Les ennuités (en cours) (depuis longtemps putain)

09-09-2017 à 13:42:44
Parfois. Parfois, la nuit. Il arrive que nous nous avancions. Très lentement. Nous sortons dans le soir. Dessus les feuilles qui nous couvraient. Dessus les racines et les mousses, et les os oubliés. Alors il fait grand soir, les étoiles crèvent nos yeux de leur lumière mensongère, ancienne, comme des clous tombant du ciel trop vaste. Mais nous aimons cela. Le grouillement éthéré des astres, pénétrant nos orbites, massant nos nerfs rompus, effilochés et morts.
Nous écoutons les arbres, ce qu'ils ont à nous dire. Ils relaient tous les murmures du vent, qui courre d'un bout à l'autre de la terre dans la dentelle des nuages, les napperons de l'écume et le feutre fondant de l'humus. Murmures infimes ou fracassants lovés au creux des feuilles. Nous les cueillons en louche entre nos paumes rêches, les portons à nos lèvres, remâchons les mots qu'ils nous délivrent. Nous les faisons passer de bouche en bouche, les crachons dans les mains, sur les papilles arides, goûtons nos glaires terreux, mangeons les trombes syllabiques malformées, avec avidité. Les mots se savourent comme nul autre trésor. Des langues qui claquent, des dents qui s'entrechoquent. Nos gorges éructent, gonflent, soupirent, des grappes de sons qui tremblent puis éclatent. Il y a des brames, des pépiements, de vieilles mâchoires qui jouent à l'ascenseur sur des visages de cuir. La corne et la fourrure qui se meuvent de concert, à l'éclat liquide des yeux dont les paupières se sont désagrégées. Clignements dissociés de canines et de pupilles. Nous humons la nuit, nous laissons la brise se poser sur nos papilles râpeuses, empoisonner nos poumons des âcres remugles d'un monde qui change ; qui est toujours changé, après notre sommeil. Les choses vont vite. Les Hommes se pressent. Et nous dormons.
Mais le vent persiste à nous chuchoter à l'orée du réveil. Il ne nous délaisse pas.
C'est lui qui trace nos itinéraires, lui qui prépare nos migrations nocturnes. Il nous parle des festins à venir. Nous ne mangeons pas beaucoup, mais quand la faim nous frappe, il y a toujours, quelque part, des Hommes qui nous attendent. Des presque-hommes, des demis-ombres. Déchets infâmes, miséreux empoisonnés, reliquats toxiques d'humanité bafouée. De dégoûtantes victimes, pathétiques résidus de crasse interstellaire, des fientes d'étoiles écrasées sur la terre- le rejet calorique d'une époque boulimique, l’excrétion fuligineuse d'un monde neuf. Des créatures qui apparaissent à intervalles réguliers depuis des millénaires, comme de mauvaises surprises, de regrettables erreurs, nécessaires pour faire tourner la roue grinçante du temps. Elles sont le fruit de Malheur et Hasard, des variables stables. Leur croissance est abjecte. Leur existence même fait du mal à nos moelles, vibre dans nos squelettes, elle nous tire du sommeil, tiraillant dans les chairs. Les os même de la terre dérangée en trémulent de malaise. Et nous tremblons aussi, au diapason, pour ces Horreurs souffrantes. Elles doivent disparaître tout aussi vite qu'elles viennent au monde. Sans quoi, le monde s'embrase. Sans quoi, nous ne pouvons plus dormir, car leur présence en nous, dans nos moelles, creuse insidieusement, rampant tel un ver. Nous pouvons avoir mal, cela nous arrive, à nous aussi.
Alors nous les avons mangé. Nous les avons mangé avec douceur et compassion, comme toujours. Car ils étaient destinés à connaître l'affliction et la haine jusqu'à la fin de leur vie. La colère aurait été leur dû ; elle leur rongeait déjà les chairs, les vidangeant de leurs entrailles croupies, faisant de leur ventre creusé les portes d'un enfer dépeuplé, désertique. Un néant glacial.
Ils étaient pourtant jeunes, mais ils devaient mourir. Ils auraient fait d’innommables ravages, leur vie entière n'aurait consisté qu'en un sublime carnage ; ils avaient commencé à perpétrer la mort quand nous les avons pris, une mort impie, et déjà les ossements s’amassaient dans leur nid, tout au fond des égouts où ils s'étaient terrés. Bêtes aux silhouettes crantées par les dentelures osseuses. Ils n'avaient pourtant été que de faibles moineaux, de doux enfants perdus aux visages pâles, tristes.Des jumeaux esseulés aux yeux anéantis.
