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Au gré des écoulements de la foule d'aquarelle, une musique se lance. Un os craque dans son long fourreau de chair. Une jambe se tord, ricane, et fait plier l'infirme. Autour de lui le monde dilué s'embrouille un peu plus de couleurs et de gestes. La ville persiste dans l’apogée de sa liquéfaction, distillant au compte goutte l'humanité visible, traits vagues bataillant dans un gruau coulant. Des grappes de doigts éclosent dans cette brume troublée, puis se flétrissent, décroisent, les pupilles glissent sur lui comme des balles de fusilles, les regards filent sans trêve comme des billes colorées, s'entrechoquent dans la nuit, les membres fendent l'air en ondes pâles, soniques, avant d'aller vibrer sur une fréquence brouillée, dans des giclées d'écume et des draps de fumée. Un flou artistique s'est posé sur la ville, a envahi les rues. Un suaire de gaze repose sur les visages, les corps modelés de brouillard, les bâtiments à l'âme gueulante, dont les néons dégoulinent sur les rues comme des formes huileuses. Les bâtiments ondulent, énormes flammes chatoyantes sur la toile râpeuse du ciel, bardés de lumières qui sont autant d’étincelles ou de rebuts de guirlandes, errant à travers l'espace limbique de la cité nocturne. Il n'est pas une seule chose dans la ville qui ne soit pas en mouvement, depuis les rayures sinueuses des passages piétons jusqu'aux feux clignotants, en passant par les bancs publiques gondolés, les poubelles qui fleurissent, les arbres secoués par un vent tapageur- les façades écornées aux longs squames de peinture et d'affiches publicitaires mourantes se détachent de leur structure de ciment et d'acier pour glisser lascivement au milieu de la foule, lames friables découpant des ballets dans cette orgie pâteuse. Écume grouillante, gravillonneuse, filant sur les trottoirs en vagues informes piquetées de reliefs humains. La foule, foisonnante et liquide, a de minces filets de corps, d'énormes vagues de membres, qui forment ensemble une pâle immensité tourbillonnante, un amas nébulaire de chair lactescente, faîte buée. C'est une condensation humaine sur la vitre froide de la nuit, une fumée grasse dont les vapeurs se propagent à travers les trottoirs. Oui, ce soir, tout dans la ville est voué à une mouvance puissante, inextinguible, fiévreuse et démantibulante, une agitation corrosive qui délite les frontières corporelles pour créer une anatomie insensée à la cité, bien au-delà des formes humaines ou architecturales. C'est un corps commun aux bâtiments et à ceux qui les peuplent. Tout est maintenant animé, parcouru d'un arc électrique et d'un fluide léthifère qui relie chaque existence physique, chaque géométrie sculptée au sein de l'espace. Tout est là, dans ce grouillement inepte, ce vaste bouillonnement d'angles fondus, de lumières collantes et de membres laiteux. Un brouillard poisseux constellé de matières molles, de formes dures, une collectivité recréé dans la fange. Un exquis bouillonnement, une intimité glorieuse, absolue et sauvage.
Mais il est là. Planté dans la foule comme une écharde de verre, au sein de la ville comme une coupure pâle. Silhouette gracile et courbée sur sa cane, une main sur la gorge pour étouffer un cri. Les gencives poisseuses à force de grincements. Les dents rougies. Exténué, il est là. Dans sa propre pâleur, sa propre dilution, anatomie coupante et cassante, hérissée d'une blondeur fadasse, qui frissonne sur son crâne comme de l'herbe mourante. Il est là, sans y être, immobile, exsangue, impropre à se fondre dans la masse goulue qui glisse autour de lui. Grain de sel planté dans ce bouillonnement glaiseux, tendre et fertile, cette symbiose dansante de chairs et de structures. La ville ne veut pas de lui. Ni ses immeubles gourds oscillants d’ivresses nocturnes, ni ses habitants aux formes vagues, esquifs duveteuses soulevant à leur passage les pans de son manteau, de leurs frôlements brutaux, violents d'indifférence. Les plis coulants claquent sur son corps, s'emparent de ses contours afin de les défaire. La nuit calanche, repue de liqueurs, abreuvée de bruits. Langoureuse elle se tasse, dégueulant des lumières chamarrées qui jaillissent comme autant de viscères déroulées puis tordues à l'envie ; technicolor sordide et serpentin pyrogravant l’urbaine grumeleuse. Elle tangue lascivement au-dessus de lui, renverse ses ténèbres pétroleuses sur la foule- crée une mélasse commune dans laquelle peuvent s’ébattent bâtiments et humains, dans une orgie de néons et de lampadaires ardents, turgescences lumineuses, aciers phosphorescents, échine pesante des routes, ruelles béantes, porches moites affamés aux embrasures craquantes de faim, et bars d'or et de rose où l'aube clapote en terne promesse au fond des verres, où l'aurore poind dans les yeux animaux fichés au sein d'une chair qui se veut consommable, perméable, sensible à la caresse, aux mots d'amour-liqueur enrobés par l’ivresse. La ville tournoie, danse et se cambre, se creuse d'absences fugaces puis de fringales faunesques. Et lui se creuse aussi, de crispations nerveuses, de douleurs en flambeaux qui grésillent dans sa viande. Ses sens aussi tournoient, ses entrailles sont fangeuses à l'image de la foule, sculptées par un mouvement (une nausée, une souffrance), sa gorge est tout aussi glaireuse que la cité est moite. Il sue et tremble, est en proie lui aussi à une métamorphose, module sa forme rance dans son costume fripé.
La nausée ondule à fleur de l'épiderme, le soulève d'un frisson, menace même d'y éclore en un bouquets de couleurs bileuses, verts pâles translucides évoquant de l'absinthe, blancs liliaux et cireux, rouges dragons inquiétants, champs de bille en bataille sur son maigre visage, sur sa gueule de martyr, elle s'apprête à éclater à ses lèvres boueuses ; en gerbes grumeleuses, en vrilles de puanteur, elle aspire à s'étendre, coruscante et vernale. La douleur danse accolée à ses nerfs, les enroule autour d'elle puis les tranche, et les noue, propage un chant caquetant au gré du corps suant. Les yeux fiévreux, la gueule blême, il attend que les tremblements aient cessé de le secouer, que la crise passe sur lui et relâche son étreinte, rappelle ses effluences et ses calamités.
