Sèmil considéra la poigne ferme de ce nouveau naufragé de la nuit avec scepticisme. Elle était vive, presque enthousiaste, mais le jeune homme ne semblait pourtant pas soulagé, heureux d'être rescapé, ou même reconnaissant envers Frimain. Était-il blessé du regard que lui avait lancé le doyen ? Sûrement. Il n'était probablement pas le premier à faire preuve d'un pareil comportement ; le physique de ce Velk avait de quoi surprendre. A coup sûr, c'était loin d'être la meilleur façon de le remercier pour l'aide précieuse qu'il leur avait apporté.
Peut être Sèmil n'aurait-il pas été aussi sensible à cet apparent mutisme, si Velk était arrivé une autre nuit. Mais aujourd'hui, ce soir, il se sentait plus que jamais responsable du monde entier. Il ne voulait blesser personne, ne faire de mal à aucun d'autre eux, même à un parfait inconnu. Sa sensibilité avait été exacerbée depuis hier. Si son empathie était habituellement au dessus de la moyenne, elle avait désormais quelque chose de surnaturelle. Et de gênant : personne ne pouvait prendre tout à sa charge. Sèmil devait lutter contre lui même pour se souvenir qu'il n'était pas seul, et que le monde entier n'attendait pas de lui une attention sans faille. Il aurait voulu pouvoir panser chaque plaie d'Andore une par une. Mais cela n'arriverait jamais, car un seul homme ne pouvait se charger de tant de douleur, aussi acharné soit-il. Même à cette échelle minuscule de leur groupe, Sèmil n'arrivait pas jouer son rôle à temps plein. Il était débordé, la situation lui échappait à chaque bouleversement ; cette instabilité commençait à la rendre nerveux. L'arrivée de Velk n'arrangeait pas les choses, cela faisait une personne de plus à sa charge, un inconnu qui plus est. Voilà qui expliquait aussi sa réaction face à ce géant aux traits si doux... Bien que balafré, son visage restait d'une incroyable finesse. Cette étrangeté ajoutée au conteste, il avait réagit un petit peu trop spontanément pour ne pas être volontairement blessant. Un sourire et une poignée de main n'arrangerait pas les choses, et Sèmil se sentit déjà découragé à l'idée que Velk puisse garder envers lui une animosité tenace en raison de cet impair. Il n'avait vraiment pas le temps de s'inquiéter de choses pareilles, mais il ne pouvait pas s'empêcher de se projeter dans le futur. Il y'avait pourtant beaucoup à faire dans le présent... Le doyen ne se perdit donc pas en regrets inutiles et en spéculations tortueuses quant à la suite de leur voyage ; il recentra son attention sur le nouveau venu.
Celui-ci jeta quelques coups d'oeil à la grotte avec un semblant de lassitude. Tout deux laissèrent retomber leur bras, puis le géant baissa les yeux vers lui. Sèmil sentit de nouveau planer l'ombre de son père. Père haï, auquel il vouait tant de rancoeur, père admiré qu'il se sentait incapable d'égaler, père au regard froid qui l'observait toujours de haut, père qui semblait incapable d'aimer son fils. Il ne pouvait lutter contre cette impression. Ce soir, elle était irrépressible. Il voyait des fantômes partout, et ce n'était pas près de cesser.
Comme déjà pas moins de cent fois en à peine quelques heures, il dût se reprendre sans rien montrer de son trouble. Il était désespérant de constater comme le moindre petit choc pouvait le déstabiliser depuis peu. Il avait peut être atteint ses limites après tout...
-L’Empereur mourra...
...Ou peut être pas. Cette phrase le sortit de sa post-léthargie. Il fixa sur le géant un regard emprunt de compassion. Qu'avait-il vécut, lui aussi ? Quelles péripéties l'avaient menées jusqu'ici, dans le fracas d'une bataille au cœur de laquelle on avait souillé sa chair même ? Ils étaient deux désormais, que la nuit avait jetée dans ses bras douloureux. Avait-il encore la force d'enserrer tout ce beau monde qui attendait une étreinte chaleureuse ? Si son corps était bien enflammé, ce n'était pas d'un ardent enthousiasme. Chacun de ses muscles réclamaient le repos. Mais la fatigue physique se faisait douce plaisanterie face à celle de son esprit. Sèmil en était arrivé au point où la lassitude et les tortures de l'âme harassaient trop pour que quiconque y fasse face avec clairvoyance. A chaque silence, il se prenait à rêvasser, erratique dans sa pensée, passant d'un problème à un autre en surmontant son abattement pour n'y retomber que mieux ensuite. Il n'était plus si certain de tenir jusqu'à la fin du soir.
Ces paroles de Velk étaient si pitoyables. Elles le plongeaient dans un nouvel abîme de souffrances intérieur.
