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28-04-2020 à 16:34:54
Le moment où l'usine explosa

Le ménestrel a la bouche purulente de mots. C'est une infection grouillante de syllabes qui sifflent sur sa langue, se coincent entre ses dents... Il a les maxillaires prolixes, ah oui !, pleine de mâchonnements profonds, de mastications bovines, caprines, bestiales et pourtant oui !, très orientées dans la productions de son articulées qui forment un langage. Un langage, et c'est là le problème, tout à fait compréhensible pour des oreilles humaines- de jeunes oreilles bien rondes, des oreilles tendres d'enfant, qui traînent partout sur les pelouses, sur les trottoirs, au coin des pièces et dans les escaliers. Partout où on ne les attend pas, vilaines petites fleurs charnues qui poussent dans la moindre interstice de notre vigilance, proliférant dés qu'on se laisse aller à détourner les yeux. C'est leur manière de faire, aux mômes ! Ils se posent à l'orée de nos conversations pour récupérer toutes les injures et les insanités que nous postillonnons. Il se tiennent prêt à avaler tout ce qu'une bouche adulte laissera dégouliner d'impie et de vulgaire. Mais c'est de tout temps que les enfants se sont conduits en petites blattes avides de crasse à colporter... Ils ont le goût de la saleté et des choses défendues. Ils savent comme il est bon d'outrepasser un interdit, de souiller un tabou. Ils ne respectent pas, entre eux, le concept d'enfance : les définitions qu'on a posé sur le mot, l'imagerie qu'on y a rattaché, les grands idées qui doivent nous aider à la comprendre afin de l'encadrer.

Les enfants, ils chient dessus. C'est dans leur nature à ces petits bâtards, et cette nature qu'on met tant d'énergie à torgnoler à mort, pour leur bien et le nôtre, le ménestrel la sort de cage et il la fait danser.





Ménéstrel qui a le superpouvoir de matérialiser ses mots sous forme de parasites purulents depuis une explosion d'usine/centrale nucélaire
corrompt la jeuneusse avec la poésie rock
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28-04-2020 à 16:35:38
Son père a tué mon père

Le plus doux des poisons pour la plus douce des filles. Je ne peux rien de mieux pour la belle Asphodèle. Si elle fane, et puisqu'il le faut bien, que ce soit tranquillement, sur les ailes du sommeil... La mort aura pour elle des trésors de langueur. C'est le moindre des cadeaux pour la plus précieuse parmi les demoiselles. Un bijou dans le velours vicié des hauts jardins, la plus tendre des perles, faîte de rosée et de parfum liquide. Asphodèle, un lacet d'aurore pour tenir son corsage, un automne pris captif de sa chevelure d'ambre.

On pourrait croire à voir ses yeux qu'il n'y a chez elle que la mélancolie des saisons qui aiguisent leurs couteaux sur les branches. Toujours cet œil de lac par temps de bruine légère, la paupière molle sur une pupille où le brouillard s'enroule, se disputant l'espace avec des lumières vives... Il y a tout le printemps dans ses roulements de hanches, une prairie après l'autre jaillissant de ses reins, un grand torrent sinueux de pétales et de feuilles, des parterres de caresses qui se développent sur elle, des fleurs incendiées en ruées galopantes, à ses cuisses de satin et tapissant son ventre. Une vallée où se rouler quand le soir est très noir.... Très vide et silencieux, sans regards ni sans armes.

C'est par ces nuits qui soupirent que j'ai trouvé le chemin vers son cœur. Et que dire du cœur de la plus douce des filles ? Qu'il est exquis évidemment, c'est le plus beau de tous, le plus noble et le plus chaleureux à palpiter ici, au jardin des malices, comme un animal de la plus pure lignée, digne par nature et inspirant tant la convoitise bestiale qu'une crainte cérémonieuse. Mais il lui faut mourir, car il est moins sacré que les les serments du sang. J'aurais aimé que son cœur soit un temple, et dans ce temple avoir quelques alcôves... Mais il lui faut brûler, car son ciel et le mien n'ont su trouver l'entente qu'à travers des orages. Quand la foudre se tait, quand les déluges tarissent, il ne peut rester qu'un seul azur en place. Et ce n'est pas au plus bleu des deux qu'il reviendra de surplomber la terre... C'est à celui qui saura le mieux déguiser ses corbeaux en colombes. Celui dont les rapaces sauront le mieux prétendre à imiter le chant des rossignols. Et parmi les oiseaux de l'azur qui est mien, il n'y avait pas plus beau chanteur ni dissimulateur, élevé depuis l'oeuf à apporter la ruine parmi les cieux adverses. Alors on m'envoya former des trilles d'argent pour la plus douce des filles, on recouvrit mon ramage d'or et on mit dans mon bec tant des rameaux d'olivier que du gui et des roses, et sous mes ailes des poignards, du feu et de la haine.

J'ai quitté le ténébreux recoin de ciel où l'on m'avait niché, secrètement.




des vergers en folie déployés sur sa nuque
28-04-2020 à 16:35:57
Un jour en enfance

J'ai vendu mon petit frère pour un ticket en partance vers l'enfance. La grande majorité des gens vous dira que c'est un acte méprisable digne d'une punition au-delà du mémorable, comme une exécution publique avec discours moralisateur et tout le tintouin de formalités vaseuses, ou une condamnation à l'exil perpétuel, aux frontières de la foule, que l'on apprend à détester seulement car on ne se rend pas compte combien elle nous protège. Mais la plupart des gens sont des enfoirés d'hypocrites qui ne commettent pas ce genre d'actions honnies pour la simple et bonne raison qu'ils n'en ont pas les couilles ; ce n'est pas pour des raisons morales qu'il ne sorte jamais du droit chemin, pour la plupart en tout cas, si on excepte les quelques saintes vierges qui traversent leur vie comme des foutues icônes irradiées de bonté christique. bouffie de piété tels de braves poissons globes. Non, ceux qui se gardent des méchancetés, pour la majorité, c'est avant tout parce-qu'ils ont les foies du jugement les attendra s'ils se font pincer. Mais je suis sûre moi, positivement certaine, qu'il y en a qui pensent à bien pire que de vendre un frère pour goûter à ne serait-ce qu'une journée en enfance.
D'ailleurs, je n'ai même pas réellement vendu le mien, c'est juste un raccourcis de le présenter comme ça. En vérité je l'ai loué à un groupe de caïds, juste le temps du voyage, c'est pas le mer à boire- même si y aura des larmes, ça, je dis pas. Mais je le récupérerai presto allegro à mon retour, et je pense pas qu'il y aura de la casse irréparable ; ce sont des types réglos, je m'en fais pas pour le petiot. Évidemment, le marché implique qu'il s'en prenne plein la gueule, mais ils ne l’amocheront pas au point d'en faire un débile ou un infirme, je me suis quand même renseigné sur leur déontologie avant de leur louer Benjamin. Et puis ça m'a coûté à moi aussi, j'ai donné tout mon sucre, et ça pour le coup, c'est pas une location...


gamine qui loue son frère pour aller passer un jour à l'Enfance, le club privé de sa colonie de vacances. Univers d'enfants qui échangent des bonbons, des jouets et des faveurs du genre "tu seras toujours le chat dans nos parties de chat", "tu devras jouer le méchant et perdre"
28-04-2020 à 16:36:44
Marrée grouillante

Ça n'a duré qu'un temps, mais je m'en souviens bien.

Le peuple pieux a envahie les chemins. Il a creusé des ornières sacrées qui racontaient son périple, et dans les traces de son passage il a laissé des os, des cendres, de la sueur, des larmes et du sang- tant de fluides que les ornières sont devenues des veines, charriant partout sur la terre une mémoire liquide. Des prairies ont poussés en travers des sillons qu'ils ont creusé en marchant sur leurs genoux défaits, peau écorchée par des milliers d'heures de prières, épiderme de tulle détricotés par la poussière des routes. Des océans de verdure ont jetés leurs ressacs sur les grands axes de l'exil. Déferlantes opiacées de pavots et franges d'orties duveteuses, douceur et résilience unies en une moisson- des champs se sont déployés à la suite des prairies massacrées par les épis de blé -l'or contre le carmin, le bronze contre le vert-, des villages ont germés en touffes de tuiles et de pavés aux croisements des chemins.

Partout où ils ont cheminé persistent néanmoins quelques étincelles de velours sur le bord des sentiers.

Le peuple pieux a semé durant son grand voyage des lignes enflammés de coquelicots dansants ; il a prié à ses façons diverses les dieux qui lui sont chers. Mais les temples de bois sec ont prit feu au fil des canicules, les autels de pierraille ont été envahis rapidement par la mousse, abattus par le vent... La pluie a cherché a effacé les traces de leur passage une salve après l'autre ; la terre a avalé toutes leurs empreintes sous la végétation et les tumeurs de boue.

Nul autre que le peuple pieux lui même n'a cependant mieux anéantis les témoignages de sa frugale existence, les signes de son long exode.

Ils n'ont jamais pénétré dans les villes. Ils ont traversé les royaumes en hantant leurs campagnes et leurs bois. On les voyait marcher dans le brouillard et sous les pluies d'automne. Ils se sont attiré la sympathie des sylves. Les forêts ont couvert leur avancée d'un pays à un autre, étouffant les bruissements de leurs marches, les chuchotements de leurs prières, elles se sont étendues dans leurs pas pour tenter de les suivre et d'échapper aux haches- elles ont voulu gagner avec le peuple pieux un pays où le fer n'aurait jamais sa voix au chapitre des lois. Des vergers entiers ont pleuré pour le peuple une averse de fruits, afin de lui confier des semences d'espérance, pour qu'ailleurs, sur une terre paisible, leurs descendants connaissent une existence paisible. Des arbres suppliants ont poussé tendus vers l'horizon ; tendus vers le flot, tarissant, oscillant, des dévots emportés sur l'échine des chemins.

Les routes se sont laissé domptées, elles sont sont délacées, sont devenues malléables. Des routes élastiques, des routes flexueuses, sinueuses, souples et vives et longues... Lacets de couleurs, longs serpents de terre tiède. Ils ont mêlé leur sang à la poussière, et la poussière a répondue en métamorphosant pour eux toutes ses valses atones, ses danses lentes qui transforment le monde, une collision, un glissement, une fusion après l'autre... Leurs genoux ont aplatis les herbes, ils ont fendus les dunes et creusés dans la pierre... Ils sont parvenus à fracturer les plus petites composantes de la terre à force de prières, en amadouant les dieux ou les démons, nul ne sait aujourd'hui, qui suivaient leurs cohortes.

(inachevé)
28-04-2020 à 16:37:49
Rendez vous sous ma couette

Il a glissé sa main froide dans la mienne, c'était comme toucher un long ruban d'eau vive, comme laisser une rivière se poser dans le lit de ma paume. La nuit battait son plein au-dessus de nous, fanfare d'étoiles en fête, feux d’artifices en pattes de mouche, éclatés à travers les bourrasques et le ciel. Quelques astres ont glissés, dégoulinants, dans la bouche de Jerry- ses dents ont capté des éclats de la nuit. Son sourire était moite et débordait de reflets, de scintillements scabreux, annonciateurs des désastres qui couvaient dans son crâne, peut-être un peu mal fait mais fort joliment sculpté sous l'épais tricots de ses boucles brunes. Mes veines battaient au diapason des explosions de poudre. Je sentais, dans ses doigts à lui, des trésaillements légers. Son visage transpirant accrochait des lumières qui n'étaient pas de ce monde, transformant son faciès en un masque rituel. Il a dit :

- J'ai quelque chose à te montrer. Rendez-vous sous ma couette.
Et il s'est eclispé, comme une feuille qu'on dérange, avec un torsion du corps qui évoquait autant une chute contrôlée qu'une tornade dansante. Sa main en glissant de la mienne a fait un chuchotis. Quelques part, derrière des nébuleuses de gens réunis en famille, des corps agglomérés, quelques membres serrés, il a disparu dans un éclair de moire, d'émail et de viande moite. Le spectre de sa main fine, lisse, fraîche, frémissait toujours dans la mienne comme une forme liquide. En la portant devant mes yeux, je n'y ais vu aucune rune, seulement les quatre doigts et demi que m'avaient laissé mon père. J'ai songé à ce qu'il m'en coûterait de ne pas rentrer ce soir, ou de rentrer trop tard ; j'ai essayé d'imaginer une main à quatre doigts seulement. Ou peut-être à quoi ressemblerait mon reflet si mes cheveux étaient tondus à ras, quels hauts à manches longues je devrais porter malgré la chaleur estivale si mes bras étaient parsemés d'ecchymoses, si jamais des petites fleurs de braise venaient éclore dans le creux de mon coude ou sur les délicates collines de mes genoux ; je me suis laissé aller à imaginer ce que ce serait de mâcher avec quelques dents de moins, de voir le monde à travers un filtre d'hématomes ; et quels mensonges commodes pourraient venir à mes lèvres sardoniques pour expliquer les marques, qui, peut-être, seraient visibles cette fois-là.

Quand je me suis rendu compte que rien de tout ça ne parvenait à éveiller mon intérêt, qu'aucune de ces pensées n'enclenchait une alarme ou l'envie d'en finir, qu'il n'y avait ni peur ni désir, mais rien qu'un profond ennui, rien qu'un découragement de plusieurs tonnes entortillé en fils de plomb esés autour de chacun de mes os, dans chacun de mes membres, j'ai décidé de suivre de Jerry, car peut-être chez lui, dans sa vie, dans sa maison, dans ses yeux de maniaque, peut-être y'avait il une réponse à l'ennui. Autre chose qu'une attente.

Alors j'ai tourné le dos aux feux d'artifice et j'ai mollement emboîté le pas à Jerry, en me laissant bousculé en dehors de la foule, un coup d'épaule, un frôlement après l'autre. Un long cheminement entre des murs de viande.

Déglutis par la marée des corps fugitivement arrosés de gerbes de couleurs, j'ai retrouvé l'ombre fraîche et monochromatique des rues- mais remplie d'une odeur de poudre et saccagée spasmodiquement par les éclosions qui embrasaient le ciel, un déploiement d'étincelles après l'autre. Cette intrusion me dérangea. Profondément. Je n'aimais pas que la ville soit ainsi surveillée par une prairie sans cesse mourante et renaissante, mouvement vernale dans les nuées. Je n'aimais pas que leur odeur de pluie et d'ordures ait pu changer en raison des floraisons trop répétées de ces roselières de feu qui débordaient du ciel- et le bruit de leurs pétarades célestes troublait les chats de gouttières et les renards qui s'aventuraient parfois nuitamment jusque sur les trottoirs. Ce soir là, il n'y avait guère que mes pas et quelques étincelles pour crépiter à travers les rues. Le goudron humide m'évoquait cependant encore le squame d'une géante endormie, comme à toutes les autres nuits d'errance. Dame crocodile faisait toujours don de son corps pour sculpter les rues de notre ville, étendant en sinueuses formes granuleuses sa gigantesque anatomie de reptile.





Pour faire court, le personnage qui propose à l'autre d'aller voir sous la couette devait au choix l'emporter dans un autre monde, au choix le buter tendrement de la plus douce des manières, au choix juste créer, dans leur intimité partagée, un espace clôt de sécurité où ils auraient pu parler librement, et pleurer et tout ça.
28-04-2020 à 16:38:20
Contrainte sans personnage

La maison est vide. Un grand silence sans carillon- sans rire qui tinte, sans voix qui sonne. La maison est vide- c'est un miroir qui ne reflète rien, un écho sans paroles. Un grand caveau plein de lumière qui peint. Une couche après l'autre, à travers les careaux. De larges raies fendent l'air, nettes comme des coups de cutter. Une banquise de miel s'étale sur le parquet. L'hydromel coule le long des meubles à flots sirupeux. Tout est devenu d'or et de berlingot. Ce n'est plus une maison, c'est une confiserie... Une confiserie morte. Des fleurs fânent dans un pot. Le canapé n'a gardé la forme de personne.

Tous les verres sont rangés dans la cuisine. Les tiroirs ont bien été poussés. Le lave vaiselle est vide. Aucune tâche nul part. Toute la maison raconte le froid. C'est l'été dehors ; elle a été plongée dans l'ambre. Un morceau d'ambre au fond d'un lac de verre. Il n'y a personne pour se noyer.

