel, lui est bien mieux desservie par sa chance ou ses capacités. Toujours apte à dénicher ceux qu'il cherche quand le besoin ou l'envie, tour à tour ou mêlés, le poussent à emprunter les chemins favorables, conduisant par détours aux paliers amicaux. On vient rarement à lui, car il est plus aisé de le laisser surgir. Cela arrive toujours, à un moment ou l'autre, une éruption soudaine, une ivresse poignante, secouante, brutale. Grippage charnelle intervenant pour enrayer subitement la mécanique grinçante d'une routine embrassée. Un sursaut lapidaire dans une vie poussive aux mouvements itératifs, le bond caprin d'une escarbille hurlante, s'invitant en comète à l'âtre esseulé de l'existence orpheline attendant sa visite. Celles où il est aisé de se tapir en départ d'incendie, de se façonner en une incandescence, forgé par les besoins, les demandes implicites. Et par une extension langoureuse, de dévorer comme savent le faire les flammes ; de cet inextinguible appétit passionnel, si semblable à un meurtre. De s'étendre et de s'éparpiller à l'image d'un brasier- en suivant l'exemple flexueux de la Route.
Car c'est dans ses sillons qu'il a été modelé. Roulé, pétris, écrasé et soulevé, noué en cette amalgame de nerfs et de musculature, frappé aux rochers, coulé aux ornières, flanchant dans les caniveaux, s'extirpant de la fange, du magma, en cette flamboyante ascension tellurique,. Corroyé par les gouttières, les caniveaux, les trottoirs et les routes. Aux outils effilés que le monde a conçu pour strier tous les enfants perdus, les marquer du code barre de la misère humaine. Il s'y est déversé, tout de fange à pétrir. Tassé dans le moule cabossé que la Brume a fait créer pour lui. Il a pris la forme des chemins aimés, tordue mais fascinante.
N'est qu'un torrent de chair. Galopant à travers les méandres de Niwl- emportant en son sein des débris de chansons, d'existence et de danses. Éparpillées et paniquées comme il sied aux possessions d'un Faune. Une nappe liquide de pollution lexicale, où flottent ses mains, ses lèvres, et l'ordure acrobate de ses milliers d'histoires.
Récoltées et semées sur les chemins, sur les sentiers emportés de ses pieds à ses doigts, et de ses doigts aux corps des amants écœurés, transportés, captivés, qui deviennent l'extension palpitante de la Route, d'autres virages à prendre au cours de son errance... Mais surtout disposé dans le coffret moiré d'un petit crâne de fée tapissé de ses mots. Tout emplis des récits vestigiaux relayés par sa voix, murmures des chemins récoltés au cours leurs voyages, jamais aussi vains qu'ils n'ont pu le paraître, jamais vraiment dénués d'un but envers leur nom repoussoir d'errance. La mélodie houleuse de l'esprit de Quenotte doit beaucoup aux notes qu'il a su y glisser, aux partitions qu'il y a épinglé. C'est sur le métronome déroutant de son cœur que la Moirée a apprise à chanter, à enchaîner les pas de sa danse bondissante. Il lui a transmis ses gabegies de Faune, son solfège dézingué, et l'a regardé en user avec un grand sourire- le plus fier et le plus trublion des sourires. Tout autant mutin qu'emplis d’orgueil paternel, car il sait bien avoir lâché mieux qu'une bombe sur le monde.
Son enfant. Construit par la Route et la Brume à travers ses paroles. L'algarade à la société qu'il a ourdis pour vaincre la décence, les vertus des Niwoles, le silence et tout espoir de paix. Bienheureux accroc à la réalité, déchirure anguiforme, ondoyante en sa moire, petit cœur de magma en ébullition constante. Reflet qui gicle à l'œil et perce la cornée. Une graine de chaos jeté dans la gorge dilatée de Niwl, un hallier tortueux à venir, prêt à déployer ses épineux méandres. Pas une franche démolition telle qu'il sait en produire, mais une fissure sinueuse voulue par le satyre. Son minuscule et pétillant graffiti à la façade sanglante des Lueurs, son glaire tendrement graillonné pendant de longues années (patiemment, en fond de gorge chaude), amoureusement craché aux Chasseurs d'Anormaux, de Dotés. Son enfant-bactérie, tout aussi invasif que lui même, d'une semblable pétulance crâneuse, barbouillage versicolore fluctuant d'une danse désordonnée à l'autre. Sa plus belle œuvre. Dépositaire de l'expérience qu'il a fait de son Don, de son Anomalie, par le truchement de ses récits, de ses leçons toujours baroques (par principe), des limites perméables et lointaines qu'il lui a inculqué. De sa vie fabuleuse- chaotique et bariolée, comme il l'a désiré.
Il ne regrette rien. Ni ce cadeau merveilleux de la Brume, l'ayant mené d'un sentier à un autre, ni l'Anomalie et ses complications. Car il n'y a qu'un moyen de parvenir à l'Autre et à sois même, aux yeux renversés de Bartel : en abordant la vie par un millier de voies, jusqu'à l'acculer contre soi pour mieux la dévorer.
Persiste cependant une dangereuse idée, un vice inénarrable, une tentation infâme : appeler le chemin menant au Continent, tracter à lui ce monde renié, au-delà des empilements rubigineux du grand mur. Flétrir entre ses doigts l'ultime tabou de Niwl, se saisir de la route interdite comme d'un long fil solaire, conduisant tout droit à la gloire éternelle. Silencieuse, granitique, cette gloire du tombeau qui persiste en l'Histoire. A l'inconnu le plus suave et le plus mâchonnant que l'on puisse concevoir, dévorant même les faunes entre ses dents claquantes- ayant tout dévoré, jusqu'à la cicatrice encroûtée de l'isthme. Mais cela ne freine pas son désir de ressusciter cette voie que tout Niwl a voulu enterrer à jamais, la tirer contre lui de son tombeau de fer, l'aimer passionnément, jusqu'à son dernier souffle- ne la quitter que pour les bras tout aussi ensuquant, possessifs de la mort. Fouiller le nœud des sentiers emmêlés, s'y enfouir pour y déceler la plus secrète des routes. Aller plus loin en ces méandres toujours renouvelés qu'il ne se l'est permis jusqu'à ce jour, s'enfoncer plus profondément dans la Brume et l'oublie qu'il ne l'a jamais fait. Quitte à s'y perdre, pour la première fois depuis de longues années.