Avant que leur dos aux omoplates d'oiseau ne se pare d'une éclosion de membranes battantes, ils vivaient dans un quartier lointain, à la périphérie d'une ville quelconque, à la lisière des bois, des décharges, des demeures résidentielles et des terrains vagues semés d’entrepôts vides, entre des routes craquelées et des zones industrielles moribondes. Un lieu étrange qui n'appartenait à aucun terrain stable. Une zone mouvante au sein de laquelle leur maison délabrée ressemblait à un pivot rouillé commandant de secrètes rotations terrestres, floraison de poutres pourrissantes et de tuiles délavées grinçant dans le matin, environnée d'arbres mourants qui se couvraient encore, à chaque aube printanière, de leur parure émeraude.
Ils crapahutaient sans vêtements dans le grenier de leur antique demeure, goûtant au contact précautionneux de la poussière, aux caresses chuintantes des rideaux qui les entouraient de toutes part, tamisant la lumière à tel point qu'on y voyait à peine. Tel était leur cocon : une chambre délicatement fétide tendue de longs voiles noirs, lambeaux de ténèbres cousus de tessons ternes.
Sur des étagères éraflées, ils déposaient d'illégitimes trésors trouvés au dehors ou volés à autrui. Des seringues usagées poudrées de rouille (princesses de l'oublie remisées aux ordures), des cuillères tordues, des préservatifs semblables à des mues huileuses, des boucles d'oreilles perdues, des piercings arrachés, des pansements recourbés à la crasse pubescente (presque vivante sur l'adhésif), des os de poulet rongés. Beaucoup de petits os d'ivoire soigneusement alignés, des crânes minuscules posés sur des carrés de feutrine pailletée, des rosaces de vertèbres autour d'un œil en verre, des esquilles aux formes fluides, des larmes blanches, opaques, et lourdes, fourrées de moelle desséchée. Leurs lames de rasoir émoussées et brunies par trop d'usages discrets, intimes à leurs blessures, aux lits de fleurs fanées, qui ne dévoilaient toute leur tragique beauté qu'en miroir avec les stigmates qu'affichaient leur propre corps ciselé. Des cuillères finement gravées -parfois trouées de manière suspecte-, héritage familiale quelconque qu'ils appréciaient pourtant, sans trop savoir pourquoi. Ils s'imaginaient des nuits d’ivresses amères sous le joug hiératique de la Fée Verte, sans alcool à cuver, mais laissant libre court à des fantasmes d'ardentes débauches déresponsabilisées, avec une délectable naïveté. Ils titubaient en rond, se tombaient dessus avec des hoquets et des grimaces risibles, s'invectivant à grands renfort de gestes obscènes, de crachats cométaires. Des expectorations verbales claquaient l'air immobile dans les ombres complices, se diluant promptement au milieu du silence qui léchait la maison de ses langues minutieuses. Les ténèbres n'étaient plus rien que muqueuses contractées emprisonnant les sons, les images et les êtres. Encerclés, étouffés, les jumeaux finissaient par se taire, reprenant le décompte de leurs trésors en trémulant des cils.
Les semelles craquelées de leurs vieilles chaussures, et des crampons découpés au cutter. Les fragments épars de leurs jouets brisés, de petites mains de plastique et de bois, des visages souriants ripolinés au feutre, des torses aux poses mélancoliques, provocantes, aguicheuses, et aux tétons laqués de peinture fluorescente -érotisme clinquant digne de quelque sulfureuse enseigne au néon-, des bras articulés plantés dans un morceau d'argile, hérissés parfois de cures-dents colorés. Patiemment enluminés au feutre. Des corps de bakélite, étiolés, dispersés, qui s'abandonnaient sensuellement au regard comme aux rayons de soleil. D'autres babioles encore, des bibus dégoûtants, poisseux, éraflés, des reliques ayant appartenu à de parfaits inconnus, parfois leurs propres possessions abîmées par le temps... Des dents de lait volées à leurs jeunes camarades lors des premières années à fréquenter l'école, des tresses bariolées qu'ils avaient tissé en récoltant minutieusement des cheveux égarés, des rognures d'ongles vernis, des perles en plastique. Un millier de vains trésors fabuleux et immondes.