La jambe traîtresse ondule encore sous lui, guibole caoutchouteuse semblant danser au bout de son tronc comme un long morceau de viande, un assemblage d'osselets et de tendons filandreux. Une babiole prothétique qui ne serait pas sienne, brinquebalant dans la brise vespérale remontée des égouts, des restaurants et des bouches de métros. Son haleine est moins avinée que celle de la ville, mais tout aussi nauséabonde. Aucun des parfums dont il s'est aspergé n'y changera quelque chose. Citron, orange, sous-bois, pelures aromatiques, pulpes drainées, écorces desquamées, tendres fleurs écorchées, agrumes condensées- carnage odorifère, en vain. Aucune des odeurs sucrées qui s'accrochent à ses mains ne pourra couvrir cet éternel relent de médicament, ce méphitique suintement d'angoisse. La boulangerie qui hante ses paumes, les pâtisseries fantômes dansant au gré de ses doigts, ne sont qu'un calque de plus posé sur son corps fiévreux, silex primordiale drapé de chair friable. Mince feuillet d'illusions pour le squelette d'une arme. Les spectres chocolatés qui maculent le thème acide de son odeur, les brouillards vanillés, floraux, lourds de sucre et de miel, qui vaguent mollement au gré des rayonnages de sa pâtisserie, et s'échouent tendrement sur sa peau (l'imprègnent telles des caresses drainées, des haleines amoureuses), s'échappent de la cuisine où le pain gonfle et dore, et craque, et vie, respire, languit- aucune de ces douceurs ne peut supplanter l'acidité de la peur ni le piquant de l'envie. Les deux sont là, qui s'expriment sur ses lèvres en pellicule billeuse, les deux s'entremêlent dans sa respiration.
C'est trop de douleur qui les a sculpté dans ses entrailles glaiseuses, c'est trop de labeur, trop d'attente. La frustration les a mise là, et les moqueries ont exalté leur présence indésirable, ont fait germer les ronciers du mal dans ce gris ventre creux. Ce sont les années stériles agrippées à la bible, les crucifix aveugles sur les murs décorés, ce sont- les cloisons bouillonnantes de la Maison, les cloques de peinture purulentes de mots, les foules grouillantes aux grelots de couteaux et de dents de lait giclantes. Aux cymbales de claques, trompettes de hurlements, castagnettes de morsures, orphéon des sauvages attendant sa venue, attendant de muer sous l'injonction divine son vacarme en chœurs purs de moineaux angéliques. Ce sont les draps d’hôpital et le visage interminablement tombant de Père (tout allait vers la chute, tout coulait sur les méplats de sa figure trop lisse, rien jamais ne pouvait s'y accrocher agripper persister, et les sourires y glissaient comme des lignes de larmes ou du grêlon fondu), les traits cireux de Mère (belle autrefois, mais toujours digne, avec son corps calcaire et ses mains en couperets), les fantômes des enfants qui bousculaient le sommeil sous ses paupières de tulle, toujours hurlants, toujours bestiaux. Tous les enfants qui avaient expirés dans les chambres alentours, emportant avec eux leur vie donnée pour rien. Mais il y avait surtout, entre ses tempes, contre ses yeux, glissés à même l'espace entre l'os et la peau, les nuées volatiles des enfants de la Maison. Les pensionnaires. Les malades. Les petits démons d'un pensionnat tout rouge de briques (et de sang dans les murs), qui tenait plutôt de la jungle martienne. L'enfer sur mesure duquel on ne l'avait retiré que pour mieux le tasser dans ce lit d'hôpital. Géhenne offerte à la misère. Vaste bâtisse aux rampes d'accès interminables, aux murs roués de symboles, d’innombrables salles crasseuses imbriquées en alvéoles pouilleuses, délimités en territoires de fortune par la faune arriérée des lieux. Petit enfer de plâtre aux structures adaptées pour ceux de son espèce- les indésirables estropiés, les valétudinaires aux hanches rongées, organes de carton pâte et membres étriqués. Enfermés avec les animaux. Les fous et les bestiaux qui perdaient de vu tout ce que les épreuves précoces ou la nature indifférente leur avait laissé d'humanité. Des cohortes de monstres aux visages d'enfances fracassées et aux croyances impies.
Il était à l'époque l'agneau le plus fragile de Dieu, un angelot de faïence dans un royaume sauvage, un chérubin de cristal dans un écrin de corruption dansante. Il a prié pour son salut, il a ployé son échine duveteuse, s'est prosterné en mettant en exergue le sillon cranté déchiquetant son dos pâle, de la bosse satinée de sa dernière vertèbre jusqu'à la pubescence incolore qui parsemait sa nuque- songeant que Dieu aimerait voir ce spectacle conçu à sa seule intention. Il a posé son front douloureux sur le sol, a joint ses mains malgré leurs tremblements, articulant méticuleusement ses appels, ses supplications ferventes, et plus que tout, a fait amende pour ses péchés. Il s'est agenouillé malgré la jambe branlante, la jambe dansante, maudite. Il a prêché dans le dortoir immaculé, avec ardeur, avec amour, et le soir, il embrassait le corps harassé du sauveur en espérant être libéré de sa propre chair souffrante, couvrant son crucifix de ses chastes baisers. Priant pour qu'on le débarasse de ce corps qui n'avait toujours été qu'une partition mal jouée, désaccordé des oreilles sifflantes jusqu'aux orteils tordus. Mais si emplis de lumière malgré tout, n'est-ce pas ? De toute la lumière mise par Dieu dans son corps fissuré où s'infiltraient sans cesse des frissons et des doutes, où s’enracinaient les vrilles impures d'illégitimes passions. Il aurait dû répandre autour de lui tout le scintillement de l'azur, laisser filtrer l'éclat divin par toutes les fêlures tracées sur son corps par les anges, qui l'avaient fracturé dans leur immense sagesse, pour faire de lui un martyr de naissance, un être d'exception voué à la plus grande grâce.