Souvent, quand il veut bien penser au terme de sa vie, il songe à ce voyage. Et que ce sera là sa toute dernière errance. La plus longue et la plus mystérieuse, celle qu'il ne pourra jamais raconter à quiconque. L'ultime voyage, au-delà de la Barrière, au plus loin des Lueurs. Sans plus rien de familier à suivre ou à étreindre que cette route offerte, que ce chemin tout à fait sien, et que la Brume, toujours, pour l'habiller de son haleine épaisse, le pousser de son souffle. Pour le veiller et le dissoudre, quand alors, un beau jour, elle refusera de le rendre à ce monde auquel elle l'a volé, sans jamais tout à fait daigner le libérer vraiment entre deux communions... Le rappeler à elle une bonne fois pour toute, et le faire vivre à jamais en ses volutes blafardes, auxquelles par sa nature accaparante et mystérieuse, il est tellement semblable.
Captivantes acataènes. Vagabondes corruptrices.
La coutume
Pour exercer sa Coutume, il ne faut à Bartel qu'un peu de boue (souvent invoquée dans un bouillonnement cyclopéen d'urine), une bonne giclée de sperme, et du sang, d'où qu'il vienne, en moindre quantité, fraîchement versé de sa main. La mixture ainsi obtenue, une fois mélangée, pétrie avec amour, et bénie d'un généreux crachat, doit être équitablement partagée entre deux corps avides : d'une part enfouie à même ses entrailles onctueuses et crépitantes, d'une autre enterrée dans la terre qu'il martèle. Ce sont là les seules données inchangées de sa coutume, les gestes répétés à chaque nouveau départ. La seule règle à laquelle il ne peut jamais, ô grand jamais déroger, sous peine de voir échouer l'entreprise toute entière. Le reste du rituel varie sans cesse. S'est répété parfois, semblable en plusieurs occasions accolées ou distantes. Mais il n'y aucune certitude quant au déroulement de ce qui suit la préparation, puis l'ingestion de sa mixture fangeuse. Les règles murmurées s'imposent toujours de manière imprévisible, sans être transmises à un interlocuteur plus fiable en ses explications qu'à l'instinct de Bartel. Il lui faut donc rester à l'écoute de la Brume et de ses intuitions pour savoir exactement comment procéder, et c'est là qu'a résidé pour lui la véritable difficulté à maîtriser son Don. Car il ne s'agit pas que d'une danse chorégraphiée, d'une litanie apprise ; il n'y aucune présence d'un mode d'emploi à suivre scrupuleusement, mais bel et bien celle d'un défis toujours renouvelé. Perpétuer l'harmonie l'unissant à la Brume demande bien des efforts, réaffirmer encore et encore l'amour qu'il lui concède est une nécessité, le lui prouver en faisant la démonstration du respect qu'il lui porte est devenu la condition à ses errances faunesques. Il lui faut toujours démonter qu'il ne se contente par d'opérer un rituel mécanique, un enchaînement de gestes, de postures, de paroles et de chants appris par cœur pour la célébration de son appartenance- ce serait rendre les choses trop ennuyeuses par leur répétition. Trop rigoureuses, routinières, alors que sa courre se doit par principe d'être prolifique, audacieuse, et doit répondre à des attentes changeantes. Dame Brume aime à se montrer versatile avec lui. Le Faune a donc tout intérêt à rester joueur et conciliant à son égard lacté, à faire la preuve sémillante de son infatigable plaisir à la charmer sans cesse, à céder aux caprices qu'elle lui susurre, à lui plaire en usant de tous les tours possibles, demandées ou conçus pour la séduire encore. Parfois il faudra tracer des dessins dans le sol, danser au sein des glyphes ; parfois écrire de poèmes, se frotter à des branches, nouer des motifs à même les arbres les plus souples, glisser des messages sous l'écorce, dévorer des animaux vivants, creuser la terre pour y trouver une pierre, ou le nid d'un insecte, à marquer d'un sceau, à briser, à positionner dans un endroit quelconque d'une manière précise. Préparer un banquet à même le sol, aux mets souvent ubuesques, trouver une grotte ou un terrier où édifier un autel éphémère, et y brûler du bois, des carcasses, ou y jouir plusieurs fois ; construire de ses mains, et modeler, et frapper, souiller ou magnifier, ce que la Brume jugera bon d'indiquer à son fidèle satyre. L'offrande peut être courtoise ou bestiale. Il faut parfois discourir, parfois séduire- le chemin, ou la Brume. Trouver les mots qui les feront s'offrir, s'ouvrir à ses galops fiévreux. Caresser la route, lui faire l'amour, ou la battre, la dompter, s'imposer en amant brutale et vigoureux. Répondre à des énigmes, se montrer spirituel ; ou bien courir, ou rugir jusqu'à devenir muet (jusqu'à prouver qu'on ne peut le faire taire), trouver certaines plantes cachées dans les environs du lieu de son rituel, raconter une histoire, une de ces innombrables histoires qu'il a accumulé. Satisfaire l'entité inquisitrice, en y mettant à chaque fois toute sa fougue.
Pour répondre aux exigences de sa Coutume, il faut donc à Bartel toutes les ressources de sa sensualité, de son intelligence et de son imagination. Il lui faut veiller à ne jamais trop s'écarter de la Brume, à lui prouver qu'au contraire des amants qu'il visite à sa guise, il ne l'oubliera pas et reviendra toujours. A quelles difficultés il a dû se heurter avant de parvenir à mener sa Coutume avec autant de plaisir et d'aisance qu'il le fait désormais ! Avant d’acquérir cet instinct infaillible, qui aujourd'hui lui permet de ne plus jamais se perdre, de toujours aller au bout de ses rituels. Et parfois même, de faire l'impasse dessus, sous couvert d'une promesse (bien entendue tenue, car on ne joue pas au dupe avec cette entité) de se montrer toujours plus charmeur à l'égard de la Brume, toujours plus dévoué, audacieux et sensible aux attentes qu'elle chuchote à son oreille caprine.
