Flinn rentra de sa chasse plus vite que prévu. Et pour cause : il n'y avait aucun gibier dans les environs. Pas même la moindre piste d'animal à suivre... Rien. Le sol rocheux et poussiéreux de la région était particulièrement exempt de traces de passage, comme figé, immuable à travers les siècles. Même si la végétation était, par un miracle inconnu, suffisamment présente pour permettre la vie d'animaux, il semblait que les bosquets alentours étaient particulièrement dépourvus d'habitants, tout-à-fait déserts. Enfin, non, pas tout-à-fait. Flinn avait repéré les discrètes traces d'un Loup. Un fils de la Lune, de plus d'un demi quintal à en juger par les empreintes. Mais il ne s'y était pas attardé, par un étrange sentiment de... Il ne saurait dire de quoi, mais le fait était qu'il n'avait pas envie de chasser ce noble animal qui, selon toute probabilité, ne serait pas agressif. Non, ce n'était même pas une probabilité, c'était une certitude. Une certitude que le vent lui avait soufflé au creux de l'oreille et qui s'était glissée jusqu'à son cœur. Il n'y avait qu'un Loup pour vaincre comme sa la froideur méthodique et implacable, et surtout impitoyable, de sa chasse. Il ne fallait pas déranger l'animal, mais plutôt le respecter.
Etant donnée l'absence totale de tout indice concernant une quelconque autre présence animale, le jeune chasseur rentrait auprès de ses compagnons, dans la caverne. Cette promenade avait été suffisante, il était temps de... Bah, il ne savait pas de quoi il était temps, mais ce n'était pas un problème. Il le saurait bien assez tôt. Arrivé près de l'entrée de la cachette, les paroles de Sèmil montèrent jusqu'à lui. Il avait l'air de terminer un discours important. Il parlait des raisons de cette quête, et de la force des Chevaliers.
- L'espoir ne meurt jamais.
C'était une belle phrase, et même si Flinn était devenu totalement indifférent, étranger, insensible à toute notion d'espoir, il savait que l'absurdité de cette phrase était entièrement effacée par sa force, et par la force qu'elle donnait au groupe. Sèmil était vraiment un bon meneur. Flinn s'adossa à la paroi rocheuse près de l'entrée et attendit en écoutant la fin du discours.
- Nous pouvons réussir, car nous incarnons l'espoir. Notre force ne peut mourir. Les fleurs fanent et les pierres se font poussières, mais le feu brulent toujours aux confins de la Terre. Si nous sommes tous des étincelles, si nous portons tous une flamme ou ses prémices en nous, alors notre incendie s'étendra sur Andore en y brulant la corruption. Et sans les ténèbres pour masquer le le ciel, sans les ombres pour occulter la beauté de ce monde... Sans tyran pour nous soumettre...
Leur Force. Voilà qui était très bien parlé, voilà qui rendrait le groupe fort. Oui, à cet instant Flinn savait que tous les apprentis étaient plus forts et motivés que jamais. Même lui se sentait invincible maintenant, inarrêtable. En cet instant, le groupe était devenu un brasier, dont le regard brûlant était fixé sur leur objectif, certes si loin, si invraisemblable, mais... Rien ne semblait plus en mesure de se dresser devant eux et de les empêcher de l'atteindre.
- Nous allons rêver un monde nouveau, et l'édifier sur les cendres de l'ancien.
Encore une très belle phrase. Un monde nouveau. Mais, cela manquait de quelque chose...
- Tu sais, Sèmil, on brûlerait mieux la corruption si tu savais mieux maîtriser ta pierre de Feu !
La remarque d'Ezraël apportait ce qu'il manquait. L'humour, le ton léger, le rire qui était une force, dont Flinn manquait mais dont le groupe aurait grand besoin. Cependant, il manquait toujours quelque chose... Il allait devoir l'apporter, maintenant. Même s'il ternissait la bonne humeur lancée par Ezraël, il était indispensable de corriger cette erreur de Sèmil. Flinn s'avança dans la grotte, et parla tout en se rapprochant des flammes au centre.