Ils les exposaient à travers le grenier, leur consacraient de petits autels voilés, brûlaient de l'encens à leur gloire essoufflée, sur le rebord de leur unique fenêtre, évoluant dans les caresses conjointes des volutes parfumées et des voiles constellés. Ils aimaient autant l'odeur douceâtre de l'encens brûlé que celle de leur sueur, et les fumées les plus âcres avaient leur préférence, car elles semblaient crépiter dans leur gorge comme des nuées de lucioles incendiaires, comme des nuages d'obus.

Ils sont entré dans le monde comme des hirondelles, pépiant et sans soucis, ils en seraient ressortis comme des avions en feu, infernaux cataclysmes à l'apparence humaine. Avions de papier-rêve, papier crépon, papier buvard, dégoulinant d'essence, embaumé de gasoil. Leurs ailes d'Icare foiré -de véritables ailes qui leur poussèrent un jour- brûlaient tout autant que leurs yeux affamés, leurs yeux rougis aux pupilles élastiques, qu'ils rendaient souples avec quantité de substances nébuleuses. Gymnastique du nerf optique sous les paupières battantes.
Ils étaient des couteaux enfilés dans la chair perpétuellement fraîche du monde, des armes et leur tracée à travers l'épiderme, des déchirures sanglantes qui striaient l'existence de toute les choses, fluctuantes ou immuables. Souillure rampante au visage tournoyant de l'univers. Défigurant le cosmos avec leur danse ignoble. A chaque mouvement, ils endommageaient la broderie même de la réalité, menaçant par leur nature d'en changer toutes les lois ; et Dieu n'était plus là pour l'arranger à coups de crochets. Pour cause, il n'avait même jamais été présent ici.
Leurs yeux opaques avaient des mouvements d'horloges, leur visage triste et envieux, plein de désespoir, mortuaire et sans relief, se froissait comme du papier griffé, sur des grimaces aussi immondes que suppliantes. Ils étaient mauvais dés leur plus tendre enfance, quoiqu'encore innocents, putrides jusqu'en leur moelle gangrenée par quelque tare étrange, chérubins anémiés croupissant dans l'ombre maternelle, viciant l'air de leurs suées de peur, habitant les placards et les dessous des meubles de leurs sanglots mêlés ; et l'adolescence qui étira leurs os, affinant les longueurs atones de leur visage blafard, ne fit qu'ajouter du poison à la sombre liqueur de leur âme putrescente. Ils grandirent comme des chatons pelés, toujours recroquevillés dans quelque coin obscur.
Personne ne voulait écouter le long flot de leurs déblatérations morbides, personne ne voulait désaltérer son âme à leurs lèvres coupantes fissurées par la soif. On fuyait leurs mains trop fines, les tremblements fébriles de leurs membres nerveux. Leurs coudes s'entrechoquaient au rythme d'incessantes convulsions solitaires, au sein des foules indifférentes.
Ils s'offraient à qui le voulait, pour être touchés, pour être vu.
Personne ne vint caresser leur chair vulnérable, personne ne voulut perpétuer le contact avec eux. Même la prostitution infantile à laquelle ils tentèrent de s'adonner, étalant les grâces morbides et sans joie de leur corps méandreux, rejeta leurs appels coassants d'un revers de main dégoutté. Leurs yeux noirs perdirent peu à peu tout éclat, même la rougeur des pleurs déserta leur visage, les laissant lisses et pâles comme de la porcelaine. Ils étaient aussi graciles que des momies juvéniles tirées des sables gelés d'un désert patiné par la lune, aussi fébriles que les paupières agitées d'un drogué, plus fugitifs que des flocons de sucre. Leur corps tendineux n'était pas beau.
Ils se peignaient les ongles et les paupières avec de la terre noire, riche et amère, volée aux jardinières, plongeant leur nudité dans la tourbe visqueuse, se maquillant de terreau, fertile, humide et dense. Ils profanèrent des parcs à une heure du matin, saccagèrent des jardins de leurs seules mains graciles. Arracher, brûler, contaminer ; telle devint leur routine, vengeance hébétée à ce monde qui les niait. Mais à la destruction, ils préféraient encore une communion étrange.