Une difficulté qui lui plaît tout à fait, car elle fait de sa Coutume plus un jeu qu'un interlude mystique. Et en cela, il se sent bien plus intime à la Brume que de nombreux Dotés, d'être ainsi convié à la taquiner, à la séduire, plutôt que de devoir lui servir sans cesse les mêmes liturgies marmonnées le front bas. Il préfère de loin avoir cette permission d'entrer avec elle dans des ébats riants. Sa Coutume est une récréation, un casse-tête, une convocation à se montrer espiègle. La souplesse d'esprit et de corps et l'énergie créative bouillonnante dont il doit faire preuve, à l'image de la maîtresse qui lui octroie son Don, le ravissent au plus haut.
Ne reste qu'une entrée à répéter chaque fois, pareille au trois coups précédant l'ouverture des épais rideaux rouges : se mêler à la route, y enfouir sa substance, avant de prétendre à pouvoir y courir. Mais à cet aspect de sa Coutume aussi, Bartel prend du plaisir. Comment pourrait-il même en être autrement ? Elle exige de sa part deux choses qu'il ne connait que trop, et dont il s'estime assez bon spécialiste : un orgasme et une dégustation. Celle du goût âpre de la terre mêlé à ses propres effluves. Ce n'est pas là une nourriture dont on ferait grands cas autre part qu'en sa bouche, mais il trouve dans les saveurs écœurantes, toute l'énergie sauvage qu'il aspire à transmettre, la bestialité sublime et crasseuse qui le fascinait tant avant que ne s'opèrent les changements dans sa chair.
Et plus que tout, le Faune s'est amourachée de l'idée que petit à petit, départ après départ, il a imprégné tous les chemins de Niwl. Nourris infinitésimalement par ses propres liqueurs.
Résumé du Don.
> Bartel parvient toujours à un havre une fois sa Coutume accomplie. Quand ce n'est pas dans un lieu abandonné, la Route le conduira chez un amant futur ou déjà rencontré. En somme, vers une personne déjà acquise à ses charmes, ou qui sera sensible à son Anomalie.
> Il ne peut pas se perdre, ni dans la Brume, ni en ville, en campagne ou forêt. Il peut surgir aussi bien des caves de Ceaster que de la lisière des bois, ou de la Brume elle même. Qui plus est, quand Bartel est en ville, il a l'intuition des moments où il peut vadrouiller, des rues à emprunter pour rester discret- et entier.
> Son endurance s'est considérablement accrue au fil des ans. Il peut marcher des heures sans éprouver la moindre fatigue, subir les éléments sans broncher, parcourir les chemins les plus tortueux sans y trouver à redire. Il résiste plus longtemps à la fatigue comme à la faim que le commun des Niwoles- n'y est pas insensible pour autant, et doit subir les palpitations incessantes de son Anomalie, qui le pousseraient plutôt à s'abandonner à la sensualité que ses sens détraqués captent en toutes les caresses, qu'elles soient venteuses, liquides, thermiques...
> Sa mémoire spatiale est très développée, mais c'est surtout son instinct qui a été aiguisé par la pratique du Don.
> Il peut conduire d'autres personnes à travers la Brume sans qu'elles ne soient emportées pour autant. Sous certaines conditions néanmoins, car elles doivent avoir été prévues dans le voyage au moment de l'accomplissement de sa Coutume.
> La Route communique avec lui. Bartel connaît, par instinct, par bribes volubiles et généralement énigmatiques, la longue histoire des chemins qu'il parcoure. Ou du moins, les fragments aléatoires qu'on lui concède. Ce peut être l'image d'une journée banale, la description d'une après-midi ensoleillée peuplée par les cigales. Ou le récit d'une fuite, de la naissance d'une route sous un fracas de sabots, l'apparition d'ornières aujourd'hui effacées, un mystérieux monologue ayant trait à des sensations fugitives ayant été éprouvées par des plantes, des animaux, des humains de passage ou par la route elle même... Il est en mesure de connaître toutes ces choses futiles, sans pour autant décider de celles qu'on lui transmet. Et c'est là concrètement quelque chose de parfaitement inutile, quoiqu'une raison de plus pour lui de discourir sans fin.
> Don et Anomalie ont œuvré de concert chez Bartel. Ainsi, l'apparition de ses sabots et de ses musculeuses jambes caprines doit autant à l'une qu'à l'autre de ces influences. A tel point qu'on serait bien en mal de déceler quelles déformations il doit exactement aux deux fautives ayant modelées son corps. Les autres changements induits plus spécifiquement par le Don ont consisté en l’accroissement de se sens, et ils auraient peut-être été peu visibles à l’œil nu, si l'Anomalie n'avait pas donné leur écrin à ces sens ainsi développés : son nez a quelque chose de caprin et ses oreilles sont celles d'une chèvre.
> D'ailleurs, l'Anomalie a joué sur l'évolution de sa Coutume, de même que l'a fait le comportement général de Bartel : elle est à son image, imprévisible et polissonne, autant empreinte de spiritualité que d'humour ou de sensualité. Seule une partie du rituel, la première étape qu'il lui faut accomplir, ne change jamais d'une session à une autre. Toutes les autres conditions à remplir pour veiller à l'accomplissement de sa Coutume procèdent plus ou moins du hasard, et lui sont imposées en murmures par la Brume.
> Sa Coutume doit être accomplie invariablement une fois par semaine, qu'il ait ou non besoin de se remettre en route. Quand bien même il resterait plus longtemps en un même endroit, il lui faudrait y souscrire. A moins d'un empêchement très particulier...
> S'il peut guider plusieurs personnes à la fois, Bartel n'a cependant pas le pouvoir de conduire tout un village simultanément. Les voyageurs doivent pouvoir rester à proximité de lui, et ne peuvent excéder un petit nombre d'individus- au-delà d'un groupe de cinq, Bartel serait bien en mal de garantir la sécurité de son troupeau.
> Bartel a atteint la maîtrise absolue de son Don. Il est irrémédiablement lié à la Brume, et c'est là la seule puissance qu'il respecte et qu'il ne puisse trahir, sous peine de dantesques punitions. Il ne dédaigne pas la Lumière et sa sécurité, craint la Nuit comme la majorité, mais sa seule allégeance va à la Brume. Il est renée entre ses mains, se voit mourir par elle. N'escompte pas lui échapper, a besoin d'y plonger.