Mais il y avait trop d'épreuves sur le chemin qui montait vers le ciel, trop de détours scabreux qui menaient jusqu'à Dieu. Il y avait des embuscades (dans les douches, dans les coins, dans les chiottes, derrière la portes closes) et de la barbarie (des morts (des mensonges(des ennemies des impies des trop beaux et trop forts))), des fois païennes qui tentaient de le tracter à lui- des tentations à n'en plus finir, faisant de la chair des autres les marionnettes gorgées du désir et de la corruption. Mille prétextes pour abandonner l'ascension spirituelle, mille raisons de fuir le calvaire de la sainteté, d'y préférer la fange et le blasphème. Trop de catastrophes pour qu'il puisse donner à sa foi le visage avenant d'une madone béate ou d'un christ endormis. Il était le visage pincé de la foi, les lèvres crispés et les yeux polaires de la foi, sa face inquisitrice, son regard scrutateur. Il était le jugement et la force motrice de la conversion. A d'autres la compassion, à d'autres la douceur. Il était, forgé dans l'adversité et les souffrances du corps, aiguisé par la repentance et les victoires sur des désirs impurs, l'incarnation inflexible de la foi. Celle qui pousse, impérieuse, à l'extase et la flagellation.
Il était l'ange embrasé coulé au bronze même du soleil, la créature céleste fracassée sur la terre. Le fouet immaculé du Seigneur serpentant dans les nuées de pêcheurs et d’agneaux égarés pour les enjoindre à la vénération. Pendant un temps, il avait su être cet ardent torrent de paroles, ces harangues enflammées qui modelaient une niche à Dieu à même les cœurs des gens. Mais au diapason de ce paroxysme mystique, les désirs s'étaient empressés d'envahir sa carcasse à la moindre fêlure, boursouflant sa chair d'étranges et d’écœurantes façons. Ses rêves s'étaient emplis de corps nus vigoureux, de leurs contractions moites, de leurs entrechoquements, de leurs suints opiacés, et plus que tout, d'anatomies trop mâles. Il n'osait plus serrer contre lui le crucifix sculpté laissé par ses parents de peur de le souiller sans s'en apercevoir, trahis dans son sommeil par des songes infamants. Il avait navigué dans ces enfers de chair, refusant d'accoster à leurs immondes et élastiques rivages, dédaignant leurs paysages de viande. Dans sa victorieuse odyssée, peut-être s'était-il laissé cueillir par l’orgueil, vétéran de trop nombreux combats, trop convaincu de vaincre à jamais les démons comme il le faisait chaque jour de la douleur. Car ils s'étaient frayés un chemin vers son cœur au grand jour du Mariage.
Et n'étaient plus jamais, jamais, jamais repartis.
Ce soir ils tremblent dans son ventre, ils dansent au bout de ses doigts, palpitent au fond de sa gorge. Sa jambe branlante est plus traîtresse que d'habitude, plus douloureusement crispée que jamais, et le pied tordu pulse dans sa chaussure, communiquant par morse avec son front brûlant. Ils parlent de souffrance. L’arthrite grignote ses os, bonne amie de la fièvre qui bourdonne à son crâne. Il n'a que vingt sept ans, en semble presque autant de plus. C'est à cause du costume bien sûr. C'est à cause de la cane. C'est à cause de la voussure disgracieuse de son dos, à cause de la lividité de son teint, à cause de sa blondeur. Il faut pointer ses tremblements de vieillard, son bégaiement inepte. La faute à ses épaules tombantes dans les plis goudronneux de son bel habit de messe. Et la faute à la foule qui ne veut pas l'entraîner dans son flot adhésif, la faute surtout à cet écart, à cette distance infâme, qui a toujours existé entre lui et les autres. Faute à la solitude que dégage sa carcasse, faute à l'austérité de son malheur, au malaise étouffé qui l'auréole toujours, grotesque parodie du halo qu'il a cherché toute sa vie à se voir décerné. Faute aux démons. Qui brouillent la nuit, entremêlent des filaments de chair et des torsades d'acier, cousent les lumières gueulardes à des chairs vaporeuses. Qui font de la foule une simple bruine, de la ville une mélasse. Faute aux démons qui mettent l'alcool dans les verres, le désir dans les ventres, faute aux démons du manque, à l'impiété des Hommes. Ce sont eux les coupables. Si la ville est une horreur gluante, la foule un bouillonnement dissolue et lascif- les démons bien sûr. Et ceux qui crèvent sur les trottoirs, les jambes longues qui tricotent sur l'asphalte en crépitant de résille- les démons. Le clignotement aguicheur des néons trop pulpeux, les portes battantes des antres de débauche- les démons. L'ondulation extatique de la ville, la sensualité frénétique de l'excès, l'épaisseur charnelle des chansons qui montent depuis les boîtes de nuit- démons planqués, démons furieux, démons en maraude jusque dans le moindre globule de chair, le moindre centimètre de ce goudron modelé. Ils sont partout. Glissés dans les textiles, imprégnés aux cuirs souples, et surtout à la chair. Les démons sont amoureux de la peau, ils aiment la pénétrer, l'investir, la distendre, elle est pour eux un duvet confortable, un merveilleux terrain de chasse où répandre l'appât de la sensation pour capturer les nerfs, remonter jusqu'à l'âme et la saucissonner. La peau est leur accordéon. Ils font avec elle une musique d'ivrogne sur laquelle dansent les faibles. Les faibles tels que lui.
