Andore - Chapitre 1 : Premier pas vers la lumière.

28-08-2012 à 13:36:36
Andore - Chapitre 1 : Premier pas vers la lumière.




Le vent jouait innocemment avec les feuilles mortes de l'arbre.
Il se dressait au milieu des décombres, son armure d'écorce éclatée par endroit. Lambeaux épars d'un brun grisâtre, elle jonchait l'herbe brûlée et la terre nue, sèche. C'était tout ce qu'il restait du jardin ; autour de lui, la citadelle n'était plus qu'un tas de gravats. La grande partie de leur foyer était souterraine, enfouie dans les montagnes, habilement confondue à la roche. Les grottes qui permettaient autrefois d'accéder aux salles austères de la citadelle étaient désormais bouchées. Seules des parcelles de ce qui avait été la cache régulière de l'Ordre pouvaient encore être foulées. Le jardin était une d'elle.
Il était coincé entre deux grands prémonitoires, sorte de minuscule vallée perdue dans l'immensité rocheuse des montagnes. Toujours à l'ombre, scruté par la pierre qui se penchait au dessus de lui comme pour garder son existence secrète. Aujourd'hui, elle n'avait plus rien à protéger.
Sèmil avança sur le chemin pavé qui une semaine plus tôt, était encore bordé d'herbe. Il n'y avait plus désormais pour escorter ce dernier qu'une terre formée de caillot secs où plus rien ne pourrait pousser. Ses pas soulevèrent une poussière grise, évanescente. Il ne quitta pas l'arbre des yeux.
Le corps de Genghis reposait entre ses bras, enveloppé d'un linceul. Il avait commencé à se décomposer, malgré tout leurs efforts pour ralentir la corruption des chairs. Mais ça n'avait aucune importance. Ce n'était pas encore un tas d'os dénudé ; il restait assez de Genghis dans les traits de la dépouille pour qu'ils aient tous l'impression qu'ils n'avaient pas tant tarder avant de l'enterrer.
Une semaine était passée depuis la chute de la citadelle. Ils étaient resté sept jours terrés dans la grotte, à panser leurs plaies. Leurs cœurs n'avaient pas guérit, mais les blessures physiques s'effaçaient lentement. Personne ne s'était vraiment remis de la bataille... Cela viendrait. Avec le temps, et peut être, cette page qu'ils s’apprêtaient à tourner. Si ils avaient été plus raisonnables, ils auraient patientés encore une semaine à l'abris du repaire ; seulement, ils ne pouvaient plus supporter l'idée que Genghis pourrissait lentement à leurs côtés. Ils s'étaient mis en marche un jour auparavant, mais n'arrivaient que maintenant que la Lune se couchait. Cheminer à travers les montagnes leur avait coûté a tous sueurs et vertiges, mais ils y étaient arrivés, résolus à enterrer leur frère d'arme avant qu'il ne soit plus qu'une charogne méconnaissable. Envers leur douleur, ils étaient là désormais. Prêt à rendre un dernier hommage à leur compagnon tombé.
Sèmil n'avait pas demandé à quelqu'un d'autre de porter Genghis jusqu'à sa tombe, ni même à ce qu'on la creuse. Il voulait s'y atteler seul. Ils prieraient tous pour lui, et brûleraient un bout de leur cape au dessus de sa dépouille, mais les autres ne feraient rien de plus. C'était sa responsabilité de l’inhumer, comme le voulait la coutume : un seul, au nom de tous, devait enterrer le chevalier tombé au combat. Son frère ou sa soeur le plus proche, souvent... Une tâche aussi morbide n'aurait pas dû être exécutée par des apprentis, mais ils ne restaient qu'eux. Dans le cas présent, ils auraient dû être soulagés qu'un seul d'entre eux soit morts, alors qu'ils avaient combattu tant d'ennemies. Mais comment auraient-ils pu se réjouir de cette tragédie ? Ils avaient perdu quelqu'un qui leur était cher, et se dire que la bataille aurait pu leur ravir plus encore ne soulageait en rien le poids de leur peine. Que y'avait-il de rassurant à savoir qu'ils avaient tous frôlés la mort le soir même où leurs maîtres l'enduraient ? Ils n'en parlaient pas, mais leurs espoirs quant à la réussite de la quête qu'on leur avait confiée s'étaient presque éteints. Le silence qui s'installait parfois entre eux en était la preuve involontaire... D'autant plus qu'ils étaient tous marqués dans leur chair par la bataille de la première nuit. Il suffisait à chacun de porter un regard sur les corps convalescents de ses compagnons, pour que l'horreur de cette soirée sanglante n'envahisse de nouveau les esprits.
Sept jours après avoir été transpercé par une épée, Sèmil avait toujours du mal à respirer. L’ascension avait été au moins aussi difficile pour lui que pour Lifaen, qui était couvert de blessures se calfeutrant de croûtes protectrices. Ses poumons avaient peinés à supporter la rigueur d'une marche à travers le terrain caillouteux des montagnes, et malgré tout les soins de Zejaléa, respirer constituait encore pour lui un véritable calvaire. Le doyen avait foi en les connaissances de la jeune guérisseuse cependant, aussi ne doutait-il pas de sa parole quand elle lui disait que la douleur finirait par passer. Son organisme ne pouvait pas se remettre d'une atteinte si grave en une semaine ; de même que la tristesse ne cesserait de le ronger durant encore longtemps. Enterrer Genghis ne représentait qu'un pas vers un deuil laborieux. Un deuil qui ne se ferait pas en sept jours de souffrances, et de lents rétablissements. Combien de temps pour que la douleur de cette perte ne quitte son coeur ? Sèmil ne se sentait pas disposé à répondre à la question. Elle perdurait sûrement jusqu'à la fin de sa vie, atténuée peut être, mais toujours présente.
Le doyen s'arrêta face à l'arbre mourant. Il contempla longuement le dernier vestige tangible de la citadelle, ultime souvenir que la roche n'avait pas enfouie, et le feu dévoré jusqu'à satiété.
Sous ces branches charbonneuses, il avait épancher le poison qui le rongeait. Les feuilles brunes et sèches qui rampaient sur le sol autour de lui, animées sordidement par le vent, avaient veillées sur son âme tourmentée bien des nuits. Quant à ce tronc mutilé, attaqué à coups de haches, léché par des flammes, puis laissé ainsi à son agonie, il avait soutenu son dos trop de fois depuis son enfance pour qu'il puisse seulement les compter. Sèmil n'avait jamais pu imaginer son monde étriqué sans cet arbre, mais aujourd'hui, alors que l'horizon gris tendait ses bras poussiéreux vers lui, sa mort n'éveillait en lui qu'un vague regret. Il s'était résigné. A ne jamais revoir son père... Ni le reste de sa vie.
Sept jours, s'était bien peu pour faire le deuil d'un ami et d'une vie ; il avait pourtant réussi à surmonter une de ces deux épreuves que lui imposait le destin, peut être la plus difficile, étrangement. Il ne lui restait plus qu'à parcourir assez de chemin pour que l'autre le soit également.
Sèmil se baisa doucement. Il posa ses genoux contre la terre brûlée, et soudain, un haut de coeur de le saisit. Le corps flasque de Genghis le dégoûta. L'air sec lui griffa le visage ; le monde entier l’assaillait. Il ferma les yeux et inspira profondément, la gorge nouée. Il devait le faire. C'était son devoir en tant que doyen, en tant que meneur... En tant qu'ami, surtout.
Il posa le corps enveloppé de tissu au sol. Ses mains tremblèrent, et il se demanda si le reste du groupe le voyait.
Laisser à la terre la dépouille de Genghis fut encore plus douloureux qu'il s'y attendait. Il crut un instant ne pas pouvoir détacher son regard du corps voilé par son linceul, comme attiré par la vision de cette chose pâle qui enveloppait la mort dans une ridicule tentative d'atténuer son horreur. Mais il ne resta pas à accroupis, la tête penchée vers elle. Sèmil se détourna, le coeur battant à la chamade, crispé. Il fit face aux apprentis. Leurs regards le frappèrent de plein fouet. Ils n'attendaient sûrement rien de lui pourtant. Tous avaient pu voir, sept jours plus tôt, qu'il avait malgré toute son obstination des limites qui une fois dépassées, le laissait pantelant et dangereusement larmoyant. Personne n'en avait parlé, mais Sèmil ne se faisait pas d'illusion. Il n'était pas un roc, et chacun ici le savait. Même Velk et Regan, qui avaient rejoint leur groupe suite à une décision collective. Tout le monde s'était accordé sur l'évidence qu'ils ne pouvaient les abandonner ici. Les deux âmes égarées que leur avait envoyée la nuit resteraient sous leur protection jusqu'à ce qu'elles décident de rester dans un village de passage. Et quoi qu'il en soit, ils les laisseraient avant de s'infiltrer dans la forteresse de l'Empereur. Ce n'étaient pas des chevaliers ni même des apprentis qui avaient surgis de nul part, mais de simples Andoriens. Que Velk sache se battre ne faisait pas de lui pour autant un compagnon fiable. Il n'avait pas reçu d'enseignement fiable, et surtout, persistait le problème que posait cette maladie qui l'emplissait d'une fureur meurtrière à la vue du sang. Le jeune homme ne pouvait pas les accompagner autrement qu'en tant que fardeau, malgré toute sa bonne volonté et son humeur joyeuse qui mettait un peu de gaieté dans leurs coeurs fissurés. Quant à Regan... Ce n'était qu'une enfant. Elle parlait peu et ne leur serait d'aucune aide. Ils ne savaient toujours rien de son passé ; elle restait distance et ne pipait mot à propos de qui l'avait poussée à errer seule dans une des régions les plus sèches d'Andore. Sèmil était presque certain que la jeune fille avait échappé des négriers. Les rapts qui s'organisaient sur les côtes d'Ambropho n'étaient plus un secret pour personne. Si on en parlait peu, l'esclavage n'en restait pas moins de plus en plus présent, et la notion même de domestiques se perdait, occultée par ce terme qui désignait désormais une grande partie des serviteurs de riches maisons. Les hommes à la peau sombre qui habitaient le continent sauvage de l'ouest se voyaient régulièrement attaqués par des commerçants aux abois, prêts à braver l'océan et la Passe de Brumes, archipels mouvantes responsable de biens de naufrages. Si les voyages étaient longs, ils rapportaient également beaucoup ; même en engageant des mercenaires pour l'aider dans sa tâche, un commerçant faisait sans peine des profits.
En ces temps où survivre était devenu le maître mot d'un vocabulaire duquel s'effaçait tout ce qui était relatif à la justice, les scrupules n'avaient plus leur place dans les esprits. Mais comment reprocher à ces gens qui n'avaient plus l'espoir d'une ère nouvelle de se vautrer dans la cruauté et l'égoïsme ? Ils ne voyaient pas plus loin que le jour d'après, et ce jour là était aussi sombre que les précédents. Ils ne croyaient plus en rien. L'Empereur avait rendu la terre aride, mais les coeurs de ceux qui la foulaient avaient pâtis également de son règne... Et cela ne changerait pas après le retour du soleil. Un travail de longue haleine attendrait ceux qui désireraient fondés une société nouvelle. Un monde dans lequel les enfants grandissaient à la lumière d'un astre flamboyant, où l'amitié et l'amour pouvaient s'épanouir sans crainte que la mort ou la trahison ne les étouffe. Cet avenir pouvait devenir une réalité.
Il ne dépendait que de leurs choix ; de ses choix à lui. Le futur jaillissait de sous leurs pas. Encore fallait-il marcher, lestement et sans ralentir.
Sèmil fit face aux autres apprentis. Ils mettaient en branle le changement, à chaque battement de coeur. Leur simple existence modifiait tout le futur tel qu'on l'avait crut tracé. Ils ajoutaient de nouvelles courbes, d'autres motifs, des déviations et des zigzags sur le vaste parchemin de l'avenir, tous plumes et encres à la fois, pointes humides qui traçaient des chemins autour d'une ligne droite. Tous ensemble, ils créaient une autre voie, une nouvelle ligne où l'Empereur n'avait plus mot au chapitre ; où sa plume était sèche et brisée.
Les voir alignés, le ciel noir dans le dos, les étendues grises s'étalant derrière eux en contrebas, l'ébranla profondément. Il avait l'impression d'être rappelé brutalement à ses responsabilités. Des larmes lui piquèrent les yeux ; mais elles ne coulèrent pas. Il les réfréna, inspira profondément... Puis connut un instant de vertige. L'ampleur de leur tâcha le frappa de plein fouet.
Son esprit tituba, et il resta silencieux une seconde de trop, les lèvres entrouvertes, fixant ses frères et soeurs d'armes d'un regard vague. Il cligna des yeux et masqua son trouble en parlant. D'où venaient tout ces coups soudains, pourquoi le frappaient-ils maintenant ? Au mauvais moment...