> Dans un espace clôt, il aura toujours l'intuition de la sortie la plus stratégique à prendre. Dusse t'elle être obtenue en défonçant un mur. Et par ailleurs, il se sent bien plus à son aise en extérieur, ne peut rester trop longtemps tapis entre des murs- il lui faut bouger, user de sa vigueur, continuer son voyage sous peine de se flétrir.
> Son Don a exacerbé l'hyperactivité qui lui colle à la peau, et le pousse, conjointement aux désirs prédéfinis par son caractère, à désirer trouver la route conduisant au-delà de la Barrière. C'est un appel contre lequel il lui faut se battre.
> La terre avale ses traces pour le rendre impossible à pister, la Brume efface les signes de son passage. Très utile pour ne pas laisser un sentier tout tracé jusqu'au pallier de ses amants.
Anomalie : 3
Description de l'anomalie : Métamorfaune.
A ce corps, à ces fluides, on cède trop volontiers, on se donne tout entier dans un état second, on s'échoue à ses bras, on s'accroche à ses nœuds, on s'y hisse en sueur aiguillonné d'envie, on s'y pend vulnérable, on s'y enroule gourmand : c'est un jeu cannibale qui va laisser des traces. Le désirer, lui l'Anormal aux déliés bestiaux et aux charmes sauvages, c'est plonger en dément dans une transe vibrante. A vouloir abdiquer sous ses baisers voraces autant que rêver à dévorer sa chair, la presser de ses jus jusqu'à la racornir. Et boire à la provende tumultueuse de ses veines, téter à ses artères, mordiller son grand cœur, baigner dans l'onctueux océan des méandres intimes, se vautrer dans les richesses enroulées sous sa peau, amas précieux collant, trésors humains suintants. S'en empiffrer jusqu'à la dernière miette, les aspirer jusqu'à la moindre goutte. On en veut, du Faune, à le ronger d'amour, régalé de sa viande, gorgé de ses humeurs. Être captif à ses filets, c'est convoiter autant ses attentions que son anatomie. Fabuleuse à s'élancer en ses contours abrupts, en spirales cornées autour de la gueule brune, en fourrure qui râpe, en yeux fangeux liquides aux pupilles verticales. L'avoir tout à soi, contre soi, c'est un besoin qui tenaille comme un deuxième amant, à l'intérieur- cheminant depuis l'idée bizarre jusqu'à la chaotique obsession. Zébrant l'esprit obnubilé d'envie. En souillure. A vous en rendre barge. Le posséder un peu plus que dans une simple étreinte. L'emprisonner au mieux, au-delà des cavités accueillantes s'ouvrant à ses fringales : dans sa bouche et son ventre, en animer ses tripes, en enflammer sa langue ! C'est si riche en ivresse, un Faune. C'est un torrent de chair cascadant de sueur, remué de langueur et de brutalité. Ondoyant du mouvement de ces mains acrobates qui ont l'audace de se multiplier, de cette langue dardée coulissant soyeusement dans les déliés offerts, les angles fourrureux d'une géométrie conquise à coups de reins. C'est un fleuve embrasé qu'une carcasse faunesque, un flux ardent contenu, giclant aux gestes emphatiques. Et l'on veut s'y enfouir. S'incendier à ses flots de sueur et de mots, s’enivrer de l'alcool liquoreux de son sang. Raviver sa vigueur à la sienne à l'en laisser vidé. Qu'il serait bon de l'aimer, de le manger un peu, beaucoup, passionnément... Tous ses amants en deviennent fugacement des vampires, dans l'instinct éveillé qui se met à ronger. Des monstres trop semblables à celui qui s'en prend tendrement à leur chair, habités d'une même faim, d'un même trouble charnelle, une confusion de la luxure et de la gourmandise. C'est une maladie, Bartel. Contagieuse, passagère. Une fièvre qui galope. Une foucade assassine. Mais si irrésistible... Qui vous percute au creux des reins et vous transporte à bras le corps dans une extase fracassante. Et vous y laisse pantelant, désarticulé par l'orgasme et groggy d'une odeur aux effets narcotiques, avant de s'effacer. Comme on quitterait une scène de crime en essuyant son arme dans le velours bleu nuit d'un rideau rabattus.
L’inéluctable abandon qu'il réserve à chacun procède moins d'un choix que d'une nécessité. Pour lui d'abord, l'excessif alléchant aux attraits répugnants, exsudant son nectar comme une fleur de charogne. Pour eux ensuite, les amants en esquifs sur l'océan de sa chair, pris à ses charmes trompeurs avant même un regard. D'une simple contraction des narines, et les dés sont jetés. Sans avoir eu le temps d'acquiescer face au sourire vorace, aussi impérieusement magnétique qu'une déchirure du fond des océans. Un abîme suppurant de ténébreuses promesses. Indicibles arguments distillés dans l'air gras, un peu trop lourd alentour du Satyre, de ce parfum viscérale remonté des abîmes de ses fastueuses entrailles- une aura huileuse, déposant sur la peau la patine translucide d'une pellicule odorante semblable à une haleine. Cette fragrance qui l'entoure d'une atmosphère poisseuse, d'une aura trop vernale pour ne pas être traître. Glorieuses hymnes olfactives. Persuasions époustouflantes aussi entrelacées de vérités que de fabulations - moins articulées que dégoulinées par le corps emplis de richesses, de poisons. Débordant de parfums et de gestes, éruptant ses élans, dégorgeant son désir à grands flots salivaires, ses paroles à torrents... Un océan visqueux clapotant aux frontières hérissées de ses membres, roulant ses liqueurs bourbeuses dans l'envers de sa carcasse noueuse. Emplis de senteurs tourbillonnantes. Ce ne fut pas la toute première altération à grignoter sa chair, y semant des glandes mystérieuses pour diffuser l'Odeur. Elle n'est venu qu'après la vaste éclosion de son corps.
