Ils avaient le même âge, mais sûrement pas de carrure semblable.
C'était un jeune garçon frêle, avec ce genre de visage qui n'avait de spécial que son incroyable normalité. Un visage de fantôme, de spectre qui se fondait dans la masse comme une ombre dans le sous-bois. Il avait de longs cheveux noirs, huileux, pareils à une cascade d'encre qui encadrait sa face pâle. Il aurait pu aisément s'y tromper ; voir n'importe qui en ce jeune garçon discret, dont chaque mouvement était emprunt de cette étrange simplicité ; jusqu'à l'illusion de sa figure anodine, devant laquelle retombaient des mèches éparses. Une calligraphie sauvage avait laissée des marques sur son visage ; ou du moins ce fut ce qu'il lui vient à l'esprit, en voyant les mèches charbonneuses qui semblaient des lignes tracées à escient. Sa première impression fut trompeuse ; il ne vu en le nouvel arrivant qu'une personne ordinaire, des plus banales. Quelqu'un dont la présence devait être aussi tenue qu'une voile de gaze tendu face au vent. Quelqu'un d'invisible...
Et alors, Sèmil avait croisé son regard.
Deux prunelles saisissantes. Étourdissantes. Hétérogènes, d'arabesques et de courbes foliaires ; des iris d'onde et de feuillage, d'été et d'automne. Saisons et paysages qui se mêlaient, se chevauchaient, se mouchetaient l'une et l'autre dans une audacieuse aquarelle. Piquetée d'éclaboussures tours à tours vertes et bleus, feuilles de menthe et pluie pervenche. Peut être aussi, subtil, ce gris pinchard qui conférait à ses yeux toute la sagesse du monde. Telle fut sa deuxième impression. Celle qu'il retiendrait à jamais. L'image resta gravée dans sa mémoire, survivant aux années avec cette ardeur que seuls possédaient encore les volcans. Jamais floue, jamais embrouillée ; seulement présente, intemporelle. Éternelle.
Cette image qu'il conservait depuis maintenant quatorze ans dans un coin de son esprit, nette, patiente, prenait aujourd'hui tout son sens. Une autre dimension la révélait, sublimant l'instant, transcendant les secondes précieusement recueillies. De cette nuit, elle ne lui évoquerait plus jamais la même chose. Elle ne réveillerait pas en lui de vieux sentiments. Pas de reliques chéries dont la vénusté n'avait jamais quitté les fibres de son corps, faisant courir l'écho d'un frisson sur sa peau. Désormais, cette réminiscence incrustée dans sa chair, ce sentiment physique qui l'avait traversé... N'était plus. Le souvenir n'avait pas disparut. Il ne disparaitrait jamais, non ; c'était autre chose. De plus fort qu'une image choyée, d'une image passée qui n'avait plus lieu d'être, et qui pourtant continuait de vivre au fond de lui. C'était les sentiments qu'elle provoquait en lui.