-J'honore ce soir la Tradition Mortuaire.
Sèmil se tut un instant. Il balaya du regard tout les apprentis, son coeur battant frénétiquement, la gorge serrée. Il essaya de garder une voix ferme.
L'Ordre, le foyer qui nous unit tous, à fait de nous des frères et de soeurs. Il nous a inculqué des principes et apprit à percevoir le monde avec clarté, ainsi qu'à porter des jugements impartiaux. Nos coeurs battent à l'unisson pour la cause à laquelle nos Maîtres ont guidés nos esprits. Mais parfois, l'un de nous tombe. Un de ces coeur cesse de pulser. Et alors, en tant que Chevalier du feu, il se doit...
Son visage se crispa. Il inspira trop fort.
D'être immolé par les flammes. Nous sommes étincelles d'un brasier, et quand l'un de nous s'éteint, alors il est temps de laisser son corps au feu de sa propre pierre, emblème de l'Ordre, incendie minéral jaillit des tréfonds des volcans. Ce soir, ce temps est venu. Notre frère, Phillipides Gengis, deviendra cendres, porté par les Auraftines qui parcourent le ciel, et sera déposé en manteau sur la Terre pour lui rendre sa vie et renaître en son sein. Sa flamme ira brûler dans les veines de notre Mère, il deviendra son sang. Phillipides Gengis irriguera les sous-sols du monde et réchauffera nos nuits en rejoignant le feu liquide qui coule dans les veines de la Terre. Il dansera parmi les Zomas premiers nés en répandant la chaleur du sang Maternelle jusqu'à la surface, où ses frères et ses soeurs continueront à porter leurs lames et leurs voix à travers tout Andore. Ce soir, Phillipides Gengis sera le foyer du feu qui consumera son corps, et nous nourrirons ce foyer de nos capes en gardant l'esprit éveillé afin de le voir rejoindre les bourrasques. Ce soir, nous mettrons en terre ses os nus, laissant notre frère libre de cette charpente, baptisé de son entrée en ce nouveau cycle par les vents nés de la Mère. De ses restes, je me fais le dernier contact. Je me fais le garant. Moi, Sèmil Calum, je mettrais feu à la dépouille de notre frère Phillipides Gengis, Chevalier de l'Ordre, puis laisserai ses os à l'étreinte de la Terre. De ma main, je prendrai sa pierre et le baignerai de flammes, puis je prendrais la terre à mains nues et creuserai sa tombe, le rendant à la Terre, à la Mère.
Le doyen baissa les yeux ; puis les releva. Il s'obligea à soutenir le regard de chacun des apprentis avant de continuer, les poings serrés.
C'est ainsi que les choses devraient se passer. J'ai prononcé les paroles de la Tradition... Et nous devrions faire ainsi qu'elle nous le dit. Laisser au feu et au vent la dépouille de Gengis, veiller sur les flammes que nourrissent sa chair, puis brûler une parcelle de nos capes au dessus de ses os, avant de le mettre en terre. Mais les choses ne seront pas telles que le veux la Tradition. Pas ce soir. Pas pour Gengis.
Il sentit une volonté nouvelle l'emplir. Il voulait en finir. Offrir Gengis à des bras qui sauraient le bercer, toucher une dernière fois son corps glacé, puis faire son deuil, lentement, au fil même de ce voyage qui commençait dés maintenant.
Vous le savez tous, Gengis m'a demandé de le mettre en terre. Il ne voulait pas être brûlé. Son corps ne se fera ni cendres ni volutes ; il restera tel qu'il l'est maintenant jusqu'à se délier pour nourrir le sol qui se fera son dernier foyer. Si nous sommes ici ce soir... C'est car ce foyer a aussi été celui de sa vie. Gengis aurait aimé vivifier la terre de ce jardin. Malgré le peu qui en subsiste, il aurait aimé donner ce qui restait de lui à ce sol ci. En tant que frère, mais aussi en ami, et non en tant que Chevalier, j’accéderai à sa volonté. Comme le veut la Tradition, je creuserai seul sa tombe, et nous brûlerons un morceau de nos capes au dessus de son corps. Mais il ne brûlera pas.
Sèmil se tut. Un instant de silence suivit son discours. Il laissa son regard errer sur les passages bouchés de la citadelle, les murs écroulés, les cendres et la terre grise. Il n'y avait aucun corps ici, étrangement.
J'assumerai seul la responsabilité de cette offense à la Tradition. C'est moi qui ait décidé de la transgresser. Si jamais la Terre et ceux de ses enfants qui veillent sur l'Ordre, devaient décider de punir mon affront, alors je me désigne en tant que seul fautif.
Il se détourna d'eux. Tout était dis. Il ne se sentait plus la témérité de leur faire face pour parler encore. Ils savaient tous combien il était faible. Ils l'avaient entrevus. Un discours ne changerait pas cet état de fait. Sèmil n'avait pas le coeur à les bercer d'illusions. Ni eux, ni lui d'ailleurs. Il avait conscience de ses faiblesses et connaissait désormais ses limites... L'une d'elle portait le nom de Gengis. S'infliger la torture inutile d'un plus long monologue n'aurait servit qu'à s'y heurter pour laisser de nouveau la fatigue et la douleur le rattraper. C'était une vaine et stupide bravade que celle qu'il s'était imposé une semaine plus tôt. La honte l'avait maté ; le lion ne rugissait plus. Il avait perdu sa crinière et en regardait le tapis pouilleux étalé sur le sol avec désolation. Il marcherait sans elle désormais.
Sèmil retourna près du corps de Gengis. Il s'agenouilla devant l'arbre, et sans un mot, commença à creuser.
La terre sèche s'incrusta sous ses ongles et mordit sa peau de mille crocs minuscules. Elle n'était que cailloux, coagulums pierreux et poussières. Il la jeta derrière lui en serrant les dents, des larmes prisonnières de la lisières de ses prunelles. Il ne creusait pas que la tombe d'un ami. C'était son passé qu'il allait enterrer, des rires, des pleurs... Tout ses doutes, toute ses douleurs. Il allait devoir se délester du pire, l'abandonner dans le trou d'où Gengis nourrirait la terre de ce jardin qu'il avait tant chéris. Il n'avait pas le choix. Il devait le faire pour les autres apprentis, ses frères, ses soeurs ; de lame, d'esprit et de sang. Le sang des soldats qu'ils avaient fait couler ensemble. Ils étaient unis par cette débauche de mort et de flot sanguin. Ils s'en était couvert, enfermés entre les jambes croisée de la faucheuse qui les observait avec curiosité, braves Chevaliers qui abattaient leurs semblables pour sauver leurs vies. Braves idiots en vérité, de combattre un adversaire dont ils ne connaissaient rien hormis ce que des rumeurs leur en avaient appris... Ils n'avaient pas la moindre chance de vaincre l'Empereur. Sa longue mainmise ne touchait pas à son terme. Elle n'aurait de fin que celle là même du monde, et celui-ci agoniserait longtemps encore. La Terre était peut être déjà morte. Peut être avaient-ils déjà échoués avant même de le savoir, et ne faisaient-ils que se précipiter aveuglements, en vérité désarmés, vers une mort qui signerait la fin de tout espoir pour la Terre de regagner un jour son corps mourant. Leur génération verrait s'éteindre les derniers Chevaliers du Feu ; les légendes que l'on comptait sur l'Ordre pourraient enfin se targuer d'en être véritablement. Ils marquaient la fin d'un cycle de transmission, précipitaient dans l'oublie des connaissances accumulées au fil de six milles années d'une clandestinité farouchement utilisée pour en apprendre plus sur les changements subis pas le monde... Ils formaient à eux tous une impasse, et ne pouvaient pas revenir en arrière. Ils fermaient tout les chemins vers l'espoir, barraient les routes qui menaient à un futur ensoleillé.
Ils auraient mieux fait, en vérité, d'abandonner tout de suite... De s'établir ailleurs pour creuser une nouvelle citadelle, prendre des apprentis et transmettre à leur tour les connaissances de l'Ordre... Ils pouvaient tout recommencer. Être un nouveau départ plutôt qu'une fin.
Sèmil s'arrêta de creuser. Il haletait. La Lune s'était levée, pâle ciselure blanche dans un ciel assombris de nuages gris qui cachaient les étoiles.
Ces pensées n'étaient pas les siennes. Ce n'était pas son esprit qui doutait. On voulait le piéger. Comment ? Cela n'avait aucune importance. Il le sentait. Tout son être se rebellait contre cette fatalité soudaine. Ce n'était pas naturel. On avait ensorcelé cette terre. Elle avait but du désespoir, de la crainte, et la sombre magie dont on l'avait abreuvée, dans sa perfide empathie, avait sut glisser en lui les bonnes pensées, amères, acerbes, moroses. Elle lui avait même offert une échappatoire aux responsabilités qu'il craignait tant de ne pouvoir endosser.
De même, cette prise de conscience n'était pas de son fait. Deux puissances, semblables, et pourtant étrangement opposées, combattaient pour dominer son esprit, et lui insuffler des choses différentes. Une magie qu'il ne comprenait pas était à l'oeuvre. Une étourdissante énergie dont les sources étaient situées à des lieux du champ de bataille qu'elles avaient choisis.
Sèmil se crispa. Il fixa sans le voir le trou qu'il avait creusé une heure et demie durant avec frénésie, incapable de penser par lui même alors que les deux puissances furieuses luttaient pour prendre le contrôle de son esprit. Quelqu'un posa une main sur son épaule et lui dit quelque chose, mais il ne tourna vers lui qu'un regard vitreux. On le laissa seul.
Sèmil se tourna vers le trou et commença à trembler. Les voix hurlaient à l'intérieur de lui. Elles balayaient ses idées pour implanter les leurs, déchirant l'une et l'autre le tissu de pensées de chacune. Il se sentait attiré vers la terre, vers le troue, comme si toute d'eux venaient de lui. Il paniqua quand son corps se mit à pencher.
Dans un sursaut de volonté désespérée, Sèmil bondit sur ses pieds, arrachant ses poings à la terre. Ses phalanges étaient rouges et fumaient, comme si sa peau venait d'être brûlée et que la chaleur qu'elle dégageait asséchait l'air autour de ses mains. Il hurla de douleur en sentant les deux présences se retirer de lui en claquant comme deux fouets dans son crâne. Une vive douleur explosa sous son front. Deux personnes virent le soutenir, mais le doyen n'arrivait pas à savoir lesquelles. Il avait l'impression d'être aveugle, tout était trop lumineux.
On le posa dos au tronc, prêt du trou, haletant et tremblant. Quelqu'un s'horrifia de sa pâleur et de son air hagard.
Mais il n'en entendit pas plus. Car sa nuque nue reposait contre la pulpe de l'arbre... Et qu'une des deux voix venait d'ici.
La présence le trouva. Et s'empara de lui. Soudain, ce fut le noir le plus totale. Pour lui, et pour tout les autres. Ils tombèrent dans le néant, et virent défiler des étoiles. Tous aspirés autre part. En hauteur...



Vers la Lune.


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28-08-2012 à 20:46:24


Tout comme la pluie cède sa place au soleil, après la bataille vint le repos.
Une douce quiétude où chacun léchait ses blessures pour les panser, une paix toute relative dans ce monde déchiré. Déchiré, les cœurs des compagnons de Lifaen l’étaient. La mort de Genghis les avait tous traumatisés. Un lourd voile planait au dessus d’eux et l’ambiance était plus que morose. Aucun de ces appentis n’était habitué aux horreurs de la mort, l’assassin avait l’impression de se revoir plus jeune, après son premier meurtre.
Déchiré il l’était aussi, mais au sens propre du terme. Son corps avait rompu, déchiqueté par la violence de la guerre. Ses muscles ne répondaient plus, son sang jusque là bouillonnant n’émettait plus qu’un léger couinement, sa respiration était laborieuse. Le jeune homme serait déjà mort sans les soins de Zejaléa.
Lifaen en était réduit à rester pitoyablement au sol à méditer et cela l’énervait au plus haut point.
Le premier jour après la bataille passa. Rien n’avait bougé. Ils restaient tous amorphes, comme s’ils étaient morts avec Genghis. L’assassin explosait intérieurement. Les regards navrés que ses camarades lui lançaient le dégoutaient. Les chuchotements discrets concernant son état où celui de Sémil lui donnaient envie de se lever et de partir en courant.
Dommage qu’il ne puisse pas.
Le second jour passa lui aussi. On l’avait bougé, Sémil aussi. Les deux grands blessés, placés comme de vulgaires chiffons à l’écart de la grotte. Le Doyen du groupe alternait entre sommeil agité et crises de démence, tous le fixaient avec des larmes dans les yeux. Lifaen lui se contentait de sourire. Le meneur s’en sortirait. C’était une certitude. Personne n’osait sortir de la grotte, par peur de nouvelles patrouilles. Les vivres commençaient à manquer cruellement et ils contemplaient leurs maigres rations avec des yeux désespérés. Le loup, qui n’avait toujours pas quitté son ami panthère, décida soudainement de s’occuper d’eux. Il disparut et revint quelques heures plus tard, quatre gros lapins dans sa gueule. Pourquoi faisait-il cela ? Désirait-il s’occuper du jeune homme et de ses amis pour s’acquitter d’une quelconque dette ? Il vint juste se lover entre Lifaen et Sémil, pour leur tenir chaud.

Le troisième jour passa. L’état de Sémil n’avait pas changé, et celui des membres de l’ordre non plus. Ils semblaient tous prendre conscience de ce qui les attendait, de l’immensité de la tâche qui leur incombait. Etait-ce de la… Peur ? Oui, certainement. Lifaen pouvait le voir dans leurs regards. Ils étaient effrayés. Effrayés à l’idée de perdre un autre de leur proche, de devoir de nouveau tuer. L’assassin eut envie de rire. Une bande de jeunes naïfs, voilà ce qu’ils étaient ! Bercés par des principes ancestraux, dorlotés par leurs maîtres. Le maître de Lifaen, son VRAI maître celui qui l’avait élevé et façonné, avait été plus réaliste avec lui. Il l’avait jeté à la face du monde, il l’avait laissé se faire rouer de coups avant de le récupérer en petits morceaux. Les apprentis de l’ordre n’étaient pas prêts à ça. Pourtant il était si agréable d’être en leur compagnie. Le jeune homme ne pouvait le nier, il s’était attaché à eux. Et c’était pour cela qu’il ne pouvait supporter l’illusion dans laquelle ils se muraient.
Quatrième jour. Leur meneur s’était réveillé en plein milieu de la nuit, en sueur et braillant qu’ils allaient tous mourir. Cela avait jeté un froid et même si Sémil avait repris ses esprits aussitôt après, son moment de défaitisme planait sur le groupe. Le moral était au plus bas. Et Lifaen n’en pouvait plus. Il n’en pouvait plus de rester allonger comme une loque, sans pouvoir se battre contre ce monde. Il n’en pouvait plus de ne rien faire, de contempler les autres se morfondre toute la journée. Il allait de mieux en mieux, grâce aux bons soins de Zejaléa et à un apport régulier, et discret, en sang. Ses blessures avaient commencé à cicatriser, il respirait plus facilement et reprenait des forces.
Non, il ne pouvait définitivement plus rester allonger.
Alors il se releva.
Ahanant, sous le regard inquiet de Sémil, Lifaen commença par se mettre en position assise. Ses os protestèrent et sa peau se tendit dangereusement mais ne rompit pas. Le doyen ne put que lever une main pour essayer de l’arrêter, impuissant. Le jeune homme entreprit de se mettre à genoux. Les différentes croutes qui s’étaient formées sur sa peau commencèrent doucement à se fissurer, elles n’étaient pas loin de rompre. Certains des apprentis accoururent pour l’aider mais l’assassin leur jeta un regard d’une telle férocité qu’ils reculèrent instantanément. Personne ne l’empêcherait de se relever. Semblable une bourrasque, Zejaléa sortit de sa torpeur et se dirigea vers lui. Elle était furieuse de voir son patient se mettre en danger et s’apprêtait à l’envoyer bouler au sol. Mais le loup l’en empêcha. Il se plaça devant Lifaen et gronda sourdement, défiant quiconque d’interrompre la panthère. Résignée, la jeune femme se contenta de fixer l’assassin avec un regard noir. Continuant sa pénible tâche, il parvint finalement à se remettre debout avec un râle de douleur.
Mais il n’avait pas fini. Lifaen fit un premier pas. Puis un second. Il mobilisait toutes ses forces pour cet exploit, faisant fit de sa souffrance. Il ne pouvait pas rester sans rien faire. Il devait se battre.
Lentement, il atteignit l’ouverture de la grotte. Sous les yeux horrifiés des autres apprentis, il sortit dehors, étendit les bras et regarda le ciel. Il eut l’impression que la Dame Sélène lui souriait, comme pour lui souhaiter un bon retour parmi les vivants. Puis le jeune homme se retourna, faisant face à ses camarades. Cynique, il s’exclama.

- Vous voyez ? Je n’ai pas été foudroyé sur place, non ?
Il fit un sourire ironique.
- Bougez-vous un peu. Si moi et Sémil devons faire tout le travail et aller seuls jusqu’au palais de l’empereur, je ne pense pas que nous irions bien loin. Alors arrêtez de rester stupidement assis à vous lamenter ! Le soleil ne reviendra pas tout seul.
Lorsqu’il eut fini de parler, il s’adossa pantelant à la paroi de la grotte. L’effort qu’il avait fait l’avait laissé vidé. Il accepta cette fois l’aide des autres pour rentrer à l’intérieur mais refusa de s’allonger.
Il resterait debout. Quoiqu’il en coûte.