Car d'où lui venait une phrase si creuse ? D'où pouvait-elle venir sinon d'un esprit tourmenté ? Qui n'avait pas tenu une fois au moins à la laisser se glisser hors de ses lèvres, en sachant pourtant combien il était vain de nourrir un tel désir ? Oui, c'était un espoir fou que d'entrevoir la mort de l'Empereur. C'était une démence noble à laquelle on ne pouvait croire qu'une fois plongé dans la rage, la tristesse ou la folie. Et ce géant de porcelaine avait prononcé avec tant de fermeté, tant d'audace et d'impassibilité ces mots qui ne franchissaient jamais pourtant les lèvres closes de tout les autres... "L'Empereur mourra". Fol espoir. Qui n'était pas même fondé sur une once de réalisme. C'est de là que venait toute la dimension pitoyable de cette phrase pourtant louable ; Sèmil perçut avec tant de violence cette démence qu'il eut un brusque sursaut d'affection pour le jeune homme qui lui faisait face. L'ombre de son père s'envola de sa haute silhouette, et le doyen redressa imperceptiblement les épaules. Il était las et vide de courage, mais l'affliction le poussait à continuer jusqu'à l'impasse de sa volonté plutôt que de baisser les bras. Elle était le combustible qui laissait consumer sa détermination ; la douleur était flamme et l'obstination amadou. En lui, les rapports d'équilibres s'inversaient comme dans un autre monde. Plus le destin tapait sur son cœur, plus il s'acharnait à avancer droit vers le mur de ses limites. Marche stupide et vaine... Qu'il n'abandonnerait pas avant qu'une véritable rupture ne le fasse s'effondrer. Tant que quelque chose n'aurait pas céder au fond de lui, il ne cesserait pas de faire front avec l'audace imbécile de ceux qui refusaient la défaite de leur corps.
Sèmil pesa donc soigneusement ses mots avant de parler. Il ne voulait pas risquer de froisser le géant, et bien entendu, ne pouvait pas laisser échapper le fond amère de sa pensée. Il devait communiquer de la force aux autres, même si il s'en sentait vidé ; il devait donner le peu que son organisme voulait offrir. Si ses lèvres ne voulaient pas sourire, si ses épaules ne voulaient pas se redresser... Il leur imposerait sa volonté jusqu'à ce que son esprit soit incapable d'aligner deux pensées cohérentes à la suite. Pour le moment, ce n'était pas encore le cas. Il pouvait encore tenir debout et réfléchir logiquement.
Il surmonterait cet énième défi de la soirée.
Alors, que dire ? Que dire à ce jeune homme balafré accompagné d'un chien loup, qui avait désormais le poids des hommes qu'il avait tué sur les épaules ? Que répondre à sa folie, quelles paroles pour l'encourager lui aussi ? Oui, comme il l'avait pensé tout à l'heure face Regan, deux nouvelles vie venaient s'ajouter au groupe qu'il devait protéger. Protéger d'Andore, de l'Empereur, d'eux même... Elles pesaient lourdes, et un faux pas pouvait tout gâcher. Si il ne trouvait pas les bons mots maintenant, il aurait du mal à mettre Velk en confiance par la suite. Et tout simplement, il pourrait s'attirer son animosité... Il avait déjà commis une bourde en dévisageant ouvertement le jeune homme. En faire une deuxième par cette soirée sanglante, qui avait été harassante et douloureuse pour tous, serait malvenu, lourd de conséquences et surtout, indigne de lui. Il n'avait pas pour habitude de blesser les gens qui l'entouraient ; or, Velk l'avait été par sa franche surprise. Sèmil s'en sentait honteux. Il avait l'impression de perdre pied un peu plus à chaque instant. Alors même que l'arrivée successive de ses compagnons le rassurait, l'absence des autres le plongeait dans un tourment toujours plus profond. Arl, Fenant, Louve, Kaalan... Tout les quatre dehors, morts ou vifs, blessés peut être. C'était obsédant, insoutenable ; il devait savoir.
Il devait tant de chose, en réalité. Rester debout, marcher, parler, respirer, dieu, oui, respirer... Tout ces petits riens dont il n'avait jamais pris conscience qu'ils étaient tellement difficiles à mettre en marche et à maintenir. Il souffrait pour le moindre de ces petits riens. C'était insupportable. Ça devait cesser... Pas maintenant. Pas aujourd'hui.
Bien sûr. Quelque chose balaya tout cela, toute ses inquiétudes et ses doutes, dans une éruption illuminatrice.
Il avait trouvé ses mots. Dans tout ce chaos, il les avait trouvé. Un intense soulagement l'emplit soudain ; il n'avait pas perdu tout ses moyens. Il pouvait encore tenir, il pouvait encore remplir tout ses devoirs. Malgré la danse sauvage de ses pensées, ils avaient jaillis dans son esprit avec la clarté de fanaux. Ils éclairaient un nouveau chemin.
Sèmil prit une légère inspiration ; ses poumons le brûlèrent, mais il n'en tint pas compte. Cela durerait sûrement quelques jours... Autant s'y habituer maintenant. Pour le moment, des mots se bousculaient à la lisière de ses lèvres. Il les ouvrit pour libérer cette foule pressée.
-Désolé de t'avoir tiré une flèche tout à l'heure. Bon, tu l'as à peine senti apparemment mais tu as eu de la chance que pour la première fois de ma vie je rate ma cible. Sinon c'était la tête que le trait atteignait. Et là tu l'aurais senti. Mais bref. Excuse moi.
... Bien entendu, ce n'était pas sa voix. Ce n'était pas ses mots ; ce n'était même pas son audace. Tout ça appartenait à un unique effronté à la morgue malvenue, dont l'ironie et les sarcasmes étaient poudre sur une langue de feu. Forcément ; ça ne pouvait finir que d'une seule manière.
Par une explosion. Qui survint. Une explosion... De rire ?