D'abord il a fallut boursoufler sa carcasse. Étendre douloureusement l'ossature épaisse, tirer sur la charpente malgré les nerfs hurlants, changer les proportions de son anatomie- rendre ses mains plus lourdes, affluer en masse ardente à son bas ventre fauve, pour y tasser encore plus de substance humaine, plus de chair à gonfler, malaxer, torturer d'une pression,. Faire croître les fruits de la procréation et les gorger de jus ; donner une somptueuse ampleur à ce dédale de corps, à ses tendres parties aux fibres assoiffées. Établir un nouvel équilibre, dans un complet désordre, un printemps chaotique foisonnant de vrilles, de duvets, de chamarres végétales. Précipiter Bartel dans l'explosion des sens. Et l'y faire éclater, dans un déploiement d'os, de fourrure et de chair. Il a fleurit jusqu'à la déraison, vomissant les excès de son corps comme des fruits glutineux, subissant les fureurs d'une puberté bestiale. Plus longue et plus intense, bien plus riche en hormones. L'Anomalie a repris le flambeau oscillant de son adolescence, le faisant culminer plus haut qu'il n'aurait dû, le rendant plus massif, plus velu, faisant parfois monter une écume à ses lèvres. Combien de nuits atroces à subir l'allongement empressé de ses muscles, la croissance douloureuse de ses os ? A sentir les tumeurs se former et faner dans ses entrailles, puis à les expulser ? Un mouvement frénétique l'habitait tout entier, qui accaparait chaque nerf, chaque tendon, chaque fibre vivante excitée de son être. Et la faim. La faim le tourmentait sans cesse, jappant à son esprit, le brouillard sanglant descendu sur ses yeux. L’accélération insensée de tous les rythmes naturels régnant sur l'organisme, minutieux mécanisme bousillé au marteau, l'énergie bouillonnante qui parcourait son corps. Tout était trop intense, trop véloce, dans un grand carrousel entraînant ses viscères, l'équilibre, la vue. Il passait alors ses journées à consommer pour ne que mieux produire : manger pour déféquer et boire pour uriner. Emmagasiner jusqu'à la déraison. Pour jeter des pelletés de charbon à l'usine démente de sa carcasse, jusqu'à raser des bois entiers, à dévorer tous les champs, toutes les sylves, et toutes les mains tendues. Et en écho aux semonces de son ventre, les caresses libidineuses du désir qui l’érigeait sans trêve. Jour et nuit la jouissance menaçait sa carcasse. Dégoulinait sur lui et le tenait captif dans sa paume humide, gonflée, scélérate à l'assaut de ses chairs enflammées. Pour une caresse portée sur le bois d'un meuble, pour une peau entrevue, pour le mouvement des lèvres, et une odeur subtile, pour un mot qui s'enroule, une déglutition, un sourire ou son ombre, le tremblement d'une main, une variation de ton, la dilation d'une pupille complice, la rémanence d'un contact pudique, d'un parfum ou d'un mot, ambigüe, épicé... Un appétit plus insatiable encore que celui des entrailles : l'ample folie de la luxure. Un érotisme hors de contrôle semblable à une ruée. A une noyade.
Il a finis par sombrer dans cet abîme charnel, cette crevasse ardente et moite qui s'ouvrait sous ses pieds. Ses sabots. Il a martelé les lèvres de l'abîme, s'y est pendu... a été engloutis. Vis depuis dans sa fange, ses confins parfumés, mous et pulsants tombeaux. En ces cryptes festives il jouis des ondées fraîches et des caresses du vent, de tous les frémissements du monde contre sa peau, désarticulé d'un orgasme à un autre. Roulant aux bacchanales dont il est le faiseur.
Si merveilleux festins de chair. Délectables banquets aux muqueuses palpitantes d'autrui, vautré dans sa moiteur, y noçant à coups de reins. Au bal des endiablés qui s'affolent dans leurs entremêlements, paniquent en mugissant comme des bœufs qu'on enferre, hurlant aux étoiles des plaisirs indomptables. Ils crient !, convulsant furieusement jusqu'à sonner du front le carillon déglingué de la jouissance. Des sonneurs de tocsins qui dérapent à l'orgasme. Et qui zigzaguent aux cieux bornés du coït en dérapant vers la bêtise ou la folie. Envoyés au septième plafond du plaisir, pour mieux s'y fracasser la caboche à des astres de plâtre. S'y liquéfier. Se répandre comme une pluie de goudron en couleuvres visqueuses. Flirter avec toutes les frontières pour mieux s'y écorcher, et que s'exfiltrent ainsi tous les serpents du vice, coulissant des blessures- pour mieux saisir aux crocs les premiers doigts venus, la première tendresse offerte, et lui inoculer un désir empressé. Qu'ils se glissent à la courbe changeante d'une pommette, qu'ils dégoulinent des narines élargies, se lovent aux arabesques feutrées d'une longue oreille caprine- qu'ils se terrent à la fourrure envahissant ses membres, remontant à son torse, s'extirpant de ses coudes. Qu'ils se coulent à cette végétation luxuriante et durable. Exubérante pilosité de bouc, emmêlée et puante. D'abord soyeuse, puis de plus en plus rêche, à mesure que venaient se lover à sa charpente immense, cadavérique amas d'ivoire et d'os, des muscles massifs mais encore inaptes à supporter l'effort ; que le temps durcirait, affinerait, une couche après l'autre, au fil de nombreuses famines, d’innombrables carnages. Sculpterait comme du bois.
Bartel s'est élevé comme un buisson d'épines des décombres calcaires de son corps prépubère, touffeur puante et bruissante à la bouche immense, entremêlement de crinière moite et de membres trop longs, sylve moelleuse, griffue, emplie de chants, de courses. Forêt primaire défroissée des anfractuosités humaines les plus odorantes, les plus poisseuses, d'où s'écoulent des fleuves entiers de fluides intimes, de sueurs amoureuses, d'où s'exhalent d'âcres parfums d'efforts : c'est là que les bois qui l'ont colonisés ont puisé leur humus ensanglanté, dans le profond des chairs baveuses, aux sources bouillonnantes. Ainsi s'est opérée l'ébranlante ascension qui a conduit Bartel à ses hauteurs actuelles. Du massacre livide de son adolescence a jaillis une volupté hirsute, une beauté boueuse. Le méandre blafard de son anatomie a laissé place à un jardin vibrant ; des tréfonds carmins de ses entrailles convulsées par la faim sont remontées de puissants courants, des torrents ascendants charriant de l'or, du pourpre et des nuances de brun propres aux ocres et aux bois. Des colorations fauves cousines des rutilances des pavots et des roses ont déferlées sur sa pâleur létale, jetées en bouquets gras, œuvrant au plus près des lisières de sa peau, y mettant flamboyance et vigueur en exergue. A commencer par cette gueule hirsute, bariolée de nuances comme d'expressions fluctuantes, inondée par les mots. Il a fallut y inscrire cette nouvelle bestialité caprine, au-delà de son esbroufe pileuse, renverser la pupille pour la coucher dans l’œil. Elle y siège désormais alanguie, vautrée dans l'iris brun, silhouette horizontale dans son cercle de boue, en Venus effondrée dans ses draperies de fange. Et ce n'est pourtant que le moindre des changements induits par son Anomalie : son nez a pris une amplitude nouvelle, s'est mué en un mufle encore en formation. Plus épais et massif qu'il ne l'aurait été si simplement humain, plus épaté aussi, mais pas encore semblable à un museau de bouc. Cela viendra comme sont venu les cornes.
