[Récit court et zouli] Chasse à la Pleine Lune

29-06-2011 à 01:07:51

Un bruissement. Un mouvement. Une odeur de rosée portée par le vent. Je pose une patte humide sur le sol frais de la nuit. Un souffle : Œil de Lune vient de me rejoindre. Plus calmes que les étoiles, plus vivants que le vent, nous marchons. Sans un bruit. Chaleur : c'est le plaisir que nous partageons à avancer. D'ici, nous pouvons ressentir cette chaleur chez toute la meute. Comme une vibration, qui s'amplifie frénétiquement : l'excitation monte. Celle de la chasse à venir. La nuit réveille notre instinct de prédateur, la nuit réveille la meute, la nuit réveille la chasse.
Toute la meute est maintenant présente. Plus haut, d'une hauteur d'environ quatre ou cinq bonds, une silhouette massive et imposante, noble et sombre, se découpe sous le regard de la Lune pleine. Croc de Nuit vient d'arriver. Vibration toujours plus intense, bouillonnement du sang et des sens. Un souffle d'air balaye une feuille morte, abandonnée ici, et en profite pour porter à nos narines les traces incontestables d'une forte présence de gibier, en ces terre humides. Nos odorats perçoivent déjà l'odeur du sang que la meute s'apprête à faire couler cette nuit.

Le vent retombe comme il était venu. Ouvrant lentement sa gueule, Croc de Nuit se dresse de toute sa fierté. Un rayon de Lune passe sur l'ivoire acéré, reflet de chasse. Le pelage sombre et luisant de son poitrail se gonfle. Il hurle sous la nuit. Le hurlement le plus fier qui soit, nous laisse tomber sous le contrôle de cette vibration. La meute reprend sa voix. La chasse est ouverte.

Vitesse. Le vent fouette nos corps en pleine exaltation. Nos pattes battent la terre et la pierre, nos griffes se plaisent à laisser leur empreinte sur le sol meuble. Un obstacle se dresse devant moi, puis disparait immédiatement, pauvre rocher fixé au sol. Une chose qui ne peut pas bondir, ne peut pas arrêter un Loup. Porté par le vent, je retombe loin, conservant ma vitesse. Les ombres me cachent, la Lune me révèle. Les ombres me cachent, la Lune me révèle. Et ainsi de suite. C'est comme cela que nous courrons. Les premiers gibiers apparaissent. Dans la meute, certains sont capables d'attraper les lapins sans dévier de leur route. Les autres ne s'y intéressent pas. La Chasse n'est pas faite pour le menu fretin. La Chasse ne demande pas du gibier, la Chasse demande une Proie. Un regard ? Non. Pas pour ces petits êtres. Ils ne comptent pas. Peu à peu, des bruissements d'ailes chevauchent le vent. Chant dans nos oreilles. Une odeur de plus en plus marquée parfume notre course, cette odeur familière, pleine de vie. Sous les étoiles, de longues plumes d'un noir pur descendent lentement vers ce bas-monde, pétales aux parfum de Liberté, elles nous renvoient le regard de la Lune. Aucun de nous ne lève les yeux. Ils sont là, c'est tout. Le chant des Corbeaux vient s'ajouter pendant un instant à celui du vent et des arbres. La vibration les emporte eux aussi, décuplée. Notre conscience s'efface totalement, pour ne laisser place qu'à la Chasse. Ils sont donc venus. Chaleur, hargne, meute, Chasse : Œil de Lune m'a rattrapé.

Soudain, une voie apparait. La piste olfactive ne fait pas que nous mettre en appétit. Avant tout, vibration. Il n'y a plus que ça. Vivante, la Lune laiteuse semble tracer la voie vers la cible. Une Proie. La Meute se confond avec le vent, le vol des Corbeaux chevauche le vent. Dans un bruissement d'aile, l'un d'eux descend et vole près de nous. Ici, une mince couche blanche recouvre la forêt. Je comprends qu'il est temps de laisser Œil de Lune chasser au côté de cet oiseau. Détournement, voie différente, même destination. Même Proie.
Le feu qui nous anime transforme la forêt figée en forêt vivante. La vie s'écoule des branches et rafraichit notre pelage, le vent de la Chasse en profite pour imprégner nos corps plus profondément. Mais ce vent va finir par disparaitre un instant, car la Proie est là. L'odeur se fait plus forte, mais c'est la vibration qui nous l'indique. Nous le savons.