Sèmil retint à grande peine un rictus furieux. Une partie de lui s'embrasa de colère, et il sentit un picotement frénétique se saisir de ses poings. Ils réclamaient une chair contre laquelle s'abattre, de os à briser sous leurs phalanges prisent de folie. Cette partie de lui voulait faire taire ce rire odieux qui résonnait sans pudeur aucune face à la mort. Genghis était couché à quelques mètres de là. Et ce sombre abrutit au visage balafré pouffait. Était-il donc heureux d'avoir sentit le sang d'autres hommes sur sa peau, sur sa langue ? La vision de ces corps amassés avait-elle éveillée en lui une joie perverse qu'il fallait endormir par le fer d'une épée en travers de sa gorge ? Il était immonde, exécrable ; de ce géant de porcelaine, il fallait faire un tas de viande froide... Un pulsion meurtrière traversa Sèmil de part en part. Durant un battement de coeur, elle empoisonna ses pensées et son regard. Un venin porteur de haine courut dans ses veines pour corrompre chaque recoin de son âme ; tout son être fut soulevé par le besoin irrépressible de tuer. Ses muscles ne brûlaient plus que de s'enflammer encore pour porter sa fureur à la gorge si pâle de Velk, son souffle douloureux n'aspirait qu'à prendre en puissance pour éclater en un rugissement impérieux.
Une seule seconde. Une haine farouche. Un seule seconde où il n'exista plus que le désir de le tuer pour rétablir un propre silence mortuaire. Une seule seconde avant de prendre conscience combien ce rire était nerveux. Comme l'était celui d'un personne à bout, fatiguée, inquiète, pleine de tensions et de doutes ; comme celui d'un jeune homme loin de chez lui qui venait de vivre une bataille, qui s'était fait tirer dessus par un allié dont il ne connaissait ni le nom ni le visage, et qu'une lame avait défigurée pour le restant de ses jours. Sèmil mit une terrible seconde à entendre vraiment le rire de Velk ; à entendre ce rire là, celui qui se cachait derrière le soubresaut de ses larges épaules et ses yeux plissés.
Une main énorme se posa sur ses lèvres convulsées par l'envolée de ses émotions négatives. Il les déchargea avec une telle violence que Sèmil se crut sur le point d'en chanceler. Il n'avait pas face à lui l'ombre de son père, froid, droit, fier et impassible. Ce n'était pas un fantôme qui avait surgit de la nuit... Juste un jeune homme égaré qui se retrouvait, de son côté à lui, face à de vrais spectres. Les Chevaliers du Feu. Une légende, un espoir... Et Sèmil ne lui avait offert qu'un regard choqué, la haine d'une seconde, une poignée de main et un remerciement qui manquait si cruellement de chaleur qu'il se demanda douloureusement pourquoi ses lèvres n'avaient pas gelées en le prononçant. Il se montrait trop étourdit et manquait à tout ses devoirs. En tant que chevalier, il devait offrir à Velk son soutient le plus ardent. Sèmil se jura qu'il le ferait... Plus tard.
Le rire du géant se tarit dans une rapide décadence du tressautement de ses muscles. Il rebaissa son bras épais avec un sourire amusé et légèrement tremblotant. Malgré son mètre quatre vingt et la balafre qui le défigurait, il avait l'air d'un gamin. Une incroyable candeur se dégageait de lui, seconde aura qui surpassait même celle d'intimidation qui accompagnait ses proportions hors normes. Le doyen en fut un instant désamorcé, à tel point qu'il ne réprimanda pas Eldän pour l'acide cynisme dont il avait fait preuve. Qui avait-il donc face à lui ? Un enfant ou un homme ? Il était couvert de sang, et pas seulement du sien. Sa musculature lui donnait l'air d'un guerrier aguerris, et sans regarder au dessus de ses épaules, il aurait été impossible de le penser si jeune. Alors quoi ? Étais-ce un enfant enfermé dans un corps d'adulte ? Ou un lunatique dont l'esprit possédait plusieurs personnalités distinctes les unes des autres ? Sans se l'avouer, Sèmil redoutait dans un coin de son esprit d'avoir affaire à un fou ou un être contre-nature. La pensée était cruelle et hautaine, emprunte d'une certaine hostilité. Il ne voulait pas la regarder, répugné qu'elle puisse seulement rôder sous son crâne comme une infection qui risquait de contaminer tout son jugement. Il ne voulait pas d'elle et de tout ce qu'elle sous-entendait. Il ne voulait pas devenir cette personne qui rejetait la différence, l'anomalie... Même si une infime partie de lui chuchotait l'hypothèse, il préférait la faire taire ou l'ignorer.
Le jeune homme l'étouffa impitoyablement, refusant catégoriquement de penser avec cette froide et implacable logique déshumanisante. Il carra les épaules plus fermement, posant sur Velk un regard plein de flammes. Il serait simplement un nouveau compagnon. Un petit frère de plus qu'il devrait bientôt aimer et protéger sans se poser d'autre question : c'était ainsi que ce devait être, et rien n'y changerait quoi que ce soit. Pour le moment, ce n'était qu'un inconnu singulier plein de secrets. Bientôt, il voyagerait sûrement avec eux, car il savait se battre et qu'il voudrait très certainement rejoindre leurs rangs. Si ce n'était pas un chevalier, il n'en deviendrait pas moins un de leur frère prochainement. Alors, toute différence n'aurait plus aucune importance. Cela ne vaudrait pas seulement pour lui, mais aussi pour tout les autres, tout ces apprentis qui n'avaient pas eu la même vie et qui n'avaient pas le même caractère, ni les mêmes aspirations, ni les même buts. Leur groupe se resserrerait et chacun apprendrait à connaître vraiment son frère, sa soeur. Ces petites choses qui les séparaient et mettaient une distance entre eux finiraient par disparaître.