La citadelle.
Jadis si impressionnante, si majestueuse, n’était plus qu’un tas de ruines encore fumantes. Entre les derniers murs debout on pouvait encore entendre les gémissements des plus jeunes et les cris de leurs mères. La mort était omniprésente.
Epuisé par l’effort que lui avait coûté le voyage de retour, Lifaen s’écroula. Il ne se réveilla qu’au moment de la mise en terre de Genghis. Se redressant malgré l’interdiction de Zéjaléa, le jeune homme vint rejoindre ses compagnons. Graves, ils écoutèrent tous Sémil prendre la parole. Ce dernier répéta la tradition des Chevaliers du Feu et, poursuivant sa longue tirade, ajouta que contrairement aux coutumes ils n’incinéraient pas le cadavre. Il termina en disant qu’il était le seul à avoir la responsabilité de cet affront.
L’assassin fit un claquement de langue. Comment le meneur voulait-il garder un groupe cohérent et uni s’il refusait de se mêler à eux ? En souhaitant se sacrifier pour eux, à cause d’une entorse à une coutume vieille de plusieurs millénaires, il ne faisait que creuser un fossé entre lui et les autres apprentis. Grave erreur.
Mais personne d’autre ne réagit, pas même le Loup qui se dressait toujours à côté de son ami et encore moins les deux inconnus qui s’étaient joints à eux. Lifaen ne leur avait même pas parlé une seule fois à vrai dire. Il avait juste remarqué qu’il y avait une espèce de gros chien avec eux qui n’osait même pas s’approcher de son parent éloigné.
Sémil s’était mis à creuser. Seul. Et il ne voulait personne pour l’aider. Alors personne ne réagit.
Ils restèrent tous là, les traits bloqués dans une mimique de tristesse. Oui, ils n’étaient définitivement pas prêts pour affronter la mort. Au moins la faucheuse était égale envers tout le monde…
L’assassin s’isola dans ses pensées durant un certain moment. Lorsqu’il émergea, le doyen venait de finir de creuser et de mettre le corps de Genghis dans sa tombe. Combien de temps cela avait-il duré ? Suffisamment pour que les gens de Lifaen soient raides et que ses muscles protestent. Il n’avait toujours pas cicatrisé mais, sous la tutelle de l’inflexible guérisseuse du groupe et avec l’aide de certains de ses camarades, chose dont il n’avait pas l’habitude, le jeune homme commençait doucement à reprendre l’entraînement. Il était hors de question qu’il reste convalescent plus longtemps.
Soudainement, le meneur éclata en sanglots incontrôlables avant de s’effondrer en hurlant de douleur. Dans la bousculade qui suivit pour aller l’aider l’assassin fut lui aussi projeté à terre. Certaines de ses croutes se rouvrir, laissant échapper son précieux liquide vital.
Mais Lifaen n’y prêtait pas attention. D’étranges voix avaient envahi son esprit, lui brisant les tympans sans qu’il ne puisse comprendre ce qu’il disait. Lui aussi poussa un cri de souffrance avant de se sentir aspiré par quelque force cosmique.
Et puis ce fut le noir. Mais non pas une obscurité froide, plutôt… Les tendres bras d’une mère.

La caresse de la Dame Sélène.



29-08-2012 à 22:42:56
La guérison fut rapide, comme toujours. Velk était aussi plus endurant physiquement grâce à sa cicatrisation miraculeusement rapide. Il en avait toujours été ainsi. Mais cette cicatrice lui barrant l’œil droit le déprimait. Sa gueule d'ange, parfaitement androgyne, durcie par une balafre profonde, lui donnait un air plus sage qu'autrefois, quand bien même il ne l'étais pas du tout.
Le deuil et les souffrances se poursuivirent durant quatre longs jours. Quatre jours où il tentait de se faire oublier, caressant la fourrure de Kire, engageant avec lui de multiples conversations taciturnes. Personne ne souriait. Personne ne parlait à haute voix. Personne ne sortait. Velk détestait cette situation.
Ne voulant pas offenser les autres, ou passer pour un fardeau, il adoptât le bête comportement du mouton. Pourtant, tout le long de ces quatre jours oppressants, il n'avait qu'une envie : sourire. Ce qu'il souhaitait, c'était les faire rire, pour relâcher cette tension. Seulement, s'il s'y essayait, il risquerait d'en froisser certains, de leur paraître insolent envers la mémoire de leur ami. Il préférait jouer la sécurité pour le moment, bien content d'être à l'abri.
Son choix de faire le mouton ne l'empêchait pas néanmoins de venir chaque soir à l'entrée de la caverne, sans en sortir, pour parler à ses confidentes : les étoiles. Ces astres éloignés, luisants comme des milliers de soleils, représentaient chacune un espoir, une raison de survivre. Bienveillantes chaque nuit, protectrices, les éclairant de leur lumière réconfortante... Velk avait depuis peu changé de vœu quotidien, il ne souhaitait plus que son père revienne. Il était un homme, et les avait clairement abandonné, lui et sa mère. A quoi bon souhaiter son retour alors qu'il s'était joint aux forces des Chevaliers de Feu ? Non... à présent, il leur demandait une autre faveur. Une faveur immense, mais peut-être la lui accorderaient-elle : la mort de l'Empereur. Et comme chaque soir en se confiant à elles il versa sa petite larme.

Lorsque Lifaen, l'homme le plus amoché du groupe, brisa la glace en se moquant ouvertement d'eux, le forgeron sourit. En voilà un qui était plus téméraire que lui, mais cela se comprenait ; il était au sein de l'Ordre depuis sûrement de longues années. Velk y vit néanmoins une ouverture à de possibles rires pour les prochains jours.
Les trois jours qui suivirent, il tenta de se rapprocher précautionneusement des membres les plus amicaux du groupe. Discutant un quart d'heure grand maximum à chaque essai, il essayait de les faire sourire avec quelques blagues improvisées, arborant un léger sourire agréable sans paraître niais. Certains marchaient, d'autres courraient, et parfois ses remarques jetaient un grand froid. Il avait tout de suite repéré les personnes susceptibles de l'apprécier, et multipliait subtilement les conversations avec la belle brune aux yeux de saphir : Zejaléa. Il tentait de manifester un intérêt pour la médecine, l'incitant à lui expliquer quelles plantes il devrait cueillir dans telle ou telle situation. Il n'y aurait jamais cru si l'on lui avait dit, mais il comprenait absolument tout, buvait ses paroles, et se surprenait même à poser quelques questions pertinentes.
Puis vint le jour qu'il attendait depuis des années : son entrée dans la citadelle.

Il se mouvait sans problème, portant son énorme sac sans se fatiguer. Il aurait aimé aider le meneur à porter le corps de leur ami, comme geste de bonne foi. Malheureusement... Sèmil semblait peu disposé à faire preuve de diplomatie. Il se contenta donc de marcher silencieusement, affichant un masque de tristesse non forcée.
Il avait imaginé son entrée à la citadelle des dizaines de fois, un superbe palais où travaillaient les apprentis avec acharnement, et où l'on lui dirait "Tu es chez toi, mon frère"... Jamais il n'aurait pensé y pénétrer dans de telles circonstances.
Ils débouchèrent sur une grande cour, ravagée par les flammes. Un triste spectacle qui ne manqua pas de former un nœud à l'estomac du jeune homme. Il s'était mis légèrement à l'écart, les bras croisés, assez grand pour voir ce qu'il se passait sans avoir à s'approcher. Kire était allongé à ses pieds, observant la scène sans grand intérêt. Il avait beau être très intelligent, il y a des choses qu'un animal ne peut concevoir. Pour lui, le deuil avait été de courte durée ; il ne connaissait pas Gengis.
Sèmil prononça un discours visiblement appris par cœur. Son émotion était évidente, sa tristesse se sentait comme l'odeur d'un chien mouillé. Le jeune forgeron pleura silencieusement, sans décroiser les bras, le visage à demi-caché derrière sa chevelure. Il n'émit aucun son, ne cilla pas. Sa tristesse ne se voyait qu'aux larmes qui sillonnaient ses joues creuses.
Le doyen entreprit de creuser la tombe du défunt. Velk admirait sa détermination. Il murmurait des paroles encourageantes à ce brave type, sans que ce dernier ne puisse l'entendre. Qu'il les entende ou pas n'était pas important. L'intention y était, c'était tout ce qui comptait dans l'esprit du forgeron.
Perdu dans sa contemplation du trou qui se creusait à une allure démoralisante, il ne fit pas attention à la personne qui vint murmurer quelques mots au meneur. Il ne sortit des méandres de ses pensées que lorsque ce dernier hurlât en s'effondrant. Velk ne put qu'esquisser un geste pour l'aider ; d'autres avaient été plus rapides que lui. Il s'en voulut de ne pas avoir saisi cette chance de se faire valoriser. Mais Kire lui en montra une autre : Lifaen.
Le plus esquinté du groupe avait été mis à terre, bousculé au profit de Sèmil, sur qui l'attention générale s'était porté.

Plein de bonnes intentions, il s'accroupit à son côté, et entreprit de le soulever pour aller l'adosser à l'arbre mort.
L'homme encore sur son épaule, il n'eut pas le temps d'atteindre le fameux arbre. Une étrange ascension les menait à Dame Sélène...

Lorsque je te serre la main, c'est une souffrance que j'appréhende. Tu ne sentiras pas le tonnerre de ma haine s'abattre sur ta nuque. Tu ne pourras que pleurer, et saigner. Saigner autant que mon dégoût le désire. Je me délecterai du spectacle macabre de tes chairs broyées sous mon poing vengeur. Personne n'est innocent.
31-08-2012 à 14:49:42
Les sept jours dans la grotte avaient été très longs. Trop. Eldän n'avait pas supporté l'attitude passive des apprentis. D'accord, on attendait que le "leader" et Lifaen se remettent mais ça n'excusaient pas l'ambiance morne et résignée qui régnait. Et surtout pas le fait que Genghis pourrissait dans un coin de la grotte sans que personne ne décide quelque chose à son propos, et vite.
Même si le défunt apprenti n'avait jamais été proche de lui, les quelques fois où ils s'étaient parlés l'avait convaincu que c'était quelqu'un de respectable. Et puis c'était un des leurs. Laisser sa peau s'abimer, voir ses yeux s'enfoncer profondément, sentir l'odeur de mort qui se dégageait de lui était insupportable.
Mais personnes ne décidaient rien. On ne ferait rien avant que les deux blessés graves soient rétablis.

Quand Lifaen se releva, tout le monde essaya de l'en dissuader - pourquoi ? on était pas rester assez longtemps à se terrer en se morfondant dans cette fichue caverne ?

Pendant que tout le monde se complésait dans une attitude ouvertement défaitiste, ( lui l'était depuis toujours et avait au moins la sagesse de ne pas le montrer.) le colosse circulait dans la grotte a essayer de se montrer amical afin de s'intégrer un peu dans le groupe où il faisait encore office d'étranger. Il concentrait beaucoup de ses assauts de sympathie sur Zéjaléa, la guérisseuse aux yeux bleus.

Quand Velk vint le voir en tentant une plaisanterie, Eldän, assis avec nonchalance sur une paroi de la grotte, lui jeta un long regard, silencieux. Le colosse resta un instant en face de lui, un sourire de plus en plus géné plaqué sur le visage, puis alors qu'il allait se détourner, Eldän ne résista pas à l'envie de se moquer de lui.

-Hah.
-Hah.
-Hah. fit il en posant chacune de ses syllabes.

Manifestement totalement refroidi par sa réaction, le colosse allait rétorquer quelque chose mais l'archer aux yeux blancs lui ota la possibilité en enchainant avec un sourire sardonique:

-Perds pas ton temps avec moi, je n'en vaut pas la peine. Va plutôt réconforter les autres avec ton sourire.

Une note de fatalisme perça dans sa voix et il s'en voulut de l'avoir échappé.

Le garçon au visage androgyne ne se risqua plus à venir le voir.

Enfin, les apprentis s'étaient décidés à bouger. Retour à la case départ, puisque ils s'étaient rendus à la citadelle afin de donner une cérémonie mortuaire digne à Genghis.
Sauf que la case était dévasté et les pions qui s'y trouvaient, déprimés.

Et les voilà devant Sémil qui portait le corps flasque de Genghis dans ses bras dans l'ancien jardin verdoyant, ayant à présent pris la même teinte que le paysage. Gris. Comme si rien de joyeux ne pouvait subsister sur ces terres désolées.
Le doyen du groupe se lança dans le discour rituel. Il avait l'air blessé, et ne voulait qu'aucun des leurs ne se charge de cette besogne. Encore ce besoin de montrer malgré tout ce qui s'était passé que le groupe lui appartenait.
Quand ensuite il déclara qu'il ne suivrait pas la tradition mais honorerait la volonté de Genghis d'être mis en terre et qu'il en prenait seul la responsabilité, Eldän fut surpris.

Sémil, l'apprenti exemplaire ne pas suivre aveuglément les enseignements des Maitres ? Etonnant. Mais bon dire qu'il en prenait seul la responsabilité était quelque peu caduc. Personne ne s'en indignerai dorénavant.

Ensuite, a nouveau fidèle à lui même, l'ainé prit la résolution de creuser seul la tombe de Genghis. Peut-être considérait il que c'était de sa faute si il était mort mais chacun avait le droit d'expier sa peine par l'effort d'ouvrir la terre en hommage à leur compagnon.

Avec fatalisme, Eldän ne put s'empécher de remarquer intérieurement que ce n'était que le premier tombé d'une longue suite et qu'aucun des suivant n'aurait droit à un aussi prestigieux enterrement.

Soudain, Sémil hurla de douleur et tomba au sol. Dans la cohue qui s'ensuivit pour l'aider - que c'était beau une telle solidarité... - Lifaen encore légèrement blessé chuta juste devant lui et...

Et il sentit ses pieds décoller du sol.




MUSIQUE DE COMBAT: http://www.youtube.com/watch?v=BHRyMcH6WMM
02-10-2012 à 18:51:14
Fatigue et épuisement. Les deux derniers jours suivant le combat n'avaient été pour Zejaléa que des jours passés dans un sommeil profond, aux frontières du coma tant elle s'était épuisée lors de cette trop longue nuit. Elle ne se réveillait qu'une furtive heure pour jeter un coup d’œil au groupe, s'assurer que l'état des blessés s'améliorait et se nourrir frugalement.
Peine et douleur. Les nombreuses estafilades qu'elle avait récoltée sur le champ de bataille ne cicatrisaient pas, en dépit de leur superficialité. Elle en avait décidément trop demandé à son corps frêle. Des rêves merveilleux l'habitaient parfois, emplis de milliers de couleurs inconnues de tous, imaginaires et fantastiques. A d'autres instants, de noirs cauchemars et souvenirs de la récentes bataille se mêlaient dans un maelström hantant alors son sommeil et la faisant parfois se réveiller en sursaut, avant de retomber dans sa transe comateuse. Et Genghis. Elle faisait son deuil au travers de ses rêves, se remémorant les instants joyeux passés en sa compagnie à la Citadelle... Ce temps semblait si lointain ! Au fil de de ses songes, il s'effaçait, lui et son horrible mort à laquelle elle avait assisté, accordant à la jeune fille une résilience salvatrice.