Au milieu d'une clairière, l'œil nocturne du ciel nous montre la Proie. Grande, puissante, mais surtout noble. Cette nuit, plus que d'habitude. C'est la première Chasse qui voit entrer une Proie aux bois si imposants. Sa fierté pousse sur sa tête, et elle est à la hauteur. Une Meute noble chasse une Proie noble. C'est cela, la Chasse. La Proie nous attend, tandis que toute la meute se rassemble au son de la vibration. Battements de cœurs. Battements d'un Cœur. Mais cette nuit, c'est non seulement le battement de la meute, mais aussi celui de la Proie. Droite, elle attend. Et deux autres Proies la rejoignent. C'est aussi la première fois que mon corps sent la vibration d'une Chasse à trois Proies. La première Proie plonge son regard dans celui de Croc de Nuit. Après un instant, le temps d'un souffle de vent, seul son, seul mouvement dans la nuit, porteur de l'odeur de la Chasse, les Proies se retournent. Pendant que Croc de Nuit gonfle le poitrail, elles partent.
Hurlement. Vibration. Envol.
Dans la Nuit silencieuse, aux côtés des Chevaucheurs du Vent, sous le regard de la Mère de la Chasse plus attentive que jamais et des Âmes du Ciel plus éclatantes que le Soleil, la Meute s'élance.

Bouillonnement.
La Chasse a atteint son apogée. Les arbres défilent entre l'ombre et la douce clarté de la nuit. Peu à peu, l'odeur de la Proie se confirme. Bientôt, le claquement de ses pattes dures soulevant la poussière, déchirant les feuilles mortes sous la mince couche de neige que l'impact fait voler en flocons nouveaux, tailladant les racines des plus vieux hêtres dressés comme une éternité dans la forêt, bientôt ce claquement sera clair dans nos oreilles, et retentira, guidant la Chasse en ces lieux figés où le Temps n'est plus. La Meute louvoie entre les arbres au rythme du vent, et la Proie se rapproche.
Cependant, alors que l'ouïe aiguisée des Loups perçoit à peine ses pas, la nuit a déjà parcouru la moitié de son chemin. Le Temps a perdu son emprise sur ses dignes ancêtres des bois, mais il limite toujours la Chasse. Et au nom de la Liberté de la Meute et de la Chasse, la Proie sera encerclée avant l'aube. Vitesse. Puissance. Détente.
À présent, sa course bruyante se dévoile toute entière à nos oreilles, tandis que les ombres continuent de défiler. Par moments, un rayon d'une lumière laiteuse baigne la Meute le temps d'un passage éphémère. La distance qui nous sépare de la Proie se réduit à mesure que la vibration gagne encore en intensité, dirigeant depuis longtemps la Chasse toute entière. Une odeur. Très forte, portée par un fugace courant de vent. La Proie sera bientôt visible sous l'œil de la Lune. Cependant, cette nuit, la Proie est très douée. Un adversaire empli de fierté et de talent, difficile à rattraper, impossible à coincer. Très forte. Un bon adversaire pour la Meute. Et peu à peu, la vibration qui nous guide tous se teint d'un sentiment inconnu et étrange. C'est la première fois que la Meute ressent ce sentiment. Il ressemble à celui qui nous lie tous, mais il est différent. Pas comme si la Proie faisait partie de la Meute, mais... cette sensation tout-à-fait nouvelle, qui nuance la Chasse d'une impression de... de jeu entre louveteau, par exemple... Nouveau. Et étrange. Mais pas désagréable.
Deux autres odeurs semblables à la première, accompagnées du son cristallin de leur course retentissant sous les Etoiles, rejoignent la première. La Meute a réussi à regrouper les trois Proies... Et dans peu de temps, très peu de temps...
Là ! Toute la Meute a ressentit la vibration explosive, toute la Meute a vu à travers les yeux des plus rapides entre les feuilles, se découpant sur la neige fraiche et blanche illuminée par le clair de Lune, toute la meute les a vues. Ces trois silhouettes. Maintenant, nous fendons le vent plus vite que les Corbeaux, nous battons les flocons figés au sol dans des gerbes blanches contrastant avec l'immobilité de la forêt, et notre sang noble bouillonnant, feu de la Chasse, portés par notre instinct et notre fierté, nous nous élançons.

Les Proies, encerclées, au centre de la clairière, sous le regard de la mère de la Nuit, nous attendent. Nous le savons, elles ressentent le même sentiment que nous. Et cette nuit, elles ont perdu la Chasse, et se dressent de toute leur noblesse. Elles mourront avec fierté, sous la Lune, et la Meute, ayant vaincu le Temps, restera libre. Le dernier Hurlement de Croc de Nuit monte jusqu'à l'astre dans le calme de cet instant, et avant que la vibration ne devienne sérénité et apaisement, lui, Œil de Lune et moi-même fendirent l'air, défiant la force de la Terre pour le dernier bond de la Chasse.
"- Crois-tu en le Destin, Néo ?
- Non. Je ne supporte pas l'idée que quelqu'un dirige ma vie à ma place.
- Précisément. Et je suis fait... pour te comprendre.
" - Matrix.
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