Sèmil s'en convainquit et y puisa de la force ; tout s'arrangerait. Les barrières tomberaient entre eux tous.
Si Velk n'avait pas prononcé d'autres mots, si il n'avait pas été si candide et si franc... Le doyen aurait pu y croire encore un temps.
-T'es un rigolo, toi. Ta flèche m'a transpercée le bras ! Ça fait un mal de chien, ces machins-là ! J'ai pas bougé parce que j'étais en pleine crise, mais crois-moi que si je t'avais trouvé à ce moment-là, t'aurais jamais eu l'occasion de t'excuser...
Bien entendu, il n'en fut rien. Il les prononça, et alors qu'ils heurtaient l'esprit de Sèmil en mettant à mal son optimisme hardi, sa joie enfantine se mua en tristesse. Son sourire se perdit dans l'assombrissement qui saisit ses traits pour les rendre plus matures et faire écho à ses paroles. Velk posa sur Eldän un regard accablé.
Le doyen fronça les sourcils et ses lèvres se pincèrent. Sans le vouloir, il prit une expression dur qui ne seyait pas forcément à son inquiétude ; cependant, une froide logique lui dicta de se montrer implacable. Le géant venait de parler de crise... Sèmil avait-il donc vu juste ? Avait-il face à lui un schizophrène ou un fou dangereux ? Si tel était le cas, que ferait-il de Velk ? Pouvait-il vraiment se permettre de se montrer magnanime et laisser quelqu'un d'instable de les accompagner ? Evidemment, non. Il le savait pertinemment. Cependant, il ne pouvait pas abandonner Velk à son sort sans que ce dernier courre des risques. Les environs n'étaient pas giboyeux, et les villages de la vallée gardaient jalousement leurs bois ; ils ne pouvaient pas se permettre de laisser une proie à des étrangers. La chasse était devenu une affaire sérieuse en Andore, et les paysans veillaient désormais sur les animaux sauvages comme sur un héritage commun. Ils ne tuaient jamais plus que nécessaire, priant pour que les bêtes se reproduisent, laissant la faune en paix le plus longtemps possible en se nourrissant de ce que leur offrait la terre ou les rivières pour subsister. Velk ne survivrait pas longtemps, seul. Un affreux dilemme tordit les entrailles à Sèmil. Devait-il sacrifier ce jeune homme à la cause des Chevaliers ? Il avait, après tout, consentit à laisser mourir son père pour qu'Andore voit un jour le soleil illuminer ses cieux... Pourquoi pas un inconnu ?
Trop de sang a coulé ce soir et pour les soirs qui viennent.
La pensée siffla dans son esprit comme un coup de cravache réprobateur. Voilà donc pourquoi... C'était une bonne raison. En quelque sorte. Pas une raison de meneur ni même de valeureux chevalier ; c'était une raison d'homme fatigué et souffrant. Elle valait bien celle des deux autres.
Sèmil s'écarta de son combat intérieur. Le géant n'avait pas développé son discours, et ne semblait pas prêt à relancer la conversation. Il sauta sur l'occasion pour en apprendre plus par lui même.
-En pleine crise ? Intervint-il d'un ton pressant.
-J'ai... un problème mental, un traumatisme assez grave, en fait...
Ce n'était donc pas seulement une hypothèse. Sèmil eut l'impression qu'on lui remplissait l'estomac de pierres. Velk, lui, semblait plutôt égaré et profondément mal à l'aise, comme si on venait de le surprendre à observer sous les jupons d'une dame. Si il ne le poussait pas à se dévoiler, Sèmil n'en apprendrait pas plus. Avec le sentiment de remuer un couteau dans une plaie ancienne, il insista en posant une autre question sur le même ton aiguillonnant.
-Comment ça ?
Velk l'observa intensément pendant de longues et pesantes secondes. Le doyen attendit en essayant de brider son inquiétude ; le jeune homme semblait chercher ses mots, et Sèmil ne tenait pas le brusquer. Il se montrait déjà bien assez pressant, d'autant qu'il avait froissé le géant peu de temps auparavant. Aucun d'eux ne l'avait oublié, et il avait gardé la résolution de choisir ses mots avec soin pour ne pas blesser Velk une autre fois.
"Surtout si il peut entrer en crise." Souffla une voix perfide dans un coin de son esprit. Sèmil s'horrifia de nourrir une telle pensée. Il mit ce murmure calculateur sur le compte de sa fatigue.
-Je deviens une machine à tuer à la vue du sang... Et Kire aussi.
Le chien loup couina misérablement. Le doyen lui jeta un coup d'oeil, désemparé. La situation empirait à chaque révélation. Une boule se forma dans sa gorge. Il devenait impossible d'ignorer la menace que représentait Velk. Si le sang le plongeait dans une folie meurtrière, comment pourrait-il participer à leur périple ? Car à n'en pas douter, il serait sanglant. Déjà en cette soirée, ils en étaient tous couvert ; lui plus particulièrement. La cape déchirée dont on avait entouré son torse était encore humide, poisseuse, et la flèche qui avait traversée sa jambe n'avait pas fait que déchirer un muscle. Sans oublier l’estafilade de son épaule, et la coupure qui barrait son front, dont il garderait probablement une cicatrice. Sèmil se demanda fugitivement combien de litres de sang il avait perdu et comment il pouvait encore tenir debout malgré ses blessures.