Le troisième jour, elle ouvrit enfin les yeux, sortant de sa torpeur pour reprendre contact avec la réalité. Son corps criait encore sous l'effet des courbatures, mais son esprit était remonté à la surface de ses yeux, intègre et vif, la laissant enfin retrouver ses compagnons.

Se levant, elle observa. La plupart des apprentis étaient encore faibles, traumatisés aussi bien dans leur corps que dans leur âme. Au fond de leur antre, se trouvait le corps de Genghis recouvert par un linceul. Sèmil gisait mal en point auprès de Lifaen, qui était dans un état plus déplorable encore. Mais si l'un acceptait sa condition avec philosophie, l'autre irradiait de rage et de colère. Zejaléa s'approcha d'eux sans prêter attention au loup lové à proximité pour distiller ses soins quotidiens. Elle vérifia rapidement les bandages des deux jeunes hommes, puis passa subrepticement à Lifaen une petite fiole cramoisie par son contenu. Ce sang était le sien, la guérisseuse n'ayant d'autre choix que celui-ci si elle ne voulait pas attirer l'attention sur cette étrange pratique. La frêle fille ayant déjà partiellement éventé le secret de l'assassin auprès d'Eileen, elle ne pouvait se permettre de recommencer.
Alors qu'elle s'agenouillait à ses côtés, le regard vert de Lifaen la transperça à nouveau. Il ne pouvait simplement plus rester ainsi ou il allait imploser, et elle ne pouvait que le comprendre, sinon essayer d'imaginer la frustration qu'il ressentait. Elle lui jeta un regard semi-amusé, semi-contrit. Il était le seul à blâmer pour son état actuel, mais sa fierté lui empêchait de reconnaitre l'utilité des autres. Par ailleurs... Elle avait réfléchi à quelque chose de nouveau, depuis la bataille, des indices épars abandonnés ça et là et qu'elle n'avait pas pris la peine de relever, du moins jusqu'à ce jour, mais qui semblaient désormais la mener à une unique conclusion : Lifaen était terrifié par le feu. C'en était risible. Le peu qu'elle savait (et qu'elle avait déduit) du passé de la panthère avant son arrivée à la Citadelle était qu'il fut surentraîné à tuer de toutes les manières possibles et imaginables ; mais alors pourquoi une telle phobie ? Il faudrait qu'un jour elle ose le lui demander, non pas que Zejaléa ait peur du tueur, mais sa nature timide et son malaise à converser ne lui permettaient pour le moment pas de s'accorder le droit aux questions; et en particulier aux questions de nature personnelle.
S'extirpant de ses pensées, elle s'éloigna des deux blessés et claudiquait péniblement vers l'extérieur de la grotte quand elle fut abordée par Velk, avec qui elle échangea quelques mots (elle s'enquit notamment de son état de santé) avant de continuer son chemin. Velk. Son attitude étrange à son égard la mettait parfois mal à l'aise, comme s'il voulait installer une proximité entre eux. Mais c'était après tout compréhensible de vouloir s'intégrer dans le groupe, pensa-t-elle. D'autre part, son geste à la fois naïf et courageux de tout abandonner pour partir en quête de ce qui lui semblait juste forçait le respect de la jeune fille, bien qu'elle se doutât que le jeune colosse ne s'attendait pas à une quête mal définie, et aussi rude que ardue que celle qu'ils n'avaient qu'à peine commencé à vivre... Mais lequel d'entre eux était vraiment prêt pour un tel défi ? Même les plus âgés et les mieux entraînés n'avaient jamais eu à faire à un obstacle d'une telle envergure que celui de sauver le monde. Pouvaient-ils seulement réussir ? Elle ne pouvait qu'espérer, et attiser cet espoir pour qu'il grandisse comme une étincelle fragile peut se muer en flammes dévorantes ou mourir d'un simple souffle...

S'avançant en dehors de la caverne, elle se dirigea vers ce qu'il restait de forêt en espérant y trouver de quoi reconstituer ses réserves en soins : en moins de deux jours, elle avait tout utilisé, et les apprentis auraient encore certainement besoin de panser de nombreuses plaies à venir. Atteignant la lisière des arbres, elle aperçut le champ de bataille, territoire dévasté, noir de suie et de sang séché, exhalant une puanteur propre aux cadavres putréfiés et aux chairs brûlées. Zejaléa détourna le regard, elle ne pouvait s'attarder, même si elle devait avouer que ce charnier l'inquiétait au plus haut point pour la simple raison qu'il était aussi indicateur de leur position qu'un fanal au milieu de la mer... Si seulement ils pouvaient guérir plus vite ! La jeune fille se fraya un chemin au milieu de buissons rabougris et inspecta méticuleusement chaque plante qu'elle trouvait pour renflouer sa réserve. Mais en dépit de tous ses efforts, elle ne trouva que quelques touffes de plantain rescapées et une pauvre toile d'araignée abandonnée par sa propriétaire. Les douleurs musculaires rattrapèrent bien vite Zejaléa, qui dut faire demi-tour pour rentrer exténuée au campement, bien trop vite épuisée par sa courte marche.


Le lendemain, elle repartit dans la matinée toujours en quête de ce qu'elle pouvait trouver. Ses muscles étaient à nouveau souples, bien que quelques raideurs subsistaient encore au niveau des jambes, et elle n'éprouvait plus ce sentiment de fatigue intense. Mais surtout, elle ressentait le besoin de se mouvoir, ne supportant plus de rester simplement à l'intérieur de la grotte pour contempler ses frères d'armes alors qu'elle pouvait se rendre utile. Car c'était cela, la vie. La vie était mouvement et elle ne pouvait plus se contenter d'être plongée dans une léthargie immobile comme celle qui l'avait habitée les deux premiers jours... La guérisseuse marcha longtemps. Elle ne fut pas plus chanceuse que la veille, ne dégotant que quelques pousses roussies d'arnica, mais elle se sentait vivante et c'était tout ce qui lui importait pour le moment.
Elle rentra alors, et un fois dans la grotte, elle échangea à nouveau quelques mots avec Velk avant de vaquer à ses occupations, qui consistaient pour le moment à trier ce qu'elle avait ramassée lors de ses excursions. Elle était concentrée sur sa tâche lorsqu'elle entendit un bruit en provenance du lieu où se trouvaient Sèmil et Lifaen. Se redressant vivement, elle vit l'assassin sur le point de se relever. Elle s'approcha vivement de lui, mais il lui jeta un regard glacial tandis que le loup s'interposa avant qu'elle n'ait pu dire quoi que ce soit. La jeune fille resta silencieuse.
Boitillant, Lifaen sortit de la grotte, et lança quelques remarques acerbes à l'adresse de ses compagnons. C'en fut trop pour Zejaléa qui sortit furtivement de la caverne à son tour, tandis qu'un liquide lacrymal commençait à brouiller sa vue. Était-il même possible de se méprendre à ce point sur ses intentions ? Pourquoi Lifaen devait toujours être si froid, avec sa fierté aux accents pathétiques et son assurance d'avoir raison ? Elle marcha vite, et lorsqu'elle fut assez loin des autres, elle commença alors à sangloter, pleurant de plus en plus au fur et à mesure que son stress et sa frustration se déversaient de ses joues au sol. Les idées arrivaient par centaines dans sa tête, désordonnées et indisciplinées, elle en avait seulement marre de cette incapacité à se faire comprendre, victime des habituels préjugés l'accompagnant... Elle ne voulait pas forcer Lifaen à rester couché durant des semaines, et pensait par ailleurs qu'il déciderait de se mouvoir plus tôt, ne s'approchant que parce qu'elle était inquiète, ce qui était relativement sensé au vu de l'état de l'assassin. Ses pleurs redoublèrent en pensant au comportement du loup, qui avait été aussi aveugle que Lifaen quant aux intentions qui l'habitaient, tel un vulgaire chien de garde sans une once d'instinct ; pourquoi cela faisait-il donc si mal d'être rejetée ? Et surtout, pourquoi était-elle si ridiculement fragile avec ses stupides émotions ? Zejaléa serra les dents tandis que la colère se mélangeait à la peine, baissa la tête et resta prostrée ainsi jusqu'à ce qu'elle retrouve son sang-froid et que ses larmes se tarissent. Inspirant profondément, elle jeta un bref coup d’œil à son environnement, se redressa et s'extirpa de l'alcôve rocheuse dans laquelle elle s'était glissée. Elle marcha encore durant une demi-heure, le temps que les traces laissées par les larmes sur son visage s'estompent, puis se dirigea lentement vers la grotte. Si quelqu'un lui demandait, elle pourrait toujours dire qu'elle était repartie chercher des plantes et qu'elle était revenue bredouille, et personne ne se douterait de rien. Elle se glissa silencieusement dans le campement, et se lova dans l'un des recoins pour se reposer un peu, et se faire oublier par la même occasion, la jeune fille ne tenant pas à parler avec quiconque ce soir. Elle s'endormit avec un goût amer dans la bouche.


Une poignée de jours passa, puis Sèmil, suffisamment rétabli, prit la décision de repartir en direction de la citadelle pour y laisser le cadavre de Genghis. La marche fut longue et pénible, pas tant à cause des blessures que de l'aspect pénible de devoir retourner dans ce lieu désormais repère de cadavres... Zejaléa était terrifiée à l'idée qu'ils puissent voir des restes de l'un de leurs maîtres en retournant à la Citadelle, mais ne dit rien de ses appréhensions pour ne pas mettre les compagnons mal à l'aise. Ses craintes se révélèrent heureusement infondées, mais la Citadelle dégageait une aura dérangeante, presque surnaturelle... C'était trop propre pour être le lieu du combat féroce s'étant déroulé une semaine à peine, et pourtant...
Les apprentis ne perdirent pas de temps, Sèmil en tant qu'aîné et que meneur observa le discours rituel de l'Ordre des Chevaliers, mais voulut respecter les dernières volontés du défunt, ce qui était tout à son honneur. Il commença alors à creuser une tombe de ses mains, laissant alors le loisir aux autres membres du groupe de se reposer et de faire leur deuil.
Zejaléa ne put s'empêcher de penser "Genghis est peut-être le plus chanceux d'entre nous, lui au moins sera le seul d'entre nous à gésir ici quand nous serons tous morts" et ne parvint pas à chasser cette sombre pensée de sa tête en dépit de tous ses efforts. Elle soupira en constatant à quel point son moral était bas et attendit patiemment que Sèmil en eut fini avec la tombe. Tout semblait être normal, quand soudainement, leur meneur poussa un hurlement inarticulé, déchirant. Zejaléa se leva d'un bond, comme la majorité des autres apprentis et s'élança vivement vers Sèmil, inquiète de savoir ce qui avait pu troubler si soudainement le jeune homme. Elle remarqua du coin de l'oeil Lifaen qui chutait et Velk qui venait à sa rescousse. Tant mieux, cela lui éviterait de le faire ! Elle n'avait aucune idée de comment se comporter avec lui, seule Eileen pouvant trouver grâce à ses yeux, semblait-il.

Elle s'apprêtait à reprendre son chemin vers Sèmil, quand soudainement, elle sentit une force incommensurable frôler son être. Quelque chose de puissant en elle résonnait au diapason avec cette musique millénaire venue de la nuit des temps... Et avant qu'elle comprenne ce qui lui arrivait elle sentit les autres apprentis se mêler à elle, et ensemble, ils glissèrent dans un océan de bienveillance, une conscience supérieure. La mère de la Terre. La Lune.
07-10-2012 à 02:16:39
Plus loin, autre part...