Si pâle, si maigre, plus anguleux et froid même qu'un cristal de givre. Si fatigué de la vie. Usé jusqu'à la trame calcaire de son être, par trop d'années à trembler, à souffrir. Avec cette maudite jambe, avec ces maudits os qui se tordent, qui craquent à tous bout de champs. Petit bonhomme de fagots et de ficelles, pauvre poupée de brindilles, il s'appuie sur la canne somptueusement décorée, il masse doucement la chair contusionnée avec des crèmes, des huiles, cajole ses membres gonflés en se mordant les lèvres. Une main pour concéder à l'enveloppe charnelle aussi mince qu'une coupure ou que le fil d'une feuille, quelque ténébreux et futile soulagement passager. Une autre main écoulant les perles du chapelet au rythme des murmures. Les lèvres crispées fleuries seulement pour un baiser aride à la croix lourde et froide, tandis que la jambe dure fourmille, picote, chaude et spongieuse après les soins, repue de palpations et de substances huileuses.Chair étrangère accolé à la sienne, avide membre bestiale sirotant le contact. Inutile appendice qu'il aurait mieux valu couper, éternelle source de souffrances rattachée à son corps. Ils disaient, à la Maison, malformation congénitale, et ils parlaient de vis pour redresser les os, ils parlaient de fractures, évoquaient des traitements, procédaient aux massages, lui donnaient des pilules qui contenaient l'illusion d'un paradis fugace, et qu'on venait lui dérober à coups de coudes et de moqueries dés lors qu'il ressortait de l’infirmerie. Il a toujours songé pour sa part : châtiment. Mise à l'épreuve et châtiment. Pour la famille trop blonde, d'une race trop épurée, trop pieuse, avec son sang exquis, bien plus ancien que le plus vieux des vins. Tourné en vinaigre pour n'avoir pas su se renouveler d'une génération à l'autre. Pour tous ces nobles principes bourgeois, pour cette froide hypocrisie dénuée de joie, cette existence luxueuse et mécanique dont l'austérité s'exhibait dans un écrin de richesses. Pour cette foi ignoble, dépassionnée : un châtiment. Fergus, le premier né, poupon trop tôt cédé à la violence du monde. A peine capable de froisser ses poumons malformés. A peine capable de tenir debout. Petit ange de dieu toujours hurlant de douleur dans son berceau sculpté, infernale innocence soumise à la torture.
Abandonné sous les yeux du Seigneur depuis le premier jour, mis à ramper sous son regard pour y trouver la fore de s'élever jusqu'à lui. Essayer n'a jamais suffit à lui attirer la miséricorde angélique, le céleste frôlement de l'extase, le feu de Son amour. Il fallait réussir, pour cela, à devenir un saint. Il était convaincu de pouvoir y parvenir, avant le Mariage. Il était convaincu d'être sur la bonne voie, petit évangéliste tiré à quatre épingles, costume cravate apposé en armure, la patte folle dissidente confrontée à d'autres handicaps, bien pires encore qu'une jambe festive, qu'une bouche molle bégayante. Qu'importaient les obstacles dressés face à sa juste fureur juvénile, qu'importaient toutes les âmes païennes irrémédiablement perdues, oui, et qu'importait même la fatalité qui l'emporterait loin de ce champs de bataille quand Père et Mère viendraient reprendre à la Maison leur triste descendance. Il avait le sentiment de pouvoir changer les choses, de pouvoir marquer le plâtre aggloméré des murs de son empreinte indélébile, de léguer à la Maison lourde d'un millier de secrets et à ses habitants un patrimoine plus saint, l'histoire d'une purge décisive à la gloire du Seigneur. Il savait être en mesure de faire de cette enclave païenne une graine de paradis déployée sur la terre- sur cette terre fangeuse où s'élevait la baraque sordide, l'arche grotesque construite pour les déshérités. Semblable à un grand navire rouge, tortueux, fait de plâtre et de bois, aux longs voiles écarlates de tuiles empoussiérées. Une vaste comédie de navire, impropre à la navigation. Ils avaient lancé le bateau et son peuple d'enfants-monstres à travers les marais, sans doute en attendant qu'il ne coule dans les flots globuleux de la tourbière. Ils avaient choisis le recoin le plus spongieux de Louisiane pour y bâtir la Maison, puis les y avaient tous enfermé sous des prétextes divers, tous les agneaux boiteux de Dieu moissonné par les grandes déceptions parentales, tous les moutons à la laine noir, tous les bâtards, les oubliés, en adressant au ciel des prières pour leur âme, en réclamant sans doute qu'ils sombrent à tout jamais. Prétextant les sauver avec des pluies de cachets et mille baisers d'aiguilles, avec des perfusions, des banderoles bariolées, des promesses sans fondements, prétextant faire preuve de miséricorde en les cloîtrant les uns avec les autres, pâles grouillements de cafards, plus sauvages et plus blessées que des bêtes de curée. Les innocents à la dérive, dans la tempête, s'étaient mués en créatures impies. L'arche ordurière, conserve ligneuse d'espoirs livrée à une bestialité sans date de péremption, était devenue une antre maléfique, une simple barrique flottante vrillée de moisissure, où la chair et l'esprit pourrissaient de concert. Tel était déjà le cas quand il avait été tassé à son tour dans cette fosse baveuse. Mais il ne s'était pas laissé happé par la mystique païenne des autres occupants, il avait fuit le rayonnement du faux prophète qui régnait en ces lieux ; le pâle adolescent aux yeux décolorés, aux cheveux de vieillard, et à la voix si douce, si trompeusement caressante et charmeuse. Le maestro au nom de fantôme qui prétendait faire revivre Noé au travers de sa lividité, sous prétexte de partager avec lui une commune blancheur. Le garçon qui menait les liturgies ineptes de la foule païenne avec tout le sérieux d'un cardinal et l'habit d'un clochard, celui que l'on appelait : Banshee. Avec amour, crainte ou adoration. Avec tout le respect sectaire des enfants de la Maison- de cette baraque infâme qu'ils nommaient fort simplement la Rouge, de la tendresse aux yeux, un roucoulement aux lèvres. Rien qu'un tord parmi d'autres, quand ils se qualifiaient déjà sans considération pour leur humanité. Voyant partout non de simples enfants mais des rats, des loirs, des cerfs, des cygnes. Attachant à leurs communautés morveuses des noms de bêtes, des animaux totems censés leur correspondre, puis, tout à leurs traditions sordides, priant les cauchemars que leurs prédécesseurs avaient conçu comme une barrière de plus pour s'éloigner du monde. Vénérant les ombres dans les murs sans se priver de leur donner des cornes, comme un dernier pied de nez en offense au Seigneur. Insectes blasphémant sans trêve au nom d'une déesse écarlate nourrie de bouts de phalanges, une année après l'autre. Une tradition barbare parmi d'autres, sonnant le glas de leurs âmes.