Velk avait tout cela devant les yeux, mais il ne réagissait pourtant pas. Comment fallait-il donc prendre sa déclaration ? Était-il dangereux quelle que soit la situation, ou seulement pendant un combat ? La frénésie guerrière emportait certaine personnes, comme Ezraël dont le sang se mettait à bouillir dans ses veines quand il tenait une arme ; étais-ce de cette sensation dont parlait Velk ? Peut être ne faisait-il qu'extrapoler le ressentit qu'il avait d'une chose qu'il ne maîtrisait pas, sans qu'elle soit pour autant relative à la démence, auquel cas un le doyen pourrait apprendre au jeune homme à canaliser sa fureur. Sinon... Personne ne serait en mesure de l'aider. Et il devrait rester ici, seul, ou les quitter près d'une grande ville. Le risque était trop grand qu'il devienne une menace à leur prochain combat.
Mais peut être y'avait-il encore un espoir d'échapper à cette solution radicale qui mettrait la vie de Velk en danger. Il serait sûrement plus en sécurité à leurs côtés que perdu dans la nature ou laissé à lui même dans une ville, nid de vipères tortueux où la corruption et la violence avaient atteint leur paroxysme. Si il menait bien le groupe, Sèmil n'aurait pas à craindre d'autres combats. Ils seraient discrets et rapides, et seul l'infiltration de la citadelle impériale se révélerait périlleuse. Néanmoins, ils n'étaient pas à l'abris d'un imprévu, d'une catastrophe ; cette soirée l'avait prouvée... Si il pouvait écarter un danger du groupe, Sèmil ne devait pas s'en priver. Sous aucun prétexte. Pas même celui d'une philanthropie malvenue.
Il posa la question qui pouvait tout changer.
-Et... Tu peux te contrôler ?
-Jusqu'à un certain point, à peu près. Quelques gouttes, ça me rend colérique. Un filet, et j'ai envie de tuer.
Sèmil hocha lentement la tête, ombrageux. Sa bouche était sèche. Le problème de Velk était bien différent de la frénésie qui saisissait Ezraël face à l'enjeu d'un combat. Ce n'était pas la perspective de se battre qui l'emplissait d'énergie, mais le sang, juste le sang. Le jeune homme ne précisa pas son aveux, laissant un flou sur les situations qui provoquaient ainsi sa colère. Le doyen ne l’interrompit pas, las et glacé jusqu'à la moelle par la déclaration du géant.
Le problème, c'est que je suis comme anesthésié. Je sens plus rien jusqu'à ce que j'ai tué tout le monde. Et après, les douleurs me prennent.
Une fois de plus, Sèmil ne put s'empêcher de comparer le ressentit de Velk à celui d'Ezraël. Là ou le flamboyant chevalier était emporté par la valse de son feu intérieur, propulsé dans un état sans précédant d'excitation par l'idée de se battre, lui semblait devenir totalement insensible au monde extérieur, uniquement préoccupé par la mort de ses opposants. Il réagissait comme un animal enragé plutôt que comme un guerrier avide de faire ses preuves. Seul l'intéressait le sang de ses ennemies.
C'était un coup de plus porté à son optimisme ; chaque phrase soutenait l'autre, proclamant à Sèmil de se montrer implacable et granitique. Lui hurlant d'écarter ce géant sanguinaire des autres apprentis au plus vite.
C'est pour ça que je suis autant amoché, je prend de gros risques en pleine crise. Et là, je suis crevé... vous savez pas comme c'est douloureux de marcher alors qu'on s'est fait transpercer le mollet par une dague... Et, je sais pas si c'est normal, mais mon visage me brûle.
Le doyen hocha la tête une fois encore, effondré. Il avait maintenant face à lui un adolescent geignard et couvert de blessures. Velk n'était décidément pas décidé à lui faciliter la tâche ; comment pouvait-il envisager d'abandonner un jeune homme blessé et défiguré dans la nature ou la jungle urbaine ? Le géant sanguinaire semblait tout d'un coup bien moins menaçant, ainsi de nouveau ancré dans son personnage d'adolescent plaintif secoué par une bataille récente. D'autant plus qu'il les avait aidé durant cette même bataille, comme le lui rappela une pensée accusatrice.
Le doyen capitula. Il abandonna pour l'heure ses ruminations quant à ce qu'il devrait faire de Velk.
-Notre guérisseuse est encore dehors, elle te soignera quand elle reviendra. Murmura t'il en se retenant à grande peine de se masser les tempes. Une migraine pulsante était revenue le hanter, écho de sa fièvre et fruit du combat silencieux qu'il venait de mener dans son esprit.
-C'est... la petite brune avec de beaux saphirs à la place des yeux ?
Allons donc ! Qu'on l'achève ! Pire qu'un adolescent geignard et blessé, il avait désormais sur les bras un jeune homme amoureux. Velk tenait-il donc tant à l'écarteler entre deux choix ? Une improbable innocence émanait de lui, troublante et fourbe, qui le convainquait un peu plus à chaque instant d'abandonner sa froide logique.
Maudite soit son empathie.
-Ouais. Lâcha Eldän d'un ton nonchalant teinté d'une pointe railleuse.
Sèmil laissa passer. Il se sentait soudain trop las pour réprimander Eldän de son comportement ouvertement provoquant. Velk, lui, ne répondit rien.