Un souffle, chaud, s'exhala d'entre ses lèvres. Il alla se perdre en une douce moiteur sur la peau blafarde de l'homme. Il se passa la langue sur les lèvres, fébrile ; entre les mains de la jeune femme, sa virilité palpitait doucement, humide.
Elle le fixait dans les yeux, de ses prunelles boréales, le regard plein de feu. Ses lèvres entrouvertes luisaient à la lumière des bougies, et sa peau, satinée, d'une doux gris d'argile, se parait de reflets mouvants qui soulignaient ses courbes emperlées de transpiration. Sous les braises violines qui brûlaient dans ses iris, il avait l'impression de ne plus exister que pour la servir, elle, que sa vie entière n'avait de sens que s'il la vouait à cette beauté métisse dont la chevelure de lin cascadait le long d'un corps dont chaque ligne, proclamait lascivité et douceur. Extase faîte femme, elle était à lui, et tout autant, il lui appartenait. Ses mains le lui disaient. Ses lèvres, aussi, pleines et grises, grises comme de précieuses perles, généreuses et sensuelles... Ses lèvres, qui gardaient l'entrée de la tiède humidité de sa bouche, où le tapis moelleux de sa langue n'attendait que de l’accueillir... De s'enrouler autour de son gland, et de le caresser, d'y éveiller cent plaisirs fugaces et intenses. Elle y mettait tendresse et passion. Elle savait quoi faire, et comment, et ce n'était pas que le jeu de sa langue qui l'amenait toujours plus près de la jouissance ultime, mais aussi le parcours de ses mains agiles, le lent cheminement de ses paumes, sous lesquelles sa peau s'embrasait, et ce regard, toujours, planté dans le sien, fiévreux, qui lui demandait de tenir encore, de la combler plus longtemps, de la pénétrer plus profondément, d'aller toujours plus loin, de ne pas jouir tout de suite, de la laisser faire... Elle menait la danse, de ses doigts prestes et fins. Ils traçaient des lignes de feu sur sa peau, suivant les contours de ses muscles, les reliefs de son corps. Il n'avait pas encore une fois glisser au plus profond d'elle, malgré l'heure qui était passée dans cette chambre, mais n'était pas lassé, ne demandait rien. Il la laissait faire, jouet entre ses mains, soumis à ses délicieux caprices. Elle le prenait en lui, ou d'un poignet souple, étirait son membre brûlant, humide de sa salive, décidant, quand elle se sentait prête, ou peut être, quand elle voyait dans ses yeux à lui, combien son désir devenait intolérable, à tel point qu'il était prêt de gémir pour lui implorer de lui offrir de nouveau l'intimité de sa bouche. Elle ne le laissait jamais en arriver là. Avant qu'il ne faiblisse et défaille en lui faisant la moindre supplication, de nouveau, l'ourlée lascif de ses lèvres se redessinait lentement, tandis qu'elle prenait dans sa bouche son gland moite. Alors, il sentait monté un souffle d'allégresse en lui, une respiration parfumée emplissait ses poumons, caressait ses narines. Son coeur se remettait à tambouriner, sa poitrine se soulevait paresseusement, lentement, avec une langueur estivale alors qu'il faisait si froid au dehors, et avant qu'il ne puisse prendre une nouvelle goulée d'air pour se gonfler de nouveau, une main chaude caressait son torse, comme un souvenir de toute les choses bonnes qui avaient faîte sa vie.
A ce moment, il se sentait l'homme le plus fort du monde. Sa paume torride, d'une lente caresse, lui semblait l'emplir d'une fermeté, d'un énergie, dont il se croyait dépossédé depuis sa jeunesse des années où commençait à pousser drue le poil, quand, godelureau téméraire et hardis, il se distinguait à l'épée, à l'équitation ; en tout domaine, de toute manière, bravache et irrésistible, flamboyant de toute sa crinière embaumée, tout paré de muscles et de soieries délicate, contraste fait homme, jeune loup audacieux plus inconscient que brave, mais aimé pour son charisme, si attractif, si... Désuet, désormais. Lointain, ce temps. Lointaine, la largeur de ses épaules, lointain les cals d'épéistes à ses mains, lointaines les femmes fiévreuses qui se damnaient pour lui, lointain son torse puissant où battait un coeur vigoureux, lointaine sa jeunesse, et sa rousseur ardente, son profil léonin, sa voix tonnante, lointain les soirs d'amours fugaces, lointaines... Ces années de débauche, de folie, de plaisirs. La vieillesse lui avait ravit ces belles soirées, ce beau corps, elle lui avait pris les femmes, la puissance virile dont il se gonflait tant, elle avait éteint les flammes de sa chevelure, raidit et délavée le lustre flamboyant des boucles de sa barbe. Aujourd'hui, qu'en restait-il de ce jeune homme, qui s'esbignait d'un manoir à l'autre, larron des coeurs, amant de toutes les dames ? Rien, non, ou si peu, à la faveur de tant de gâchis... Des os, de la chair flasque, un corps tavelé et moucheté de tâches brunes, trop significatives sur son âge. Ses cicatrices n'avaient plus rien d'attirant, l'ardeur du jeune mâle qu'il était leur ayant donné tout leur charme s'étant éteinte, soufflée. Il était devenu un de ces vieux repoussant, défiguré, brisé, consumé par les excès, plié et déformé par les années qui lui étaient tombées dessus. Il n'avait eut, soudain, plus rien qu'une chose flasque entre les jambes, là où s'était jadis dressé le fier témoignage de sa vigueur, et cette chose, inutile, laissée aux soins de ses paumes ridées, de ses mains tremblantes et sans force, lui avait soudain parut un si vain outil, si trompeur !, à lui procurer des plaisirs qu'il réclamait à chacune, pour n'en tirer que cela, que des sensations... Que n'avait-il pas déverser sa semence pour autre chose qu'un orgasme ? Quel idiot avait-il fait. A toujours se fourrer là où il le pouvait sans chercher à trouver de femme pour partager sa vie, se contentant de visiter le plus d'intimités possible, à chasser des voiles encore tendus à déchirer pour laisser, dans les souvenirs des vierges qu'il couvrait, un impérissable frisson, qui toujours, leur rappellerait qui les avait dépucelées, et avec quel talent. Il se disait que ne comptait que cela, rester pour elles le premier, ou le meilleur, peut importait : rester pour elles l'amant qui les avait fait jouir comme jamais elles ne le pourraient, car après tout, n'était-il pas spéciale par rapport à eux tous, ces autres hommes sans talent aucun ? Mettant tant d'ardeur dans sa tâche, s'oubliant pour leur procurer des plaisirs qu'elles garderaient en mémoire pour le restant de leurs pauvres jours, si ternes, si mornes !, une fois qu'il les aurait quittées. Oui. Il était une flamme qui sautait de cuisses en cuisses, s'en allant enflammer toute les femmes qui croisaient sa route. Celles d'amis, de riches marchands, peut importait ; il les avait toute eus, au moins un soir. Il les avait couvert, enserrer, pénétrer. Il avait mêlé sa sueur aux leurs, et parfois, même, engrossées.
Et puis ? Ensuite ? Que de bâtards, d'enfants abandonnés. Morts nés, avortés, abandonnés, tués ; peut importait. Innombrables, mais inconnus, insignifiant à ses yeux aveuglés par les flammes de la jeunesse. Car après tout cela, après trente années, au bas mots, qu'en restait-il de tout ça ? Des femmes bafouées, répudiées, honteuses, des gosses orphelins ou maltraités, accusés de tout maux sans qu'ils aient rien demandés de cette vie de misère, ou alors fauchés à leur mère à peine étaient-ils sortit de leur ventre. Aucune descendant, aucun hérité. Seulement du sperme gâché, propulsé à tout vas, sans soucis de savoir à quoi donneraient lieu ces grandes giclées bouillantes entre des cuisses fécondes. Aucune mélancolie amoureuse, pas des soupirs extasiés quant aux souvenirs d'un plaisir coupable au nez et à la barbe d'un maris craint. Seulement une haine farouche pour l'amant d'un soir au sourire si engageant, aux mains expertes, à la virilité fourbe qui leur avait volée le futur douillet auquel elles aspiraient. C'était tout. Cruel il avait été, et stupide : la vie le lui avait rendu, par des défaites, des rejets, et la perdition de cette carcasse qui avait séduit tant de jouvencelle... Fané, le bel homme vigoureux, rêche et blanchie, la crinière flamboyante, étouffé, le feu ardent. Émoussé, son esprit, mort, son charisme. Rien. Plus rien. Il était devenu os et cendres, vieux parchemin blafard sur lequel on avait écrit trop d'horreurs et d'absurdité pour que quiconque se soucie de le préserver. Tout craquelé, tout sec et maigre, ployant et sous les années si lourdes et sous la honte ruminée. Entre ses doigts tordus et fébriles, tout se brisait. Il restait là, stupide, à contempler les débris qui l'entouraient, et la vacuité, vertigineuse, horrifiante, l'emplissait ; tout ce temps perdu. Pour en arriver là, à ne plus pouvoir rien faire.
A dépérir, seul, pleins de remord, se sachant haït et maudit, et si certain qui si le temps ne l'avait pas punit, il n'aurait jamais éprouvé la moindre peine... Que si il ne s'était pas desséché et rabougris, pour devenir cet homme au corps chiche de substance, pas une seule fois ne seraient venus le hanter d'amères regrets. Totalement clairvoyant, impartiale. Il ne se cachait rien, s'avouait tout. Pour en revenir toujours au même point : il allait mourir.
Mourir seul. Dans une vieille maison vétuste, une sentine crasseuse. Et tout simplement, comme ça, sans avoir rien laissé. Rien du tout que des choses brisées- choses, non... Des vies. Beaucoup. Des femmes convulsées de sanglots, des enfants qui n'auraient connus que l'agonie, et parfois, peut être, quelques adultes, qui ne savaient rien de lui, qui lui devaient la vie, pour autant que celle de certains vaille la peine de les endetter de quelque reconnaissance obscure. Sans qu'aucun d'eux n'ait jamais de visage à mettre sur le fantasme d'un père, piètre illusion, moindre consolation d'un gamin que le monde n'avait pas encore drainé de son innocence, avant d'en faire un Andorien de plus, un spectre blafard, peut être roux, peut être ressemblant à son géniteur flamboyant, ou alors ayant pris de sa mère, un visage anonyme, quelconque, dans la mémoire de l'homme qui avait oublié ses mille amantes, de leurs traits à leurs noms, jusqu'à la sensation qu'avait été celle de pétrir leurs seins et de caresser leur peau chaude, alors même qu'il avait tant savourer ces instants là... La vacuité de ces moments perdus pendant lesquels il s'était cru capable d'habiter leurs songes secrets, alors même qu'il les habitait présentement de toute sa passion destructrice, lui revenait parfois en pâles échos, vagues images, fourmillements légers au bout de ses doigts, et là, ce membre mou, flasque, qui n'avait plus joué d'autre rôle que celui de purger ses reins depuis trop d'années, ou alors bien assez pour ces dames, se dressait alors de nouveau, hésitant, à demi éveillé seulement, à peine gonflé, et il ne se sentait pourtant plus le courage, ni l'envie, de s'en saisir pour tenter de se souvenir ce qu'était le plaisir de la chair, observant avec dégoût ses doigts osseux, se disant qu'il était moins qu'un vivant désormais, tout décharné et blanchâtre que l'avait rendu le temps.
Puis, une journée auparavant, elle était arrivée. Une jeune femme, tout en rondeur, la peau grise, la chevelure soyeuse et argenté, de beaux yeux en amande dans un visage doux. Que de douceur, de sensualité, de courbes charnues et appétissantes, dans de tristes hardes rapiécées de ses doigts même, de biens jolis doigts à vrai dire, fins et nacrés, qu'auraient jalousées toute les couturières de la grande ville, la cité débauchée de Mégualès, que longeait une rivière qui avait vu plongés dans ses eaux plus d'étrons que de corps. Elle lui avait demandé, cernées d'un bleu léger, misérable, à loger chez lui, et le vieillard l'avait accueillit chaleureusement, tandis que l'homme, ou son spectre, sentait naître en lui appétit dont il s'était cru à jamais privé. Ce petit bout de femme, vingt et quelques -qu'importait, moins de la trentaine et belle, fraîche-, lui avait tendu ses belles mains et en en touchant les paumes douces, il s'était sentit hérissé de tout ses poils blancs, comme du temps où, la poigne ferme et audacieux de ses gestes, un sourire farouche aux lèvres, il promettait d'un regard à une femme de fêter sa beauté le soir venu. Bien entendu, si vieux, il ne se faisait pas d'illusion, et ne voulait pas, peut être, succombé à ce désir fou d'appeler à nouveau le feu en lui, là où il s'était éteint bine longtemps auparavant. Non, il s'était contenter d'une envie fugace et intense, qui lui avait rendu assez d'énergie pour se conduire en hôte galant, malgré sa démarche boitillante, ses jambes anciennes arquées, son dos voûté, regrettant l'orgueil ridicule qui lui avait fait refusé l'appuis salutaire d'une canne. Il avait monté les escaliers, gentiment aidée par la jeune femme, qui, radieuse, l'abreuvait de remerciements, pleurant presque de ses yeux violets, une main sur son épaule tordue, le soutenant, le poussant, le soulevant ; donnant des ailes au vieux briscard qu'il était, malmené par les années, mais tout à coup revigoré par cet éclat de jeunesse qui venait lui fouetter le sang.
Une fois en haut, il lui avait montré une chambre, miteuse et empoussiérée, n'ayant pas été graciée d'un peu de lumière depuis trop longtemps pour que l'air n'en soit pas foncièrement viciée, mais en y entrant, la larme à l'oeil, la jeune femme avait redoublée d'ardeur, et sanglotée. Confus, troublé, il l'avait consolé d'un sourire édenté, qui n'avait plus rien de superbe et de viril au milieu de sa barbe hirsute et délavée, tentant maladroitement de faire cesser ses pleurs. Quel splendeur, alors ! Les joues rosies, le regard brillant, légèrement bouffis, une moue triste sur ses lèvres, lui répétant qu'elle avait dû quittée son foyer et qu'il était, dans toute cette ville inhospitalière, le premier, le seul, à lui avoir ouvert sa porte. Certains, hoquetait-elle, se tordant les mains de honte, comme si elle fut coupable de ces odieuses demandes, lui avaient proposés gîte et couverts, certes, mais en échange de sa fleur, et qu'ils étaient, tous ! TOUS !, reniflait-elle avec horreur, cauteleux, pervers, le regard lubrique et les mains déjà baladeuses avant même qu'elle n'eut esquissée le moindre -évident- refus ! Mais lui, bien entendu, en bon vieil homme, n'avait rien demandé, et qu'elle en avait été soulagée, cette pauvre petite, dont le foyer avait été détruit par des sanguinaires mercenaires...
Ils avaient mangés une heure plus tard tout au plus, dans le salon enténébré, dont les murs lambrissés, humide et pourries, avaient tant perdu de leur lustre qu'il aurait fallu être doté d'une imagination incroyable pour les imaginer autrement que si mal en point. Lui même, avait oublié depuis quelques années déjà la splendeur de sa demeure, n'en voyant plus, au jour le jour, qu'un spectre décharné, à son image. Sans serviteurs pour l'entretenir, elle tombait en ruine, pourrissant lentement sur ses fondations, s'arquant, aspirant l'humidité de la rivière, s'en gorgeant à en devenir une éponge de bois tendre corrompue par la vermine xylophage. Il n'en avait que faire, attendant le jour où elle tomberait sur lui, l'enfouissant une fois pour toute... Néanmoins, ne s'était-il pas trouvé gêné, soudain, comme un pauvre fantôme de gandin pris en faute ? Certes, il avait par toujours cultivé son apparence sauvage et ses sourires féroces, mais jamais personne n'aurait attendu de lui à ce qu'il laisse son héritage -acquis trop jeune, hélas- rongé par l'humidité, les insectes, abattu par les vents et le temps, si totalement insalubre et voué à disparaître. Pourtant, les choses étant ce qu'elles étaient... Sa fortune s'étant amenuisée, ainsi que son entrain, et barbon de son état, il s'était voué à la solitude dans autre forme de procès qu'un exécutif renvoi de tout le personnel, si utile que soit son travail d'entretien... Si nécessaire, en vérité.
Il avait vieillit ici en pourrissant avec la vieille maison, n'y voyant qu'une drôle ironie de laquelle se gausser amèrement, vautré dans l'ombre et la poussière des pièces qui s'encrassaient doucement, lentement, tandis que lui perdait sa substance et en venait à maudire la grandeur de ce manoir, aux escaliers si nombreux et si fourbes. De ses jambes maigres, il ne tirait plus assez de forces pour gravir sans heurts les étages de son héritage vétustes, et il avait été jusqu'à renoncé à habiter les pièces du deuxième, se cantonnant au rez de chaussée et au premier, traînant des pieds au milieu du capharnaüms émaillé de décombres qui emplissait les pièces... Toutes ces choses qui ne l'avaient pas gênés, lui firent soudain l'effet d'un grouillement étrange dans l'estomac, quand il songea à ce que devait penser son invitée. Qu'en avait-il à faire au fond ? Et pourtant. Il se sentait le besoin irrépressible de plaire, de lui plaire à elle, comme si il eut la moindre chance, et comme si cette chance méritait d'être saisie, en tout les cas. Comme un jeune homme fougueux, il s'était pris à lui faire la cour avec tout un art dont il avait cru perdre les subtilités, et pourtant, pourtant... Envers sa vieillesse à lui, sa jeunesse à elle, envers leurs différences, son amertume et sa tristesse, sans qu'il sache comment, sans même qu'ils s'en souvienne...
Ils avaient finis ici, le lendemain soir. A la lumière des bougies, dans sa chambre poussiéreuse. Sur son lit miteux. Lui, couché sur le dos, transpirant, tout d'os et de poils, sa virilité plus dur, plus chaude qu'elle ne l'avait été depuis sa première fois, palpitante entre les si jolies mains de nacre de la jeune femme. Elle, assis en tailleur face à lui, tantôt accroupie, tantôt sur le ventre, mais toujours à le toucher, experte, à se saisir de son membre qu'il avait cru devoir ne plus qu'utiliser le plus prosaïquement du monde. Entre ses mains, puis... Ses lèvres, pareillement qu'à cet instant, où, doucement, elle se saisissait à nouveau de son gland. Allait, venait. Tournait lentement la langue, en le fixant toujours si intensément, et... Il émettait un râle rauque, secoué de frissons, vivant plus que jamais, à nouveau jeune.
Sous ses doigts, ses caresses, il renaissait. Il se reprenait à être jeune, et qu'importait son corps tavelé : jeune dans sa passion son ardeur, dans les battements de son coeur et les saccades de sa respiration.
Et jamais, depuis trop longtemps, il ne vécut plus qu'en l'instant où, délaissant un instant son membre brûlant, elle se leva, puis se mit sur lui. Légère comme une plume. Elle attrapa sa virilité, et la glissa entre ses cuisses soyeuses.
Alors, il connut un instant d'éternité, ahanant, avant qu'elle n'entame de le chevaucher. Passionnément. Furieusement. Comme prise de folie, hurlant, penchée vers lui, tandis qu'il se reprenait et qu'à puissants coups de reins, il répétait les gestes que toute sa jeunesse durant, il avait fait sans le moindre hésitation. Il l'accompagna, ou peut être, la mena lui même tout à coup, de nouveau robuste et ardent, jusqu'à ce qu'explose en lui, comme une tempête soudaine, la jouissance. Elle l'emporta. Le fit hurler une dernière fois, d'une voix qui ne souffrait pas de l'âge ; sa semence jaillit en un geyser bouillant dans le ventre de la jeune femme. Elle s'affaissa sur lui, posant sa joute contre sa poitrine maigre et velue.
A son oreille, pas le moindre son. Pas un seul coup de tambour, malgré le membre encore chaud glissé dans son intimité. Elle sourit tristement.
Se relevant, elle laissa le pénis s'échapper hors d'elle, humide, rouge et à demi gonflée. Il tomba mollement entre les jambes maigres du vieil homme, avec un bruit mat contre le matelas. Elle serra les cuisses, les paupières abaissées. En elle, la semence chaude continuait de brûler. Ainsi qu'il se le devait. Ce qu'elle était venu chercher, bouillonnant dans ses entrailles. La sensation était agréable, autant pour l'orgasme, que pour la chaleur, que pour la satisfaction de la tâche accomplie, et pourtant... Elle se sentait creuse. Creuse, immonde, et souillée.
La Sensivane glissa sur le sol, pieds nus. Elle laissa une de ses mains caresser le torse osseux, un instant répugner. Il était mort la bouche ouverte, grotesque. En pleine jouissance. Heureusement... Sans quoi, il aurait incroyablement souffert... Qu'elle lui arrache le coeur.
Sa main se fit une serre. De ses doigts agiles et puissants, des doigts de couturière, elle perça la chair. Arracha. Brisa le sternum, dotée d'une force qui n'avait rien d'humain. Elle fouilla la poitrine, trouva le coeur ; l'extirpa à son réseau d'artères, dans une vaste giclée qui éclaboussa son corps nu. Le sang, si rouge sur sa peau grise, ne faisait que la rendre plus belle. Mais d'une beauté terrible et dangereuse, mortifère, qui disait tout de ce qu'elle était réellement... Si douce, si jeune.
Trompeuse et fourbe.
Elle prit tendrement l'organe sanglant entre ses mains, larmoyante. Qu'étais-ce que tout ceci ? Un cadavre, un bout de viande cru, rougeâtre, et en elle, du sperme... De par sa nature, c'était ainsi qu'elle devait vivre et servir la communauté. En lui donnant tout ce qu'elle avait récoltée ici... Sans quoi, on la tuerait. Déjà, la mort avait faillit la prendre : les autres n'avaient pas tolérées qu'elle ait pu trouver son âme soeur, l'homme qui faisait battre son coeur humain. L'usage voulait qu'on lui fasse passer une épreuve avant de l'intégrer à nouveau, ou de la décapiter ; que l'on voit si elle était encore capable de tuer et dépouiller les hommes. Le meurtre n'était pas indispensable, dans le travail quotidien, mais quand il était question d'épreuve, les choses étaient différentes. Il fallait savoir si elle avait ou non perdu le goût du sang. En l’occurrence, oui. Mais officiellement, non.
Elle leva le coeur au dessus de son visage, et pressa. L'offrant au flot écarlate. Le sang l'éclaboussa, souilla sa peau grise. Il tâcha à visqueuses giclées sa chevelure argenté. La gorge serrée, elle ouvrit la bouche, et mordit à pleine dents dans l'organe encore chaud. Elle en arracha une morceau, mâcha ; puis le jeta par terre, et plongea le visage dans la poitrine éclatée du cadavre. Elle y baigna, à peine horrifiée, vide, ayant mise de côté le reste de sa vie, n'acceptant d'intégrer qu'une seule vérité : elle était une Sensivane, et son homme l'attendait. De sa réussite, dépendait leur vie à tout les deux. Sans la protection de l'Arbre, ils ne pouvaient plus vivre en paix, loin des maléfices de ses soeurs succubes. Elle avait dû le quitter, lui, qu'elle aimait tant, pour rejoindre son peuple inique, à nouveau. Sans quoi il aurait envoyé à leurs trousses les créatures abjectes qui naissaient des semences volées... Et ils seraient morts, tout deux.
Oui, il y'avait une seule solution. Embrasser à nouveau sa nature véritable. Redevenir une Sensivane pour acheter la vie de son homme.
Elle fouilla dans les tripes, s'y enfouissant le plus profondément possible. Et resta ainsi. Immergée dans la poitrine chaude.
Le silence moite refroidit cependant que le temps passait. Le corps se fit glacé. Les tripes, visqueuses, se firent aussi froides que des serpents autour d'elle. Le sang finit de noyer, et la poitrine défoncée, et son visage. Elle y respira. S'emplit les narines du fluide sanguin. Sans relever la tête, elle attendit. Des heures... Jusqu'au delà de l'aube. Peut être un journée entière, à telle point que le cadavre entama de se roidir. Puis, finalement, on vint juger de son oeuvre.
Une main se posa sur son épaule. Chaude. Des doigts longs et gracieux. Elle en sentait les ongles effilés à la surface de sa peau. Il aurait suffit qu'elle serre, d'un rien, pour qu'ils s'enfoncent... Pour ces doigts là, déchiqueter ne réclamaient pas le moindre effort.
Elle sortit son visage de la poitrine. Son visage, ses cheveux, encroûtés de sang coagulé, elle fit face, les paupières closes, à celle de ses soeurs qu'on avait envoyer pour la ramener... Ou la tuer. Sans voir ses traits, elle sentit le sourire dans sa voix, quand elle parla.