Fascination, joie crédule, surprise, émerveillement, curiosité... Reléguées aux faubourgs du temps écoulé. Maintenant, il n'y aurait plus que la grande maîtresse de sa vie, cette femme séculaire aux mains enduites de poison, qui caressait son âme en l’éraflant de ses ongles. Chaque jour, un peu plus de venin qui allait se répandre dans son être tourmenté. Et celle qui l'instillait en lui depuis tant d'année, avec cette patiente résolue qui glaçait plus d'un homme, portait bien des noms. Un seul convenait à Sèmil : Désespoir. La lente agonie de l'espérance, empoisonnée par sa sœur rivale, cette félonne aux caresses venimeuses qui sévissait dans son âme. Quelques fois, elle portait un nom plus familier, moins rebutant ; elle se nommait Tristesse pour quelques heures, quelques jours, renaissait sous ce nouveau patronyme dont la sonorité reptilienne lui seyait tant. C'était une souffrance plus perverse, pourtant, plus insidieuse, mais il la préférait à la déferlante brutale désespoir. Cette vague qui l'avait noyé si longtemps auparavant, l'enfonçant vers des abysses ténébreuses sans espoir de retour ; jamais plus il ne pourrait rejoindre la surface. Juste profiter de son sursit, de l'air qu'il avait emmagasiner avant de couler. Mais un jour, l'océan et ses lois implacables finiraient par le rattraper : il n'était qu'un faible mammifère, après tout. Un humain qui respirait à l'air libre et mourrait de la moindre blessure... Un être faible, dont l'élévation jusqu'au statue de maillon premier de la chaîne alimentaire demeurait un mystère. Ou un simple chance. La Terre les avait choisie pour régner en maître à la surface de son corps. Elle leur faisait confiance. Peut être sottement ? Ou alors, avait-elle raison de placer en eux un espoir qui semblait une err... Mais cela avait-il tant d'importance ? Que de questions parasites, de pensées bourdonnantes qui engendraient mille autres réflexions insensées... Au rythme d'un tambour ardent dont les brulantes pulsations secouaient son esprit torturé par la fièvre, il divaguait, inconscient, passant d'un songe à l'autre, de souvenirs à souvenirs, délaissant la seule chose importante, la seule chose à laquelle il aurait dût porter d'intérêt...
Sa mémoire cabrait, se révoltait contre la fièvre. Il devait se rappeler. Se fixer sur lui. S'ancrer à leur première rencontre, au premier regard immortel qu'ils avaient échangés, ce souvenir si crucial... Il ne fallait pas l'oublier. S'imposer son retour. C'était l'unique chose qui comptait. L'image dont l'évocation réveillait la femme aux mains venimeuses. Au risque de s'empoisonner, il devait vivre l'arrivée du jeune garçon, une dernière fois. En cette nuit, en cet instant, il n'y avait rien de plus important, rien de plus capital de lui parler au travers du temps, pour cet ultime tête-à-tête... Le premier d'entre tous, qui serait finalement le dernier. Celui par lequel tout avait commencé, et tout se terminait.
Des prunelles pers qui plongeaient dans les siennes. Pluie estivale et bruissement des feuilles...
Les yeux de Genghis traversaient le temps, jusque dans sa fièvre. De nouveau, ils se rencontraient pour la première fois.
Quatorze ans plus tard.
Le jardin était froid et sec. La courte pelouse se couvrait de feuilles grises, au cuivre blafard et aux carmins terne. Le faible rougeoiement de l'automne jetait ses fades couleurs sur la parure des arbres. Comme ne pouvant supporter le choc dérisoire de la saison glauque, celle-ci tombait doucement, avec cette lenteur horrifique qui évoquait l'agonie. A l'image de leur vie, leur dépouillement était d'une imperceptible indolence. Sèmil attendait, assis sur le bord d'une fontaine asséchée.