Même la poussière s'est arrêtée. Il n'y a plus rien pour la soulever. Elle se repose dans les plis des rideaux, comme un duvet d'argent. Elle n'a plus besoin de se cacher nul part, elle est sortie de sous les meubles pour semer des champs d'asphodèles réduits en flocons de lune. Là où la lumière n'est pas géométrique, il a commencé à pousser comme un début de fourrure... Une pubescence couleur de cendre. La maison n'en est pas vraiment changée. Elle ne voise pas encore. Aucun mouvement ne l'agite, pas même un frémissement. Aucune vibration secrète le long de ses tuyaux. Pas de battement de coeur à l'intérieur des murs. Mais si elle reste vide suffisamment longtemps, elle s'éveillera peut-être. Elle s'èlèvera en rouscaillant sur ses pattes lourdaudes, des petites pattes de ciment toute craqueleés, des pattes mal fagotées de maison. Il suffirait qu'on la laisse là, sans personne.

[inachevé]
28-04-2020 à 16:38:47
Conquête géométrique


Un baiser à ses côtes où pulse l'abattoir- cœur en marteau, cœur en piston, qui fracasse chaque émotion venue s'y établir. Un cœur qui grince, qui pétarade, qui se projette avec la fureur mécanique d'un instrument de mort- c'est au moins ce qu'il faut pour mettre en branle la carcasse qu'il irrigue en jus neufs, c'est ce nœud épais, façonné sans finesse, comme un gros morceau de fer forgé avec du broc, des rebus de métal, détritus de décharge.

Elle, la carcasse, c'est tant en courbes qu'en dentelures qu'elle a été modelée, étrange mélange de porcelaine et de ferraille pointue. Elle n'a pas l'esthétique industrielle de son cœur. Ce n'est pas une usine à produire de la viande, car elle est faîte elle même de barbaque crue, quoique chiche et piquée sur des os trop aiguës. Un sacré long tissage à vrai dire, d'épiderme livide et de muscles déliés. Là dedans, en fils d'argent, une cascade de nerfs qui s'écoulent scintillants comme les cordes d'une harpe, ruisselant en lignes électriques à travers un corps doux, un corps dur, qui prend l'eau et le vent, qui pétarade de foudre. C'est un bateau dans la tourmente, cette anatomie là : des membres tordues, et des viscères serrées tant bien que mal dans leur vaisseau fébrile, toute frissonnantes d'angoisses. Déjà, à cause du cœur, l'assassin percutant, qui décompte frénétiquement comme le chrono d'une bombe- à chaque palpitation plus proche de l'explosion.

Là dedans, c'est terrible. On s'affole à chaque battement, des orteils jusqu'au front. Les orteils, ils se crispent ; les genoux ils se cognent ; les mains elles se referment comme deux araignées mortes ; les doigts se coagulent, phalanges comme de la cire, ongles d'opale qui perforent le porphyre de la peau ; le ventre se contracte, sous la paume on le sent ; au dedans ça se presse, la vessie et les tripes d'un mouvement se compriment ; les poumons ils se bloquent, les tétons ils s’effilent; dressés droits, dressés durs, comme les pointes de deux flèches ; les biceps jaillissent de leur gaine de crème, crevant la peau laiteuse comme des rocs dans l'écume ; les épaules elles se bloquent, toute rondes comme deux grosses perles, nacrées d'hématomes et de veines-ruisselets ; au cou ça papillonne en frissons délictueux, faisant saillir comme un cordage la carotide pulsante ; et la gueule, cassée par le plaisir, se fracture en morceaux d'instantanés brutaux. La bouche éclate, deux pétales roses, sur un gémissement fauve où s'affrontent des silex et du métal hurlant. Pliée par un fracas entre le ronronnement et le cri d'agonie. Les ailes du nez se plient comme deux voilures jumelles, tandis qu'aux gouttières de son arrête tombante s'écoulent les lignes sœurs des joues jumelles unies, des pommettes cireuses et des paupières serrées, écrasées l'une contre l'autre, étroites. Closes comme des rideaux de fer froissé, pour tuer les éclairs fous dans le feu bleu des yeux.



Sa bouche dévale les côtes en escalier
Les mains en équerres de chaque coté du ventre, pour mieux envelopper dans une double caresse qui parcourt le torse comme un frisson d'écume.
Sur le pastel et sur la cire du corps, une brousaille, une chaleur de sang, de peau, un roulement doux et tranquille de muscles qui voyagent à travers sa sillhouette.
parallèle – segment – isocèle(qui a deux côtés égaux)
28-04-2020 à 16:39:40
CC Ricther thème image

Au gré des écoulements de la foule d'aquarelle, une musique se lance. Un os craque dans son long fourreau de chair. Une jambe se tord, ricane, et fait plier l'infirme. Autour de lui le monde dilué s'embrouille un peu plus de couleurs et de gestes. La ville persiste dans l’apogée de sa liquéfaction, distillant au compte goutte l'humanité visible, traits vagues bataillant dans un gruau coulant. Des grappes de doigts éclosent dans cette brume troublée, puis se flétrissent, décroisent, les pupilles glissent sur lui comme des balles de fusilles, les regards filent sans trêve comme des billes colorées, s'entrechoquent dans la nuit, les membres fendent l'air en ondes pâles, soniques, avant d'aller vibrer sur une fréquence brouillée, dans des giclées d'écume et des draps de fumée. Un flou artistique s'est posé sur la ville, a envahi les rues. Un suaire de gaze repose sur les visages, les corps modelés de brouillard, les bâtiments à l'âme gueulante, dont les néons dégoulinent sur les rues comme des formes huileuses. Les bâtiments ondulent, énormes flammes chatoyantes sur la toile râpeuse du ciel, bardés de lumières qui sont autant d’étincelles ou de rebuts de guirlandes, errant à travers l'espace limbique de la cité nocturne. Il n'est pas une seule chose dans la ville qui ne soit pas en mouvement, depuis les rayures sinueuses des passages piétons jusqu'aux feux clignotants, en passant par les bancs publiques gondolés, les poubelles qui fleurissent, les arbres secoués par un vent tapageur- les façades écornées aux longs squames de peinture et d'affiches publicitaires mourantes se détachent de leur structure de ciment et d'acier pour glisser lascivement au milieu de la foule, lames friables découpant des ballets dans cette orgie pâteuse. Écume grouillante, gravillonneuse, filant sur les trottoirs en vagues informes piquetées de reliefs humains. La foule, foisonnante et liquide, a de minces filets de corps, d'énormes vagues de membres, qui forment ensemble une pâle immensité tourbillonnante, un amas nébulaire de chair lactescente, faîte buée. C'est une condensation humaine sur la vitre froide de la nuit, une fumée grasse dont les vapeurs se propagent à travers les trottoirs. Oui, ce soir, tout dans la ville est voué à une mouvance puissante, inextinguible, fiévreuse et démantibulante, une agitation corrosive qui délite les frontières corporelles pour créer une anatomie insensée à la cité, bien au-delà des formes humaines ou architecturales. C'est un corps commun aux bâtiments et à ceux qui les peuplent. Tout est maintenant animé, parcouru d'un arc électrique et d'un fluide léthifère qui relie chaque existence physique, chaque géométrie sculptée au sein de l'espace. Tout est là, dans ce grouillement inepte, ce vaste bouillonnement d'angles fondus, de lumières collantes et de membres laiteux. Un brouillard poisseux constellé de matières molles, de formes dures, une collectivité recréé dans la fange. Un exquis bouillonnement, une intimité glorieuse, absolue et sauvage.

Mais il est là. Planté dans la foule comme une écharde de verre, au sein de la ville comme une coupure pâle. Silhouette gracile et courbée sur sa cane, une main sur la gorge pour étouffer un cri. Les gencives poisseuses à force de grincements. Les dents rougies. Exténué, il est là. Dans sa propre pâleur, sa propre dilution, anatomie coupante et cassante, hérissée d'une blondeur fadasse, qui frissonne sur son crâne comme de l'herbe mourante. Il est là, sans y être, immobile, exsangue, impropre à se fondre dans la masse goulue qui glisse autour de lui. Grain de sel planté dans ce bouillonnement glaiseux, tendre et fertile, cette symbiose dansante de chairs et de structures. La ville ne veut pas de lui. Ni ses immeubles gourds oscillants d’ivresses nocturnes, ni ses habitants aux formes vagues, esquifs duveteuses soulevant à leur passage les pans de son manteau, de leurs frôlements brutaux, violents d'indifférence. Les plis coulants claquent sur son corps, s'emparent de ses contours afin de les défaire. La nuit calanche, repue de liqueurs, abreuvée de bruits. Langoureuse elle se tasse, dégueulant des lumières chamarrées qui jaillissent comme autant de viscères déroulées puis tordues à l'envie ; technicolor sordide et serpentin pyrogravant l’urbaine grumeleuse. Elle tangue lascivement au-dessus de lui, renverse ses ténèbres pétroleuses sur la foule- crée une mélasse commune dans laquelle peuvent s’ébattent bâtiments et humains, dans une orgie de néons et de lampadaires ardents, turgescences lumineuses, aciers phosphorescents, échine pesante des routes, ruelles béantes, porches moites affamés aux embrasures craquantes de faim, et bars d'or et de rose où l'aube clapote en terne promesse au fond des verres, où l'aurore poind dans les yeux animaux fichés au sein d'une chair qui se veut consommable, perméable, sensible à la caresse, aux mots d'amour-liqueur enrobés par l’ivresse. La ville tournoie, danse et se cambre, se creuse d'absences fugaces puis de fringales faunesques. Et lui se creuse aussi, de crispations nerveuses, de douleurs en flambeaux qui grésillent dans sa viande. Ses sens aussi tournoient, ses entrailles sont fangeuses à l'image de la foule, sculptées par un mouvement (une nausée, une souffrance), sa gorge est tout aussi glaireuse que la cité est moite. Il sue et tremble, est en proie lui aussi à une métamorphose, module sa forme rance dans son costume fripé.

La nausée ondule à fleur de l'épiderme, le soulève d'un frisson, menace même d'y éclore en un bouquets de couleurs bileuses, verts pâles translucides évoquant de l'absinthe, blancs liliaux et cireux, rouges dragons inquiétants, champs de bille en bataille sur son maigre visage, sur sa gueule de martyr, elle s'apprête à éclater à ses lèvres boueuses ; en gerbes grumeleuses, en vrilles de puanteur, elle aspire à s'étendre, coruscante et vernale. La douleur danse accolée à ses nerfs, les enroule autour d'elle puis les tranche, et les noue, propage un chant caquetant au gré du corps suant. Les yeux fiévreux, la gueule blême, il attend que les tremblements aient cessé de le secouer, que la crise passe sur lui et relâche son étreinte, rappelle ses effluences et ses calamités.

La jambe traîtresse ondule encore sous lui, guibole caoutchouteuse semblant danser au bout de son tronc comme un long morceau de viande, un assemblage d'osselets et de tendons filandreux. Une babiole prothétique qui ne serait pas sienne, brinquebalant dans la brise vespérale remontée des égouts, des restaurants et des bouches de métros. Son haleine est moins avinée que celle de la ville, mais tout aussi nauséabonde. Aucun des parfums dont il s'est aspergé n'y changera quelque chose. Citron, orange, sous-bois, pelures aromatiques, pulpes drainées, écorces desquamées, tendres fleurs écorchées, agrumes condensées- carnage odorifère, en vain. Aucune des odeurs sucrées qui s'accrochent à ses mains ne pourra couvrir cet éternel relent de médicament, ce méphitique suintement d'angoisse. La boulangerie qui hante ses paumes, les pâtisseries fantômes dansant au gré de ses doigts, ne sont qu'un calque de plus posé sur son corps fiévreux, silex primordiale drapé de chair friable. Mince feuillet d'illusions pour le squelette d'une arme. Les spectres chocolatés qui maculent le thème acide de son odeur, les brouillards vanillés, floraux, lourds de sucre et de miel, qui vaguent mollement au gré des rayonnages de sa pâtisserie, et s'échouent tendrement sur sa peau (l'imprègnent telles des caresses drainées, des haleines amoureuses), s'échappent de la cuisine où le pain gonfle et dore, et craque, et vie, respire, languit- aucune de ces douceurs ne peut supplanter l'acidité de la peur ni le piquant de l'envie. Les deux sont là, qui s'expriment sur ses lèvres en pellicule billeuse, les deux s'entremêlent dans sa respiration.

C'est trop de douleur qui les a sculpté dans ses entrailles glaiseuses, c'est trop de labeur, trop d'attente. La frustration les a mise là, et les moqueries ont exalté leur présence indésirable, ont fait germer les ronciers du mal dans ce gris ventre creux. Ce sont les années stériles agrippées à la bible, les crucifix aveugles sur les murs décorés, ce sont- les cloisons bouillonnantes de la Maison, les cloques de peinture purulentes de mots, les foules grouillantes aux grelots de couteaux et de dents de lait giclantes. Aux cymbales de claques, trompettes de hurlements, castagnettes de morsures, orphéon des sauvages attendant sa venue, attendant de muer sous l'injonction divine son vacarme en chœurs purs de moineaux angéliques. Ce sont les draps d’hôpital et le visage interminablement tombant de Père (tout allait vers la chute, tout coulait sur les méplats de sa figure trop lisse, rien jamais ne pouvait s'y accrocher agripper persister, et les sourires y glissaient comme des lignes de larmes ou du grêlon fondu), les traits cireux de Mère (belle autrefois, mais toujours digne, avec son corps calcaire et ses mains en couperets), les fantômes des enfants qui bousculaient le sommeil sous ses paupières de tulle, toujours hurlants, toujours bestiaux. Tous les enfants qui avaient expirés dans les chambres alentours, emportant avec eux leur vie donnée pour rien. Mais il y avait surtout, entre ses tempes, contre ses yeux, glissés à même l'espace entre l'os et la peau, les nuées volatiles des enfants de la Maison. Les pensionnaires. Les malades. Les petits démons d'un pensionnat tout rouge de briques (et de sang dans les murs), qui tenait plutôt de la jungle martienne. L'enfer sur mesure duquel on ne l'avait retiré que pour mieux le tasser dans ce lit d'hôpital. Géhenne offerte à la misère. Vaste bâtisse aux rampes d'accès interminables, aux murs roués de symboles, d’innombrables salles crasseuses imbriquées en alvéoles pouilleuses, délimités en territoires de fortune par la faune arriérée des lieux. Petit enfer de plâtre aux structures adaptées pour ceux de son espèce- les indésirables estropiés, les valétudinaires aux hanches rongées, organes de carton pâte et membres étriqués. Enfermés avec les animaux. Les fous et les bestiaux qui perdaient de vu tout ce que les épreuves précoces ou la nature indifférente leur avait laissé d'humanité. Des cohortes de monstres aux visages d'enfances fracassées et aux croyances impies.

Il était à l'époque l'agneau le plus fragile de Dieu, un angelot de faïence dans un royaume sauvage, un chérubin de cristal dans un écrin de corruption dansante. Il a prié pour son salut, il a ployé son échine duveteuse, s'est prosterné en mettant en exergue le sillon cranté déchiquetant son dos pâle, de la bosse satinée de sa dernière vertèbre jusqu'à la pubescence incolore qui parsemait sa nuque- songeant que Dieu aimerait voir ce spectacle conçu à sa seule intention. Il a posé son front douloureux sur le sol, a joint ses mains malgré leurs tremblements, articulant méticuleusement ses appels, ses supplications ferventes, et plus que tout, a fait amende pour ses péchés. Il s'est agenouillé malgré la jambe branlante, la jambe dansante, maudite. Il a prêché dans le dortoir immaculé, avec ardeur, avec amour, et le soir, il embrassait le corps harassé du sauveur en espérant être libéré de sa propre chair souffrante, couvrant son crucifix de ses chastes baisers. Priant pour qu'on le débarasse de ce corps qui n'avait toujours été qu'une partition mal jouée, désaccordé des oreilles sifflantes jusqu'aux orteils tordus. Mais si emplis de lumière malgré tout, n'est-ce pas ? De toute la lumière mise par Dieu dans son corps fissuré où s'infiltraient sans cesse des frissons et des doutes, où s’enracinaient les vrilles impures d'illégitimes passions. Il aurait dû répandre autour de lui tout le scintillement de l'azur, laisser filtrer l'éclat divin par toutes les fêlures tracées sur son corps par les anges, qui l'avaient fracturé dans leur immense sagesse, pour faire de lui un martyr de naissance, un être d'exception voué à la plus grande grâce.