Ils ont aimé la boue, les graviers et le sable, cherchant le corps à corps avec la terre humide. Au départ, ils se saignaient les chairs avec des silex plutôt que des rasoirs, aimant à y voir le baiser des montagnes. Ils imprimaient les reliefs des allées gravillonnées à même le parchemin de leur peau lactescente. En petits caractères se lisaient leurs appels au secours, la lente nécrose de leur esprit tourmenté. Sans salvatrice réponse, ils plongèrent toujours plus loin dans la folie qui leur était promise.
Maigriots moribonds, ils rêvaient des tombeaux, des contacts intimes de leurs membres emmêlés à la végétation, aux ronces, aux pierres des éboulis où ils allaient rouler, ils tétaient mutuellement à leurs plaies purulentes, buvaient de l'eau salée et conservaient leurs croûtes. Ils aimaient que leurs cicatrices restent toujours fraîches, luisantes, humides, semblables à des baisers. Ils s'ouvraient à coups de dents, s'écorchaient avec tendresse, fureur et désespoir. Ils s'aimèrent passionnément, pour combler à leurs manques. Jamais on ne voyait l'un sans l'autre, et leurs mains se tenaient, se griffaient, s'esquichaient toute la journée durant. Elles étaient très blanche, presque mortes, semblables à des asphodèles fanées. Ils avaient les doigts gourds, insensibles après des heures passer à s'agripper sans fard. Comme des enfants effrayés- ce qu'ils étaient au fond, sous le regard inquisiteur des foules. Ils ne se lâchaient qu'une fois entre eux deux, à l’abri, pour osciller côte à côte comme deux billes s'entrechoquant sans fin, sans avoir à se tenir. Alors, ils pouvaient jouer.
Ils firent semblant d'habiter la forêt, dormirent sous des tapis de feuilles mortes, se lassant des jardins la nuit, des parcs quadrillés. Ils aspiraient à connaître l'ataraxie des morts, jouaient à s'enterrer mutuellement, mimaient leurs funérailles avec moult grimaces. Ils pleuraient l'un pour l'autre, fleurissaient leur tombe factice, s'habillaient de résille noire, cachant leurs traits rongés sous de fines voilettes, enfilant des gants qui leur couvraient les bras. Les habits du deuil les mettait en valeur, la fumée des encens s'apposait à leur peau en volutes moelleuses, leur accolant des courbes qu'ils ne possédaient guère. Ils aimaient se draper à la manière des veuves. Ils prenaient des poses tragiques, récitaient des quantiques. Leur voix chuintait comme les bougies d'un autel.
Au milieu des bois, ils comprirent qu'ils cherchaient au contact de la nature ce que l'humanité leur refusait encore : une intimité absolue, sans le poids du jugement ni l’aiguillon des mauvaises intentions, un ersatz singulier de support maternelle factice, mais salutaire. Une communion tant charnelle que spirituelle totalement désintéressée, qui mettrait un peu de baume sur leur chair racornie. Mais la nature n'a pas d'esprit, ni plus de volonté. Ou bien était-elle trop grande pour seulement les entendre ? Ils se heurtèrent au vide, à un silence auguste. Elle resta sourde à leurs besoins, les laissant démunis. Ils en pleurèrent beaucoup avant de se résoudre, des jours entiers de pleurs, à remplir des bouteilles.
Ils voulurent brûler la forêt à titre de vengeance ; n'en firent rien tout compte fait, se montrant indulgents. Les bois avaient au moins été un refuge à leurs jeux, ils leur devaient de trop nombreuses heures de recréation sordide, d'assoupissement bienheureux de leurs inhibitions. Dessous les frondaisons ils avaient pu danser ; ces bois étaient sacrés. Ils ne méritaient pas le feu. On ne brûle pas les sanctuaires, tout du moins, pas les siens.