Il observait la chute tourbillonnante des feuilles, à la fois fasciné et horrifié. La beauté de cet ultime ballet le captivait, tout en l'emplissant d'une profonde tristesse. Bientôt, dans quelques jours, l'arbre serait nu face au vent. Drapé de sa seule écorce pour protéger sa pulpe vieillissante, dans laquelle une sève pauvre s'écoulait avec parcimonie. Elle irriguait laborieusement les branches maigres, tentant de s'épandre entre les fibres ligneuses, d'emplir tout le tronc ; elle peinait à jouer son rôle de sang. Le vieux chêne se mourrait depuis plus de cinq millénaires, faiblissant chaque siècle un peu plus, symbole décadent de la Vie qui témoignait de la perdition d'Andore... Personne n'expliquait son origine. Personne ne pouvait dire qui l'avait planté. Il était simplement présent, depuis toujours, enfermé dans cette pièce à ciel ouvert de la citadelle. Peut être se languissait-il de sa forêt natale ? Celle-ci devait avoir disparue depuis bien des années... Les sylves qui peuplaient encore le centre d'Andore étaient d'érables et de pins pour la plupart. Au loin, sur les cimes minérales et enneigés où ne vivait personne, résidaient encore quelques bosquets de sapins ; mais c'était tout. Le chêne était le seul de son espèce à avoir planté ses racines dans cette partie du continent. Ce qui en faisait une relique des temps anciens, un témoignage fascinant de la diversité de la vie qui avait autrefois emplit le monde. Sèmil y était sensible. Il sentait jusque dans les tréfonds de son corps, au plus profond de son être, cette vibration primaire qui se dégageait du tronc. Elle remaniait son cœur, saisissait l'organe palpitant et le soumettait à son rythme serein. Les battements en prenaient une ampleur majestueuse. Le chêne se liait à lui, partageait sa quiétude séculaire. Calme agonie, sans éclat, sans révolte. Il ne cherchait pas à vivre ; l'arbre continuait seulement d'exister, jusqu'à la fin, jusqu'à ce que son bois sont définitivement sec. Il suivait le cours des choses. Ce n'était pas une bataille. Juste une promenade, qui finirait par se terminer. Sèmil savait tout cela. La pulpe tendre lui chuchotait à travers l'écorce. Les murmures montaient depuis la terre, tissant une douce chanson emprunte de paix à ses oreilles. Le charme du jardin se révélait à lui, tout de verdure et de mélodie... Même si ce ne serait jamais plus comme pendant son enfance. L'endroit n'était plus sublime à ses yeux. Simplement... Magique. Envoutant. Une ataraxie paisible l'enveloppait, enrobant corps et âme de sa douceur onirique, irréelle. Dans cet état de transe, il avait soudain perçut une présence. Une présence inconnue.
Avant même de l’apercevoir, Sèmil savait que le nouvel apprentis venait d'entrer dans le jardin. Il ne l'avait pas rencontré, bien que celui-ci soit arrivé trois jours auparavant. Les maîtres l'avaient envoyé aux alentours de la citadelle pendant une semaine, afin qu'il explore la forêt et développe ses connaissances de la flore sauvage. Sept jours de solitude qui l'avaient plongés dans un état second. Il était ressortit de la sylve, serein, apaisé. Ce séjour ne lui avait pas appris grand chose ; il s'était contenté de survivre en utilisant quelques rudiments issus de la lecture. Des racines, et un gibier avaient constitués ses repas. Le reste du temps, le jeune garçon s'était laissé aller à une rêverie solitaire. Pendant cette semaine de liberté, immergé au plus profond de la forêt, les ombres pour seule compagnie, Sèmil avait appris beaucoup sur lui. Il avait mesuré sa colère et sa peine. L'infini tristesse qui le rongeait, et surtout, découvert le nom du poison qui coulait dans son sang... Virulent, ravageur, le Remord rongeait chaque instant de sa vie. Il avait honte d'être né. Honte d'avoir mené sa mère à la mort par sa simple existence. C'était une trahison involontaire ; un meurtre commis à l'instant même de sa création. Il était l'assassin de l'amour. Celui qui avait détruit la vie de ses parents par sa venue au monde. Et son père, jamais, n'avait dit quelque chose pour le détromper... Non. Au contraire. l'accusation silencieuse de son regard avait détruit son enfance. Sèmil n'avait jamais été heureux. Il était seul. Incroyablement seul. Ils étaient peu d'enfants dans l'ordre ; à treize ans, il ne connaissait que quelques serviteurs, ainsi Qu'Eileen et Ezraël. Mais âgé