Il fit l'effort de se présenter, tardivement, en essayant de trouver un sourire aux coins de ses lèvres pour rendre son accueil plus chaleureux, mais sans réussir à dénicher quoi que ce soit qui put accompagner ses paroles que sa mine fatiguée.
-Va te reposer à l'intérieur. Mon nom est Sèmil. Je suis le doyen du groupe.
Velk garda le silence en entrant dans la grotte. Il le laissa passer en s'écartant légèrement, trop conscient de toute les douleurs de son corps. Ses muscles n'aspiraient qu'à prendre du repos- son esprit aussi. Mais il n'avait pas terminé de faire des efforts pour ce soir.
Le doyen se tourna vers Eldän, un air inquisiteur sur le visage. Le chevalier rebelle lui rendit son regard, adossé à une paroi, mais il le prit de court en lui posant une question.
-Tu comptes faire quoi, demain ? Marcher ? Notre petite troupe est en piètre état, elle va souffrir.
Sèmil retint un grimace. Oui, ils allaient souffrir. Pas seulement physiquement, mais aussi moralement. Leur optimisme aussi bien que leur corps avaient pris des coups durant cette nuit sanglante. Cette bataille avait giflée la flamme qu'un beau discours emprunt d'espoir avait allumée en eux ; ils ne s'en remettraient pas de sitôt.
Même toi. Et...
-Sèmil !
Le doyen sursauta, les nerfs à vif. Il jeta un regard frénétique autour de lui, une main tâtonnant sa hanche avec fièvre sans y trouver la poignée de son épée. Quand ses yeux se posèrent sur Zejaléa, une expression bouleversée se peignit sur ses traits.
Il ne l'avait pas entendu approché. Si son arme avait été pendu à sa hanche, dans son fourreau... D'un geste, un seul, fluide et irraisonné, il l'aurait faîte tombée comme Genghis s'était effondré plus tôt. Il avait été à deux doigts de tuer la jeune femme. La fatigue avait émoussé ses sens, mais la tension accumulée au fil de la soirée était encore plus dangereuse qu'elle, et pour eux tous.
Il sentit la dernière étincelle d'énergie qui l'animait s'éteindre. Un vide se fit dans sa poitrine, et il resta hébété face à la guérisseuse, anéantit.
J'avais si peur que la nuit ait eu raison de toi...Heureusement tu es encore des nôtres. Pense tout de même à te reposer, ta blessure n'est pas une simple entaille, et se faire transpercer de part en part est toujours une expérience très affaiblissante en plus d'être pénible, si tu vois de quoi je parle.
Elle souriait, radieuse, fanal de bonheur qui s'était allumé à sa misérable vue. Elle semblait soulagée et trépignait face à lui, paraissant vouloir se jeter dans ses bras ou se mettre à danser en lui volant une main pour l'entraîner dans une ronde. Sèmil aurait voulu lui rendre son sourire et lui exprimer toute la joie que lui inspirait sa présence, mais il sentait brisé et creux. Il se contenta de la fixer avec un air abattu, le teint cireux, une peine sans nom voilant ses traits et son regard.
Mais elle se détourna sans le voir, par miracle peut être, adressant un salut à Eldän avant d'aller rejoindre les autres. Il l'observa un instant encore, regrettant avec une lancinante douleur de ne pas trouver la force de l’accueillir comme il l'aurait dû... Ni même de s'excuser. Il s'était découvert tout à coup vidé, incapable de faire preuve de la moindre combativité. Dépouillé, brisé, il n'était plus rien que cette carcasse douloureuse à laquelle s'accrochait le lambeau d'un esprit. Découvrir combien il était à bout avait fini de lui ôter l'énergie qui le maintenait debout. Tout en lui n'aspirait plus qu'à se fondre puis à tomber. Il avait atteint une limite, un point de non retour. Trop enclin à se défier lui même, il avait aperçut quelque chose qui aurait dû, pour le bien de tous, n'être q'une simple craint.
Le meneur, le guide, n'existait pas. Ce n'était qu'un homme parmi d'autre, qui croyait que l'amour qu'il portait aux siens pouvait lui permettre d'endosser un rôle dont ses épaules ne pouvaient pas supporter le poids. Il n'était plus rien. Cette ultime faiblesse dont Zejaléa avait faillit être la victime le rejetait au loin, là où il avait sa place. Dans l'ombre, derrière eux tous qui malgré cette soirée avaient encore la force de tenir debout et de garder le dos droit, dans la boue là où le déshonneur deviendrait un habit. Ils étaient tous blessés, tous exténués. Mais c'était lui qui avait crut pouvoir le mener, lui qui s'était seul permis d'assumer cette charge, qui avait faillit et était tombé. A l'issu de ce geste fou, Sèmil avait compris.
Il ne pouvait plus rester debout ce soir. Ce soir, il ne pouvait soutenir personne. Tout ce en quoi il croyait lui avait été enlevé, et peu à peu, il avait sombré pour finir sa lente décadence ici, au milieu de ses compagnons, mur qu'on eut cru inébranlable qui s'était révélé fêlé et d'une solidité trompeuse. L'évidence lui apparaissait. Il n'aiderait aucun de ceux qu'il aimait, et ne sauverait pas d'apprentis. Il n'en était pas capable. Il n'y pouvait rien.