Mais il y avait trop d'épreuves sur le chemin qui montait vers le ciel, trop de détours scabreux qui menaient jusqu'à Dieu. Il y avait des embuscades (dans les douches, dans les coins, dans les chiottes, derrière la portes closes) et de la barbarie (des morts (des mensonges(des ennemies des impies des trop beaux et trop forts))), des fois païennes qui tentaient de le tracter à lui- des tentations à n'en plus finir, faisant de la chair des autres les marionnettes gorgées du désir et de la corruption. Mille prétextes pour abandonner l'ascension spirituelle, mille raisons de fuir le calvaire de la sainteté, d'y préférer la fange et le blasphème. Trop de catastrophes pour qu'il puisse donner à sa foi le visage avenant d'une madone béate ou d'un christ endormis. Il était le visage pincé de la foi, les lèvres crispés et les yeux polaires de la foi, sa face inquisitrice, son regard scrutateur. Il était le jugement et la force motrice de la conversion. A d'autres la compassion, à d'autres la douceur. Il était, forgé dans l'adversité et les souffrances du corps, aiguisé par la repentance et les victoires sur des désirs impurs, l'incarnation inflexible de la foi. Celle qui pousse, impérieuse, à l'extase et la flagellation.

Il était l'ange embrasé coulé au bronze même du soleil, la créature céleste fracassée sur la terre. Le fouet immaculé du Seigneur serpentant dans les nuées de pêcheurs et d’agneaux égarés pour les enjoindre à la vénération. Pendant un temps, il avait su être cet ardent torrent de paroles, ces harangues enflammées qui modelaient une niche à Dieu à même les cœurs des gens. Mais au diapason de ce paroxysme mystique, les désirs s'étaient empressés d'envahir sa carcasse à la moindre fêlure, boursouflant sa chair d'étranges et d’écœurantes façons. Ses rêves s'étaient emplis de corps nus vigoureux, de leurs contractions moites, de leurs entrechoquements, de leurs suints opiacés, et plus que tout, d'anatomies trop mâles. Il n'osait plus serrer contre lui le crucifix sculpté laissé par ses parents de peur de le souiller sans s'en apercevoir, trahis dans son sommeil par des songes infamants. Il avait navigué dans ces enfers de chair, refusant d'accoster à leurs immondes et élastiques rivages, dédaignant leurs paysages de viande. Dans sa victorieuse odyssée, peut-être s'était-il laissé cueillir par l’orgueil, vétéran de trop nombreux combats, trop convaincu de vaincre à jamais les démons comme il le faisait chaque jour de la douleur. Car ils s'étaient frayés un chemin vers son cœur au grand jour du Mariage.

Et n'étaient plus jamais, jamais, jamais repartis.

Ce soir ils tremblent dans son ventre, ils dansent au bout de ses doigts, palpitent au fond de sa gorge. Sa jambe branlante est plus traîtresse que d'habitude, plus douloureusement crispée que jamais, et le pied tordu pulse dans sa chaussure, communiquant par morse avec son front brûlant. Ils parlent de souffrance. L’arthrite grignote ses os, bonne amie de la fièvre qui bourdonne à son crâne. Il n'a que vingt sept ans, en semble presque autant de plus. C'est à cause du costume bien sûr. C'est à cause de la cane. C'est à cause de la voussure disgracieuse de son dos, à cause de la lividité de son teint, à cause de sa blondeur. Il faut pointer ses tremblements de vieillard, son bégaiement inepte. La faute à ses épaules tombantes dans les plis goudronneux de son bel habit de messe. Et la faute à la foule qui ne veut pas l'entraîner dans son flot adhésif, la faute surtout à cet écart, à cette distance infâme, qui a toujours existé entre lui et les autres. Faute à la solitude que dégage sa carcasse, faute à l'austérité de son malheur, au malaise étouffé qui l'auréole toujours, grotesque parodie du halo qu'il a cherché toute sa vie à se voir décerné. Faute aux démons. Qui brouillent la nuit, entremêlent des filaments de chair et des torsades d'acier, cousent les lumières gueulardes à des chairs vaporeuses. Qui font de la foule une simple bruine, de la ville une mélasse. Faute aux démons qui mettent l'alcool dans les verres, le désir dans les ventres, faute aux démons du manque, à l'impiété des Hommes. Ce sont eux les coupables. Si la ville est une horreur gluante, la foule un bouillonnement dissolue et lascif- les démons bien sûr. Et ceux qui crèvent sur les trottoirs, les jambes longues qui tricotent sur l'asphalte en crépitant de résille- les démons. Le clignotement aguicheur des néons trop pulpeux, les portes battantes des antres de débauche- les démons. L'ondulation extatique de la ville, la sensualité frénétique de l'excès, l'épaisseur charnelle des chansons qui montent depuis les boîtes de nuit- démons planqués, démons furieux, démons en maraude jusque dans le moindre globule de chair, le moindre centimètre de ce goudron modelé. Ils sont partout. Glissés dans les textiles, imprégnés aux cuirs souples, et surtout à la chair. Les démons sont amoureux de la peau, ils aiment la pénétrer, l'investir, la distendre, elle est pour eux un duvet confortable, un merveilleux terrain de chasse où répandre l'appât de la sensation pour capturer les nerfs, remonter jusqu'à l'âme et la saucissonner. La peau est leur accordéon. Ils font avec elle une musique d'ivrogne sur laquelle dansent les faibles. Les faibles tels que lui.
Si pâle, si maigre, plus anguleux et froid même qu'un cristal de givre. Si fatigué de la vie. Usé jusqu'à la trame calcaire de son être, par trop d'années à trembler, à souffrir. Avec cette maudite jambe, avec ces maudits os qui se tordent, qui craquent à tous bout de champs. Petit bonhomme de fagots et de ficelles, pauvre poupée de brindilles, il s'appuie sur la canne somptueusement décorée, il masse doucement la chair contusionnée avec des crèmes, des huiles, cajole ses membres gonflés en se mordant les lèvres. Une main pour concéder à l'enveloppe charnelle aussi mince qu'une coupure ou que le fil d'une feuille, quelque ténébreux et futile soulagement passager. Une autre main écoulant les perles du chapelet au rythme des murmures. Les lèvres crispées fleuries seulement pour un baiser aride à la croix lourde et froide, tandis que la jambe dure fourmille, picote, chaude et spongieuse après les soins, repue de palpations et de substances huileuses.Chair étrangère accolé à la sienne, avide membre bestiale sirotant le contact. Inutile appendice qu'il aurait mieux valu couper, éternelle source de souffrances rattachée à son corps. Ils disaient, à la Maison, malformation congénitale, et ils parlaient de vis pour redresser les os, ils parlaient de fractures, évoquaient des traitements, procédaient aux massages, lui donnaient des pilules qui contenaient l'illusion d'un paradis fugace, et qu'on venait lui dérober à coups de coudes et de moqueries dés lors qu'il ressortait de l’infirmerie. Il a toujours songé pour sa part : châtiment. Mise à l'épreuve et châtiment. Pour la famille trop blonde, d'une race trop épurée, trop pieuse, avec son sang exquis, bien plus ancien que le plus vieux des vins. Tourné en vinaigre pour n'avoir pas su se renouveler d'une génération à l'autre. Pour tous ces nobles principes bourgeois, pour cette froide hypocrisie dénuée de joie, cette existence luxueuse et mécanique dont l'austérité s'exhibait dans un écrin de richesses. Pour cette foi ignoble, dépassionnée : un châtiment. Fergus, le premier né, poupon trop tôt cédé à la violence du monde. A peine capable de froisser ses poumons malformés. A peine capable de tenir debout. Petit ange de dieu toujours hurlant de douleur dans son berceau sculpté, infernale innocence soumise à la torture.

Abandonné sous les yeux du Seigneur depuis le premier jour, mis à ramper sous son regard pour y trouver la fore de s'élever jusqu'à lui. Essayer n'a jamais suffit à lui attirer la miséricorde angélique, le céleste frôlement de l'extase, le feu de Son amour. Il fallait réussir, pour cela, à devenir un saint. Il était convaincu de pouvoir y parvenir, avant le Mariage. Il était convaincu d'être sur la bonne voie, petit évangéliste tiré à quatre épingles, costume cravate apposé en armure, la patte folle dissidente confrontée à d'autres handicaps, bien pires encore qu'une jambe festive, qu'une bouche molle bégayante. Qu'importaient les obstacles dressés face à sa juste fureur juvénile, qu'importaient toutes les âmes païennes irrémédiablement perdues, oui, et qu'importait même la fatalité qui l'emporterait loin de ce champs de bataille quand Père et Mère viendraient reprendre à la Maison leur triste descendance. Il avait le sentiment de pouvoir changer les choses, de pouvoir marquer le plâtre aggloméré des murs de son empreinte indélébile, de léguer à la Maison lourde d'un millier de secrets et à ses habitants un patrimoine plus saint, l'histoire d'une purge décisive à la gloire du Seigneur. Il savait être en mesure de faire de cette enclave païenne une graine de paradis déployée sur la terre- sur cette terre fangeuse où s'élevait la baraque sordide, l'arche grotesque construite pour les déshérités. Semblable à un grand navire rouge, tortueux, fait de plâtre et de bois, aux longs voiles écarlates de tuiles empoussiérées. Une vaste comédie de navire, impropre à la navigation. Ils avaient lancé le bateau et son peuple d'enfants-monstres à travers les marais, sans doute en attendant qu'il ne coule dans les flots globuleux de la tourbière. Ils avaient choisis le recoin le plus spongieux de Louisiane pour y bâtir la Maison, puis les y avaient tous enfermé sous des prétextes divers, tous les agneaux boiteux de Dieu moissonné par les grandes déceptions parentales, tous les moutons à la laine noir, tous les bâtards, les oubliés, en adressant au ciel des prières pour leur âme, en réclamant sans doute qu'ils sombrent à tout jamais. Prétextant les sauver avec des pluies de cachets et mille baisers d'aiguilles, avec des perfusions, des banderoles bariolées, des promesses sans fondements, prétextant faire preuve de miséricorde en les cloîtrant les uns avec les autres, pâles grouillements de cafards, plus sauvages et plus blessées que des bêtes de curée. Les innocents à la dérive, dans la tempête, s'étaient mués en créatures impies. L'arche ordurière, conserve ligneuse d'espoirs livrée à une bestialité sans date de péremption, était devenue une antre maléfique, une simple barrique flottante vrillée de moisissure, où la chair et l'esprit pourrissaient de concert. Tel était déjà le cas quand il avait été tassé à son tour dans cette fosse baveuse. Mais il ne s'était pas laissé happé par la mystique païenne des autres occupants, il avait fuit le rayonnement du faux prophète qui régnait en ces lieux ; le pâle adolescent aux yeux décolorés, aux cheveux de vieillard, et à la voix si douce, si trompeusement caressante et charmeuse. Le maestro au nom de fantôme qui prétendait faire revivre Noé au travers de sa lividité, sous prétexte de partager avec lui une commune blancheur. Le garçon qui menait les liturgies ineptes de la foule païenne avec tout le sérieux d'un cardinal et l'habit d'un clochard, celui que l'on appelait : Banshee. Avec amour, crainte ou adoration. Avec tout le respect sectaire des enfants de la Maison- de cette baraque infâme qu'ils nommaient fort simplement la Rouge, de la tendresse aux yeux, un roucoulement aux lèvres. Rien qu'un tord parmi d'autres, quand ils se qualifiaient déjà sans considération pour leur humanité. Voyant partout non de simples enfants mais des rats, des loirs, des cerfs, des cygnes. Attachant à leurs communautés morveuses des noms de bêtes, des animaux totems censés leur correspondre, puis, tout à leurs traditions sordides, priant les cauchemars que leurs prédécesseurs avaient conçu comme une barrière de plus pour s'éloigner du monde. Vénérant les ombres dans les murs sans se priver de leur donner des cornes, comme un dernier pied de nez en offense au Seigneur. Insectes blasphémant sans trêve au nom d'une déesse écarlate nourrie de bouts de phalanges, une année après l'autre. Une tradition barbare parmi d'autres, sonnant le glas de leurs âmes.
Il avait vécu là-bas submergé d'écarlate, acculé par les menaces de la puberté ; la sienne et celle des autres. Avec le rouge passion, le rouge blessure, le rouge frénétique et charnel, posé sous son regard, se pressant sur ses sens, invitation insistante à en perdre la tête. Dans l'étreinte poisseuse et asphyxiante du rouge, il s'était préparé à affronter le monde extérieur et sa voracité, son hypnotique décadence, sa luxure déferlante- il s'était préparé pour l'hydre molle à mille têtes qui sinuait dans les rues, l'entité même qui ce soir s'écoule autour de lui. Et il avait acquis la certitude qu'il parviendrait à contrer toutes les machinations pour atteindre l'état de grâce, pour que les anges transpercent son cœur d'extase avec des traits de lumière, que Dieu le reconnaîtrait, ferait de lui un saint. Alors Fergus aurait son visage tatoué sous les paupières des pieux, Fergus aurait son visage apposé dans les livres, Fergus aurait même ses vitraux dans de petites églises, sa légende à jamais murmurée à travers les campagnes radieuses- il aurait son jour férié, et les enfants l'aimeraient pour cela, ils l'aimeraient comme ils n'avaient jamais su le faire de son vivant. Face à la damnation des autres pensionnaires, il s'était laissé convaincre d’entreprendre sa grande œuvre, de transformer la Maison en lieu saint. De la purger de ses démons, bambins en furie ou créatures cornues. Il en était alors capable. La situation lui était propice à cette époque, ses fidèles, si peu nombreux qu'ils soient, propageaient sa parole, rêvaient d'un monde meilleur, d'une vengeance légitime. Ils étaient les parias de cette famille de sauvages, le troupeau sacrifié reclus dans une impasse, là où les loups pouvaient choisir quelle brebis ils mangeraient. Cygnes sacrificiels pour qua la machinerie sociale puisse continuer de tourner et de broyer les êtres. Mais cette époque serait bientôt révolue, pensaient-ils alors e repassant joyeusement leurs costumes, leurs bibles sous l’aisselle, l'exultation au cœur. A l'époque, une crise mystique secouait toute la Maison. L'arche était prête à sombrer sous les grondements de panique. Ou à changer capitaine. Et il était capable d'endosser cette charge. Malgré le mépris des païens, malgré leurs moqueries incessantes, malgré le massacre qu'ils perpétuaient depuis plusieurs années, tout à garantir la pérennité de leurs secrets, de leurs mensonges et de leurs traditions. Eux qui gavaient les murs de phalanges et de cadavres, eux qui nourrissaient la baraque d'encens et de prières.

Ils avaient finis par voir le danger qu'il présentait pour eux, pour leur monde. Ils avaient compris que Fergus, l'infirme bégayant dont on salissait les costumes de crachats, saurait précipiter la fin de cet âge sombre sur lequel ils régnaient. Alors ils avaient organisé le Mariage.