s’effilaient dans l'inertie et dans la faim, sur un matelas crasseux. Leurs os s’enchâssaient comme des puzzles magiques, comme les éclats ternes d'un miroir brisé. Ils étaient maquillé de fumées, d’ivresse et de nicotine, ce qui tendait à les rendre artificiels en plus de bien trop laids. Leurs dents grises et leur peau translucide semblaient trop vieilles pour eux, ils les portaient comme des oripeaux pour cacher leur jeunesse usée. Mais les habits ont finit par adhérer à leur peau morte, le cuir et la soie ont fondu dans leur chair, le velours et le feutre se sont incrustés en leur plastique cireuse. Ils ont changé de nature, peu à peu, ne faisant plus qu'un avec leur costume fourrurreux marbré de crasse, leurs masques carnavalesques. Ils devinrent des Monstres, alors qu'ils n'avaient été jusque là que de méprisables et répugnantes créatures se tortillant dans la cendre accumulée de leurs mégots, dans la poussière de leurs rêves calcinés. L'adolescence les a vu se flétrir et se ratatiner, au rythme syncopé de leur hilarité morbide, environnés du chapelet métallique des rires qui s'extraillaient de leur poitrine osseuse en saccades brutales, aussi véloces et blessants que la mitraille qui file.
Puis un beau jour, tout a changé.
Des ailes ont poussé dans leur dos aux vertèbres saillantes. Des ailes de velours aux membranes veineuses, aux nerfs sinueux, une broderie douce au toucher et douloureuse à voir, un délicieux massacre de cuirs souples aux voiles doublés de satin rouge, nervurées d'arabesques bleuâtres et pulsantes. Ils se sont élevés dans le ciel comme d’immenses papillons incandescents, et puisque ce ciel était noir, puisque c'était la nuit, leur éclat a avivé les ombres en dents-de-scie, en tentacules glissants, en éclipses terrestres, il a fait roucouler les plus insignifiantes mouchetures de lune dans l'étreinte acérée des ténèbres roulantes, soupirer les lampadaires dont les lumières impassibles bourgeonnaient dans le ville- puis flétrissaient en caillots d'obscurité, à l'aune de leur ascension, dans l'étreinte fuligineuse de la nuit enrichie par leur contribution. Ils faisaient vivre la lumière et l'obscurité, elle dansait même pour eux. Ils ont compris quelque chose d'obscur à ce sujet, qui les a fait sourire. Comme si la nuit partageait un secret avec eux. Dans son étreinte maternelle, ils ont ris avec candeur avant de décoller, sans poser de question, sans peur et sans surprise. Ils avaient attendu ce jour depuis leur plus tendre enfance, sans même en avoir conscience : il était inscrit dans un idoine secret au plus profond de leur moelle que la différence persistante qui les avait mis au ban de la Communauté, finirait par leur apporter quelque plaisir coupable. L’ivresse désespérée de ceux qui savent former l'unique maillon d'une chaîne destinée à se rompre ; rien de plus qu'une erreur commise par la nature, une rature dans l'ordre mathématique du cosmos. Libres alors de massacrer allègrement cet univers qui les rejetait viscéralement, refusait obstinément de les intégrer à sa matière pulsante, à sa tourbe étoilée. Eux étaient d'une nouvelle substance qui ne pouvait que corroder à l'air. Ils étaient libres et heureux de prendre enfin une vengeance estimée salvatrice.
Cette première nuit, ils ont découvert la vastitude du ciel.
Ils ont survolé la marée du silence et plongé dans le gosier du vent, savourant la souplesse de leurs ailes, hoquetant de plaisir jusqu'à sen faire vomir. Et quand ils vomissaient pour de bon, la bruine qui naissait de leurs sucs acides arrosait les fêtards. Certains devinrent aveugles, d'autres connurent la grâce. Leurs fluides avaient changé de nature, étaient devenus autant de drogues étranges qu'ils distribuaient avec des largesses impériales. Dealer du ciel planant littéralement.
Ils se sont enivrés des bourrasques nocturnes, ont trépigné sur les pignons des toits, dansé au sein des cours d'école abandonnée, brisé les vitrines des grands magasins et pendu les jouets qui y dormaient (car jamais les leurs n'avaient su les aider). Ils ont décoré les cheminées et les branches nues des arbres avec les vêtements de poupées placides, qu'ils brûlèrent devant des hôpitaux. Ils ont glissé des cadavres de chien dans le conduit des cheminées, esquissé les contours de silhouettes obscènes sur les murs des bâtiments publiques. Ils ont incendié des maisons, pénétré dans des chambres d'enfant pour y semer la peur, tourmenté les résidents d'une maison de retraite. Puis à l'apogée de leur plaisir coupable, ils ont jouis des caresses d'un vent mouillé d'automne, éjaculant de la suie sur la ville. Leur extase fut terriblement douce, presque corrosive de vénusté. Ensuite, le jour s'est levé, et ils se sont posés vaincus, ratatinés par les doigts fiévreux de l'aube congestionnée. Leurs ailes devinrent lambeaux, faîtes de vinyle fondu, de cuir troué, rongé. Il n'en resta plus que de l'os et que des nerfs pulsants, désagrégés jusqu'à la prochaine nuit.