Toute force l'avait quittée. Dépouillé. C'était le mot qui s'imposait à lui. On l'avait dépouillé de son identité. Sèmil n'était plus lui ; il n'était plus rien en réalité. Mais il y'avait pire encore : tous pourraient le voir. Il suffirait qu'un regard se fixe sur lui pour que la vérité s'impose à eux également. Un regard, et sa faiblesse exposée sauterait aux yeux de tous comme une flamme dangereuse dansant près d'une pile de vieux parchemins. Ils le sauraient alors, qu'il n'avait pu tenir, même pour eux, qu'il s'était heurté au mur de la fatigue et n'avait pas réussit à se relever malgré la confiance que tous avaient placé en lui. Ils sauraient qu'en cette soirée, il les abandonnait à leur sort pour panser ses plaies, incapable d'avoir la stature d'un meneur.
C'était intolérable, et il ne pouvait rien y changer. Il était trop faible.
Il ne ressentait rien d'autre qu'un néant dans son cœur. Pour l'heure, il ne subsistait plus rien de lui. Il en avait trop subit, trop enduré, et il lui semblait que jamais plus une émotion ne traverserait son corps pour l'animer de quelque chose. Plus de passions, plus de douleurs. Il était au delà de tout ça, dégoûté de lui même, de sa faiblesse, de son incapacité à faire front ; cette dernière gifle avait éteint l'étincelle qui subsistait au fond de lui.
Sèmil se tourna vers Eldän avec l'impression d'entendre le vide qui résonnait en lui à ce mouvement. Il ne sut pas d'où lui vinrent les paroles, mais elles s'échappèrent d'entre ses lèvres avec une intonation ferme qui le surprit ; elles maintenaient l'illusion. Sûrement étais-ce un mécanisme défensif qu'il avait finit par développer, ou alors une partie de lui, tenace, continuait de s'accrocher à ce mensonge fou qui lui prêtait une force qu'il ne possédait pas.
-Nous allons attendre les derniers retardataires, ou les chercher pour ceux qui sont en état de le faire.
Même à ses propres oreilles, sa voix était rauque. Une nouvelle vague de désespoir le traversa, mais dans son sillage, elle apporta de la colère. Une colère né d'un sursaut de révolte, dirigée contre sa faiblesse. Il s'en saisit et la fit sienne avec la voracité d'un prisonnier auquel on aurait jeté un morceau de pain. Elle combla le vide qui l'habitait pour un instant, et il put reprendre d'une voix posée, claire.
Cependant, comme tu l'as soulevé, nous ne pourrons pas avancer demain ; il n'est pas question de risquer la santé d'un de nos frères. Nous avons déjà un blessé grave étendu près du feu, et Syrian ne pourra pas faire un pas sans clopiner. Il faudrait le porter. Mais pour avancer à travers le terrain irrégulier, enjamber les crevasses... Ce ne serait pas possible. Nous serions trop lents, et ce serait dangereux. La marche est donc proscrite. Un, deux, voir trois jours ici me semblent un délais acceptable pour reprendre des forces. Conclut-il en sachant pertinemment que c'était faux ; ils passeraient au moins une semaine dans le repère de l'Ordre. Néanmoins, le dire n'aurait arrangé le morale de personne : ils étaient pris entre leur foyer détruit et un champ de bataille tapissé de cadavres.
Une fois fermée, la caverne est imprenable et impossible à détecter. Je doute que nous ayons à nous cloîtrer, car les soldats survivants vont retourner au palais Impérial, mais dans un cas extrême, nous serons en sécurité pour un temps ici.
Encore une fois, il n'en était pas si sûr. Le souvenir de rumeurs inquiétantes revint le hanter pour la deuxième fois de la soirée. Les patrouilles annuelles de l'Empereur qui surgissaient du néant prêt d'une ville, laissant des enfants morts-nés sur leur passage, les créatures immondes qui parcouraient les montagnes, les villages fantômes ou détruits, les éléments qui s'acharnaient sur un lieu de rébellion... Tout cela les mettaient clairement en garde. Un danger pouvait encore survenir, de n'importe où, n'importe quand. Ils ne faisaient pas face qu'à la folie d'un homme, mais aussi à son inique magie. L'oublier pourrait leur être fatal.
Quant à ce que nous ferons après, cela me parait évident : enterrer Genghis.
Une boule se forma dans gorge.
Il m'avait... Demandé une faveur, avant que nous partions de la Citadelle. Si jamais il venait à mourir, il ne voulait pas être brûlé, mais mis en terre, près de son seul foyer. La tombe de nos maîtres. C'est là qu'il m'a demandé de l'enterrer. Et je compte accéder à cette demande. Avant de marcher vers l'Empereur, nous allons retourner une dernière fois à la Citadelle. Pour Genghis.
Et il se tut, son souffle s'étranglant à la mention de la dernière volonté de son ami. La colère le quitta avant qu'il puisse la retenir, le laissant de nouveau vide et dépouillé. Il ne put supporter le regard d'Eldân et lui tourna le dos avec honte. Il savait que le jeune archer n'était pas dupe. Ses yeux pâles voyaient tout de sa faiblesse, plus perçants qu'ils ne le semblaient. Le mépris qu'il craignait d'y lire l'aurait achevé. Sèmil ne se cachait pas ce qu'il aurait pu voir dans le regard d'Eldän : une froide logique comme celle dont il avait lui même fait preuve plus tôt face à Velk, une analyse calculatrice de la situation qui l'aurait vite désignée comme un danger pour eux tous. Eldän n'aurait eu aucune pitié. Son regard aurait fini de le mettre à terre, mais sans dignité aucune. En le faisant s'effondrer à genoux... Et il ne supporterait pas cette dernière faiblesse.