-Ma soeur, te voici, en ce jour, de nouveau des nôtres. En Sensivane, tu as recueillis le semence et t'es baptisée du sang. En Sensivane, tu accoucheras de ton premier enfant, bientôt... Mais avant, ma douce.
La main, lentement lui releva le menton. Des cheveux fins frôlèrent son visage, et deux lèvres se portèrent à son oreille, douces et charnues.
Avant, tu dois recueillir d'autres semences, afin que ton enfant ne sois pas que le fruit d'un seul homme... Lave toi, et va.
La main quitta sa peau. Les cheveux frôlèrent de nouveau ses joues ; puis il n'y eut plus aucun bruit.
Elle leva ses mains, et débarrassa ses cils du sang séché, pour ouvrir les yeux. Les bougies étaient éteintes, depuis longtemps sûrement, et seule une lumière blafarde, venue du couloir, éclairait vaguement la chambre. Il n'y avait personne. On l'avait laissée vivre. Elle était de nouveau des leurs, de nouveau une Sensivane.
Soudain, la jeune femme se mit à trembler. Elle avait froid. Elle était couverte de sang. Elle ne se sentait pas le moins du monde une démone... Malgré le corps au ventre déchiqueté dans lequel son visage s'était attardé une journée entière, qui reposait sur le lit.
Elle se leva, la poitrine entourée de ses bras, et sans se retourner, quitta la pièce. A la recherche d'un endroit où se laver. Marchant vers l'avenir, prête, même si son corps était secoué de tremblements, à recommencer encore, à tuer et à coucher avec d'autres hommes pour leur voler leur semence et l'utiliser à des fins atroces. Cela, simplement pour le retrouver, lui... Son homme. Celui à qui le destin l'avait enchaînée.
Sèmil Calum. A qui elle s'était présentée, bafouant ses obscures serments, laissant derrière elle son existence en tant que Sensivane, sous le nom de Madeleine.
S'il savait... Tout ce qu'elle était prête à faire pour lui.
Tout ce qu'elle ferait.
Tant.
Trop.
Au nom de leur amour.
07-11-2012 à 23:04:56
Le premier jour après la nuit de sang, dans la grotte, les compagnons de Flinn étaient tous plus ou moins mal en point. Bien pire que ça, en fait.
Douleur. Tristesse. Désespoir. Deuil. Peur. On pouvait lire tout ça, et bien plus encore, dans leur regard. Seul celui de Lifaen, le plus gravement blessé d'entre tous, était surtout empli de rage et de frustration.
En réalité, Flinn et l'archer, Eldän, semblaient être les seuls en état de lever une épée. Peut-être aussi l'inconnu, ce géant nommé Velk, qui les avait rejoint. Il avait l'air de se remettre plus facilement que les autres de la bataille, malgré la frénésie guerrière dont il avait fait preuve au coeur des combats. L'apprenti n'oubliait pas que ce colosse pouvait aisément soulever, d'un seul bras, le sac que lui-même avait peiné à porter de toute la force de ses deux bras... Ah, et Zèjalea aussi, était dans un état à peu près vivant, prenant soin de toutes les blessures de chaque membre. Les autres bougeaient à peine, ruminant leurs sombres pensées.

Le deuxième jour, la patience de Flinn commençait à vaciller. L'inaction totale ne convenait pas à un tel animal... En parlant d'animal, ce Loup continuait d'intriguer le jeune homme. Et un mystère, surtout, trottait dans son esprit : comment Lif' a-t-il pu nouer des liens avec cet ennemi héréditaire du félin ? Cependant, son instinct lui imposait une confiance totale en ce Loup, qu'il acceptait volontiers.
Eldän avait l'air de perdre patience aussi, Velk restait discret, Zèj s'inquiétait toujours plus, mais s'acquittait de sa tâche de guérisseuse de toute sa bonne volonté.
Flinn entreprit d'aiguiser sa lame pour passer le temps.

Le troisième jour, rien n'avait changé. Flinn se lança alors dans une série d'exercices physiques et techniques, d'abord basiques, puis plus complexes. Musculation, combat avec ou sans arme, respiration, concentration... C'est alors qu'il croisa les grands yeux verts. Ceux de Zèj. Et là, il se surprit à détourner le regard. Lui, le Loup, au coeur de glace, au sang-froid imperturbable et aux nerfs d'aciers, ne pût soutenir ce regard. Pourquoi ? Ce n'était pas la profonde tristesse qu'on lisait au fond de ses yeux, il contrôlait, enfermait le moindre des sentiments liés au désespoir, au chagrin ou à la douleur dus aux évènements de cette fameuse nuit, alors, qu'est-ce qui pouvait ainsi... ? Pourquoi ?
Il releva les yeux, chercha à nouveau ceux de la guérisseuse, les trouva. Croisa leur regard. Et soudain, il comprit. Dans sa tête, par-dessus les grands yeux verts de la jeune apprentie, se superposèrent ceux, bleus, d'une autre fille. Ce soir-là, il y avait lu la même expression. Ce soir décisif, le soir où Flinn avait versé ses dernières larmes. Sans s'en apercevoir, le jeune Chevalier de l'Ordre pleura alors à sa façon, ne pouvant pas verser de larme : il se mordit le pouce, et versa quelques gouttes de sang. Mais son esprit était ailleurs, il revoyait ces yeux. Immenses, profonds, leur bleu emplit d'un chagrin trop intense pour un seul coeur. Ces yeux. Ses yeux. Ceux d'une fille qui avait vu mourir toute sa famille. Ceux qu'il n'avait pu protéger. S'adossant contre la paroi rocheuse froide et humide, Flinn sombra dans la douleur. Anna...

Le quatrième jour fut le théâtre d'un nouveau petit numéro de Lifaen. Fidèle à lui-même, quoi. Le pire étant, bien sûr, qu'il avait raison...
Petit à petit, les apprentis sortirent de leur léthargie.
Et Flinn ne pouvait plus croiser le regard de Zejalèa.

Ce n'est que le sixième jour que Flinn remarqua les efforts croissants de Velk pour se rapprocher d'elle. Bien sûr, c'était évident. Il aurait dû le voir plus tôt. Lui qui n'avait rien eu d'autre à faire qu'observer leur groupe désemparé et exténué pendant ces derniers jours... Comment avait-il pu passer à côté de ça ? La réponse lui vint en suivant plus attentivement le petit manège du colosse : il était très fort, tout simplement. Il parvenait à se rapprocher d'elle assez vite, sans être lourd, avec subtilité même, sans trop donner l'impression d'avoir un but précis. Mieux que cela, sa compagnie devait même être appréciable, en réalité, pour Zej. Très fort... Trop fort ? Pourquoi Flinn était-il dérangé par le talent de Velk, par sa tendance à se rapprocher de la jeune fille ?
Cela n'avait aucun sens... Flinn ne ressentait rien pourtant. Il n'était même pas attiré par la jolie guérisseuse. Mais une insidieuse envie de violence envers Velk montait en lui. Il secoua la tête et chassa ces pensées.

La Citadelle. Grise, froide, morte. Comme Genghis. Quelques traces de sang subsistaient sur les pierres noircies par le passage des flammes. Flinn garda son sang-froid alors que les souvenirs des jours heureux de l'Ordre lui revenaient en mémoire. C'est la guerre. Des gens meurent. C'est tout. De toute façon, tout être vivant finit par mourir. Comme Genghis. Le grand arbre dont l'écorce luisait au clair de Lune, était tout aussi mort. Comme Genghis.

[INACHEVE]


EDIT by Anarkouille : Zej' a les yeux bleus banane x)
EDIT by Liz' : C'vrai, même que ça se voit sur mon avatar \o/

"- Crois-tu en le Destin, Néo ?
- Non. Je ne supporte pas l'idée que quelqu'un dirige ma vie à ma place.
- Précisément. Et je suis fait... pour te comprendre.
" - Matrix.
09-11-2012 à 15:24:01
Des jours. Des jours qui s'étaient étiolés, creux, vides, aussi lacunaires que les grands déserts décrits dans les livres de la bibliothèque.
Passé l'abrutissement du combat, les douleurs musculaires et tracas liés aux entailles, Ezrael avait constaté comme un trou béant de son coeur. La mort de Gengis l'avait laissé vide et quelconque, dans cet état second où des réflexions diverses, essentielles et existentielles le happaient chacune à leurs tours. Ainsi, il avait, en sept jours, pensé déjà plus qu'en dix-sept ans de vie et n'avait rien retiré de concret ; Mis à part que la vie était injuste, qu'elle le serait toujours. Et au fond il aurait voulu qu'on l'eut préparé à la vie, qu'on l'eut préparé à faire face à cette hordes de sentiments aux milles visages qui se confondaient et se pulvérisaient dans les battements chaotiques de son coeur. Perdu dans cette mêlasse, il avait failli craquer, mordre la poussière, terrassé par un ennemi invisible. Ses nerfs éreintes et à vif avaient manqué de lâcher, titillés par cette envie sauvage de venger derechef la mort de Gengis. Mais il avait tenu, le coeur gros et mutilé, il s'était contenté de rester prostré dans son silence, dans sa frustration, comme pour les dévorer. Et en sept jours Ezrael avait fait son deuil, il s'était préparé à l'adieu final qui approchait et refusait tout simplement de regarder en arrière, afin de ne pas rester cloué et crucifié par cette montagne de regrets qu'il avait fallu chasser.
Et il s'accrochait à cette pensée, au fait qu'aux travers de leurs lames Gengis vivrait. Car certes c'était facile de tuer un homme. Mais on ne tuait pas un idéal ; Et en l'occurrence certainement pas celui des chevaliers.
Alors au final Ezrael s'était dit que dans leurs lames il y avait toutes les générations de l'ordres qui se battaient ; Que maîtres et disciples luttaient ensemble.