de quatre et trois ans, ceux-ci n'étaient pas la compagnie dont il se languissait... Il se contentait de jouer avec eux, quelques fois, ou de les surveiller, mais c'était tout. Leur maître les prenaient en charge le reste du temps. En rentrant de cette semaine d'isolement, il n'avait trouvé que le regard impassible de son père, et son habituelle distance. Rien de plus. Simplement le bonjour de serviteurs attentionnés et de certains maîtres. Le reste n'avait été que silence. Plus encore que d'habitude, cela lui avait fait mal. Il se connaissait mieux qu'avant, mais cette acuité nouvelle ne lui apportait nul avantage. Plutôt que de brider son chagrin, elle le décuplait. Il n'arrivait pas à se pardonner son existence. Toute sa vie, on l'avait inconsciemment disposé à se haïr. Si Sèmil n'en était pas encore là, ce n'était que grâce au but qu'il s’était fixé : libéré Andore. Si il le pouvait, alors la mort de sa mère pour lui donner la vie n'avait pas été vaine. Elle aurait accouché d'une étincelle, d'un être dont l'unique raison de vivre était de restitué sa beauté et sa douceur au monde... Il ne pouvait pas échouer, alors. Même si le silence et la solitude le rongeaient. Même si la Terre était grise et morne. Dans chaque instant de désespoir de sa vie, il devait se rappeler le sacrifice de sa mère, morte pour l'amour qu'elle avait vouée à un homme épris de liberté. De ses parents, il voulait garder cette image : deux amants qui défiaient le Tyran de leur passion indomptable. C'est ainsi qu'il essayait de voir son père, comme un amant éploré, et non comme cet homme qui le rejetait d'un simple regard. De son simple silence.
Si il était allé méditer dans la jardin, s'était pour faire le point. Observer le ballet des feuilles l’apaisait. Les saisons continuaient de défiler, même après la disparition du soleil. Même sous le règne de l'Empereur. La nature souffrait, mais n'abandonnait pas. C'était l'exemple à suivre. Celui qu'il s'efforçait d'adopter. Vivre et souffrir, mais continuer de marcher. De se battre. Ce toute manière, avait-on le choix quand on était le fils d'une chevalier ? Quand son père avait voué sa vie à œuvrer pour la chute de l'Empereur ? Pouvait-il faire comme tant d'autres, et se dissoudre dans l'ombre, couard, tenant frileusement à sa vie, s'habituant peu à peu au monde qui agonisait sous leurs pieds, ainsi, tremblant, grognant, mais jamais prêt à agir véritablement ? Pouvait-on avoir le nom de Calum si l'on se terrait comme un lapin ?
Non. Sèmil n'avait jamais eu le choix. Et c'était parfait ainsi. Il voulait se battre. Comme ses ancêtres avant lui, comme son père... Cet amant éploré dont tout l'amour était mort avec sa dulcinée, son amante passionnée, la femme qui faisait battre son cœur ; l'organe palpitant qui avait finit par se figer dans sa poitrine, la laissant froide comme une caverne de glace. Ce père qui n'avait pas daigné lui donner l'illusion d'une famille. Au final, ils étaient deux à être esseulé... Deux par la faute d'un. Et quant à savoir qui était ce un, Sèmi hésitait toujours : incomber cette faute à son père, ou à l'Empereur ? Il finissait toujours par se retrancher sur le deuxième choix, afin de ne pas se laisser tenter par une haine trop persuasive.
Il pensait à cette solitude qui avait menée sa vie, quand Genghis fit résonner ses pas sur le sentier dallé. Il troublait le silence, troublait ses pensées, troublait le calme du jardin... Le bruit de sa marche troublait Sèmil jusqu'au fond de son âme. Il ne connaissait pas ce pas régulier, ce pas puissant qui faisait chanter la pierre à chaque claquement de botte contre le sol. Lui qui avait pris soin d'apprendre chaque voix, chaque intonation, chaque murmure, chaque écho courant dans les couloirs, chaque craquement de bûches, chaque frottement de tissus ; le moindre chuchotement qui s’insinuait dans son monde de silence. Il connaissait tout de la citadelle.
Tout, sauf ce pas étranger.
Sèmil se leva, un bourdonnement d’excitation se propageant dans son corps. Il connaissait le bruit du renouveau. De la renaissance. Ce nouvel apprentis qui avait rejoins l'Ordre, ce nouvel orphelin dont la vie l'avait menée jusqu'à leurs portes... Il était là. Il n'était pas plus jeune. Il était le saveur ; celui qui briserait la solitude de son existence. Qu'il le veuille ou non, avant même de le savoir, c'était un ami.