Il y avait eu une embuscade, comme tant d'autres fois auparavant. Ils attendaient devant le dortoir, peinturlurés, silencieux, ruisselant de breloques et d'amulettes. Les têtes pensantes, les officiants de la foi païenne, les irrécupérables. Trois silhouettes échevelées aux visages barbouillés. Il s'était immobilisé devant eux, devant leurs traits repeints comme des masques mortuaires. Puis leurs cohortes étaient sortis des couloirs dans le grincement des fauteuils roulants, le tricot des béquilles. De tous côtés ils s'étaient extrait des images entremêlées aux murs, ils avaient rampé en dehors des ombres portées par les meubles, ouvert des portes proches sans émettre un seul grincement théâtrale ni de murmures convenus- rien que les sons sinistres de leurs chaussures orthopédiques, de leurs prothèses doucement entrechoquées, de leurs souffles asthmatiques. Ils avaient formé un cercle de chair et de bibus dansants (poignets oreilles et gorges décorées au diapason de leurs traits maquillés), un tout nouveau cercle infernale conçu à sa seule intention. Ils ne l'avaient pas insulté, pas même la brute basanée aux yeux d'onyx, pas même sa sœur blafarde à la cascade de boucles. La perfide et la bête. Deux des petits chefs de la Maison, deux des ennemis mortels, si prompts à déverser des rasoirs de leur bouche- silencieux comme les tombes qu'ils avaient creusé pour tant d'autres enfants. Tueurs adolescents aux sourires prédateurs, dont les lèvres chatoyantes de venin restaient pourtant closes, ce soir là, immobile inexplicablement.
Plus que tout il avait craint le silence du Grand Bouc. Sa Némésis hirsute, le presque enfant géant au corps d'adulte, le chef du groupe rivale, de l'assemblée mystique. Le roi caprin des Cerfs. Paroxysme de vitalité quand lui n'était qu'un cancrelat blafard, parangon de vigueur bestiale quand lui n'était que retenue et ferveur, amoureux du théâtre (du mensonge dans son plus bel habit) quand lui reniaient les illusions commodes et la beauté du verbe (l'éclat trompeur de la poésie, le soulagement vulgaire des joyeuses comédies), car les mots dans sa bouche ricochaient plusieurs fois avant d'être éjectés. Le Grand Bouc qui parlait à tord et à travers, tandis que lui même ne prenait la parole qu'à la seule fin d'étendre le royaume de Dieu. Une pierre après l'autre pour paver un chemin conduisant vers le ciel – et pour l'autre, l'infâme puant, rien qu'un layon torturé dans les bois. Il y avait toujours dans la bouche du Grand Bouc une fureur dansante, trop de mots qui pépiaient sur sa langue et trop de voix gonflant dans sa gorge si ample. Des nuées des mots pour charmer l'auditoire, pour captiver les cœurs, endormir les esprits, exalter les passions dans les carcasses malades. Le Grand Bouc si charnel, si pesant, toujours si foisonnant de paroles, comme un fièvre à lui seul, crasseue incarnation du péché dans son plus bel habit de gaité païene, le Grand Bouc aux petits charmes insidieux, discrets, frappants, qui s'évertuait à propséprer tel un foutu printemps gueulard. Ce garçon qui n'était rien d'autre qu'une bouche grande ouverte et très moite, chatoyante de tous les feux de l'enfer dans un tourbillon de fourrure filée d'ocre et feu, ce garçon là qui tonnait d'un bout à l'autre des couloirs, ce garçon insolent aux vastes sourires d'ogre, celui-là qui singeait un orchestre à lui seul- silencieux, solennel. Sobrement taiseux. La gueule broussailleuse recouverte d'une peinture blanche luisante ui ne faisait qu'étendre encore ses traits ciselés d'adulte, mettant ses yeux de chouette tout au centre du monde. Un regard obsédant de profondeur, puits de verdure suintante. Il voulut échapper aux abîmes ouverts sur ce visage de plâtre, échapper à la sordide comédie de ce mime gigantesque. Mais sur chaque face phosphorescente qui perçait le crépuscule envahissant des lieux (insipide brouet de nuit, invasif), il trouva les mêmes trous d'obscurité, les mêmes silences, les mêmes aplats inexpressifs. Sa jambe se mit à lui faire mal, ses os se tordirent à nouveau dans leur ganache de chair. Ses nerfs firent des nœuds, ses muscles tressautèrent. Sa hanche émit un vif craquement. Sinistre cri de squelette.

Les enfants se turent. Ils ne rirent pas comme ils le faisaient toujours. Ils l'emmenèrent à la cave, sans qu'il ne puisse rien faire que de conduire la marche. Inexorablement poussé vers l'avant, parfois guidé d'une main ferme posée sur son épaule pour l'inciter à bifurquer vers l'un des embranchements.

La procession s'écoula dans les couloirs de briques rouges qui formaient les entrailles de la Maison, s'illuminant doucement au gré de leur avancée dans les viscères obscures. Les sauvages produisirent des bougies parfumées de touts les tailles et de toutes les couleurs. Même de petites rayées plantées sur les gâteaux d'anniversaire, qu'ils avaient subtilisé aux cuisines avec leurs doits maniaques de farfadets voleurs. Des odeurs grasses emplirent l'air, décollant des mains blêmes des enfants telles des oiseaux trop lourds, colombes et hirdondelles bouffies, farcis pour un banquet. Une puanteur florale entoura le cortège comme un drapé crasseux, une toile pesante ombrée de suie. Ils avancèrent dans une brume épaisse, incolore, alourdie par d’innombrables nuances olfactives, voyagèrent à travers une pellicule huileuse, au gré d'un flux dansant, capiteux, qui se mit à glisser au devant leur cohorte, en précédant leur marche d'un grand bouchon de brouillard ; ils le poussèrent toujours plus loin à travers les couloirs. C'était une orgie pour le nez, mais elle éclatait dans un silence macabre. Il n'y avait que les bruits gourds et ferreux de leur infirmité, une partition infernale pour un orchestre de prothèses, mélodie mate, grinçante, relevée par les tintements de grelots et les sons doux produits par les grigris qu'ils portaient tout contre eux, sur leurs gorges fines et leur poignets caquettants. Le plafond bas suintant d'humidité et les murs écarlates absorbaient tout le reste, s'étirant lentement en boyaux étriqués. Il lui sembla, ce soir là, avoir fait trop de détours dans cette sinistre fraîcheur de sous-bois, avoir marché sur une distance trop longue. Il eut le sentiment de plonger dans les profondeurs secrètes de la Maison, d'emprunter des tunnels abscons qui n'auraient jamais dû pouvoir s'étendre au travers de la cave. Il lui sembla parfois entendre les bruissements d'une forêt. Le sol, poisseux par endroits, fondait sous certains de ses pas pour révéler une mollesse torpide, une tendresse limoneuse, d'abord agréable, mais très vite incongrue. Quand ses yeux quêtaient l'humus dont les sensations remontaient en pressions délicates à ses jambes douloureuses, il n'y avait que le ciment grumeleux, ses pieds et les béquilles chromées qui s'offraient à son regard. Au-dessus de sa tête, la mélopée spectrale des branches tenait plus de l'acouphène que du chant, et il n'y avait nul part le filigrane d'un feuillage, fut-il fantomatique. Mais il pouvait sentir la paisible oscillation des arbres.

Quand la salle les happa finalement dans son halo tamisé de lumières, il avait déjà perdu depuis longtemps tout repère temporel ou spatial. L'haleine tiède et sèche de la pièce déferla sur lui comme une caresse aimante, portée par le flammèches qui brûlaient sur d’innombrables cierges. Il ne sut qu'éprouver face à cette marque de reconnaissance. Jamais la Maison ni ses pensionnaires n'avaient exprimé le moindre désir de l'inclure dans leur communauté. Il eut envie de pleurer, puis de cracher, et il se contenta finalement de rester impassible. Impassible mais tremblant sur ses membres courbés. Impassible et livide. Impassible et- pitoyable. (Frêle) Vulnérable. Trahis par ses nerfs dans sa volonté de n'offrir aucune prise au jugement. Au nom de quel orgueil.. ? Il s'était laissé cornaqué dans la cave sans opposer la moindre résistance.

Il lui arrive toujours de se maudire après treize années de hantise, tout en sachant qu'aujourd'hui encore il n'agirait pourtant pas autrement. Qu'il se convaincrait, même adulte, de pouvoir préserver sa dignité rien qu'en pinçant les lèvres, qu'en brandissant bien haut sur son cou maigre un visage de galet, tentant d'oublier que tous ses nerfs conspirent à trahir un maintient qui fait pourtant pousser des ronces tout au travers ses nerfs. Mais il aime se laisser croire que tout pourrait être différent aujourd'hui, qu'il a acquis en force au lieu de poursuivre sa désagrégation, que sa place dans ce coagulum urbain n'a été déterminée que par cet unique évènement, et que la cave de sa maison ne recelerait aucun pêché si on lui avait épargné le Mariage. Il aime pouvoir maudire les visages peints des pensionaires prisonniers de sa mémoire, pouvoir jeter leur surnoms au Seigneur quand les remords se font trop insistants- Quenotte, Tamanoir, Raspoutine.
Ils l'appelaient Richter pour moquer ses tremblements nerveux, l'éternel bégaiement filtrant toute ses paroles. Ils l'appelaient Richter pour tourner au ridicule sa dignité bourgeoise, car il y avait dans ces syllabes un jeu de mot aussi puérile que leurs imitations braillardes de ses trémulations (riche terre, RIche têêêêre, ça rime avec cimetière, ou alors ça devrait, ça fait belle impression monsieur madame très bien, riche-serf (le nôtre), riche-fer (de jambe), riche-mer de chien, ça lui va bien Richter, c'est un tremblement de terre), et lui ne pouvait rien faire que de réserver son nom aux pages de son journal, que d'y écrire jour après jour avec ses doigts tremblants.

"Fergus Ulman, mardi 7 février 1992, seize heures. Le thé à la menthe de Fleur est trop sucré, comme toujours ; sa Gourmandise irrépressible doit être sanctionnée, mais je suis faible face à ses yeux d'enfant. Pardonnez moi Seigneur, mais je savoure ce bref moment de paix dans l'ombre fraîche soulevée par les rideaux vaporeux qui dansent devant les fenêtres limpides de notre dortoir. Il a fallut remplir un formulaire pour avoir ces rideaux ; seul le papier ou les cris ou du pouvoir entre ces murs. J'aime ces instants de répit dans l'enclave de pureté qu'est devenu notre dortoir. Sous les caresses précautionneuse des rayons de soleil, dans le noble silence qui imprègne ce moment, je peux oublier que notre service à thé est en plastique, car des Rats ont brisé toutes nos tasses de faïence. Je peux oublier que ce matin le Crevard a menacé l'une de mes brebis de son cutter et de sa langue perfide. Je peux oublier que Banshee persiste à propager sa parole païenne, pâle apôtre du Diable aux sourires doucereux. Je peux oublier les âmes noire goudron de ces corps juvéniles qui se tordent à la fois de rire et de douleur. Pardonnez moi Seigneur, mais j'ai besoin de ces fragiles instants de grâce pour supporter l'existence que je mène dans cette maison investie d'une présence démoniaque, où l'impiété et le blasphème côtoient la barbarie. Il me semble que je deviendrais fou, sans cela, comme ils le sont eux tous. Je ne crains pas d'opposer ma foi à leur hérétique bestialité car je me dois de porter Ta parole à leurs oreilles qui ne veulent pas l'entendre, mais il me faut pour le moment plus que la prière pour mener à bien la mission que Tu m'as confié en m'envoyant ici. C'est faiblesse de ma part. Je ne suis pas encore digne de Toi, mais je saurais le devenir car Ton amour est la seule chose à laquelle j'aspire."

Dans la cave, les lignes du carnet dansaient derrière son front, s'entrecroisaient en faisceaux vifs, rouges et bleues, comme des lasers dansants braqués au sein de la nuit. Il eut l'impression de voir défiler des traits de néons échappés aux enseignes des drugstores et des panneaux routiers, jaillissant vers le ciel pour y créer d'autres constellations. Il se souvint du bus qui l'avait amené à la Maison, du long voyage nocturne et des aires d'autoroute scintillantes, des lumières fluorescentes qui peuplaient les ténèbres. Il se souvint qu'il avait détesté ce voyage interminable. Il se souvint que le monde défilant derrière les vitres embuées lui avait semblé aussi vaste et crasseux que dangereux. Puis tandis que les païens le poussaient plus avant dans la pièce, il se souvint de toutes ces rebellions silencieuses prisonnières de sa calligraphie tressautante, et le contenu du carnet lui sauta au visage. Les mots roulèrent d'un bout à l'autre de son crâne en un tourbillon noir, cercles entrecroisés de syllabes percutées dont la cohue dansante laissait parfois s'extraire un mot plus fort que d'autres. Un message hachuré et cryptique. Tout le contenu du journal gonflait entre ses tempes comme une étrange nausée mal localisée. La tête lui tournait. L'odeur des bougies était trop lourde. Les enfants ne parlaient pas. N’émettaient aucun bruit. Il eu l'impression qu'ils s'étaient tous évaporés à son entrée dans le halo de lumières. Fergus tourna la tête, provoquant la plainte furtive de chaque os dans sa nuque.
Ils se tenaient derrière lui dans leurs jeans, leurs t-shirt trop vifs, leurs ruissellements de breloques, avec des têtes de mime, un silence de cadavre, et leurs corps malades formaient un mur craquelé. Il s'en extraient trois briques. Une grande, une petite, une moyenne. Trois briques mousseuses, essentielles à la cohésion de l'ensemble ; mais le mur, pourtant, continua de léviter et d'onduler lentement, agglomérat de débris, phosphorescent, inepte, percé de visages peints. La trinité, elle,se détachait clairement. Raspoutine, Quenotte et Tamanoir s'avancèrent sans un mot. Trois silhouettes prédatrices aux cheveux interminables. Le roi des boucs et son amabilité mal placée, mal conçue, qui avait tenté des mois durant de les comprendre, lui et sa foi, pour ne que mieux les piétiner de ses ardeurs païennes, de ses outrances vibrantes ; la princesse noiraude aux yeux laiteux, au teint parfait, aux robes de conte de fée, mais au cœur noir, aux doigts sanglants, et qu'il s'était pourtant convaincu de pouvoir sauver de son frère une fois Banshee, l'adulé, renvoyé aux ténèbres ; puis le matou, l'hérissé de rage, l'ire en chair, en cheveux et en os- tout en nerfs, en tendons, en zozotements rageurs, moqueurs, de petite brute pourtant trop grande des poings, trop grande de coups, entremêleur d'entrailles mettant au fond de son ventre pourtant ordonné d'étranges nœuds par milliers ; les trois sauvages, mortels ennemies, infiniment, horriblement dangereux. Les trois pontes effrayants d'impiété qu'il s'était mis en tête de vaincre avec ses machinations appliquées, ses manœuvres rebelles, toutes les ressources de sa foi et -Dieu le pardonnerait- de sa ruse. Il avait eu droit à leur mépris, à leur hostilité, et même à la sympathie malvenue du Grand Bouc. Mais jamais encore il ne s'était attiré le genre d'attention qu'ils lui manifestaient alors. Il en prit soudain conscience : dans toute cette solennité, il y avait chez eux une forme nouvelle de défiance. La reconnaissance inédite d'une menace.

Pour la première fois l'élite païenne craignait le petit, le risible Fergus, tout bourdonnant de malaise. Pour la première fois, ils prenaient au sérieux l'infirme bégayant. Cette prise de conscience l'emplit d'exultation, et un instant au moins il eut le sentiment d'avoir posé le pied sur quelque fugitif nuage du paradis- prêt à se dérober sous son pas malhabile, mais bel et bien présent, chantant sous ses béquilles pour l'enjoindre à la danse. Un sourire étira le mince couperet de ses lèvres, un sourire véritable qui ne tressautait pas, bien ancré à sa bouche, un sourire comme il n'y en avait eu que trop peu dans sa vie- nouveau miracle en formation qui procréa de lui même un peu plus de bonheur en son cœur jusque là paniqué. Il était craint par les éminences de l'infernale Maison. Cela ne signifiait-il pas qu'il approchait du but ? N'était-ce pas la preuve qu'il était en voie de parvenir à ses fins ? Il n'avait pas à avoir peur alors. Ni des trois apôtres démoniaques au sérieux surjoué, ni de cette mise en scène. Pas même du sort qu'ils pensaient pouvoir lui réserver au terme de cette mascarade. Car, il le savait, Dieu ne l'abandonnerait pas. Pas quand il était, finalement, si proche de réussir à faire de Sa parole la nouvelle loi en vigueur au sein de la Maison. Grâce à tous ses efforts, Son regard se portait de nouveau sur ces lieux décadents dont Il s'était un jour détourné, abandonnant les pêcheurs précoces à leurs vices déjà trop bien ancrés. Il avait ramené le Seigneur en ces murs, et nul démon ne pourrait plus y changer quoique ce soit. Les hérétiques avaient déjà échoué. Avec cet obscur châtiment enveloppé de mystères qu'ils lui faisaient miroiter en exhibant vulgairement leurs attitudes cérémonieuses, ils ne pouvaient plus réussir qu'à faire de lui un martyr, que donner plus de légitimité encore à sa cause, et non étouffer la révolte dans l’œuf. Quand Fergus le comprit, il sentit Sa lumière le nimber, infiltrée jusqu'en cette cave secrète, malgré la distance qui s'étendait entre lui et le ciel. De vibrants faisceaux d'été le frôlèrent, jaillis d'harpes célestes, un doux papillonnement gonfla dans ses entrailles. Peut-être son sacrifice serait-il nécessaire pour instaurer en ces lieux la parole du Seigneur. Il n'éprouvait nul crainte à cette pensée. Sous le regard de Dieu, la torture et la mort deviendraient une extase. Les anges viendraient tremper leurs doigt d'or dans son cœur supplicié, occasionnant chez lui une divine jouissance.

Il détourna le regard des impies qui se vouaient à le punir, leur opposant le long rectangle noir de son dos noué, la simple géométrie créé par le costume. Il ferma les yeux, étouffant les bougies et les cierges sous un battement de paupière. Il se creusa dans la souffrance pour adopter une stature plus digne, bravant les courbatures, les douleurs de ses os, et il fit front ainsi, tendu vers le plafond pour se gorger de l'intangible lumière du Seigneur. Puis il attendit leurs coups. De poings ou de poignards. De bâtons ou de cailloux. Il sentit un mouvement enfler dans son dos, il perçut son approche méthodique, ample et tranquille. Il eut l'intuition de sa brutalité, le pressentiment de sa violence mortelle.