Le doyen ne se retourna pas, glacé à la perspective de voir sur le visage du jeune homme une résolution implacable à l'écarter du rôle qu'il avait tant cru pouvoir jouer, pour le bien de tous. Eldän ne s’embarrassait pas de remords. Quand il agissait, c'était pour s'assurer que sa situation n'en pâtirait pas. Si jamais il le considérait comme trop faible, si jamais il décidait que l'état dans lequel était Sèmil ce soir le désignait comme un danger pour le groupe qu'il était censé mené, alors il n'hésiterait pas à une seconde à contester son autorité ou... A faire pire. Le doyen n'était pas certain de savoir jusqu'où le jeune archer serait capable d'aller. Désertion, agression, complot ; il n'était pas machiavélique à proprement parler, juste doté d'un instinct de conservation qui pouvait le pousser à commettre à peu près n'importe quoi en cas de situation dangereuse. C'était inquiétant.
Pourtant, tout cela éveilla à peine la crainte dans l'esprit de Sèmil. Après tout, cela vaudrait peut être mieux pour tous. Peut être, serait-il dans l'intérêt des apprentis qu'il meurt ce soir de ses blessures. Il se sentait prêt à trépasser dans son sommeil, comme un lâche, ayant perdu trop de sang, trop d'espoir ; ayant consumé trop d'énergie et trop de rêves. Et si il fallait continuer de dépeindre la situation de manière dramatique, c'était trop pour trop peu de temps. La seule chose qu'il n'avait pas en trop était, en fin de compte, la force. Elle, lui avait échappée.
Sèmil marcha lentement vers un coin sombre de la grotte, comme nu sous le regard de tous. Il se sentait vulnérable, et cela le ralentissait plutôt que de l'empresser. Il ne quitta pas des yeux sa parcelle d'ombre à l'écart des autres, l'idée fixe de s'y effondrer pour dormir ancrée dans son esprit. Une partie de lui, toujours la même qui s'accrochait à l'illusion, se lamentait d'une voix accusatrice.
Que faisait-il donc ? Pourquoi n'allait-il pas réconforter ses camarades, leur arracher un sourire ? N'y avait-il pas des apprentis à rassurer, des jeunes gens qui comptaient sur lui malgré tout ? Ne fut-il pas un temps, si proche, où il aurait été voir chacun en boitant sur sa jambe douloureuse ?
Mais non. Il n'aspirait plus qu'à laisser le sommeil happé le vide qui l'habitait. Il ne pouvait rien apporter à tout ceux qu'il aimait. Sa faiblesse les aurait affligés. Sa faiblesse n'aurait rassurée personne.
Quelque chose interrompit le fil de ses pensées. Sèmil mit quelques secondes à comprendre qu'on lui parlait, et que Flinn se tenait face à lui. Il le fixa sans entendre ce qu'il disait, ébahi. C'était lui. Il se tenait droit. Sa voix était calme et posée. Son ton ferme. Les paroles n'avaient pas d'importance ; la force qui se dégageait de lui se passait de mots. Oui, c'était lui. Il était fait pour cela.
Pour être le meneur.
Il était jeune et distant, mais pourtant, cela lui parut évident tout à coup. Si il succombait, ou si Eldän réagissait violemment à sa faiblesse, ou si il ne se remettait jamais de la venue du vide qui habitait sa poitrine ; si il restait cet être détruit et dépouillé, ce devait être Flinn. Il était celui qui leur fallait. Il était fort. Il pouvait devenir leur guide.
Le doyen le suivit des yeux alors qu'il partait. Une sérénité emprunte de fatalisme l'emplit. Il avait un successeur, ou peut être n'avait-il jamais été fait pour être meneur, et étais-ce Flinn qui était destiné à prendre sa place.
-Merci. A nouveau merci pour ton soutien. Murmura t'il en sentant qu'il s'écroulerait bientôt.
Il ne pouvait plus tenir. Quelques ultimes pas le guidèrent vers sa parcelle d'ombre. Sèmil posa son dos contre la paroi, et s'y laissa glisser sans égard pour sa peau que la pierre irrégulière écorcha. Pendant une seconde, il vit tout ce qui se passait dans la grotte.
Zejaléa épuisée était roulée en boule dans un autre coin de la caverne, Regan penchée sur elle. Lifaen était soutenu par un loup, un animal qui l’accompagnait toujours dans les couloirs de la citadelle. Eileen s'inquiétait pour lui, bien sûr ; elle l'aimait, simplement. Velk ne savait pas quoi faire de sa peau, ou peut être songeait-il à la belle guérisseuse qui avait ravi son cœur de ses prunelles limpides dans lesquelles il voyait deux saphirs. Syrian... Syrian dormait, Lehana veillant sur lui. Ezraël n'avait pas bougé. Genghis aussi.
Il manquait toujours trois apprentis, trois absences béantes et douloureuses.
Mais dans un petit coin de la grotte, avec insolence, quelqu'un les éclipsait tous. Frimain. Qui souriait.
Une seconde. Pendant une seconde. Une réponse au sourire du chevalier aveugle se dessina sur les lèvres du doyen, et peut être, une larme glissa t'elle sur sa joue crasseuse. Ou deux. Plusieurs sûrement.
Tout allait bien. Ils n'avaient pas besoin de lui.
Sèmil sombra quelque part, dans un sommeil qui ne tolérait aucun rêve.