Sèmil s'avança sur le sentier dallé, et il apparut, dans sa traîtresse banalité. Frêle, fantomatique, avec cet air égaré de celui qui découvrait un nouveau monde. Il était plus petit, plus maigre, plus fragile... Et puis, il y'eu le reste. Ses jambes larges et musculeuses, sa chevelure huileuse qui glissait sur le côté de ses joues, dévoilant ses yeux en un levée de rideau dramatique. La beauté hétérogène de ses prunelles. Ces encres mêlées, dont la splendeur figea ses lèvres qui articulaient une salutation. Genghis. Le frêle coureur au regard captivant. Genghis qui lui parlait. Parlait... Parlait ?
-Qui es-tu ?
-Sèmil. Un nom lâché comme une brise par le ciel : dans une empressement virevoltant. Il eut un irrépressible sourire. Une joie sauvage faisait bondir son cœur ; il n'était plus seul, il y'avait devant lui un jeune garçon, un jeune garçon de son âge qui ne connaissait personne, un orphelin venu du vaste monde, un orphelin qui était maintenant ici pour, comme lui, devenir un chevalier, délivrer Andore, se battre pour la Terre et... Et il pensait tant qu'il en oubliait de parler. Sa vie était tant rythmée du silence qu'il exultait mentalement. Seulement mentalement.
Mais c'était terminé. Il allait changer. Tout allait changer. Le silence mourrait sous la salve nouvelle des mots. Leur langue seraient des armes. Ils allaient repousser le silence, l'acculer, le dominer. Dialogues salvateurs, plaisanteries héroïques, bavardages d'infanteries, débats de cavalerie ; le silence allait subir une charge dont il ne se remettrait jamais.
Tu viens d'arriver, c'est ça ? Il y'a trois jours, d'après ce que j'ai compris ? Je n'étais pas là. Mais on peut toujours rattraper le temps perdu ! Je peux te faire visiter la citadelle, si tu veux. Et, d'ailleurs, comment tu...
-Genghis. Le coupa l'autre. Phillipides Genghis. Je tiens ces noms de... Deux grands hommes.
-Ça me dit quelque chose, en effet. Et dis moi, Genghis, tu cours autant que ton homonyme ?
Le jeune garçon eut un sourire en coin.
-Non. Plus encore. Bon, tu me fais visiter la citadelle, alors ? Sinon, j'y vais seul. En courant.
-Je ne voudrais pas avoir à te rattraper. Mes jambes ne s'en remettraient pas. Rétorqua Sèmil en lançant un coup d’œil goguenard au jeune garçon. Allons-y.
Sans aucun doute, si il n'avait pas mené la visite, le nouvel apprentis l'aurait-il devancé... Pour faire trois fois le tour de la citadelle.
Le temps passait. Les feuilles tombaient. Il n'était plus seul, et le jardin partageait ses merveilles avec un autre désormais. Les années coulaient comme de l'eau sur la peau, et c'était une larme sucrée qui glissait sur la joue de Sèmil. Jamais la vie n'avait été plus douce. D'autres apprentis arrivèrent, Eilleen et Ezraël grandirent... Il vit l'Ordre gonfler, sentit les rires gondoler sa poitrine, partagea la joie simple de l'amitié... Une communauté naissante se formait. Ils étaient liés. Ils étaient frères et sœurs. L'Ordre entier était leur famille. ils n'y avait plus d'orphelin entre les murs de la citadelle.