Trois colonnes de cheveux le dépassèrent. Sans frôlement ni murmures, sans regard menaçant. Sans mot doux semé sur leur passage pour étendre l'emprise de son angoisse vaincue, raviver à son corps un tremblement anxieux. Sans sourire carnassier délivré fugacement. Pas même de la brute aux manœuvres d’intimations si banalement efficaces, pas même l'ébauche d'une expression révélatrice et pernicieuse venant de sa petite grande sœur. Ils ne le touchèrent ni des yeux ni des mains, n'eurent pour lui qu'un silence violent et qu'une indélicate absence de réaction. Ils ne relevèrent pas même par la moquerie sa toute nouvelle bravoure.


la voix angélique du garçon s'élève comme le jet d'une fontaine et retombe sur la foule en une pluie de grelots. Sa gorge vaporeuse subit des fluctuations et s'ouvre comme un lys, ses lèvres éclatent d'un pourpre lumineux où sont absorbées toutes les fluorescences qui animent les néons. Les clochettes qui jaillissent de son gosier soyeux mettent quelques brins de muguet dans son long chant d'aurore, mais l'agonie du silence glisse en leur sein trop de fleurs d'asphodèle.





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28-04-2020 à 16:40:27
Le jour de trop

Le voyageur quitta les fourrées pour entrer sur le chemin de terre qu'il avait eu la malheureuse idée de délaisser au cours de son périple.
La forêt murmura derrière lui, les buissons bas frissonnèrent au contact de son corps rigide. Les feuilles bruissèrent avec insistance sur son passage, des branches graciles se tendirent contre ses jambes, souples et nerveuses, puis craquèrent dans de vaines tentatives de griffures. D'autres restèrent accrochées à sa cape, prisonnières de son tissu râpeux. Il ne se formalisa pas de cette nouvelle accumulation de débris et de saleté- il en était déjà couvert. Il se concentra plutôt sur sa démarche. Le voyageur garda la tête basse en rejoignant la route, refusant de céder au ciel la moindre parcelle de son visage. La lumière trouble qui dissipait les ombres de sa capuche ne modelait de lui qu'un simple bout de nez rougis par le froid, surplombant d'épaisses moustaches tressées ainsi qu'une barbe blonde, masse hirsute en bataille, piquée de quelques plumes, aussi lourde de poussière que l'étaient ses vêtements. Sa cape avalait les perspectives abruptes de son anatomie et ses mains étaient gantées de cuir. Outre le bref éclair de peau et de blondeur figurant son visage, il n'y avait pour le définir que la sombre pesanteur de la cape, dont les plis autrefois coulants s'étaient immobilisés autour de lui dans une gangue de boue séchée. La forêt, dans son dos, semblait plus fluide, plus sensible et plus vivante qu'il ne l'était lui même. Elle était humide et mouvante, susurrante et onduleuse, elle répondait aux vents qui caressaient ses cimes, fouillaient ses feuillées denses, avec une voix soupirante, une mouvance languide. Lui était raide et lourd, silencieux, crispé, d'une mobilité toute mécanique. Il ne répondait pas au vent, ne cherchait guère ni à lui échapper, ni à s'y enrouler avec une vague extase, quand bien même ses nerfs en réclamaient les caresses intrusives. Son pas était tranchant, sa marche était pointue, elle ne souffrait d'aucun mouvement superflue et se faisait toute en mouvements de jambes, sans agrémentation des bras, sans geste de la tête, sans apparents roulements d'épaules. Rien n'échappait à l'emprise diminuante de son ample vêtement. Seules jaillissaient les longues jambes qui portaient sa haute carcasse muette, monstrueuses, avides, crisasnt à chaque foulée contre les pans de la cape. Elles s'avançaient hors du vêtement comme les mandibules d'une gueule noire et féroce. Tout le reste du corps, pris dans le carcan crissant du tissu alourdi, avait adopté une immobilité totale qui ne pouvait s'exercer qu'en raison d'une prodigieuse tension nerveuse. Le voyageur était crispé au point que tous ses muscles avaient formé des nœuds, que ses nerfs s'étaient fossilisés dans une chair faîte pierre. La cape, sur lui, était devenue une cloche de toile et de poussière ; son corps avait tout du battant dur et mince qui lui ferait sonner un mélopée morbide. Tous les chemins qu'il avait parcouru auparavant s'étaient posés sur lui, indolents et lourds. Ils s'étaient avachis sur son vêtement, s'étaient laissé couler insidieusement entre ses fibres, jusqu'à y former des cicatrices de terre, des boursouflures de boue. La terre, l'humidité et les crasses organiques de la forêt onctueuse, s'étaient joins aux chemins apposés là, pour continuer à peindre sur le dos du voyageur la fresque morte de ses errances. La cape était devenue une carapace épaisse constituée par les chemins et par la sylve, par leur respiration chargée de particules, leur corps pulvérulents, grouillant, parasitaires. Peut-être sous cette carapace son propre corps était-il pareillement colonisé par les lieux qu'il avait parcouru, peut-être les épices des marchés s'étaient-elles incrustées à sa peau, nichées dans ses gencives, dans les plis de ses lèvres, peut-être le sel et le sable s'étaient-ils coincés dans les creux de son anatomie, collés ensuite par la sueur, la saleté, amalgamés discrètement à ses pores, peut-être l'odeur des draps miteux qu'il avait fouillé de sa carcasse aux nuits les plus ardentes s'était-elle déposée, huileuse, en travers de ses membres, peut-être y avait-il dans ses cheveux des soupons d'ailleurs, et dans sa barbe du sang, des salives et des jus. Il aurait fallu pour le savoir réussir à l'extirper de la cape, le palper, le sentir, narines à même la peau. Mais il y avait grand danger à tenter l'entreprise. L'homme était escorté en ses errances par de nombreux couteaux, des lames par dizaines qui garnissaient ses hanches, pendant à sa ceinture tels de longs fruits aux coques luisantes. Il affectionnait la compagnie silencieuse des armes, leur contact simple, les interactions pratiques qu'il avait avec elles. Il prenait grand soin de ses couteaux, et quiconque aurait voulu lui ôter ses atours en serait devenu l’étui vivant de chair, l'humide coffret de peau, de membranes et d'entrailles. Il n'aurait pas toléré qu'une main l'approche avant qu'il ait pu à loisir la tâter, la sentir, l'embrasser et la mordre. Pas avant de l'avoir enveloppé de caresses, ou soumise à l'acier.

Le voyageur affectionnait sa carapace de routes et de forêt. Quand il trouverait sa demeure, il pourrait la poser dans un lieu sombre et sec. Puis ne la ressortir que pour en lire le braille, peut-être bien mourir dans cette gangue protectrice, glisser à l'intérieur quand il sentirait venir la maladie, et ne plus en sortir, devenir à l'intérieur un petit tas d'ivoire, un mikado humain tassé dans un cocon. Ou bien il pourrait l'enfiler à nouveau, décider qu'il lui fallait conquérir une autre maison, trouver un nouveau lit. Peut-être repartir à la chasse au miracle. Reprendre cette quête insensée, cette traque à l'artéfact. Chercher à nouveau la boîte à musique et son habitante, son génie psychotique, sa fée esclave enchaînée aux rouages, qui avait encore seize vœux à cracher avant de pouvoir prétendre quitter le cachot du coffret, se défaire du filet musicale, et retrouver la liberté dont on l'avait privé voilà de nombreux siècles. S'il se rappelait des raisons pour lesquelles le souhait valait qu'il en pourchasse la réalisation, s'il parvenait de nouveau à aimer l'idée de le voir accomplis, alors il quitterait sa demeure, vieillis et fourbu, pour apporter un nouvel espoir à ce qu'il restait des siens. Ou peut-être trouverait-il la boîte avant de découvrir un lieu qui saurait devenir sa maison. Ou peut-être mourrait-il sans demeure et sans souhait. Ou peut-être la fée aurait-elle exaucée tous les vœux qui lui restaient à pourvoir, avant qu'il n'ait réussis à mettre la main sur sa prison dorée. Ce n'était toute fois pas la conclusion qui comptait, n'est-ce pas ? C'était en fait le voyage n'est-ce pas. Et le voyage était très beau, d'ailleurs. Très long, très fatiguant, très beau.

Un cabot malpropre jaillit sur les talons du voyageur. Son corps pelé luttait contre la défection des chairs et le désintérêt flagrant de ses fragiles articulations à jouer encore leur rôle donnait à sa démarche l’apparence d'une constante dislocation dansante. Une langue trop longue béait de sa gueule hirsute. L'homme ne prit pas la peine de l’accueillir, ni d'une parole, ni d''un regard, ni même d'un simple geste. Il le laissa cheminer à ses côtés sans ralentir son pas. La bête essoufflée ne s'essaya pas à japper ou à jeter au voyageur une œillade apitoyée. Mais elle se mit à baver bleu et expira quelques discrets fumerolles.

Ils avancèrent de concert sur le chemin, escortés par la forêt qui se tassait sous les mandales du vent. Le ciel était gris, touillé d'éclairs en formation. Un gruau de nuages s’amoncelait, porteur de calamités et de capharnaüm. Il n'y avait personne sur cette portion de route, sous ce plafond sinistre. Quand ils arrivent à un croisement, il devint évident qu'ils étaient les seuls à hanter la route ce jour là. Les tambours du tonnerre leur déclarèrent la guerre, et une bruine d'avertissement commença à tomber. Par devers lui, le voyageur frissonna sous sa cape. Il avait déjà passé de longues journées dehors. Il s'était enfoncé dans le ventre grouillant de la sylve pour échapper au tumulte des villages, des chemins, pour entraîner ses poursuivants sur des sentes embrouillées, et à l’abri des feuillages, leur donner une mort douloureuse, ludique, horrible. Mais la perpétuelle fraîcheur de ces bois denses, l'humidité pénétrante de l'air, avaient finis par s'insinuer dans ses os plus profondément qu'il ne l'aurait cru. Ce pâle crachin devenait pour ses nerfs éreintés une salve dure. Il ne s'était jamais sentis si las. S'extirper de la forêt avait été bien plus difficile qu'il ne l'avait escompté, comme si cette dernière cherchait à le retenir, comme si l'humus devenait plus fondant sous ses pas, la verdure plus collante, l'atmosphère plus épaisse. Il s'était sentis désiré, suffoqué d'amour. Il avait faillit paniquer, pour la première fois depuis longtemps. Il s'était souvenu des longues nuits passées à dormir dans les arbres, des hululements de sa mère et de la foi qu'elle mettait en la dendromancie- prophétesse de la sylve, dérèglements mystiques. Il avait frissonné à l'écho de ses paroles anciennes. L'enfance fiévreuse qu'il avait passé avec elle, avec eux tous aux yeux de cuivre -comme les siens, héritages- et aux esprits malades, s'était rappelée à lui bien trop fort à son goût. Il avait craint de nouveau, comme aux temps de jadis, d'être emporté par les racines au sein d'un lit d'humus, d'être enveloppé contre sa volonté dans un doux suaire pourrissant de feuilles mortes, d'être tyranniquement cajolé par un millier d'insectes, grignoté tendrement jusqu'à l’inéluctable abolition de sa chair, réduit à un squelette, revêtu d'une mixture nouvelle figurant une chair moite tissée aux mandibules effrénées des vermines, une simple peau fantoche, papier mâché sylvestre, dont l'attribution non consentis lui imposerait de devenir l'avatar de ces bois. Rien d'autre qu'un simulacre d'homme. Une simple pinata emplis des voix des arbres.

Le voyageur avait sentis déferler dans son crâne les vieilles hantises de son enfance, les cauchemars vicieux qui l'emportaient toujours sur son sommeil au vieux temps d'autrefois. Mais il était adulte et le cauchemars vivait autour de lui, poisseux, velouté, affamé. Les aurores douces, ambrées, stridulaient comme du cuivre en fusion. La forêt emperlée glissait dans son dos, un lourd anneau d'humus après l'autre, sa terre riche faîte de putréfaction se laissait plus volontairement pénétrée à chaque pas, exhalant une douçâtre odeur de mort, et les feuilles qui frôlaient parfois son visage semblaient désireuses de s'y attacher, elles s'étaient faîtes accaparantes, gluantes. La rosée était devenue un suc étrange, sorte de piège à mouche. Plus il avait passé de temps dans la sylve, plus elle était devenu moite, plus ses avances s'étaient faîtes insistantes, son atmosphère humide, épaisse, puis intrusive. Il était resté interdit face à ce changement insidieux, incapable d'en prendre pleinement conscience, mais osant de moins en moins quitter la grotte dans laquelle il avait élu domicile, vivant à demi-nu. Il avait nourris plus volontiers son feu et s'était appliqué à briser un à un les os de ses poursuivants assassinnés, puis à les broyer en poussière qu'il avait tassé au fond d'un grand sac lesté de pierres- à défaut de leur viande avariée, il n'avait pas voulu donner leur squelette ni leurs muscles à la sylve. Il craignait trop ce qu'elle aurait pu en faire, des golems qu'elle aurait pu former. Il ne lui avait concéder que le gras, les entrailles et la chair flasque de cette mise à mort. Une pâte informe dont elle ne pourrait tirer au mieux que des boudins ingrats, des émissaires trop onctueux pour se montrer dangereux. Il avait jeté leurs muscles arrachés au feu, se nourrissant de la puanteur infernale que produisait leur combustion, cherchant à capturer la vigueur qu'ils avaient autrefois contenu. Le reste était resté sous sa garde, dans la grotte, tas d'ivoire polis encore frais. Il avait songé à s'en faire des colliers, des pointes de flèches, des armes ou babioles qu'il pourrait vendre ensuite. Mais la forêt se tassait à l'entrée de la grotte, murmurant lascivement, et elle lui rappelait les paroles de sa mère. Lui susurrait incessamment qu'il était un enfant de la sylve, un obligé des arbres, un simple prince esclave de leur peuple si veux, destiné à leur plaire, à délivrer au monde des Hommes la grande parole des sylves, à prendre un jour pour eux le rôle d'intermédiaire, d'avatar, avec une autre peau. Il s'était mis à redouter que les os lui soient pris, et puis qu'ils lui reviennent, les côtes bourrées de mousse, de feuilles collées, de mottes de terre, articulés par des insectes et marchant de nouveau, avec leur nouvelle peau, leur nouvelle vie. C'était la raison pour laquelle il avait préféré en faire de la poussière ; la raison pour laquelle le sac lesté de pierres, emplis d'humanité pulvérulente, avait rejoint le fond d'un étang une fois qu'il eut finis d'anéantir toute trace des ossements à force de fracas, d'usure, d'acharnement. Sur le chemin désormais, il pouvait encore sentir une partie de cette poussière sur sa poitrine, sur son torse, sur ses côtes, collée par la sueur. Les poursuivants l'avaient trouvé tout compte fait, et ils s'accrochaient encore maintenant à lui. Ils pourraient savourer cette victoire post-mortem jusqu'à son prochain bain. Peut-être ce soir, peut-être dans un mois. Les jours n'avaient plus grande importance. Du moins l'avait-il cru, jusqu'à se retrouver acculé dans la grotte.

Cela faisait longtemps qu'il ne les comptait plus, ni les jours ni les nuits, qu'il voyageait indifféremment de l'heure ou du tempérament du ciel. Il avançait quand le soleil était à son zénith et cuisait le monde dans son jus de sueur, il avançait quand des torrents de pluie lui sciaient les épaules, il avançait quand la neige pénétrait sous sa cape, il avançait heurté par les bourrasques, IL avançait à travers le silence compact et les foules acérées, et il n'y avait guère que les grêlons furieux pour le convaincre de trouver une niche passagère à laquelle se terrer en ruminant ce qu'il savait des chemins parcourus, rêvassant lugubrement à propos de tout ce que ses mains avaient ou auraient aimé faire, à propos de tout ce que sa bouche avait dit, mordu et embrassé. Il lui semblait avoir vécu mille ans depuis le jour de son départ, ou n'être jamais né, avoir toujours été, comme les étoiles, comme les ténèbres. N'être au final qu'un élément quelconque au service du grand ordre qui régissait le monde. Il ne s'était pas sentis devenir une sorte de principe. Il n'avait pu que constater sans émotion aucune qu'il avait cessé un jour de se voir en tant que personne, pour ne plus percevoir de lui même que ses compétences, ses actions, sans intérêt aucun pour les questions morales. Le voyageur ne se définissait que par ce qu'il était capable d'accomplir. Il n'y avait pas de place pour le passé dans ses cogitations, ni d'un réel avenir. Il n'y avait guère qu'une fonction à remplir et les moyens qu'il pouvait mettre en œuvre afin d'y parvenir. Le reste avait perdu toute importance à ses yeux... Mais il y avait en lui, quelque part, un enfant perdu derrière le brouillard et le lacis des routes. Et cet enfant avait retrouvé un chemin tortueux jusqu'à la sphère de conscience où évoluaient tels des oiseaux d'airain les pensées froides et mécaniques du voyageur.