Il avait vécu là-bas submergé d'écarlate, acculé par les menaces de la puberté ; la sienne et celle des autres. Avec le rouge passion, le rouge blessure, le rouge frénétique et charnel, posé sous son regard, se pressant sur ses sens, invitation insistante à en perdre la tête. Dans l'étreinte poisseuse et asphyxiante du rouge, il s'était préparé à affronter le monde extérieur et sa voracité, son hypnotique décadence, sa luxure déferlante- il s'était préparé pour l'hydre molle à mille têtes qui sinuait dans les rues, l'entité même qui ce soir s'écoule autour de lui. Et il avait acquis la certitude qu'il parviendrait à contrer toutes les machinations pour atteindre l'état de grâce, pour que les anges transpercent son cœur d'extase avec des traits de lumière, que Dieu le reconnaîtrait, ferait de lui un saint. Alors Fergus aurait son visage tatoué sous les paupières des pieux, Fergus aurait son visage apposé dans les livres, Fergus aurait même ses vitraux dans de petites églises, sa légende à jamais murmurée à travers les campagnes radieuses- il aurait son jour férié, et les enfants l'aimeraient pour cela, ils l'aimeraient comme ils n'avaient jamais su le faire de son vivant. Face à la damnation des autres pensionnaires, il s'était laissé convaincre d’entreprendre sa grande œuvre, de transformer la Maison en lieu saint. De la purger de ses démons, bambins en furie ou créatures cornues. Il en était alors capable. La situation lui était propice à cette époque, ses fidèles, si peu nombreux qu'ils soient, propageaient sa parole, rêvaient d'un monde meilleur, d'une vengeance légitime. Ils étaient les parias de cette famille de sauvages, le troupeau sacrifié reclus dans une impasse, là où les loups pouvaient choisir quelle brebis ils mangeraient. Cygnes sacrificiels pour qua la machinerie sociale puisse continuer de tourner et de broyer les êtres. Mais cette époque serait bientôt révolue, pensaient-ils alors e repassant joyeusement leurs costumes, leurs bibles sous l’aisselle, l'exultation au cœur. A l'époque, une crise mystique secouait toute la Maison. L'arche était prête à sombrer sous les grondements de panique. Ou à changer capitaine. Et il était capable d'endosser cette charge. Malgré le mépris des païens, malgré leurs moqueries incessantes, malgré le massacre qu'ils perpétuaient depuis plusieurs années, tout à garantir la pérennité de leurs secrets, de leurs mensonges et de leurs traditions. Eux qui gavaient les murs de phalanges et de cadavres, eux qui nourrissaient la baraque d'encens et de prières.
Ils avaient finis par voir le danger qu'il présentait pour eux, pour leur monde. Ils avaient compris que Fergus, l'infirme bégayant dont on salissait les costumes de crachats, saurait précipiter la fin de cet âge sombre sur lequel ils régnaient. Alors ils avaient organisé le Mariage.
Il y avait eu une embuscade, comme tant d'autres fois auparavant. Ils attendaient devant le dortoir, peinturlurés, silencieux, ruisselant de breloques et d'amulettes. Les têtes pensantes, les officiants de la foi païenne, les irrécupérables. Trois silhouettes échevelées aux visages barbouillés. Il s'était immobilisé devant eux, devant leurs traits repeints comme des masques mortuaires. Puis leurs cohortes étaient sortis des couloirs dans le grincement des fauteuils roulants, le tricot des béquilles. De tous côtés ils s'étaient extrait des images entremêlées aux murs, ils avaient rampé en dehors des ombres portées par les meubles, ouvert des portes proches sans émettre un seul grincement théâtrale ni de murmures convenus- rien que les sons sinistres de leurs chaussures orthopédiques, de leurs prothèses doucement entrechoquées, de leurs souffles asthmatiques. Ils avaient formé un cercle de chair et de bibus dansants (poignets oreilles et gorges décorées au diapason de leurs traits maquillés), un tout nouveau cercle infernale conçu à sa seule intention. Ils ne l'avaient pas insulté, pas même la brute basanée aux yeux d'onyx, pas même sa sœur blafarde à la cascade de boucles. La perfide et la bête. Deux des petits chefs de la Maison, deux des ennemis mortels, si prompts à déverser des rasoirs de leur bouche- silencieux comme les tombes qu'ils avaient creusé pour tant d'autres enfants. Tueurs adolescents aux sourires prédateurs, dont les lèvres chatoyantes de venin restaient pourtant closes, ce soir là, immobile inexplicablement.