Ils ont rampé dans les caniveaux en s'écorchant sur les tessons des bouteilles, se sont nourris dans le petit matin, d'ordures et de chats errants. Ils ont vécu dans les égouts, se gorgeant des eaux empoisonnées qui y roulaient leurs flots. Ils ont trempé leurs mains graciles dans les cortèges providentiels des cadavres errants, îlots de chair flottant semblables à des nénuphars fleuris, exhibant leurs atours cramoisis ou cireux. Leurs lèvres gercées ont exploré les intérieurs satinés des corps abandonnés, leurs trésors globuleux environnés de membranes, environnés de luisances organiques, s'acheminant à travers des écrins de pourriture grise et de fourrures glissantes nichées entre les os, occupées à grignoter les muscles desséchés, la chair spongieuse. Les rats ne les attaquaient jamais, se nichant même entre leurs jambes, se roulant sous leurs paumes, frottant leur petit corps huileux contre leurs joues cireuses, comme des chiots couineurs. Les jumeaux se mirent à les aimer, à leur donner des noms. Parfois, ils pleurèrent à leur mort, buvant mutuellement le sirop de leurs larmes, serrés l'un contre l'autre, nues et tristes dans leur duvet de crasse. Ils ne jouaient plus aux veuves, car ils étaient comblés par cette nouvelle vie, et leur affliction était aussi réelle que la sinistre débauche dans laquelle ils se complaisaient une fois la nuit venue. Ils édifièrent un cimetière à la gloire des éminences de leur cortège grouillant.
Du bout des doigts osseux, de toute l'étendue rêche et roulante de leurs paumes, ils ont cueillis les plus petits des os, insignifiantes brindilles d'ivoire, ont défait tendrement les plis d'un poumon ou d'un cœur de leurs caresses habiles. Ils ont goûté avec précaution les gras et juteux repas de l'abdomen et du visage, avec leurs larges bouches rieuses et leurs yeux vides. Les mets étant exquis, ils choisirent de se nourrir exclusivement de sucreries, de pourriture, de macchabées errants et de ne boire que l'eau empoisonnée de leurs égouts, ou l'alcool incisif le plus brûlant qui soit, lames de rasoir liquides s'effilant dans la gorge. Leur sueur se fit aigre, leur parfum doucereux. Ils dégagèrent bientôt l'odeur d'une confiture moisie étalée sur une viande avariée, mêlée aux effluves des cigarettes ou des joints qui passaient entre leurs doigts nerveux. ( Ils récoltaient les drogues à même les corps disloqués de leurs infortunées victimes, remerciant ces dernières avec humilité. ) Comme ils ne se lavaient plus, leur puanteur suffocante devint bientôt perceptible depuis la surface ; mais personne ne les rejoint de jour dans les sombres boyaux de la ville. Ils n'étaient excrétés hors de leur trou sordide qu'une fois la nuit venue.
A force de ramper, ils sont devenu compagnons des cloportes et des vers et de tous les rongeurs qui partageaient leur crypte. Quand la nuit était assez sombre, les ailes sanglantes crevaient à nouveau l'horreur méticuleuse de leur dos osseux aux omoplates dansants. Des ailes à la fois spectrales et organiques, qui semblaient les hanter- de ravissants fantômes suçant leur moelle pourrie. Ils s'élançaient alors au milieu de la nuit et pourchassaient les enfants maquillés ou hirsutes qui remplissaient les rues, plaquaient les ivrognes au sol les uns contre les autres, enchevêtrant les bras et les jambes à même des poubelles renversées, créant des amas de chair paniquée, de membres emmêlés. Ils enlevaient les fugueurs à la terre et les abandonnaient aux vents, hurlant de rire dans le tourbillon aérien de leur danse.
"Tu es libre maintenant ! C'est bien ce que tu voulais, n'est-ce pas ? Vole ! Vole !"