Il y avait pourtant eu d'autres meurtres de circonstance. Il y avait pourtant eu d'autres forêts, d'autres nuits trop froides, d'autres angoisses passagères. Rien ne permettait d'expliquer que la sylve se soit souvenu ce jour là qu'il lui appartenait.

Ces jours où la forêt s'était dilatée
28-04-2020 à 16:40:54
Dans le labyrinthe


C'est l'histoire du garçon labyrinthe. Il n'avait pas toujours été comme ça ; il avait pu être une comète ou bien encore un bateau sous la mer- car dessus l'eau, c'eut été trop dangereux. Ça ne semble peut-être pas important pour l'histoire, mais ça l'est bel et bel : s'il avait été navire à voguer sur les flots plutôt qu'une sorte de sous-marin, mais à la forme svelte et à la coque de bois, alors il n'aurait jamais finis par devenir le garçon labyrinthe. Il aurait peut-être été le garçon-tour-de-pise, ou le garçon petit-pin-foudroyé. En tout cas, il ne se serait pas déployé en circonvolutions et méandres complexes, cela au moins est tout à fait certain mes très chers audi-lecturo-invités. Car voyez vous, ça aurait signifié qu'il eut osé exister au devant de tous, qu'il eut osé montrer à la face boursoufflée du monde son pauvre lui tordu, taclé et meurtris, en faire un tas, s'assoir dessus, et dire d'une voix pleine de glaires et de peur : "c'est moi", sans fierté ni bonheur, sur le ton frais et salé de la fatalité. Mais le garçon n'était pas du genre à faire des tas. Très peu pour lui la verticalité, l'élévation brinquebalante ou glorieuse vers un ciel qui vous agrippe de bourrasques en lumières pour mieux vous déchirer. C'était fait pour les garçons-oiseaux ou avions-de-chasse, pour les garçons-colosses et pour les plus malins, suffisamment agiles pour se glisser entre les doigts maniaque du très grand méchant monde. Tandis que lui se sentait plus proche des garçons-forêts et des garçons-carpettes. Il était plus à l'aise avec la verticalité et les motifs complexes, il aimait la sécurité prodigué par l'inutile afflux de détails, il se plaisait à obscurcir le monde de symboles et de formes, il préférait aux espaces dégagés le désordre des accumulations, au silence les crachotis et grésillements permanents des écrans. Il n'avait pas besoin de monter vers le ciel pour taquiner les étoiles et goûter aux délices de miel et de piment du soleil fanfaron ; et il aurait donné des tartes à la lune pour s'être prostituée auprès de tant de poètes. Il préférait s'étendre, s'étaler ancré au sol, faire une mosaïque sur la terre, un nids d’embrouilles et de futilités. Là résidait sa force. Il était toujours environné de mouvements, de chaos. Il vivait retranché dans une averse de feu et de foudre, sous un constant matraquage de grêlons.

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On les appelait les enfants du labyrinthe. Ils vivaient dans un dédale de rues où s'épanouissaient les ombres poisseuses et les couleurs fânées de leurs fresques murales. Ils profanaient les murs de la cité avec des jus divers, ils signaient leurs noms avec de la merde et du sang. On entendait jamais leurs rires à temps, on se saisissait presque toujours trop tard de leur tignasse pouilleuse. Ils étaient tous agiles, couverts d'un duvet de crasse qui leur faisait comme la fourrure des chats. Mais ils appartenaient à une engeance différente de celles des animaux familiers aux rues de la cité ; ils étaient en concurrence avec les rats, les oiseaux, les cabots et les matous malpropres. Ils n'avaient nul part d'alliés, d'amis, de protecteurs ou de grands rédempteurs. Tout le monde voulait leur mort, jusqu'au vent qui venait leur défoncer les côtes à coup de rasoirs d'airs et de toux écarlates, jusqu'aux pluies qui faisaient moisir leurs haillons à même leurs membres frêles. Nul ne cherchait à les sauver ni les prendre en pitié. Ils étaient dans la ville comme des farfadets pris au piège d'une forêt élaguée, ils erraient dans les canivaux comme une bande miteuse de lutins renégats, prolifération de misère rampante qui déferlait des recoins les plus obscurs et les plus humides de la cité pour apporter dans son sillage visqueux le chaos et la ruine. Les enfants du labyrinthe étaient des meurtriers. De juvéniles ordures qui n'en étaient plus au stade de terreurs en devenir, de criminels dormants ; ils avaient déjà fait l'expérience de toutes les choses du sexe et de la mort. Ils copulaient à n'en plus finir dans leurs tanières de tôles et se battaient, se mordaient, s'insultaient jusqu'au sang. Ils aimaient les jeux brutaux ou insidieux de la domination. Ils étaient perpétuellement au bord de l'annihilation, menaçant de s'entretuer dans des guerres incessantes qui opposaient leurs clans et leurs tribus, ils étaient toujours près de disparaître au gré des purges infructueuses que l'administration et les bons citoyens menaient dans leurs taudis- rien de moins que des niches au fond de ruelles noires, que des prises éphémères de baraques effondrées, abandonnées, et même parfois volées à leurs propriétaires. Ils n’avaient pas le respect des anciens, ni de ceux à venir. Ils tuaient aussi bien les vieillards que les mères juvéniles.
Les enfants du labyrinthe étaient en guerre contre les pauvres de la cité ; contre les gardes de la cité ; et même contre ses riches. Nul n'échappait à leur rage, à leur malice, à leur désespoir kamikaze, à leur lubricité sanglante. Ils peuplaient tous les recoins de la ville et semblaient surgir de sous la terre, toujours plus puants, toujours plus sales, et toujours plus rusés. Naguère, ils avaient peut-être essayé de s'attirer la sympathie et l'affection de certains adultes. Peut-être avaient-ils tenté de se faire plaindre ou adoptés. Mais des générations d'indifférences et de massacres, de morts solitaires et d'esclavage sans lendemain, avait finis par les rendre incapables de demander pardon- de même le désirer. Et cela leur avait été ôté pourtant bien après qu'ils eurent appris à ne plus pardonner.
Une connaissance d'initié courrait de veines en veines, de crânes en crânes, des savoirs ruminés se transmettaient en quelques mots, quelques regards. On trouvait griffonnés partout sous les pierres les témoignages des enfants précédents, on finissait toujours par lire ou tout du moins comprendre et ressentir les histoires éparses qu'ils laissaient derrière eux, en gribouillis, en fresques. Dés lors que l'on rejoignait leur communauté désarticulée, on était saisi par des miasmes mystiques qui mettaient dans l'esprit toutes les vérités forgées au fil d'inombrables vies trop brèves.
fiévreux
28-04-2020 à 16:41:20
Au nord de toi

Au nord de toi il y a le froid. Si je te dépasse et que je prends de l'avance, la glace m’ensevelira. Si je m'éloigne de trop, je risque bien d'y laisser toute ma peau- elle va geler et s'effriter en poudreuse à la plus petite bise. C'en sera finis si le vent pose seulement le bout des lèvres sur moi. Je dois échapper à l'emprise des bourrasques et aux étreintes du ciel. Je dois éviter le cliquetis des griffes azuréennes, ou alors...


Un glaçon, deux glaçons. Un et deux doigts de moins. A sortir à la brune, on y risque ses mains. On te l'avait pourtant appris quand tu étais enfant, n'est-ce pas ? Mais les leçons s'effacent comme les joues de bambins se résorbent avec le temps qui passe... Les joues s'enfoncent aux abîmes creusés sous les pommettes adolescentes, les souvenirs s'embourbent aux plus obscurs recoins de la mémoire.
Sous les rameaux alourdis, c'est ton corps qui désormais s'effondre Aux ténèbres ultimes de l'inconscience, là où l'horreur n'a plus sa place. Un glaçon, deux glaçons ; ça n'a plus d'importance. Tes paupières amérissent à l'océan de cernes dégoulinées du fond de tes orbites.
28-04-2020 à 16:41:51
La forêt infernale

Taré, tordu et irrécupérable, même en ces temps, même en ces lieux. On s'accordait à dire de Jim qu'il n'y avait plus rien à en tirer, plus rien de bon en tout cas. C'était pas seulement son odeur de macchabée arrosé par la pluie ou sa dégaine pouilleuse- ça allait même au-delà de ses sourires en dents de scie qui vous filaient des frissons à l'échine, comme si ses dents grinçaient doucement, en concerts de couteaux aiguisées sur la barbaque de ses gencives sanglantes, et ça dés qu'il nous faisait l’insigne honneur de nous les déployer en évantail d'émail. Nan, y avait un truc qui n'était pas contenu dans son apparence même, bien qu'entre vous et moi, il avait la sale gueule la plus antipathique que j'ai jamais croisé. Mais j'aurais pu, et je pense, les autres aussi, lui passer sa désagréable carcasse de momie des marais, qui craquait et suintait de partout avec chacun de ses gestes, sa carcasse de crash test, mal modelée, qu'était qu'une gueulante d'os mal emboîtés sous un torrent mort de sueur collante, les restes poisseux d'un distillat glaireux fait de transpiration vieille et nouvelle, qui marinait dans tous les creux de son corps scandaleusement étique ; bien trop chiche de matière à sculpter, sauf à chercher le calcaire du squelette. Si ça s'était arrêté à ses sordides caquètements d'articulations qui nous faisaient comme des chants de moineaux au réveil, mais en moches, si c'était juste survivre à ses grimaces de coutellerie humaine, je pense que les gars et moi même aurions pu tolérer sa présence. On avait tous nos manies après tout. Auguste avait besoin de se raconter des histoires à lui même et aux autres en faisant beaucoup de gestes, Octave ne pouvait pas s'endormir sans qu'on lui chantonne quelque chose en caressant ses cheveux, Florient s'octroyait le droit de faire la fine bouche alors qu'on crevait de faim, Marius essayait de sculpter dans la boue quelque chose de beau, un peu en vain d'accord, et Dodon ayant prétendument la saleté en horreur il passait ses journées à astiquer ses bottes avec des chiffons déjà noircis de crasse, sans sembler se lasser de l'éclatante vacuité de cette monomanie, et je pense même en fait qu'il prenait plaisir à toujours trouver des nouvelles tâches, puis moi moi moi... ben vous n'aurez qu'à demander à l'un d'entre eux, parce-que je n'en dis trop que sur la vie des autres. C'est bien pour ça qu'on en est là d'ailleurs, pas vrai ? Je suis le seul à vouloir en parler. C'est pas qu'il faut des couilles, c'est qu'il faut une grande gueule... Et vous voyez, je vais vous confesser un truc, au moins un, on m'appelait l’Hippopotame, parce-que la mienne était immense. Elle s'ouvrait pour bailler des sommes astronomiques de mots, et pour ingurgiter des quantités de bâfre vraiment invraisemblables. J'avais de grands poumons à froisser, probablement les plus grands du pays. Je pouvais braire plus fort que n’importe qui, et puis d'accord, j'ai toujours eu des dents un peu carrés. M'est avis qu'il y avait aussi une moquerie à l'encontre du cailloux précocement foutu à poil qui surplombait mon front. Mais les gars savaient que j'étais susceptible à ce propos, alors on s'en est toujours tenu à blaguer sur le reste. Devant moi en tout cas, mais ça m'empêchait pas d'envier les cheveux trop délicats d'Octave.

En tout cas, c'est parce-que j'ai la gueule la plus grande que je peux en parler alors que même Auguste se tait sur le sujet. Lui n'osera probablement plus jamais s'approprier une trop grande quantité d'air, pour dire quelque chose j'en parle pas, mais même pour respirer. Il aurait peur de faire trop de bruit. Mais moi j'ai pas peur de Jim et des souvenirs qu'il a laissé en moi. Ni de savoir comment vous aller nous juger, parce-que je sais très bien qu'on a fait le bon choix, même si ça ne vous plaît pas de l'entendre. Je peux vous assurer que Jim était d'un genre de catastrophe tout à fait inévitable, quoiqu'on puisse en penser depuis un siège confortable comme le vôtre. Nous avons juste précipité l'inexorable fléchissement du monde.

Ça a vraiment commencé un matin. En automne, comme on l'a su plus tard. Il était là depuis un mois ou deux déjà, c'est difficile à dire dans un monde qui se définit par du brouillard, de la pluie, de la boue et des gueules d'hommes en vrac, que vos yeux ont ressassé tant de fois que quand vous les fermer pour penser à la famille ou aux amours qui vous ont connu mille ans auparavant, y a plus qu'elles qu'apparaissent et qu'elles prennent toute la place, qu'elles ont gonflé dans vos orbites jusqu'à les envahir, qu'elles ont colonisé vos nerfs optiques comme des nodules cancéreux, à tel point même et c'est bien dire, que quand vous pensez à chez vous, vous voyez juste les gueules, qui existent tous les jours à quelques mètres de vous, en suspension dans la bruine, parce-que leurs traits sont devenue votre nouvelle maison et que vous dormez avec ces gars, vous mangez avec eux, vous chiez dans un même trou, et vous dépérissez ensemble comme toutes les fleurs d'un vase qui pourrissent collées les unes contre les autres. Même celle de Jim est devenu familière, et c'était bien dommage, parce-que pour rien au monde j'aurais voulu habiter son visage. Trop arride, trop encaissé, trop sinueux à vrai dire, avec toujours une ligne d'os à suivre jusqu'à l'obscurité angoissante d'une défaillance de chair, un simple creux quelconque, brutale, joues ou orbites, cicatrices ou fossettes en plaie d'ombres nouées. Remarquez lui non plus semblait pas trop enclin à nous y accueillir.

Jim, fraterniser, c'était pas trop son truc. Il manquait un peu de pratique en tant qu'être humaine. Il avait quelque chose du chien galeux et du corbeau, un quelque chose d'anormal qui lui conférait une attitude bestiale. Déjà, il se perchait toujours partout, même sur dix centimètres de pierre qui affleuraient de la boue, il pointait les orteils et faisait l'équilibre, les cuisses noueuses comme des câbles d'acier. Il vivait accroupis. Il se déplaçait presque exclusivement ainsi, avec une grâce étrange de roi des crabes. Ses jambes étaient si longues, si souples, qu'il pouvait en faire n'importe quoi. Si on avait tendu des cordes entre elles, on aurait pu y jouer de la harpe. Il aurait pu lui même le faire, de ses mains fines et tendineuses, pirogues de nerfs et cartilage négligemment recouvertes d'un vague semblant de peau- une pantonyme de peau, froissée et laiteuse. Mais je ne pense pas qu'il jouait d'un instrument, il avait d'autres passions de ce qe j'ai pu juger. En fait, il aimait trop les armes. Il se caressait pensivement la gorge avec un couteau quand il n'était pas occupé à observer quelqu'un. Pas comme on regarde distraitement une personne, non : lui avec insistance, il restait à nous fixer en s'occupant les mains avec un panel vraiment bizarre de gestes. Il faisait des fleurs avec ses doigts, des toiles d'araignées et des ailes décharnées. Il collait ses poignets dégarnies de chair l'un contre l'autre, les veines en autoroutes formant des paquets de nœuds, et il faisait tourner ses mains avec des mouvements de danseuses orientales. Il s'emmêlait les bras l'un dans l'autre comme c'est pas possible à faire en toute élémentaire logique, les membres en creux et en angles encastrés n'importe comment, et en tailleur, sur ses fesses de silex, il fixait. Tout et tout le monde.