Plus que tout il avait craint le silence du Grand Bouc. Sa Némésis hirsute, le presque enfant géant au corps d'adulte, le chef du groupe rivale, de l'assemblée mystique. Le roi caprin des Cerfs. Paroxysme de vitalité quand lui n'était qu'un cancrelat blafard, parangon de vigueur bestiale quand lui n'était que retenue et ferveur, amoureux du théâtre (du mensonge dans son plus bel habit) quand lui reniaient les illusions commodes et la beauté du verbe (l'éclat trompeur de la poésie, le soulagement vulgaire des joyeuses comédies), car les mots dans sa bouche ricochaient plusieurs fois avant d'être éjectés. Le Grand Bouc qui parlait à tord et à travers, tandis que lui même ne prenait la parole qu'à la seule fin d'étendre le royaume de Dieu. Une pierre après l'autre pour paver un chemin conduisant vers le ciel – et pour l'autre, l'infâme puant, rien qu'un layon torturé dans les bois. Il y avait toujours dans la bouche du Grand Bouc une fureur dansante, trop de mots qui pépiaient sur sa langue et trop de voix gonflant dans sa gorge si ample. Des nuées des mots pour charmer l'auditoire, pour captiver les cœurs, endormir les esprits, exalter les passions dans les carcasses malades. Le Grand Bouc si charnel, si pesant, toujours si foisonnant de paroles, comme un fièvre à lui seul, crasseue incarnation du péché dans son plus bel habit de gaité païene, le Grand Bouc aux petits charmes insidieux, discrets, frappants, qui s'évertuait à propséprer tel un foutu printemps gueulard. Ce garçon qui n'était rien d'autre qu'une bouche grande ouverte et très moite, chatoyante de tous les feux de l'enfer dans un tourbillon de fourrure filée d'ocre et feu, ce garçon là qui tonnait d'un bout à l'autre des couloirs, ce garçon insolent aux vastes sourires d'ogre, celui-là qui singeait un orchestre à lui seul- silencieux, solennel. Sobrement taiseux. La gueule broussailleuse recouverte d'une peinture blanche luisante ui ne faisait qu'étendre encore ses traits ciselés d'adulte, mettant ses yeux de chouette tout au centre du monde. Un regard obsédant de profondeur, puits de verdure suintante. Il voulut échapper aux abîmes ouverts sur ce visage de plâtre, échapper à la sordide comédie de ce mime gigantesque. Mais sur chaque face phosphorescente qui perçait le crépuscule envahissant des lieux (insipide brouet de nuit, invasif), il trouva les mêmes trous d'obscurité, les mêmes silences, les mêmes aplats inexpressifs. Sa jambe se mit à lui faire mal, ses os se tordirent à nouveau dans leur ganache de chair. Ses nerfs firent des nœuds, ses muscles tressautèrent. Sa hanche émit un vif craquement. Sinistre cri de squelette.
Les enfants se turent. Ils ne rirent pas comme ils le faisaient toujours. Ils l'emmenèrent à la cave, sans qu'il ne puisse rien faire que de conduire la marche. Inexorablement poussé vers l'avant, parfois guidé d'une main ferme posée sur son épaule pour l'inciter à bifurquer vers l'un des embranchements.
La procession s'écoula dans les couloirs de briques rouges qui formaient les entrailles de la Maison, s'illuminant doucement au gré de leur avancée dans les viscères obscures. Les sauvages produisirent des bougies parfumées de touts les tailles et de toutes les couleurs. Même de petites rayées plantées sur les gâteaux d'anniversaire, qu'ils avaient subtilisé aux cuisines avec leurs doits maniaques de farfadets voleurs. Des odeurs grasses emplirent l'air, décollant des mains blêmes des enfants telles des oiseaux trop lourds, colombes et hirdondelles bouffies, farcis pour un banquet. Une puanteur florale entoura le cortège comme un drapé crasseux, une toile pesante ombrée de suie. Ils avancèrent dans une brume épaisse, incolore, alourdie par d’innombrables nuances olfactives, voyagèrent à travers une pellicule huileuse, au gré d'un flux dansant, capiteux, qui se mit à glisser au devant leur cohorte, en précédant leur marche d'un grand bouchon de brouillard ; ils le poussèrent toujours plus loin à travers les couloirs. C'était une orgie pour le nez, mais elle éclatait dans un silence macabre. Il n'y avait que les bruits gourds et ferreux de leur infirmité, une partition infernale pour un orchestre de prothèses, mélodie mate, grinçante, relevée par les tintements de grelots et les sons doux produits par les grigris qu'ils portaient tout contre eux, sur leurs gorges fines et leur poignets caquettants. Le plafond bas suintant d'humidité et les murs écarlates absorbaient tout le reste, s'étirant lentement en boyaux étriqués. Il lui sembla, ce soir là, avoir fait trop de détours dans cette sinistre fraîcheur de sous-bois, avoir marché sur une distance trop longue. Il eut le sentiment de plonger dans les profondeurs secrètes de la Maison, d'emprunter des tunnels abscons qui n'auraient jamais dû pouvoir s'étendre au travers de la cave. Il lui sembla parfois entendre les bruissements d'une forêt. Le sol, poisseux par endroits, fondait sous certains de ses pas pour révéler une mollesse torpide, une tendresse limoneuse, d'abord agréable, mais très vite incongrue. Quand ses yeux quêtaient l'humus dont les sensations remontaient en pressions délicates à ses jambes douloureuses, il n'y avait que le ciment grumeleux, ses pieds et les béquilles chromées qui s'offraient à son regard. Au-dessus de sa tête, la mélopée spectrale des branches tenait plus de l'acouphène que du chant, et il n'y avait nul part le filigrane d'un feuillage, fut-il fantomatique. Mais il pouvait sentir la paisible oscillation des arbres.
Quand la salle les happa finalement dans son halo tamisé de lumières, il avait déjà perdu depuis longtemps tout repère temporel ou spatial. L'haleine tiède et sèche de la pièce déferla sur lui comme une caresse aimante, portée par le flammèches qui brûlaient sur d’innombrables cierges. Il ne sut qu'éprouver face à cette marque de reconnaissance. Jamais la Maison ni ses pensionnaires n'avaient exprimé le moindre désir de l'inclure dans leur communauté. Il eut envie de pleurer, puis de cracher, et il se contenta finalement de rester impassible. Impassible mais tremblant sur ses membres courbés. Impassible et livide. Impassible et- pitoyable. (Frêle) Vulnérable. Trahis par ses nerfs dans sa volonté de n'offrir aucune prise au jugement. Au nom de quel orgueil.. ? Il s'était laissé cornaqué dans la cave sans opposer la moindre résistance.