Stigmates les plus visibles et les plus évidentes, elles siègent en sentinelles à l'arrière de son crâne. Spiralées et fastueuses elles tournoient d'en dehors le long fleuve de ses boucles, s'en extraient pour pointer aux abords du visage. Et l'encadrent glorieuses, ouvragées par le temps. Deux longues cornes crénelées aux couleurs de la terre. Eruptées de l'os, elles raclent aux coins des portes, encombrantes mais chéries par celui qui les porte. Il a fallut souffrir durant toute leur croissances d'atroces migraines, des douleurs déchirantes. Alors c'est d’orgueil dont le satyre s'emplit face à ces excroissances, et il aime à racler leurs reliefs pour en ôter la terre, la mousse, tout ce que les chemins y ont incrusté de poussière et de sable. Il les garde lustrées, profilées comme il faut, n'oubliant pas les maux qui les ont précédé, ce qu'il lui en coûta pour en être paré... Les somptueuses, qui le couronnent, ont choisis la souffrance pour s'annoncer à lui. Mais il n'en a pas été de même pour les autres changements, toutes les altérations n'ont pas été vécues, amorcées, puis modelées d'une manière semblable. La frontière entre extase et martyr n'a pas toujours été évidente à cerner.
Mais il y'eut aussi de merveilleux déferlements internes, de dantesques outrages emplis de crépitements ; des saisons estivales grouillantes de sensations colporteuses de plaisir. Quand des années de soleil captivées par sa chair se sont répandues comme du miel en son corps, huile de massage dans le dedans des membres, torrent de matières fluides, capiteuses, précipitées pour en assouplir en un doux vrombissement, cotonnement orgasmique, la maigre viande crispée, en gorger les tissus d'une chaleur vernale. Il a muris à la manière des fruits : en acquérant un surplus de couleurs, d'autres textures et des saveurs nouvelles. Débordant des pigments mêlés à son sang riche, incrustés à sa peau, il a atteint l'outrance et la magnificence dans une poussée brutale, d'une longue éjection, d'un haut-le-cœur limoneux fait de substances cachées, et répandues en crue boueuse de ses entrailles fécondes. D'une prodigieuse ascension vers le versicolore, le sublime, le burlesque, il est devenu Faune. Rebroussant par des mandales énormes les limites du concevable et du bout goût, exilant la décence en dehors de sa vie, il a crû en gondolements de chair pour se hisser au paroxysme de la vigueur, sur le socle pourtant fissuré d'une adolescence bancroche, souffreteuse. Et c'est bien plus qu'un marbre qu'on a alors édifié sur ce socle miteux, colonisé de lierre. C'est la pierre et le cuir qui se chevauchent ici, et tant d'autres matières aux textures embrassées. Entrelacement d'effluves comme de substances sur l'ossature épaisse. Il y a là du bois tendre, de la pulpe vivante, enchâssée dans la roche escarpée de sa silhouette noueuse ; c'est à la fois rêche et soyeux au toucher, un satyre. La fourrure est crasseuse, la peau râpeuse, mais on y trouve pourtant des parcelles satinées, des duvets frémissants, et les crinières bouclés se mêlant en cascades -la chevelure torrentueuse et la barbe arrogante- se caressent également sans provoquer l'effroi. Il en va ainsi de tous ses rebutoirs et de tous ses appâts, car Bartel est le produit de concordances étranges, à la brutale mais émouvante image des faunes. Tant d'acier sur ces os, tant de fibres souples, électriques, qui le parcourent et le dessinent en palpitant du long... les vrilles de ses tendons et ses nerfs s'entremêlent, les méandres veineux irriguent ses profondeurs, s'en remontent à ses bras, soulèvent et tonifient sa lourde carcasse brune, n'ont de cesse de pulser, de crépiter, de frémir, tendus pour l'arquer dans son ardente extase. Une longue et pesante extase. Le temps est un sirop dans lequel il frémit, c'est un ruban de sois qui coule à travers lui. A chaque instant qui se pose en caresse, au moindre des contacts. Et sous cette excitation perpétuelle les os craquent, les muscles roulent à travers la charpente, d'un bout à l'autre des membres puissants, se débattent sous la peau, contractés et suintants. Le parfum s'en élève, une exhalaison appétissante de viande, de carne marinée arrosée de ses jus. Presque palpable, à glisser dans la bouche, à vivre sur la langue... Palpitant aux narines aussi bien qu'aux papilles, moelleuse odeur caprine qui se vautre et qui cabre, émanation sauvage, méphitique impérieuse, offerte et conquérante quand elle sinue à l'autre, et l'enserre, le cajole, l'étouffant dans sa moire. Infrangible fumet d'un corps d'homme ou de bête, un bouquet qui se hume et se mâche à la fois.
Tout est désaccordé en ce corps-orphéon à l'harmonie caquetante, mais tout chante également, participe à l'orchestre. Une musique palpite à chacune de ses veines, et c'est un chœur somptueux qui s'élève de ses os, de ses jointures crispées, des articulations, de chaque recoin carmin, le vacarme charnel d'une étrange alchimie, qui s'exhibe à outrance au lieu de s'opérer pudiquement sous la chair. Cette alchimie explose, distend, bariole, elle déforme à tous vas, exacerbe les traits, défonce les perspectives corporelles à pesants coups de marteau. C'est une bataille en technicolor que le corps de Bartel. C'est un âpre charnier où fleurissent des prairies aux effluences exquises, une fosse bréneuse où s'entremêlent des roses- et c'est en cette nature profondément odorante que le faune est terrible. Magnétique à s'y fracasser d'une pulsion qui convulsionne son hôte, malgré les détours qu'a emprunté son corps, en sa croissance désordonnée et vive.