Ses yeux renvoyaient la lumière comme ceux des animaux. Il aidait au dîner, mais sans coopérer. Il faisait tout ou rien. Il écoutait les histoires d'Auguste mais riait n'importe quand, quand il ne fallait pas. Il ne se proposait jamais pour chanter des chansons à Octave, mais parfois il venait s'asseoir spontanément à ses côtés dans un fatras de jambes maigres et de côtes en bataille, puis avec ses mains de croquemitaine, il caressait les cheveux soyeux d'Octave, sa nuque crémeuse au duvet blond crasseux, son front pâle et soucieux, et il lui murmurait sur un ton bas de mornes chants sifflants et rocailleux, jusqu'à ce qu'il s'endorme en tremblant ou fasse mine d'avoir cédé aux avances de Morphée. Il assaisonnait la viande qu'il réussissait toujours à dégotter sans qu'on sache trop comment (sans qu'on le veuille non plus) avec une imagination frisant une forme écœurante de génie, tout ça pour les beaux yeux et la bouche têtue de Florient, mais il ne s'agissait que de saveurs étranges, trop exotiques pour nos papilles fatiguées d'avoir à pétiller après des mois de pain dur, de queues de rats, de galette de boue et d'épluchures moisie. C'était toujours des saveurs qui ne portaient pas de noms, qui collaient à la langue pendant des heures comme du goudron, jusqu'à sembler pénétrer nos muqueuses. Marius avait droit à de l'aide de sa part quand il ne savait plus quoi sculpter avec la fange, les cailloux et les cheveux qu'il récoltait en gros paquets crissants ; Jim venait alors avec l'un de ses couteaux, et il découpait des blocs de terre mouillée avec des gestes lents, une tendresse d'amant, un artistique savoir faire de boucher. Il faisait de belles tranches compactes, des briques molles qu'il ne sculptait jamais avec ses doigts nerveux, pourtant habiles, car il préférait y aller à la lame, creusant délicatement des corps aussi torturés et invraisemblablement modelés que le sien, et ces figures humides, imbéciles, posées sur les languides ébauches de tourbe, sur des troncs malformés mais torpides, nous mettaient mal à l'aise sans que l'on ose pourtant les toucher afiin de les détruire, car elles avaient quelque chose de bizarrement sacré dans leurs difformités et leur disposition. Alors on bénissait la pluie qui venait diluer leurs courbes tendres en désassemblant bout à bout leur carcasse, une parcelle d'anatomie vaseuse après l'autre, en gros paquets informes, en bouses de corps anéantis. Quand la pluie tardait trop, on priait pour que quelqu'un leur roule dessus pendant la nuit et les écrase. Mais nos corps étaient bien entraîné à subsister dans les sacs de couchage éventrés qui nous étaient alloués, ils avaient apris à ne pas glisser sur la glaise accaparante du sol, à ne pas se laisser entraîner dans les fanges profondes qui aspiraient nos pas. Nos corps savaient qu'il y avait dans la terre une voracité malfaisante, qu'elle en avait après nos os, qu'elle rêvait de suçoter les arrêtes de nos squelettes et de liquéfier nos organes dans sa sale bouche pâteuse de terre, dans son sale corps trop vaste de terre, pour nous agglomérer en pourriture onctueuse à ses sales putains d'entrailles de terre, de dame terre frappée de gourmandise et d'indécente animation charnelle.

Ah oui, fallait voir ça... comme elle ondulait sous la caresse des roues, comme elle frétillait quand les obus tombaient, comme elle anticipait chacun de nos pas pour mieux nous suçoter les bottes. La terre était vivante, toute sa chair faîte de pourriture écrémée était devenu sensible. On l'avait réveillé avec notre vacarme, avec nos offrandes trop nombreuses. Elle n'avait pas connu ça depuis des âges sombres où les peaux tambourinaient sous les peintures de guerre, où le sang des vierges sacrifiées gonflait dans les cultures pour vivifier les artères qui courraient sous les champs. Elle avait attendu de nouveaux serments depuis l'époque des druides et de chamans, mais nous avons fait mieux. Nous lui avons offert un banquet dénué de liturgie, un somptueux carnaval d'entrailles et de chairs répandues, nous lui avons cédé des torrents et des intempéries de fluides corporelles dont nous avions pourtant l'utilité vitale. Et elle a tout happé. Elle n'a rien laissé de nos os, de nos peaux, elle n'a pas daigné fossiliser ou recracher nos organes arrachés, elle n'a pas voulu nous rendre les uniformes en haillons de nos camarades, ou la rouille parfois piquetée de fer de nos chars d'assaut démantelés à coups de canons. Aucune relique n'était permise. Elle a aspiré jusqu'aux tombes de fortune. Et si un gars restait trop longtemps immobile, on le voyait s'enfoncer peu à peu dans la boue, amorphe, jusqu'à ne plus laisser qu'une pelouse de cheveux qui finissait par disparaître aussi. C'était pareil aux camps adverses. Personne ne réchappait à la faim de la terre. Tous on était égaux face à sa gueule goulue.

Et Jim mieux que quiconque savait donner une forme à cette faim. Dans ses bonhommes de vase à la bouche trop grande et aux orbites d'abîme, il y avait tout des maux de l’appétit et de la convoitise, même de la vacuité sans nom que s'est de remplir sans cesse un corps qui se videra périodiquement par tous les putains de trous à sa disposition. Marius avait des sculptures charmantes d'amateurisme, mignonnes dans leur mocheté, mais quand Jim s'y mettait, c'était tout un pandémonium qui nous scrutait, un affolement de jambes maigres et de moignons suintants. Il avait sa forme particulière de talent, mais pas du genre qu'on a envie d’encenser ni de voir. Plutôt du genre qu'on cache. Sauf que c'était pas sa manière de faire, à lui, de cacher quoique ce soit. C'est pour ça qu'il s'esclaffait quand il le désirait aux histoires d'Auguste, qu'il lui posait des questions impertinentes qui n'avaient rien à voir avec la fantaisie arbitraire des contes, et c'est pour ça qu'il se foutait de prévenir qui que ce soit quand il allait prendre son tour de maman mal interprétée pour chanter à Octave des berceuses ténébreuses, en trifouillant péniblement sa chevelure d'éphèbe jusqu'à faire émerger des insomnies chroniques de notre cadet, les plus gerbants cauchemars qu'on puisse imaginer. Et pour Dodon c'était pareil. Quand il lui proposait un mouchoir froissé tiré de l'une des poches trouées qui battait la mesure contre ses côtes en accordéon, c'était sans considération pour son besoin compulsif d'astiquage. Il devait savoir que ses mouchoirs n'arrangeraient rien, parce-qu'ils portaient tous son odeur d'orage, son odeur de verdure fanée, de baies écrabouillés, de pisse trop jaune, de sueur malade, de sexe mal lavé, de lourde et traînante pelisse mouillée, de peau crevassée, de viscères fumantes et de miel infecté, et de saumure, de mousse, et de vase et de bouquets et de banquet moisis. Il devait savoir qu'à frotter quoique ce soit avec ces mouchoirs là, Dodon aurait l'impression d'y répandre un onguent entêtant, une mixture épaisse faîte avec toutes les effluves de son corps dévasté, que ce serait pour lui comme étaler une pâte obtenue avec la chair même de Jim, une crème épaisse et parfumée qui ne l'aiderait pas à prétendre qu'il contrôlait encore quelque chose, qui lui donnerait plutôt le sentiment d'être un peu plus envahie encore.

Dodon refusait toujours les mouchoirs de Jim. Mais ce refus lui mettait des tics au coins des lèvres. Des torsions dans les doigts. Des grincements entre les dents. Ils lui délabraient un peu plus les nerfs, pour le peu qui restait.

Quant à moi... ses yeux étaient toujours une trahison quand ils se détournaient comme je voulais qu'ils fassent quand j'avais ma propre manie journalière. Parce-qu'il n'était pas respectueux comme ceux mouillés des gars qui comprenaient pourquoi j'avais besoin d'avoir ma bizarrerie aussi ; il les éloignait de moi pour la seule raison qu'il était dégoûté. Derrière les apparences de l'acceptation, il y avait seulement du mépris. Ses babines de loup ne savaient pas mentir.

Il se contrefoutait que Dodon puisse se calmer les nerfs en frottant sur des tâches, comme il se foutait qu'Auguste ait besoin d'être écouté, comme il se foutait du sommeil exigeant d'Octave et des tentatives de Marius pour s'améliorer au moins en autre chose qu'en mort et en angoisse, et comme il chiait d'indifférence sur les prétentions de Florient à avoir de fausses bonnes raisons pour se laisser mourir de faim, sans jamais réussir à aller jusqu'au bout, malgré ses manières de duchesse, son évidente anorexie de jeune fille. Il faisait les choses pour lui même, il entrait en contact avec nous pour lui même, il ne nous parlait que pour ses propres besoins élémentaires, il avait une sociabilité de rigueur, routinière, hygiénique, et ça n'allait jamais plus loin, ça ne le pouvait pas car il était d'acier trempé, d'âme aussi desséché que le petit cœur aérien de l'espoir, moineau vibrant qui s'était autrefois greffé à nos laborieux cœurs de viande, pour soutenir leurs battements affolés puis leur hymne au suicide- avant de flétrir simplement, les deux, le coeur d'espoir et le coeur de viande. Mais la vérité, c'est qu'on l'a accepté comme ça, tout enfoiré qu'il était. On ne pouvait pas faire autrement. On était éreintés. Plus vraiment en mesure de résister à son invasion.Il y avait eu un équilibre avant lui, il y en avait un nouveau avec lui, moins confortable, mais plus perceptible. C'était suffisant pour ne pas entrer en révolte. C'est qu'il avait fait son chemin comme un ver dans la pomme. Externe au réseaux d'obligations du groupe, il en faisait partie pour cette même raison. Ou peut-être pas du groupe, mais d'un système quelconque, d'un genre de mécanique sociale incluant l'exclusion comme part d'un processus. Il était la dissidence, l'individualisme bestiale qui mettait nos liens en évidence. Par sa distance émotionnelle, sa carence fatale en humanité, il créait un contraste affolant avec nous, notre bande, notre débris d'association ; et c'était ça qui faisait toute son importance. Il était pareil à une vague de froid polaire, menaçante et inexorable, qui avivait par la force des choses la chaleur de ce futile et dérisoire brasier que la camaraderie avait réussis à allumer dans les décombres de nos existences. Il était fait d'airain et de ronces quand nous étions de chair et de poussière. Il avait trop de force. L'usure nous rendait friable, mais lui, elle l’aiguisait. Sa présence inflexible extrapolait nos misères de crasseux en lambeaux, nos lamentables carcasses fourbues, nos maux psychologiques. Tout ce qui était laid gagnait une phosphorescence écœurante dans les ténèbres qu'il projetait. Toutes nos difformités étaient des étincelles allumées dans la matrice poisseuse de son ombre renversée sur nous.

A sa manière, il avait su entrer en orbite autour de notre groupe. En devenant une menace- une enluminure- un outsider- un projecteur braqué, sur une scène bien moche. Il créait une intrigue à l'histoire morne qu'était notre routine. Un questionnement là où il n'y avait plus que des certitudes ; même tristes, même douloureuses, des certitudes. Nous étions les héros de ce drame nationale qui faisait valdinguer à travers les champs des obus et des membres... Parce-qu'on avait le sentiment qu'il était là en témoin, en ange déchu guetteur d'apocalypse. Il agissait comme une loupe braquée sur l'infime nodule de misère que nous constituions dans l'univers de boue qui nous avait happé ; il pesait, de ses yeux invasifs, sur la part minuscule que nous prenions dans l'édification frénétique de cette anatomie putrescente qu'avait madame la guerre, et ça nous donnait de l'importance, une réalité, une nécessité à exister. Son arrivée n'avait pas brisé notre dynamique comme ça aurait pu, avec un autre zouave. Elle l'avait rendu plus complexe qu'avant.


Mais on était pas en état de l'apprécier. Nous on voulait de la simplicité. On en avait rien à carrer de la subtile beauté de cette métamorphose des mécaniques sociales qui s'était imposée à nous en la présence de Jim. Déjà, personne ne nous l'avait amené ; aucun col bleu, aucun poussât étincelant de médailles, aucun grouillot aux yeux caves qui mâchonnait sa clope. Jim nous avait été servis sur un plateau de pluie, couché sur un lit de boue, dans une sauce de fange, de sueur et d'eau froide. Bon appétit messieurs.

Il y avait un eu fracas une nuit, quelque chose qui n'était pas la foudre. Une partie de la tranchée s'était écroulée- et dans l'éboulis gluant, Jim. On ne le savait pas encore- on aurait pas vraiment pu l'imaginer en fait. Il faudrait être une grand mère pour imaginer Jim, une vieille qui raconte des histoires sur les monstres- ou un grand frère sadique qui terrorise tous les cadets de la famille pour son propre plaisir. En tout cas, il fallait être autre chose qu'une bande de six types fébriles tout juste boutés des bras crémeux de Morphée. On s'est approché du glissement de terrain avec nos baïonnettes pointés comme des doigts inquisiteurs. La carcasse de Jim faisait une forme dure dans la nuit, bleue-noire et blanche dans un univers peint en marron et gris. A travers les rideaux de pluie, son corps immobile aurait pu être celui d'un mort ou d'un ennemie. On avait une crainte superstitieuse des deux. Alors on s'est avancé doucement, les cheveux collés sur les tempes, les moustaches dégoulinantes... et il était là, les yeux grands ouverts, le corps allongé en travers de ce glissement de terrain, sa peau laiteuse enveloppant l'entrelacs barbelé de ses nerfs et le fatras bossueux de ses os, comme un chiffon froissé couvrant de vieux débris. Un petit écrin pour un grand massacre. Il a tourné son regard opaque vers nous, et de nous voir, ça a semblé aiguisé ses pupilles. Il s'est levé, doucement ; nos baïonnettes aussi, lentement. Il n'a pas utilisé ses mains pour se mettre debout ; il a fait ça avec un simple mouvement des jambes, une ondulation cassée qui l'a porté dans l'air nocturne comme un arbre oscillant, avec une grâce secrète. Il nous a jaugé sans un regard envers nos armes. Il cherchait quelque chose dans nos yeux. Puis, satisfait ou déçu, incorrigiblement ambigüe il a dit :

- Jim.

Il portait sur lui l'uniforme crotté de notre armée. On ne savait pas encore qu'on aurait préféré lui voir les fripes de l'autre camp. On aurait pu alors en finir avant même que tout ça n'ait vraiment commencé.

Mais les baïonnettes se sont baissées, les bras se sont vaguement ouverts, puis ils sont retombés, les lèvres se sont peut-être retroussé ou arqué d'un chouilla, puis nous sommes retournés dormir en trainant emphatiquement des pieds, tandis que Jim fouillait l'écoulement de terre moite à la recherche de son sac de couchage. On l'a pas entendu se glisser parmi nous, plus tard durant la nuit, étaler son barda sur le sol et pénétrer de son corps sec dans notre cercle d'endormis, comme un couteau fait dans la chair, très simplement, sans résistance. A l'aube, il était toujours là, et la lumière de quartz et de pétales de rose faisait à son visage des choses peu commodes que j'ai déjà décrite ; on a alors su deux choses de lui : qu'il était arrivé en plein milieu de la nuit sur un tapis magique de fange et de cailloux, et qu'il n'était vraiment pas agréable à regarder.

Les jours suivants, on a essayé d'en apprendre plus sur la manière dont il s'était retrouvé à glisser dans notre tranchée à une heure où même les étoiles piquent du nez, mais il faisait des gestes évasifs, secouait sa tête noiraude, et nous lançait de longs regards de mort où ne manquait que le film laiteux. Quand il daignait rouler quelques mots d'explication sur sa langue aride, c'étaient des mots pour nous faire taire ou fuir ou avoir honte. Ils évoquaient la nuit putride, le froid rampant, l'acier coureur de chair, la grenaille de la pluie, des contacts perdus, des mains errantes, hachées, des ombres embrouilleuses, des corps pourrissants, à moitié ensevelis, des reliefs phosphorescents de membres squelettiques, des têtes barbues tapissant le sol moite, comme des tapis persans détrempés et moisis. Mais jamais d'ordres, jamais de directives. Seulement quelques noms influents pour nous convaincre de sa légitimité à être là, dans notre galère à nous, qu'on partageait si bien, si joliment en fait, avant son arrivée. On les a accepté finalement sans bonne grâce, pour preuves qu'il était des nôtres, en tout cas au sens large. On a été trop doux, je dois bien le reconnaître. En tout cas, au début.

Quand on a bien pris la mesure du genre d'animal qu'était en fait le Jim, quand on a compris que les jeux de regards et le visages froissés, que les grimaces en coin et les gestes pourtant clairs du dégoût, de la colère et de l'hostilité, ne suffiraient pourtant pas, dans leur éclatante simplicité, à lui arracher ne serait-ce que l'apparence d'une abdication honteuse face à nous, groupe souverain de ce recoin de tranchées, on a été forcé d'envisager de nouvelles procédures afin de faire plier son échine animale.