- Il y a une différence énorme entre rêver sa vie et vivre ses rêves. "Nous allons rêver un monde nouveau" ? C'est bien, ça.
Mais il ne suffit pas de le rêver. Il faut le construire. Et pour cela il faut se battre. Alors, pour ce monde nouveau, quel que soit l'obstacle, nous le franchirons. Quel que soit l'adversaire, nous l'écraserons. Car nous allons vivre des rêves. Et en rêve, on peut tout imaginer. Il n'y a plus de limites. Nous devons donc faire voler en éclat les limites, pour vivre nos rêves. Et pour cela, il n'y a pas de secret. Il va falloir se battre.
Il avait prononcé cette dernière phrase en tendant son poing au-dessus du feu. Flinn ne supportait pas les faibles, mais le discours de son aîné venait de lui faire comprendre une chose importante. Il ne suffisait pas de se contenter des les mépriser. Il fallait aussi les rendre forts. Et il pouvait toujours participer à cela de cette façon. Ces quelques phrases ne changeraient pas le fond du problème, et les faibles ne deviendraient Forts qu'en le devenant au fond d'eux-mêmes. Mais si cela pouvait effacer leurs faiblesses, pourquoi s'en priver ?
Malgré les flammes qui se reflétaient dans son regard, le fond de ses yeux était toujours aussi froid. "Les yeux sont les fenêtres de l'âme", avait un jour dit un philosophe inspiré d'Andore, aujourd'hui oublié. Mais si l'âme de Flinn persistait à donner ce ton glacial à son regard, à l'extérieur, c'étaient les flammes de l'âtre, les flammes du groupe qui brûlaient sur ses iris, comme des volets à ces fenêtres. Il avait voulu faire prendre conscience de la réalité aux autres apprentis, mais après la première phrase, les mots étaient sortis d'eux-mêmes comme une force qui n'attendait que des Chevaliers qui en avaient besoin pour se révéler à eux. Maintenant, c'était une certitude. Ils étaient Forts.
Le regard de Flinn parcourut le groupe rapidement, évitant imperceptiblement ceux de Zejalèa et d'Eileen. Mais il ne put éviter les immenses yeux de Louve. Et ces yeux qui plongeaient dans les siens - ou était-ce lui qui plongeait ? - lui firent l'effet d'un coup de poignard. Son passé remonta à la surface et balaya sa force comme une vague invincible. Flinn s'assit à l'écart dans un coin de la grotte. Finalement, ce n'était plus une certitude. Sa force était devenue plus que jamais un doute pâle tandis que les regrets et les tourments s'emparaient de lui comme un vent glacial, tourbillonnant dans son cœur. Une unique larme perla au coin de son œil sans qu'il ne tente de la retenir. Flinn n'était plus là. Il se débattait au fond de lui-même. N'y tenant plus, il se leva et ressortit de la cavité rocheuse. Une fois au dehors, il entreprit le seul exercice qui lui permettait de se soustraire à l'emprise de son passé. Lentement, il se mit en garde, sa respiration devint plus régulière, profonde et calme. Il déplaça ses appuis avec une lenteur incroyable, et une fois entièrement en position, sa concentration était enfin totale. Chaque articulation de son corps étant sous son contrôle précis, il expira longuement. Inspira profondément.
Souffla d'un coup.
Son poing tendu fendit l'air dans le même temps, avec un sifflement léger, mais acéré. Il était prêt à s'entraîner efficacement. Et continua un bon moment, sous le regard d'une Lune laiteuse et noble, Forte.
Comme lui.
Il était Fort.
"- Crois-tu en le Destin, Néo ?
- Non. Je ne supporte pas l'idée que quelqu'un dirige ma vie à ma place.
- Précisément. Et je suis fait... pour te comprendre." - Matrix.