Que serait-il sans cette émanation qui le précède et qui l'exprime mieux que ne le font les mots ? Une créature bâtarde entre l'homme et la chèvre, un être à la fois prédateur et caprin. Une infamie sans précédent, insulte à la nature, au bon sens et aux mœurs. Chimère ubuesque et affamée, sans espèce et sans meute. Un animal dégénéré et lourd, curiosité ignoble à bombarder de pierres. Mais il a le parfum... entêtant brouillard l'enveloppant mieux qu'aucune armure, l'entourant d'une aura, d'une armada d'odeurs. Volutes à foison s’épandant langoureuses, frémissant aux narines, s'y lovant circonscrites en cette niche sensible. S'imposant lascivement. Belliqueuses mais sublimes, comme une nuée d'oiseaux, de colibris déments, précipités au nez en florilège de plumes. Une tempête lancinante aux trombes d'eau de rose et de fleur d'oranger, expulsée de la carcasse faunesque, éternuée par tout ses pores, répandue par son souffle, épaissie par l'effort. Onde chatoyante coulant sur tout son corps comme un drapé de feu, bouquet volatile effeuillé pour sa gloire, que l'on inhale impudiquement dés que vient claironner sa présence touffue, sans pouvoir y couper. Fracassée aux poumons, cette houle d'émanations charnelles frangées d'odeurs terreuses, s'y déversent une vague après l'autre, avec l'acharnement d'une marée montante. C'est une brume entêtée, capricieuse ondulante, glissant à son repas, engloutissant ses proies... Une fange papillonnante, frétillant des narines aux viscères, un foisonnement insectoïde d'effluves marinées en cette coupe charnue, débordante d'entrailles, de manœuvres charnelles, et d'articulations méticuleuses qui lui fleurissent en bouche par grandes gerbes sonores aromatiques. Le bruit de cette gueule là ne fait pas qu'insinuer décibels aux tympans, il se goûte également, dans l'écrin de l'haleine. Bartel est parfumeur à ses heures acrobates. Il a la parole odorante, le geste qui encense, l'épiderme suintant, presque collant... Ou vraiment, n'est-ce qu'une sueur mêlée de crasse qui le gaine et l'accroche ? N'a t'on pas là quelque chose de poisseux, une exsudation huileuse, une véritable pellicule piégeuse semblable à quelque glu végétale utilisée par des plantes carnivores ? Le Faune a les contacts accaparants, les paumes adhésives, agrippants au toucher. Quand le désir monte en lui et l'englue jusqu'aux cils, c'est un débordement, une transmutation : il en devient trivialement matériel, passant de l'onde à la mélasse, sourdant en sueur lourde, mouillure épaisse de marécage, moiteur de tourbe. Charnel et exquis suintement d'excitation. La suée est un miel, une colle. Elle a de la saveur au-delà de son sel. Écœurante en bouche, délicieuse à l'excès. Il s'agit plus d'une liqueur que d'une perspiration, une coulure suave qui se déverse, ruisselle en parfumant la chair, en propageant l'ivresse, à boire au creux du coude, dans les sillons des mains. Et aux papilles comme au nez, c'est une incrustation, un moelleux qui flamboie, éclat circonvulsé, une ouate répandue comme le brouillard s'exhale, en corolle, en écrin, pour tapisser le crâne, inciter les pensées à un vautrage profond. La forge des méninges gagne à cesser enfin ses crissements lancinants, à laisser ses ouvrages se fondre en amas dense. Floconnement incandescent précipité dans l'onctuosité invasive de l'odeur, en son fleuve ardent, arpenteur. Délectable noyade, glissade exquise aux abîmes de l'oublie. Car il n'est que trop bon de se laisser faillir, et trop ardu de s'opposer à elle. Persuasive et virulente odeur, semblable en sa pluralité à un discours entier. A tout un soliloque pareil à un torrent.
Plus qu'une jungle d'effluves en maraude à sa barbe et rampant dans son ombre, il s'agit de l'expression même de son âme, vaporisée à ses entours. Il y a des mots dans ce parfum, des gestes impalpables, des regards et des chants, des convulsions dansantes. Il y a son expérience, ses espoirs, toutes ses ambivalences : il y est tout entier, volatile et errant. Toute sa pesanteur musquée, la chaude lourdeur de ses membres, est démentie par cet affluence évanescente qui parle de son être. Démentie ou projetée à de nouveaux états, somptueuse débâcle gazeuse, asphyxie odorante.
C'est la mort entre les bras du Faune. La petite ou la grande.
Les plus croqués, pourraient bien en parler s'ils avaient encore les moyens d'articuler l'offense. Mais la digestion les a réduit au silence, l'amas des entrailles a fondu sur eux pour mieux les étouffer, grouiller sur leurs vestiges, leurs reliefs abolis. Ils s'en sont allé gambader dans le jardin du ventre, une bouchée après l'autre, la flore intestinale aux flamboyances secrètes, et là dans cette vallée, se sont perdus, noyés au fond de lacs dont on ne revient pas. La gueule amoureuse qui les a engloutis n'a pas libéré leurs lèvres après son grand baiser, elle a creusé leur bouche jusqu'à manger leur glotte. Et des mains passionnées leur éclatait les côtes, leur glissait dans le ventre et palpait leurs viscères avec concupiscence. Féconde humidité organique, luxuriance écarlate, tropicale, soupesée avec fougue, malaxée, arrachée... Fibres gorgées, fondantes ; déchirées, mastiquées. Ils ont été aimés de trop forte manière, ces amants frétillants à l'échine furieuse, aux dents claquantes. Ils ont été fouillés avec adoration, de la nuque à la cuisse. La figure toisonnante s'est enfouie dans leur ventre en grognant de plaisir, le corps massif dégoulinant d'un limon de sueur et de parfum piquant s'est effondré sur eux, les a saillis des heures à les en disloquer. Capiteuse barbaque secouée de spasmes bestiaux, exsudant tous ses jus... Les chairs frottées jusqu'à l’immolation... On se fait d'amadou sous ses doigts incendiaires, captif en sa chair d'une délectable agonie, de cette immolation perpétuée par son corps. On en crève, d'être aimé par Bartel. Il est le feu en étendard sur l'allumette, l'embrasement de phosphore lapant l'obscurité. Éclosion furtive et agressive, lueur d'espoir qui s'éteint à la brise.