Serein après ces quelques jours passé dans un isolement total, Ezrael avait refait irruption dans le groupe. Et la chaleur l'avait envahi quand il avait revu tous ces petits détails qu'auparavant il négligeait ; Les cheveux flamboyants d'Eleein, ceux translucides d'Eldan. Les sourires énigmatiques de Lifaen, la force tranquille, quoiqu'ébranlée, de Sémil, et les regards. Celui bleutée de Zéjaléa, les pupilles aveugles de Frimain, les yeux d'aciers de Flinn puis encore plus loin les mouvements agiles d'Arl qui se mouvait comme toujours, avec cette aise particulière qui était la sienne. Il avait également remarqué Velk. Velk et sa stature imposante, Velk et son prénom qu'il avait attrapé au détour de quelques mots échangés et Ezrael pensa qu'un simple crochet du colosse suffirait à l'assommer. Mais encore pré-occupé par l'état de Sémil et Lifaen, il avait gardé une mine sérieuse aux aguets des moindres complications pouvant survenir. Cependant il n'y en avait pas eu ; Ils se rétablissaient tout deux forts bien et Lifaen poussa l'audace jusqu'à se relever et marcha même. Un sourire perça les lèvres d'Ezrael. D'un hochement de tête il lui souhaita un bon retour parmis les hommes debout et il sentit une fierté inexplicable naître dans sa poitrine. Celle d'appartenir à cet ordre d'hommes et de femmes, trop têtus pour laisser tomber un monde en chute libre.
Ils restèrent encore quelques temps dans la grotte en attendant que Sémil, qui après tout n'était qu'un homme, reprenne des forces. Quand ceci fut fait, ils amorcèrent un retour vers la citadelle, afin d'adresser un ultime au-revoir à leur ami mais aussi à ce lieu qu'ils avaient du quitter comme des furies.

Et quand ils y arrivèrent, la citadelle imposante qu'ils avaient connu, n'était plus. De tout ce dont Ezrael se rappelait il ne semblait plus y avoir grand chose et son coeur en ressenti un pinçement aigu. Ému il foula la terre nue et sèche et chemina au milieu des tas de gravats qui s'amoncelaient un peu partout se dirigeant vers les quelques grottes qui lui auraient permis d'accéder aux chambres. Il les trouva toutes condamnées et pendant un moment, il s'arrêta devant une ouverture, constatant qu'il ne pourrait plus jamais fouler ces lieus. Alors il décida de se rabattre sur les parcelles encore accessibles, mais évidemment, du jardin ne restait que de l'herbe sèche et calcinée recouverte par des couches de poussières grises ; Sûrement des cendres. Mais au milieu de tout ça, un arbre dressait encore ses branches distendues et lui comme eux, avait refusé de plier. Et il se tenait fier, malgré sa couronne de feuille morte, malgré le fait qu'il soit mal fagoté. Alors un sourire, fin, bref eut le temps d'éclore sur les lèvres d'Ezrael avant que le linceul n'arrive au devant de son ultime demeure.
Sémil en sa qualité de chef prit la parole et se mit à discourir. Mais Ezrael ne l'écouta pas, pensant plutôt à Gengis, toutes ces choses là qu'il savait et qu'il devait mettre soigneusement au placard, à l'abri, le temps d'une quête et d'une dernière bravade. Une douce nostalgie l'envahit et une larme perla au coin de son oeil droit, elle resta suspendue avant de s'écraser au sol, lourde de sentiments. Quand Sémil eut finit son discours et se mit à creuser Ezrael haussa un sourcil ; Une tombe ? Il fut surpris de constater que Sémil ne suivait pas les traditions de l'ordre mais il avait sûrement dû s'expliquer son choix sans qu'Ezrael n'écoute.
Seul il se mit à creuser la tombe et Ezrael sut à ce moment là que c'était sans aucun doute lui le plus touché d'entre eux. Ce n'était pas un surhomme et il ployait sous ses responsabilités de chef. Mais c'était justement la raison pour laquelle Ezrael suivrait Sémil jusqu'au bout du monde, sans hésiter.
À chaque coup de pelle, les épaules du chef semblaient prêtes à craquer mais il s'acquittait de sa tâche avec une détermination qui forçait le respect. Soudain inexplicablement il se rompit, comme un bâton tendu, rigide, qui ne pouvait plus tenir et il tomba. Sémil avait été fort pendant longtemps, trop longtemps.
Et alors que les apprentis se ruaient pour soutenir leurs chef, des voix éthérées se mirent à parler dans un écho étourdissant. Ezrael tomba à genoux et la cacophonie le fit crier. Et comme Sémil il fut aspiré par les ténèbres.


( lalalalala. Des coquilles, j'ai pas fait gaffe. j'éditerai. )

21-05-2013 à 22:26:15
Noirceur glacée et vertigineuse.
Ils traversaient un vide si froid et profond qu'une éternité aurait pu défiler sans qu'ils ne trouvent jamais de fond sur lequel s'écraser. Cet abysse était plus vaste, plus insondable que n'importe lequel de ceux dont la terre se crevassait en ses profondeurs sous-marines. Il y régnait une obscurité à soulever les cœurs, une telle absence de tout que Sèmil en aurait vomit. Le seul soutient accordé à sa vue, l'émaillage tremblotant d'étoiles chancelantes au bord de ce gouffre glacé, se dérobait peu à peu à sa vue tandis que le ciel l'aspirait plus en avant dans ses tripes ténébreuses. Le monde entier se résuma à un défilé de lances blanches, rouges et bleues aveuglantes dont les apparitions se firent de plus en plus rares, flashant dans le sombre vide comme de brefs éclairs dans leur nuage d'orage. Pourtant, ce n'était pas vers un nuage que Sèmil avait l'impression d'être tracté : l'univers semblait plutôt une tapisserie cyclopéenne qui tombait indéfiniment autour d'eux, les entourant d’un implacable mur mouvant. Une cascade de noirceur où frétillaient des éclats de monde épars que la vitesse étirait en des javelots frissonnants. Il faisait si froid que Sèmil n'aurait pas été surpris que la lumière même se montre frileuse. La douleur qui accompagnait ce froid, était plus pénétrante et diffuse que tout ce qu'il avait connu à ce jour, comme une pluie qui le transperçait jusqu'à l'os, l'engourdissant en même temps qu'elle le glaçait, inexorable, fouillant à travers sa peau pour transir tous ses organes jusqu'à les rendre cassants. Il se sentit remplit de givre, ballottant des glaçons dans une poitrine insensible enveloppée de verglas. Ses membres bougeaient, mais il ne les sentait pas ; il n'avait la conscience que de son squelette, plombé par le gel, dont la moelle s'était transformée en glace, l'empêchant de faire de lui même le moindre mouvement. C'était le vide qui les lui impulsait. Il décidait à sa guise de faire baller les blocs gelés qui lui servaient de bras et des jambes, le tordant grotesquement comme une sculpture de cire déformée par les mains d'un enfant. Sans rien pouvoir y faire, Sèmil endura les poses absurdes que lui imposait le vide. Il ne pensa à rien pendant les premières secondes, en état de choc, trop conscient du battement lancinant sous son crâne. Un sifflement perçant lui emplissait les oreilles, vrillant le moindre des nerfs qui résidait derrière son front. Il ferma les yeux, les rouvrit, tordit son visage en hurlant ; rien n'y fit. Il n'aspira que l'air qu'il venait de rejeter, mais désormais glaciale. Quelque chose bloqua le vide, une énergie brute qui laissa passer le froid, mais retint l'air contre son visage. Il se gela le gosier, s'étranglant dans sa propre souffrance. La tête lui tournait, des choses s'écrasaient derrière ses yeux, explosant en répandant une douleur acérée à l'intérieur de son crâne. Les deux présences qui s'étaient échappées de son esprit l'avaient laissée ravagé. Il ne prit même pas la peine d'en rassembler les lambeaux à vif, incapable d'entreprendre la moindre action lors des premiers instants. Il ne fit que sentir l'aspiration, se gorger de sensations atroces qui ne valaient pas la peine d'être prises en compte tant elles étaient insupportables. Mais il ne put rien faire d'autre que de se laisser transpercer par elles, les subissant successivement en s'affolant vainement. Ses poumons participaient plus que tout autre élément à de son corps à la souffrance qui s'était saisit de lui : l'air qu'ils brassaient en boucle mettait à rude épreuve leurs tissus fragiles. Il ne s'était pas remis de l'intrusion de cette épée traîtresse dont le fer avait déchiré sa chair, ses muscles, troué jusqu'à l'un de ces jumeaux qui lui permettait de respirer. La semaine ayant précédée l'enterrement de Genghis, il s'était étonné d'avoir survécu à une pareille blessure, et encore plus de pouvoir s'en remettre un jour, selon Zejaléa... Désormais, il n'y pensait même plus. Il avait l'impression de mourir à chaque respiration, tant la douleur était profonde, obsédante dans ce corps engourdis et glacé. En faire abstraction était impossible. Elle était si vive, si concrète quand tout le reste était vague, qu'y échapper relevait de l'irréalisable. Elle était claire, absolue, dans cet embrouillamini brumeux de sensations entremêlées en un seul froid tétanisant. Prépondérante, implacable. Il n'avait d'autre choix que de la subir, en imaginant que chaque respiration serait l'ultime d'une suite à laquelle on aurait trop brutalement mis fin.
Il paniqua. Exclusivement pour lui-même d'abord, retranché en sa propre douleur, des balbutiements de pensées horrifiques à l'esprit, puis tandis que les secondes passaient ou du moins le semblaient, tandis que le sens du mot éternité commençait à prendre un sens tangible, il s'inquiéta brusquement des autres apprentis. Un peur viscérale le prit aux tripes.
Étais-ce là un sortilège de l'Empereur ? Avait-il lancé une malédiction sur l'ancien jardin de la Citadelle ? L'isolait-on des apprentis pour les perturber, réprimer leur élan de résistance, ou pire, pour les tuer ? A moins qu'on ne prit que lui, par quelque magie inique... Qu'on ne tente de porter un coup fatal à leur groupe en lui arrachant ce que l'Empereur devait penser être son noyau. Bien mal lui en prendrait : il n'était plus grand chose, bien heureusement, désormais. Son statut d'aîné était tout ce qu'il lui restait ; celui de chef ne lui était plus échu que par défaut, car la mort de Genghis n'avait laissé le temps à personne de débattre sur le bien fondée du pouvoir qu'on lui avait remis. Il attendait la sentence des apprentis pour les jours qui suivraient l'enterrement, or, désormais... C'était peut-être la meilleure manière de les libérer de son commandement inepte. Disparaître, en leur laissant l'occasion de choisir un nouveau chef. Flinn serait bien mieux placé pour les diriger. Il était bon guerrier, pondéré, vaillant... Il saurait veiller sur eux. Sèmil avait confiance en lui. S’il advenait qu'on l'eut dérobé à ses camarades, la situation ne saurait pas désespéré pour autant.
Il n'était plus essentiel au groupe. Cependant que cette pensée lui faisait mal, elle le rassurait aussi. Tout ne cesserait pas avec lui. Ils se remettraient. Et s’il advenait qu'ils soient tous aspirés par ce vide glacé... Il trouverait un moyen de les sortir de cette prison. Ce serait sa dernière initiative en tant que meneur. En tant que frère. Dusse-t-il payer cet ultime affront de sa vie et les laisser d'abord perdu ; ils pourraient continuer sans lui.
Il faisait confiance à Lifaen pour ne pas oublier Madeleine... Le jeune homme se souviendrait d'elle. Sèmil le savait. Si la mort le prenait, que ce soit ce jour même ou plus tard, il n'oublierait pas de veiller sur elle une fois leur mission accomplie. Il fallait simplement lui dire où Madeleine s'en était allée... En aurait-il seulement l'occasion ? Il le fallait. Il fallait qu'il puisse lui parler une dernière fois ; la Panthère de L'Ordre saurait la retrouver, pour peu qu'il lui indique où chercher. Une angoisse sourde s'empara de lui à l'idée de ne pas le pouvoir. Si personne n'informait Madeleine de sa mort, que penserait-elle ? Personne ne songerait au désarroi de la jeune couturière, quand les occuperaient tout entier des considérations plus urgentes... Si Lifaen lui-même venait à l'oublier, elle se rongerait les sangs, seule, abandonnée à sa solitude, ne sachant que faire... Ils avaient des projets ensemble, des désirs simples qui nécessitaient que leurs deux cœurs ne battent, qui ne pouvaient ne serais-ce qu'être ébauchés si l'un d'eux venait à disparaître. Que ferait Madeleine, dans cette grande ville du sud où elle s'était rendue ? En voyant qu'il ne revenait pas, que ferait-elle ? Que ferait-elle si le soleil revenait briller dans le ciel, mais que ni lui, ni personne d'autre, ne portait ses pas jusqu'à son pallier pour la ravir à ce qu'elle pensait-être une solitude provisoire ? Que ferait-elle, après avoir patienté un temps ? A n'en pas douter, un autre homme prendrait son coeur, et sa vie... Continuerait. Sans lui.
L'angoisse se transforma en douleur. Il la rumina, vidé, s'étant trop débattu en vain dans le vide, presque accoutumé à la pulsation de sa migraine. Il évoluait au milieu de la noirceur glacé depuis des lustres. La souffrance ne l'empêchait plus de penser, puisqu'elle avait toujours été là. Ses poumons n'avaient jamais brassés d'air avec candeur et fluidité ; il avait eu depuis son premier jour cette respiration laborieuse et déchirante. Ses os étaient plombés quand il était bambin. Sa peau engourdis alors même qu'il découvrait le monde.
C'était ainsi. Tout avait toujours été ainsi. Des éternités défilaient au milieu des ténèbres qui chaque seconde, devenaient plus profondes, plus froides, plus oppressantes. Le sifflement lancinant qui l'avait tant indisposé, lui était devenu une mélodie familière. Il se sentit peu à peu somnoler. L'univers continuait de défiler autour de lui, une énergie fabuleuse le tractait d'un seul mouvement vers des hauteurs affolantes et inexplorées, tout semblait tomber tandis qu'il montait indéfiniment... Il n'avait pas besoin de condescendre au plus petit geste. Il suffisait de se laisser porter, en fin de compte. Bouger était impossible de toute manière. Autant ne pas se débattre. Autant sombrer doucement.
Il ne pouvait pas combattre cette léthargie. Alors qu'elle s'emparait de lui, une nouvelle sensation s'ajouta à toute les autres...Il se sentit vieillir. Sans comprendre d'abord. Le sommeil l'abrutissait, alors même que la douleur n'avait pas changée. Il venait de nul part, aussi soudain que la colère d'un volcan, à ceci près que justement, le volcan s'éveillait, tandis que lui tombait doucement dans les bras de Morphée. Il sentait bien que ce n'était pas naturel, tout comme les pensées défaitistes qui l'avaient assaillies quand il creusait la tombe de Genghis, mais cette fois-ci, il ne pouvait pas résister : il baignait dans la puissance même qui le possédait. Lui échapper relevait de l'impossible. Il était noyé dans son flot impalpable, immergé en l'être même qui l'attaquait ; dans une extension de cet être tout du moins. Il était en son pouvoir, au deux sens du terme. L'entité le berçait insidieusement, avec violence inouïe qu'amenuisait l'engourdissement. Elle le dominait, en l'ayant submergé d'une énergie effroyable, impérieuse, qui refusait de le laisser contrôler son corps. Elle faisait ce que bon lui semblait à l'intérieur, enclenchant des processus dont il ne comprenait rien... Mais les effets s'en ressentaient. Il était en train de s'endormir. Et en même temps que son esprit s'engluait dans le marasme du sommeil, d'autres choses évoluaient en lui. C'était imperceptible, presque onirique, mais... Oui, il vieillissait. Lentement.
Ses joues se couvraient de barbe, ses muscles fondaient à petit feu, ses cheveux poussaient et s'emmêlaient d'eux même. Ses ongles, sa peau, tout son corps... Il s'horrifia dans un sursaut d'énergie, et ouvrit brutalement les yeux. Une lumière aveuglante l'entourait désormais. Il faisait toujours aussi froid. Une claque d'énergie lui rabattit brutalement les paupières. Il faillit sombrer pour de bon ; seule le retint conscient la douleur soudaine de ses paumes, que des ongles démesurés étaient en train de percer. Sèmil rouvrit les yeux, et fixa ce nouveau vide, lumineux celui-ci. Il lui brûla la rétine, mais il ne couvrit plus ses prunelles. Quelque chose s'agitait devant ses yeux.
Un long ver noir qui s'extirpait de sa poitrine en gondolant sa chair luisante. Il se dandinait au-dessus de lui, gras, squameux, comme un serpent aveugle et humide. La Lumière le tractait aussi ; mais il s'accrochait. Il ne sortirait pas sans emporter quelque chose... En le comprenant, Sèmil se sentit prêt à fondre en larmes.
C'était son temps qu'il prenait. Sa vie. Il lui volait des jours, des semaines... Peut-être des mois. Cette créature essayait de le tuer. Et aussi étrange que ce fût, la lumière tentait de le sauver. Alors qu'il avait cru la force qui le tractait au service de l'Empereur, elle se révélait en réalité l'ennemie de ce dernier : c'était lui qui avait porté, son propre corps, une parcelle d'énergie du tyran. La Terre seule savait depuis quand il était habité par ce parasite... Et ce qu'il aurait à la longue finit par lui faire.
Sèmil aurait voulu pouvoir réagir lui-même, mais il ne pouvait toujours pas esquisser le moindre geste. Toute tentative resta vaine. Il ne put qu'observer le ver obscure se tordre face à lui, suintant de quelque poison, et se sentir vieillir, faiblir lentement, éprouver la sensation de son corps lentement allégé, déplumé... Toute l'étoffe de muscles qui l'habillait se mit à disparaître. Des années d'entraînements, de travail à l'épée, fondirent sans qu'il puisse rien y faire. Il ne put que rester impuissant, les yeux exorbités, fixant l'immonde créature que la lumière extirpait de sa chair, et ce jusqu'à ce qu’elle soit soudain embrasée par le vide, une fois totalement remise aux mains impalpables de l'énergie qui le transportait. Il ne se rendit compte qu'il était immobilisé qu'en voyant passé à toute vitesse à côté de lui les autres apprentis. Certains l'aperçurent, d'autres pas... Il ferma les yeux, de son propre gré cette fois-ci.
Ne pouvait-on donc lui épargner aucune honte ? Qu'ils aient vu sa faiblesse, sa difficulté à surmonter la mort de Genghis... C'était une chose. Qu'ils constatent sa nouvelle débilité en était une autre. Qu'ils constatent que celui en qui ils avaient placés leur confiance était assez faible pour servir de calice au pouvoir de l'Empereur, c'en était une troisième, et la pire de tout.
Il n'était plus digne de rien désormais. Sa force morale perdue, son statut de meneur perdu, sa carrure perdue... On l'avait dépouillé de tout. Cela ne faisait qu'une semaine, mais cette quête l'avait déjà détruit, psychiquement et physiquement. Elle avait ravagé son âme, rendu son corps débile... Il était devenu un infirme. En une semaine. Une vulgaire semaine.
Comment allaient-ils tous finir ? Si une semaine avait suffi à faire de lui cette loque humaine... Qu'adviendraient-ils d'eux tous ? Ils allaient tous dépérir. Ils allaient tous mourir. Sèmil n'avait plus aucun doute là-dessus. Ils seraient détruits un par un, on les rongerait jusqu'aux os, au sens stricte du terme. Cette quête allait leur coûter la vie.
Sèmil se sentit défaillir. C'était hors de question. Il ne pouvait pas l'accepter. Les voir souffrir et mourir tous, un par un, voir chacun de ses frères, chacune de ses sœurs, agoniser en tentant d'accomplir leur mission... Voir ses amis, ses protégés, disparaître et s'éteindre à jamais. Comme Genghis... Il ne pourrait pas le supporter. Même pour le retour du soleil. Même pour tout Andore. Tout Andore était un visage anonyme, une ombre pesante mais inconnue, sans image ; les autres apprentis avaient eu des noms, des sourires, qu'il pouvait évoquer en faisant appel à sa mémoire. Les autres avaient un regard où brillait la vie si précieuse, des expressions, des voix... Ils étaient tangibles, palpables. Il avait grandis avec eux. Il avait décidé de devenir leur père, ou leur grand frère ou... Peu importait. De se comporter en doyen, d'être responsable. De les préserver. Car ils étaient orphelins pour la plupart, car ils avaient besoin d'une nouvelle famille. Lui qui n'en trouvait aucune en la personne de son père, s'était fait un plaisir de leur en offrir une... Après le silence et la solitude, il avait accueillis à bras ouverts chaque nouveau compagnon. Il avait appris avec eux tout ce qu'il savait aujourd'hui, que ce fut sur la vie ou autre chose, ou les avait regardé évoluer sans les approcher, les laissant choisir seuls leur place dans l'Ordre. Son existence entière avait pour support l'amour qu'il leur vouait.
Devrait-il maintenant supporter de les voir périr un par un ? C'était trop lui demander. Il était un homme avant d'être un chevalier. Il avait un cœur avant d'avoir une épée. Des sentiments plutôt qu'une armure. Il était de chair et de sang, il était de faiblesses, de larmes, de craintes... Il ne pouvait pas les mener jusqu'au soleil. Pas si il fallait les voir tous mourir pour y arriver. Non. Il en était incapable. C'était au-dessus de ce qu'il avait de forces, pour le peu qu'elles soient déjà. Au-dessus de tout.
Il s'abandonna au sommeil sans regret. Il laissa l'énergie l'engourdir, sans plus éprouver aucun mal physique. Sans éprouver quoi que ce soit qu'une profonde douleur, une souffrance abyssale et dévorante. Le reste s'en était allé, avec le ver d'abord, qui une fois extirpé de sa chair avait emporté la migraine et tous les maux qui ne touchaient pas son âme, puis avec cette certitude ensuite, que jamais il ne pourrait accomplir sa mission et mener les apprentis au soleil... A la mort. C'était du pareil au même.
Il préféra à ces pensées la noirceur obscure de cette fatigue artificielle. Il s'y laissa couler, docile... Et s'endormit ainsi, baigné d'une lumière froide, blessé au cœur, aspiré vers la Lune toujours, plus vieux d'un an et demie désormais...
Décharné, hirsute.
Anéantit. Et l'homme qu'il avait pu être, personne ne l'aurait reconnu dans cette silhouette étique abandonnée au sommeil, dont l'esprit s'était lâchement retiré dans l'inconscience pour échapper à la douleur... Qui s'élevait, à une vitesse folle, dans ce vide lumineux, s'élevait toujours plus haut sans rien voir, s'élevait aveugle et sourde, dénaturée, semblable à un cadavre...
S'élevait jusqu'à la Lune, qui ne manquerait pas de lui ôter tout espoir, tant soit peu qu'il lui en resta. Car ce qu'elle lui dirait ne lui apporterait nul réconfort, nul plaisir, et nul raison de sourire...