Le temps passait. Les feuilles tombaient. Il grandissait, et le jardin fanait. Les années étaient une crue qui semblaient ne jamais devoir s'arrêter. Il aimait en secret, caressait avec fièvre ; Madeleine souriait, et autour de lui, les apprentis grandissaient. Tous poussaient, poussaient, poussaient... Tous devenaient adultes. Sèmil ne pleurait plus, pas même de joie. Il souriait simplement, pour la beauté de la vie, la beauté du monde. Le soleil demeurait encore un mythe. Mais il n'avait besoin de nulle autre chaleur que celle des apprentis. Il les aimait tous. Leur vouait une éternelle reconnaissance pour le simple fait d'exister : ils l'avaient sauver de la perdition.
L’engrenage coince. Une pièce déraille. Un boulon mal fixé ? La machine crisse, hurle. Pièce contre pièce, souvenirs qui s'emboitent et tournent, se délaissent puis attrapent un nouvel engrenage. C'est un chant d'agonie, la mort même qui s’époumone dans son âme. Son écho la déchire. Il sait quelle pièce coince.
La machine ne peut pas continuer sa marche. Quelque chose bloque. L'ultime souvenir. Celui que même l'incendie de ses poumons ne peut bruler. Dont même le sang ne peut le purger. Pas une deuxième fois, en tout cas.
Trois ombres qui valsent devant un brasier. Danse macabre, grâce funèbre des leurs gestes. Elles ont cette céleste beauté des ténèbres nocturnes. Des ténèbres pantomimes qui mimeraient un combat... Tant que ce ne sont que des silhouettes, tout n'est qu'un rêve. Tout est possible. Il n'y a pas de mort. Pas de sang. Juste des ombres qui jouent à se faire guerrières. Leur épées de bois traversent et tuent théâtralement, lui se rapproche de la scène, le cœur battant, soufflé par le talent des acteurs, fasciné par la beauté de cette mort illusoire...
Et l'incendie qui faisait d'hommes des ombres, dévoile le corps couché. Baigne d'une lueur sanglante ce visage connu. Aimé. Des flammes reptiliennes ondoient dans ses prunelles... Elles ondulent à la surface de l'eau de ses yeux, lèchent la verdure qui s'y mêle... Un incendie ne peut se refléter pareillement que dans des yeux morts. Les yeux de Genghis étaient de ceux-là.
Sèmil ne pouvait pas refuser la vérité. Le prisme de sa mémoire renvoyait l'image horrifique dans tout les coins de son passé. Chaque souvenir dédié à Genghis le ramenait à cette dernière vision d'un corps mort.
Genghis, son premier ami, Genghis avec qui il formait ce tandem éternel, Genghis en compagnie de qui il combattait la solitude, Genghis à la langue conteuse, Genghis aux jambes de fer, Genghis aux yeux d'onde limpide... Genghis dont il ne pourrait jamais se passer. Genghis. Comment allait-il vivre sans lui ? Comment vire sans son frère d'âme ? Genghis était plus qu'un ami. C'était la moitié indissociable qui l'avait accompagnée pendant quatorze années de sa vie, avait repoussé le silence et la froideur de sa présence fraternelle... Genghis.
Sèmil ouvrit les yeux. Des flammes, toujours. La douleur, toujours. Mais ce besoin. Besoin de vivre pour l’honorer. Lui dont le simple nom le faisait désormais souffrir. Oui... Ce souvenir par obligation. Mais ce n'était pas que ça ; c'était aussi une nécessité. Genghis méritait qu'il endure la souffrance de vivre. Les braises dansantes de ses poumons ? Vulgaires étincelles.
Genghis avait éclairé sa vie. Gengjhis était l’incendie là où la douleur n'était que flammèches.
-Genghis. Sa voix était elle si rauque ? Genghis. Nous devons le retrouver. Il ne faut pas le laisser... GENGHIS !
Ses poumons se déchiraient. Il haletait. Près de lui, il y'avait une présence. Une flamme. Mais laquelle ?
Qui ? Qui... ? Il faut aller le chercher. Je peux me lever. Je dois le porter.
Son corps le brulait. Il contracta ses muscles. Comment se mettait-on debout, déjà ?
Aide moi. Je dois me lever. Il ne peux pas rester là-bas, au milieu de ces corps...