Et quand cette passion ne gonfle pas en lui, elle s'envenime ailleurs, glisse à l'autre carcasse comme une contagion. Une faim impérieuse, une déferlante ardente, conflagration d'amour charnel, d'entassements palpitants. Pareil à un tisonnier remuant les entrailles dans l'âtre rouge du ventre, le désir fraye, chemine jusqu'à l'amant, qui est une cheminée, à souffler, à suer. Se noue à sa carcasse en girations serpentines. Le secoue, l'empoisonne. Met la faim et la soif en exergue à sa bouche, l'obsession de la chair au tout premier des plans. Tout semble aride au prorata de ce royaume juteux, de ce pays de viande. Fabuleuse contrée d'abondance, mythique Arcadie flamboyante en proie à la luxure...
Le faune est un calice de semence et de sang, une coupe de fourrure, de tendons et de chair, débordante d'entrailles, bouillonnante de vie. Désirable ciboire infernale emplie de maladies, vapeurs de souffre et de graille chaude, où ondoie sensuellement une fièvre lubrique, aiguille coulée au sein de la mixtion licencieuse de ses fluides. Après avoir goûter aux contacts faunesques, on ne peut que vouloir s'abreuver aux flots impétueux de ce Graal carné, le vider de ses matières vivantes, croquer ses flamboyances... en extraire tous les arômes, purger la chair de son désir absurde, en peler le moindre copeau parfumé, capter le moindre pollen de viande, racler l'orbe gluant le plus infime, drainer la plus insignifiante guttule des sucs laiteux, transparents et chimiques emplis de cette magie bouillonnante, et composer de cet amas charnue, détrempé, odorant, une mixture étrange, fabuleuse, une ambroisie sanglante. Suintements et sèves brassés dans le grand flot des jus excédentaires, du torrent magmatique plein de matière charnelle, de torride épaisseur corporelle. Densité limoneuse sécrétée ou vomis, extorquée à ce corps à des fins extatiques.
Et parfois médicales. Surprenamment salubres.
Peut-on imaginer trouver quelque remède en ce marasme tendre ? Ce nichoir à baisers, grenier d'amours migrants. Marécage humain... caprin, où s'embourbent les nécessiteux. Les maniaques et les absents de l'existence bruyante, ceux qui vivent en dehors de la marge visible, au-delà de l'audible. Et ceux qui veulent du monstre dans leurs draps, du cataclysme au cul, ceux qui réclament le vice, appellent à la morsure, se joignent sous ses lèvres, se fendent en cris, en caresses, s'écartèlent à sa gloire et à sa turgescence. Les oubliés, les silencieux, les endimanchés de la mélancolie, les crasseux au cœur gourd, les poudrés à l’œil triste, les abscons, les fantasques ; les qui s'effritent aux vents furieux, ne savent pas où chercher un contact amicale, les qui n'ont plus les mots, plus de foi, mais un besoin toujours, et qui sont vulnérables. Et qui le veulent à eux, sur eux, en eux. Les anormaux en devenir, un peu moisis de l'âme, un peu tordus des membres, acrobates en guenilles sur le fil de leurs nerfs. Ce ne sont pas les seuls à fréquenter l'hôtel de son anatomie, le dédale anfractueux de sa sylve charnelle.
Il y a aussi les malades. Les incurables et les agonisants. Les petits toussoteurs, les convulseurs baveux, les impuissants du jonc, les inertes ou les secoués de spasmes. Une foule morbide et débile qui se fracasse à l'estran de sa carcasse ignoble, cherche un remède à tous ses maux- trouve souvent un sursit, sinon la guérison. Les merveilleux liquides distillant la jouvence, les sirops qui macèrent... Les cataplasmes puants que l'on peut en tirer, les baumes infâmes et odorants, les huiles visqueuses qui s'écoulent du satyre, pressés à même son sexe hirsute, drainés à ses veines, au marais de sa bouche. Ces matières molles et ces parfums liquides bouillonnant de promesses. Qu'on le nie ou le croit, ils ont bien un effet... Curatifs aux prémices, empoisonnés quand point inévitablement l'excès. Des humeurs qui régénèrent les tissus, les poussent à l'expansion, revitalisent les fibres, tendent la peau avilie, épandent la chevelure ! Comme il fait scintiller ce nectar, vernis brillant passés sur sur la vieillesse, la laideur. Énergies fluides parcourant l'organisme, l'aidant à lutter contre des maladies, instillant l'euphorie, le désir ; des heures de volupté ou de fureur à qui consomme ces humeurs savoureuses. De petits miracle fugaces. L'agonisant sourit, le grabataire copule, les tristes dansent la gigue et les usés bondissent. Ils l'ont bus, l'ont tétés, en sont récompensés : tous les sucs ont fondus à leur bouche comme des flocons de sucre, pâteux sur les papilles, ils ont l'épiderme gorgé par ces suints étrangers. Ils vivent, à nouveau substantiels, pétulants ou vautrés, planants ou excités. C'est éphémère, comme les caresses et les coups de trique que distribuent les drogues. Et aussi addictif. Aussi dangereux.
Avec l'accoutumance et les répétitions vient un printemps charnel. Éclosion de tumeurs, boursouflures de cancers, plaies fleuris en parterres, bourgeonnement de bubons, de poches toxiques, croissance irraisonnée et déchirante des os. Vrilles nerveuses multipliées et pelures à foison, gorgement de la chair qui prend de nouvelles strates, s'épaissit, s'insensibilise doucement. Amoncellements de kystes, des matières en surplus, de substances en excès... Saignements de nez, incontinence, hypersalivations écumeuses, bouchons de mucus et déluges lacrymales n'en sont que les symptômes les plus inoffensifs.
Bartel a des remèdes, ce n'est pas une légende. Mais ils sont plus terribles que les maux qu'ils soignent.