Et les voiles incandescents de leurs ailes brûlaient la rétine de ces enfants du soir, comme des pellicules exposées à une lumière trop vive. Leurs souvenirs s'en allaient dans une fournaise hurlante, leurs orbites se mettaient à fumer. Comme si les jumeaux avaient utilisé leur pupille pour cendrier, y écrasant les mégots de leurs joints.
Ils les rattrapaient au milieu de leur chute en disloquant leur tendre corps adolescent à la souplesse crémeuse, puis, se partageant les membres libérés du joug de l'articulation, ils survolaient la ville, étirant la peau cinglée de bourrasques comme la toile rosée d'un cerf-volant. L'enfant qui pendait à leurs bras s'écorchait sur les toits, se dispersait dans les boulevards, se délitait dans les bourrasques, puis renaissait en amas globuleux dans la crasse des chaussées. Quand la pluie venait lécher la ville, il rejoignait les égouts, émietté par les jours, pulvérulent dans le courant tranquille, s'échouant, invisible, entre les mains en coupe des jumeaux qui attendaient la crue intense de cette eau magnifiée.
Aucun breuvage n'est tant bénie que celui qui véhicule la fougue grisante de la jeunesse assassinée. La jeunesse est force, force à envier, à saisir. Ils aimaient les doux imbéciles de leur âge pour cette simple raison, car ils savaient combien le meurtre des adolescents apporte des délices, et d'occultes récompenses macabres. Il y a de la jouvence dans le sang des agneaux- plus encore quand ce sang charrie les riches saveurs de l'alcool et de la fumée, des torrents d'hormones en tous genre ; car ces agneaux étaient vaguement souillés, déjà un peu pourris, tels de fruits juteux tâchés de moisissure. Cette ambivalence les rendait délicieux. Plus sucrés, et amères à la fois. Ils y prirent un goût immodéré. Ils tuèrent donc d'innombrables enfants égarés, avec reconnaissance pour leur bêtise et leur triste beauté, leur émouvante candeur fanée.
Il est toujours meilleur de tuer ce qui est beau.
Parfois, ils poussaient les amoureux des toits, les démembraient en vol et s’ébattaient dans les airs avec leur carcasse désarticulée. Puis, ils les posaient délicatement sur la chaussée, piétinant leurs dépouilles froissées du bout de leurs pieds nus, pour donner l'apparence d'un suicide à leur assassinat. Ils enlevaient quelques fois leurs chaussures ou les déshabillaient, pliant soigneusement leurs vêtements déchirés, roulant amoureusement leurs chaussettes entre leurs mains osseuses, reniflant avec extase les poches les plus intimes où avaient reposé les outils primitifs de la procréation. Ils touchaient avec respect leurs colliers, les breloques sémillantes tintant à leurs oreilles, leurs bracelets de cuir, de plastique, de tissu et de cordes, ces talismans qu'ils avaient posé aux creux de leur gorge, dont il avait ceint leurs poignets graciles, et qui n'avaient pas suffit à protéger leur vie. Les jumeaux considéraient tendrement ces bibus inutiles. Avec de longues caresses mélancoliques, ils repassaient les frusques trempées de sueur, de sang, d'urine et de vomis, s'observant du coin de l’œil, avec aux lèvres un même sourire timide teinté de plaisir coupable.
Mais les adolescents n'avaient que faire de ces absurdes marques de tendresse, puisqu'ils étaient morts. Les jumeaux cessèrent vite ces gestes ridiculement attentionnés, totalement déplacés en leur humilité.
Ils se mirent alors à les abandonner sur le bitume sans autre sommation, tas froissés de chair aux compotes carnées d'organes en bouillie, aux zébrures sanglantes cousues d'os éclatés. Le grand nombre d'esquilles rendait l’œuvre amusante, car il fallait compter chaque fragment du squelette brisé contre le sol pour recomposer l'échine de leurs victimes ; un puzzle calcaire on ne peut plus compliqué. Du moins, de l'avis des jumeaux, était-ce là une occupation d'une exquise drôlerie. Ils avaient perdu tout notion de décence depuis longtemps déjà.
Parfois, ils volaient des entrailles et s'habillaient avec, dansant au clair de lune sur le toit des immeubles, tournoyant sur les trottoirs humides dans leurs habits de carne, princesses décadentes d'un royaume organique, au sein des fantasmes fluctuant de la fièvre dansante qui habitait leur front.
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