On ne pouvait pas faire les choses vraiment bien, comme on l'aurait voulu. Si ça avait été le cas, on aurait pu sans doute éviter la divine catastrophe ; mais rien n'a été simple. On aurait voulu être en mesure de le priver de becquetée, mais c'était lui qui nous ramenait la viande, des petits corps de rats, du hachis exsangue, de la bouillie de carne, des muscles mous, glissants, arrachés froidement à quelque bête mourante... C'était même inutile de penser à préparer cette daube sans lui céder sa part, alors qu'il en était lui même le récolteur. Quant à la refuser c'était hors de question, nos corps ne l'auraient pas permis, même malgré tous les scrupules du monde. On ne pouvait pas non pus le contraindre à grailler seul- il n'y avait nul part dans notre coin de tranchée un endroit où se mettre à l’abri de son regard perçant. Trop peu d'espace pour bannir qui que ce soit. Alors on était bien forcé de partager avec lui les moments du repas, et toute intimité. Mais même un peu à distance, même un peu resserrés, on était sous le joug implacable de ses yeux de rapace. Rien qu'en nous regardant, il avait le pouvoir de pénétrer le cercle. Sans que l'on sache comment, son regard transportait sa présence là où il se posait- c'était tellement bizarre qu'on était venu à croire qu'il pouvait tuer quelqu'un rien qu'en fixant intensément l'un de ses points vitaux. On l'imaginait bien crever des rats et des oiseaux comme ça, en les épinglant tout simplement des yeux- on pouvait même le visualiser plomber tous ceux d'en face de cette manière bizarre, sans même tirer une salve, sans même poser un doigt sur la gachette.



Auguste raconte des histoires
Octave a besoin qu'on le borde
Florient fine bouche
Marius sculpteur
Dodon maniaque

bourbe tourne vase
Marius dodon


ils tuent jim et il jaillit de son corps une forêt infernale
une forêt humectée par du jus d'entrailles, une forêt lourde et vive
la forêt = comme une furieuse éclaboussure de sylve peinte à l'huile
une forêt jaillit et ravage le champs de bataille, ses racines retournent la terre, ses branches fouettent les obus et les dispersent en éclats bouillants
28-04-2020 à 16:42:19
Insomnie

Il s'est mis à brouter sur mes draps. Un mouton noir, avec des paillettes plein la toison laineuse.

Factuellement.

Ce sont des draps à imprimés d'étoiles et de lunes qui sourient- ils sont vieux, je les ais ramené de la maison, ce sont ceux de mon adolescence. Ils portent encore quelques brûlures de cigarettes et des coups de feutre noir. J'ai cuvé mes premières cuites entre ces draps. Il n'ont cependant pas vu la naissance de ma sexualité- la toute première activité onaniques de mon existence a eu lieu dans d'autres draps, plus vieux. Vendues dans une brocante si je me souviens bien. La première collaboration sensorielle avec un autre individu dans le but d'atteindre une jouissance réciproque (ou non) fut également gratifié d'un cadre différent. Elle a pris place dans le salon de mes parents. Ils étaient absents bien sûr, chez des amis pour une soirée J'étais prévenu. Moi, j'ai invité un homme, il est venu via un site de petites annonces sur lequel j'avais lancé un appel trois jours auparavant. La mention "vierge" faisait sans doute office de label rouge, car j'ai bien reçu soixante dix réponse enthousiastes et moitié autant de photos de sexes en érection. J'ai choisis l'homme le plus moyen du lot pour ne pas me sentir dépassé par la situation, puis je l'ai sucé jusqu'à ce qu'il jouisse. Son sperme avait un goût de bière. J'ai décidé que ce n'était pas trop mal et que je saurais m'y faire. J'ai noté l'homme : 7/10.Un score correct en somme. Il avait des poils blonds drus sur les phalanges des mains. A partir de cet instant, je me suis mis à aimé ce détail chez les hommes que je voyais.

Factuellement,

Mon premier petit ami a dormis dans ces draps avec moi. Il avait vingt sept ans et j'en avais dix neuf ; nous faisions de batailles de cernes que je ne gagnais jamais. La peau de ses yeux était plus fine que la mienne ; elle oscillait entre le gris et le mauve. Ses lèvres étaient toujours gercés. C'est lui qui a infligé leurs premières brûlures à mes draps avec sa nonchalance. J'en suis en partie coupable, tout le temps qu'a duré notre relation, je n'ai jamais acheté de cendrier. Maintenant je m'en réjouis, car quand je dors seul, il m'arrive de chercher les petits trous de cigarette et d'en gratter ou caresser le pourtour avant de m'endormir.

Factuellement.

Les couleurs ont inévitablement ternies et la texture du tissu s'est sérieusement dégradée à l'heure qu'il est. On dicerne néanmoins toujours les croissants de lune souriants et les étoiles jaunes non moins emplies de gaité. Je sais où chercher pour trouver celles auxquels j'ai cousu des moustaches, des monocles ou des sourcils froncés. Un observateur non avisé ne saura probablement pas les déceler tout de suite.

Factuellement.

Ce ne sont plus des draps de mon âge. J'aurais pu en changer il y a des années de ça, et plus particulièrement au cours de l'an dernier quand j'ai emménagé dans mon premier appartement. La plus grande partie du mobilier avait une mémoire lisse- des objets et des meubles récupérés au grenier, des membres de la famille ou bien tout simplement achetés pour l'occasion. Je n'ai gardé que : mes vêtements, ma télé, un peigne, une brosse à cheveux, une brosse à dent, deux bibelots (un chien en verre, une chouette en céramique), deux consoles de jeu, deux cartons de livres, un carton de jeux vidéos, trois jeux de société (jeu de carte, jeu de l'oie et dames), un verre en plastique (ramené d'un concert), six perruques, un portemanteau ainsi qu'un oreiller en forme de tête de chat. Enfin, il y a les draps. Je ne les ais pas ramené tout de suite. J'avais acheté des draps neufs, noirs et blancs, avec des motifs abstraits. Je ne redors dans ces draps que depuis hier soir.

Factuellement.

Je souffre d'insomnie. C'est arrivé depuis un accident- un petit dérapage de cœur, une catastrophe de trois fois riens. Je n'arrive plus à faire revenir mon matelas à des proportions normales depuis ça. Il est devenu plus large et plus profond que la réalité physique ne devrait normalement l'y autoriser. Un trou s'y est formé et je n'arrête pas d'y basculer. C'est incommode, parce-que le trou a la forme d'un autre ; mon corps ne peut pas s'y encastrer. C'est rapidement devenu un problème. J'ai essayé plusieurs configurations pour boucher le trou, mais aucune silhouette ne l'épouse tout à fait, et il suffit d'un tout petit peu de vide pour que l'abîme dans le matelas ait un sucion. J'ai donc tenté de lui échapper en dormant sur mon canapé.
Néanmoins, cela n'a pas suffit. Le trou continuait de courber l'espace à travers tout l'appartement, dés que je m'allongeais quelque part. Il s'est mis à produire des fantômes comme la cheminé d'un volcan aurait produit de la fumée avant une éruption. Sauf qu'il n'entrait jamais en éruption ; moi oui. Mon corps éclatait en mille morceaux à travers les pièces de l'appartement, des mains ici, une bouche là-bas, au son des halètements de fatigue dû à la danse. Une forme de danse.
28-04-2020 à 16:42:43
Le pouvoir des fleurs

- Il est arrivé hier soir dit Jerry en tirant un brasillement épileptique de sa cigarette du bout de ses lèvres gercées. Puis, passant une langue pointue sur les minces bandes de chair dévastées qui avaient dû en des jours plus cléments lui permettre de donner des baisers, il sortit un petit tube de sa poche et les enduisit du baume gras et parfumé dont il s'entêtait à faire l'usage malgré son inefficacité criante. Au passage du tendre bâton d'onguent, la pulpe rachitique et écornée de ses lèvres prit un aspect uniformément pâteux, luisant, qui ne suffisait pas
à cacher l'état de leurs chairs vaguement sanguinolentes.
Je n'y prêtais d'attention qu'en raison de ma fatigue. J'étais habitué à ce petit spectacle comme à bien d'autres. Je n'avais tendance à me perdre dans leur observation que pendant les périodes d'insomnie qui fondaient sporadiquement sur mon corps pour le dépouiller de couleurs, s'y déchargeant au passage de leurs fardeaux de maux : kilos de chair inutile, mols amas de globules crémeux, de viande informe, onctueuse. Quand je n'arrivais pas à dormir, je mangeais. Quand je ne mangeais pas, et que le sommeil n'était toujours pas là, je me focalisais sur chaque détail présenté à mes yeux. Ce n'était pas volontaire à vrai dire- le monde devenait simplement d'un texture moins fluide, il accrochait plus aisément mon regard. Je n'y pouvais rien. Et puisque je ne pouvais pas non plus me permettre de manquer plusieurs journées de travail, il fallait inévitablement que même après quinze ans, je reste captivé par la manière dont Jerry torturait et cajolait ses lèvres d'un mordillement puis d'un passage de baume à l'autre. Lui même prêtait une attention toute particulière à mes cernes, mais il ajouta simplement : Quand ils l'ont débarqué, il était tout collant. Il a fallu le passer au karcher. J'en ai rarement vu d'aussi poisseux...

- Ah bon ? Répondis-je distraitement en suivant le mouvement précautionneux avec lequel il accosta de nouveau à la poche de son pantalon pour y glisser le tube de baume à lèvres. Pourtant il y a eu cette fille au printemps dernier...

- Oui soupira t'il en fléchissant les doigts contre sa poitrine pour les y faire craquer, une main après l'autre.C'était un beau morceau aussi, mais on nous l'avait ramené d'un squat où ils s'entassaient les uns sur les autres ; celui-ci était tout seul, dans son appartement.

- Comment ils l'ont trouvé ? Les voisins ont sentis l'odeur ?

- Non, ils ont entendu les abeilles précisa Jerry avec une grimaçe qui n'allait pas du tout à son visage. Sa peau trop blanche se froissait comme du papier du verre- douloureusement pour l'oeil. Les abeilles, les mouches, les guêpes... , énuméra t'il en balayant la pièce du regard pour y trouver de quoi s'occuper les mains. A ce qu'on raconte, ils ont même trouvé des colibris chez lui. Personne ne sait d'où ils venaient.

- Des colibris ? M'étonnais-je, presque sortis de ma léthargie par l'incongruité de cette information. Mon imagination faillit s'emballer avant de retomber platement. Je soupesais le poids mort de mes pensées essouflées, et répétait : ils n'ont pas sentis d'odeur ?

- Nan. Il avait allumé des bâtonnets d'encens. A priori ce n'était pas la première fois, il avait des sortes de rituels mystiques

[..]

Une forme crantée était assise au milieu de la pièce, sa silhouette rendue tranchante par les plis de ses vêtements trop amples, dont les froissure raidies par la saleté créaient l'illusion de contours tourmentés. Mais la chair alanguis qui ruisselait de ces vêtements était épaisse, et elle enveloppait l'os d'une gaine très ronde, très tendre. Les bras qui pendaient de ses épaules courbées avaient été modelés avec amour, dans une généreuse quantité de chair-glaise-quant aux mains, ouvertes sur les jambes croisées, elle ressemblaient à des fleurs grasses largement épanouies, aux pétales bien cireux et charnus, au coeur moelleux, très doux, fait ainsi à dessin dans ce monde de violence pour y prodiguer d'affectueuses palpations, de lentes et insistantes caresses.



Drogue produite à partir de l'âme des fleurs, de ce qu'on leur arrache, extrait de l'expérience et de la vie des plantes, fait produire du nectar aux gens et les mets en phase avec une vibration quelconque de l'univers, en contact avec une vérité ou une haromnie ; ils deviennent humbles et mystiques, considérés drogués
- mis dans une pièce sombre pour ne pas faire de photosynthèse, mais il se met à produire de la phospherescence malgré sa peau noir
- ce sont les nouveaux hippies
28-04-2020 à 16:43:30
Le dépeceur de violons

Leurs voix qui s'élèvent en trilles d'argent transforment la cave en une cathédrale. Le choeur naisant est plus beau que l'ancien ; c'est une harmonie sans cesse fluctuante, qui n'en finit pas de se réaranger. A chaque nouvel instrument qu'il dépose dans son lit de velours, c'est une autre musique qui se love tendrement au creux de ses oreilles. Toujours un peu plus proche d'atteindre une gloire confinant au divin... Si exquise qu'elle finira par fracturer le ciel, dans un geyser d'étoiles qui tintent. Une pluie de grelots sur une forêt de carillons. C'est à travers ce roulis d'astres et de clochettes que sinuent les cordes des violons... La trame ondoyante des violons, l'écheveau scintillant de leurs cordes.
28-04-2020 à 16:44:22
J'ai juste appelé ce document prout

Les bouteilles s'alignaient comme autant d'aristocrates crasseuses repêchées au caniveau de l'ivresse, altières mais salies par des heures de débauche. Une petite troupe de nobles demoiselles qui s'étaient encanaillées une nuit durant à côtoyer des bouches roturières aux langues piquantes d'alcool, des petites dames de verre, brunes, vertes et translucides, toutes parées pour l'occasion de leurs étiquettes les plus criardes- pourries par l'humidité puis achevées par le grattement maniaque d'interminables doigts nerveux. Le soleil ricochait sur elles en dispersant alentours des reflets ondoyants qui venaient jouer sur les jambes de Luccio.

Il était assis par terre, un mur dans le dos, le menton sur les bras et les bras sur les genoux. Genoux nus, cerclés de jean rongé, qui laissaient entrapercevoir une peau rougie, délicatement écorchée de s'être trop de fois pressée et frottée sur le sol- parfois marquée de demies-lunes blafardes, quand des ongles vernies s'y enfouissaient longuement. Les ongles azurés de Luccio, sur sa main fine et brune. La main de son long bras aux déliés harmonieux, déployé d'une épaule à l'arrondis croquant. Epaule de bronze luisante, frôlée d'une clavicule qui courrait comme un ruban jusqu'à sa sœur jumelle. Au-dessus, la peau de velours de son cou et un visage de fille. Délicat mais taclé d'ombres trop accentuées. Celles des cernes repeintes pour mieux être exhibées, celles des pommettes creusées aux doux creux de satin. Quelque part dans ce désastre soyeux de peau brune, de duvet translucide et de mèches vagabondes ruisselantes en rivelets bleutés, le cœur palpitant de son visage se froissait et se défroissait en bouton carminée. Sa bouche écorchée, accrochée au goulot d'une bouteille.

Une de plus qui rejoindrait ses consœurs exsangues sur le bord de la fenêtre.

Ses doigts souples jouaient avec les bouchons crénelés, flirtant à chaque contact furtif avec de potentielles coupures à venir. Blessures fantômes pardessus d'autres plaies, celles-là bien réelles. Quelques une de plus sur un corps déjà raturé jusqu'à l'os. Jusqu'à l'âme. Quelque part dans son crâne, un brouillon d'âme recraché par la divinité capricieuse qui s'échinait à concevoir des Hommes. Balancée à la corbeille avant d'avoir été achevée, et tassée dans son corps à lui par un ange distrait ou malveillant. C'était ainsi qu'il se serait expliqué sa conception si Luccio avait usé de son imagination à quelque rumination lyrique sordide. Mais il n'utilisait le plus souvent les ressources de la sienne qu'à des fins strictement pratiques.

Comment mener une vengeance à terme. Comment manipuler les apparences à son avantage. Comment échapper à la vigilance de l'hydre scolaire. Comment se procurer de l'alcool et des cigarettes tout en étant mineur. Comment supporter d'exister jusqu'au matin suivant. Pour tout cela, il avait tant des idées qu'un certain art de la projection mentale. Il était virtuose à ces petits jeux de l'esprit. Il avait longuement anticipé cette journée, le soir au fond de son lit, tendu sur le matelas, immobile, comme si chaque plis de la couverture avait le coupant d'une lame de rasoir. Il ne parvenait pas à trouver le sommeil avant d'avoir vécu intégralement le lendemain. Jamais. Jusque dans les bras lourds de Morphée son corps gardait une tension électrique. De rêves en cauchemars, il ne faisait que s'aiguiser un peu plus au gré des heures nocturnes, et quand il s'extrayait du lit au matin, il était aussi dur et affûté qu'une arme- chaque nerf du corps transformé en une tige de fer. Le lit n'était pour lui qu'un fourreau. Un étui dont il attendait d'être tiré pour brandir à la face du monde ses yeux de silex, ses lèvres acérées et ses mains sèches, dont les doigts vifs, pourtant délicats, étaient tissés de longues torsades d'acier. Quand il parvenait aux grilles verdâtres du lycée, c'était avec une attitude prédéfinie, avec un plan rôdé et avec les moyens de le réaliser. Hier soir, il avait fait son choix. Ce serait l'ivresse ou la mort.

Pour cette fois, il avait fait le choix de l’ivresse.
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