Il lui arrive toujours de se maudire après treize années de hantise, tout en sachant qu'aujourd'hui encore il n'agirait pourtant pas autrement. Qu'il se convaincrait, même adulte, de pouvoir préserver sa dignité rien qu'en pinçant les lèvres, qu'en brandissant bien haut sur son cou maigre un visage de galet, tentant d'oublier que tous ses nerfs conspirent à trahir un maintient qui fait pourtant pousser des ronces tout au travers ses nerfs. Mais il aime se laisser croire que tout pourrait être différent aujourd'hui, qu'il a acquis en force au lieu de poursuivre sa désagrégation, que sa place dans ce coagulum urbain n'a été déterminée que par cet unique évènement, et que la cave de sa maison ne recelerait aucun pêché si on lui avait épargné le Mariage. Il aime pouvoir maudire les visages peints des pensionaires prisonniers de sa mémoire, pouvoir jeter leur surnoms au Seigneur quand les remords se font trop insistants- Quenotte, Tamanoir, Raspoutine.
Ils l'appelaient Richter pour moquer ses tremblements nerveux, l'éternel bégaiement filtrant toute ses paroles. Ils l'appelaient Richter pour tourner au ridicule sa dignité bourgeoise, car il y avait dans ces syllabes un jeu de mot aussi puérile que leurs imitations braillardes de ses trémulations (riche terre, RIche têêêêre, ça rime avec cimetière, ou alors ça devrait, ça fait belle impression monsieur madame très bien, riche-serf (le nôtre), riche-fer (de jambe), riche-mer de chien, ça lui va bien Richter, c'est un tremblement de terre), et lui ne pouvait rien faire que de réserver son nom aux pages de son journal, que d'y écrire jour après jour avec ses doigts tremblants.
"Fergus Ulman, mardi 7 février 1992, seize heures. Le thé à la menthe de Fleur est trop sucré, comme toujours ; sa Gourmandise irrépressible doit être sanctionnée, mais je suis faible face à ses yeux d'enfant. Pardonnez moi Seigneur, mais je savoure ce bref moment de paix dans l'ombre fraîche soulevée par les rideaux vaporeux qui dansent devant les fenêtres limpides de notre dortoir. Il a fallut remplir un formulaire pour avoir ces rideaux ; seul le papier ou les cris ou du pouvoir entre ces murs. J'aime ces instants de répit dans l'enclave de pureté qu'est devenu notre dortoir. Sous les caresses précautionneuse des rayons de soleil, dans le noble silence qui imprègne ce moment, je peux oublier que notre service à thé est en plastique, car des Rats ont brisé toutes nos tasses de faïence. Je peux oublier que ce matin le Crevard a menacé l'une de mes brebis de son cutter et de sa langue perfide. Je peux oublier que Banshee persiste à propager sa parole païenne, pâle apôtre du Diable aux sourires doucereux. Je peux oublier les âmes noire goudron de ces corps juvéniles qui se tordent à la fois de rire et de douleur. Pardonnez moi Seigneur, mais j'ai besoin de ces fragiles instants de grâce pour supporter l'existence que je mène dans cette maison investie d'une présence démoniaque, où l'impiété et le blasphème côtoient la barbarie. Il me semble que je deviendrais fou, sans cela, comme ils le sont eux tous. Je ne crains pas d'opposer ma foi à leur hérétique bestialité car je me dois de porter Ta parole à leurs oreilles qui ne veulent pas l'entendre, mais il me faut pour le moment plus que la prière pour mener à bien la mission que Tu m'as confié en m'envoyant ici. C'est faiblesse de ma part. Je ne suis pas encore digne de Toi, mais je saurais le devenir car Ton amour est la seule chose à laquelle j'aspire."
Dans la cave, les lignes du carnet dansaient derrière son front, s'entrecroisaient en faisceaux vifs, rouges et bleues, comme des lasers dansants braqués au sein de la nuit. Il eut l'impression de voir défiler des traits de néons échappés aux enseignes des drugstores et des panneaux routiers, jaillissant vers le ciel pour y créer d'autres constellations. Il se souvint du bus qui l'avait amené à la Maison, du long voyage nocturne et des aires d'autoroute scintillantes, des lumières fluorescentes qui peuplaient les ténèbres. Il se souvint qu'il avait détesté ce voyage interminable. Il se souvint que le monde défilant derrière les vitres embuées lui avait semblé aussi vaste et crasseux que dangereux. Puis tandis que les païens le poussaient plus avant dans la pièce, il se souvint de toutes ces rebellions silencieuses prisonnières de sa calligraphie tressautante, et le contenu du carnet lui sauta au visage. Les mots roulèrent d'un bout à l'autre de son crâne en un tourbillon noir, cercles entrecroisés de syllabes percutées dont la cohue dansante laissait parfois s'extraire un mot plus fort que d'autres. Un message hachuré et cryptique. Tout le contenu du journal gonflait entre ses tempes comme une étrange nausée mal localisée. La tête lui tournait. L'odeur des bougies était trop lourde. Les enfants ne parlaient pas. N’émettaient aucun bruit. Il eu l'impression qu'ils s'étaient tous évaporés à son entrée dans le halo de lumières. Fergus tourna la tête, provoquant la plainte furtive de chaque os dans sa nuque.
Ils se tenaient derrière lui dans leurs jeans, leurs t-shirt trop vifs, leurs ruissellements de breloques, avec des têtes de mime, un silence de cadavre, et leurs corps malades formaient un mur craquelé. Il s'en extraient trois briques. Une grande, une petite, une moyenne. Trois briques mousseuses, essentielles à la cohésion de l'ensemble ; mais le mur, pourtant, continua de léviter et d'onduler lentement, agglomérat de débris, phosphorescent, inepte, percé de visages peints. La trinité, elle,se détachait clairement. Raspoutine, Quenotte et Tamanoir s'avancèrent sans un mot. Trois silhouettes prédatrices aux cheveux interminables. Le roi des boucs et son amabilité mal placée, mal conçue, qui avait tenté des mois durant de les comprendre, lui et sa foi, pour ne que mieux les piétiner de ses ardeurs païennes, de ses outrances vibrantes ; la princesse noiraude aux yeux laiteux, au teint parfait, aux robes de conte de fée, mais au cœur noir, aux doigts sanglants, et qu'il s'était pourtant convaincu de pouvoir sauver de son frère une fois Banshee, l'adulé, renvoyé aux ténèbres ; puis le matou, l'hérissé de rage, l'ire en chair, en cheveux et en os- tout en nerfs, en tendons, en zozotements rageurs, moqueurs, de petite brute pourtant trop grande des poings, trop grande de coups, entremêleur d'entrailles mettant au fond de son ventre pourtant ordonné d'étranges nœuds par milliers ; les trois sauvages, mortels ennemies, infiniment, horriblement dangereux. Les trois pontes effrayants d'impiété qu'il s'était mis en tête de vaincre avec ses machinations appliquées, ses manœuvres rebelles, toutes les ressources de sa foi et -Dieu le pardonnerait- de sa ruse. Il avait eu droit à leur mépris, à leur hostilité, et même à la sympathie malvenue du Grand Bouc. Mais jamais encore il ne s'était attiré le genre d'attention qu'ils lui manifestaient alors. Il en prit soudain conscience : dans toute cette solennité, il y avait chez eux une forme nouvelle de défiance. La reconnaissance inédite d'une menace.
Pour la première fois l'élite païenne craignait le petit, le risible Fergus, tout bourdonnant de malaise. Pour la première fois, ils prenaient au sérieux l'infirme bégayant. Cette prise de conscience l'emplit d'exultation, et un instant au moins il eut le sentiment d'avoir posé le pied sur quelque fugitif nuage du paradis- prêt à se dérober sous son pas malhabile, mais bel et bien présent, chantant sous ses béquilles pour l'enjoindre à la danse. Un sourire étira le mince couperet de ses lèvres, un sourire véritable qui ne tressautait pas, bien ancré à sa bouche, un sourire comme il n'y en avait eu que trop peu dans sa vie- nouveau miracle en formation qui procréa de lui même un peu plus de bonheur en son cœur jusque là paniqué. Il était craint par les éminences de l'infernale Maison. Cela ne signifiait-il pas qu'il approchait du but ? N'était-ce pas la preuve qu'il était en voie de parvenir à ses fins ? Il n'avait pas à avoir peur alors. Ni des trois apôtres démoniaques au sérieux surjoué, ni de cette mise en scène. Pas même du sort qu'ils pensaient pouvoir lui réserver au terme de cette mascarade. Car, il le savait, Dieu ne l'abandonnerait pas. Pas quand il était, finalement, si proche de réussir à faire de Sa parole la nouvelle loi en vigueur au sein de la Maison. Grâce à tous ses efforts, Son regard se portait de nouveau sur ces lieux décadents dont Il s'était un jour détourné, abandonnant les pêcheurs précoces à leurs vices déjà trop bien ancrés. Il avait ramené le Seigneur en ces murs, et nul démon ne pourrait plus y changer quoique ce soit. Les hérétiques avaient déjà échoué. Avec cet obscur châtiment enveloppé de mystères qu'ils lui faisaient miroiter en exhibant vulgairement leurs attitudes cérémonieuses, ils ne pouvaient plus réussir qu'à faire de lui un martyr, que donner plus de légitimité encore à sa cause, et non étouffer la révolte dans l’œuf. Quand Fergus le comprit, il sentit Sa lumière le nimber, infiltrée jusqu'en cette cave secrète, malgré la distance qui s'étendait entre lui et le ciel. De vibrants faisceaux d'été le frôlèrent, jaillis d'harpes célestes, un doux papillonnement gonfla dans ses entrailles. Peut-être son sacrifice serait-il nécessaire pour instaurer en ces lieux la parole du Seigneur. Il n'éprouvait nul crainte à cette pensée. Sous le regard de Dieu, la torture et la mort deviendraient une extase. Les anges viendraient tremper leurs doigt d'or dans son cœur supplicié, occasionnant chez lui une divine jouissance.
Il détourna le regard des impies qui se vouaient à le punir, leur opposant le long rectangle noir de son dos noué, la simple géométrie créé par le costume. Il ferma les yeux, étouffant les bougies et les cierges sous un battement de paupière. Il se creusa dans la souffrance pour adopter une stature plus digne, bravant les courbatures, les douleurs de ses os, et il fit front ainsi, tendu vers le plafond pour se gorger de l'intangible lumière du Seigneur. Puis il attendit leurs coups. De poings ou de poignards. De bâtons ou de cailloux. Il sentit un mouvement enfler dans son dos, il perçut son approche méthodique, ample et tranquille. Il eut l'intuition de sa brutalité, le pressentiment de sa violence mortelle.
Trois colonnes de cheveux le dépassèrent. Sans frôlement ni murmures, sans regard menaçant. Sans mot doux semé sur leur passage pour étendre l'emprise de son angoisse vaincue, raviver à son corps un tremblement anxieux. Sans sourire carnassier délivré fugacement. Pas même de la brute aux manœuvres d’intimations si banalement efficaces, pas même l'ébauche d'une expression révélatrice et pernicieuse venant de sa petite grande sœur. Ils ne le touchèrent ni des yeux ni des mains, n'eurent pour lui qu'un silence violent et qu'une indélicate absence de réaction. Ils ne relevèrent pas même par la moquerie sa toute nouvelle bravoure.
la voix angélique du garçon s'élève comme le jet d'une fontaine et retombe sur la foule en une pluie de grelots. Sa gorge vaporeuse subit des fluctuations et s'ouvre comme un lys, ses lèvres éclatent d'un pourpre lumineux où sont absorbées toutes les fluorescences qui animent les néons. Les clochettes qui jaillissent de son gosier soyeux mettent quelques brins de muguet dans son long chant d'aurore, mais l'agonie du silence glisse en leur sein trop de fleurs d'asphodèle.
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