Tout n'était que fer autour d'eux. Acier gris, qu'une lumière bleutée moirait froidement. Elle s'échappait à flots d'une unique sphère suspendue dans le vide, lune indigo aux palpitations saccadées... En la Lune véritable. Elle flottait haut, entre des arches d'airains que la radiance de l'orbe faisait blêmir, pulsant comme un cœur asséché et silencieux.
Mais ce n'était pas un morceau de viande. Pure lumière, énergie brute et ancienne, elle faisait tout dans la vaste salle. C'était elle qui faisait luire l'acier froid du sol, des murs, et des arches gigantesques dont la voûte semblait aussi lointaine qu'un ciel nocturne. C'était elle qui dirigeait les ombres de la salle, et les faisait danser sur le rythme de ses pulsations capiteuses ; chaque battement dégageait une odeur. Il valsait là, près de leurs narines, les fragrances de chaque fleur qui avait un jour éclot et fanée à la surface de la Terre. Un océan de roses les submergea, étourdissant leurs sens en un bourrasque tiède et caressante. On les assourdit d'absinthe, puis d'une brise lénifiante aux senteurs de mandragore. Des vents chargés d'un bosquet fantomatique de romarins, une bruine fleurant la fleur d'oranger, poursuivie par de puissantes odeurs de terre mouillée, de pluie et d'ozone. Des rengaines entêtantes de muguet, de lavande, des averses agressives de citron qui semblèrent moucheter l'air lui-même d'étincelles... L'amertume enveloppa leur langue, la douceur les caressa, l'acidité en fit pétiller sauvagement leurs papilles. Des piments mirent du feu dans leur gorge, qu'une ondée spectrale vint éteindre en faisant courir une fraîcheur délicieuse au travers de tout leur corps. On les arrosa de miel, d'eau brûlante, les ensevelis de coton et de soie... Des sensations fantômes virent hanter leurs sens, tandis que chaque saison trouvait un vent pour la porter. A chaque pulsation son souvenir.
C'était une lumière qui avait de la mémoire. Des connaissances perdues, des savoirs délaissés et oubliés : l'ancien monde, celui qui avait été baigné de la lumière du soleil, habitait chaque battement de ce cœur suspendu. Il y déversait tous ses secrets sans peur, des mystères en telle abondance qu'un millénaire n'aurait suffi à tous les recevoir à la figure l'espace d'une unique pulsation parmi une infinité d'autres. Chacun d'eux était une nouvelle claque. Certaines les prenaient au visage, et traversaient leur peau pour leur parler au travers de sensations physiques ; d'autres n'étaient que visuelles... Et celle-là, étaient les plus impressionnantes.
Au milieu des ombres agitées de soubresauts surgissaient des visions du passé. Entre les arches d'un gris bleuté maladif, elles se posaient fugacement, fumées ou braises, voiles ondoyants ou étincelles mouvantes. Certaines étaient faîtes de poussière, d'autres d'eau. Il y'avait là des tapisseries qui dansaient et des feux ondulants, un musé dont chaque œuvre s'exprimait sur un support différent. Et tout cela se succédait en une farandole violente aux allures d'apocalypse. Les images semblaient se bousculer et se détruire les unes et les autres, elles se dispersaient et se faisaient exploser en gerbes ; comètes fulgurantes, elle se heurtaient et se mêlaient, se consumaient dans des bouquets de flammes, incendies funambules qui tourbillonnaient un instant avant de dégringoler vers les ombres, et, l'espace d'un instant fugace entre deux pulsations du cœur lunaire, d'y disparaître promptement en se gaussant de ceux qui les voyaient mourir en rougeoyant témérairement. Pas un recoin de la salle n'était vide, et ses bornes se perdaient dans des ténèbres mouvantes, troublées d'explosions silencieuses et de danses lointaines.
Ainsi, autour d'eux, naissaient des sylves ancestrales qui mourraient au milieu d'orages habités d'oiseaux bleus ; ces orages cédaient place à des ondes profondes, dans lesquels dérivaient des créatures graciles et diaphanes, transparentes, légères et aussi fines qu'une buée. Des monstres de gazes, gracieux, s'élevant doucement dans des cortèges argentés de poissons minuscules, dont les corps s'irisaient pour peu qu'ils ne fassent un mouvement groupé, en harmonie avec les oscillations paresseuses d'algues mauves. Puis tout se faisait rouge, et des fleuves de feu sinuaient entre les arches grises, environnés de salamandres alanguies et de fumerolles polymorphes. Celles d'airains flamboyaient à la faveur de ces visions, et la salle entière semblait alors enflammée. Il n'y avait alors plus d'ombres, et se dévoilaient, au pied de certaines arches titanesques, des portes métalliques... Ainsi, tout à coup, ce qui paraissait un énorme temple prenait des airs de ville fantôme. Une cité abandonnée de toute vie, où ne persistaient plus que des souvenirs. Ils en hantaient les larges rues, spectres venus se réfugier ici pour échapper à la terre corrompue que surplombait leur nouvelle demeure, errant au travers d'elles en se pourchassant les uns les autres, ronde éternelle de visions impalpables...
Quand l'incendie de ces images retombait, et que les fleuves de feu disparaissaient suite à un nouveau battement flegmatique du cœur à la mémoire ancestrale, les arches d'airains perdaient leur éclat. Régnait à nouveau une obscurité glauque tamisée, qu'habitaient des souvenirs plus doux. Parfois même, naissaient pour quelques secondes, des civilisations légendaires qui n'auraient dû trouver consistance que dans des histoires. Ainsi vinrent danser face aux apprentis, des femmes habillées de plumes à la peau aussi dorée que du miel. Elles chevauchèrent des hommes de bronzes et les étourdirent d'alcool ; puis se furent de petites gens aux cheveux blonds, conduisant leurs moutons vers des montagnes verdoyantes. Y succédèrent des hommes austères aux visages glabres exsangues, de grands Charbonneux drapés de soieries exquises, puis de pâles Andoriens aux yeux en amande, accueillant sur leurs terres, au milieu de rues festonnées de lampions, des voyageurs à peau de lait débarquant de bateaux. Il y'en avait d'autres encore, une multitude telle qu'aucun livre n'avait jamais fait état de tant de peuples. Des petits hommes trapus à chevelure blanche, des beautés rousses entourées d'amants aux barbes flamboyantes, des marins tannés rejoignant leurs îles sur lesquelles se dressaient des bicoques rabougries, des femmes terribles et magnifiques dansant avec des flammes surgis des volcans mêmes... L'humanité, habitant la mémoire du cœur autant voir plus que toute autre chose. Pas une seule, mais chaque peuple qui l'avait composé, chaque ethnie oubliée qu'avait rêvée la Terre lors de son divin sommeil, avant d'être violée. Ils étaient tous là, aussi spectraux que la flore disparue, que les Zomas dansants près de leurs rivières de feu, que les tourbillons de feuilles dans le ciel, Auraftines esquissés contre le coton blanc des nuages, que les gracieux Skimékos qui dérivaient dans des océans fantomatiques... Les Enfants Primordiaux de la Terre, leurs descendances et les progénitures tardives de la Déesse. Au même titre que les odeurs, que les vents, que les sensations qui venaient prendre les apprentis à bras le corps, elle était là. L'Humanité d'avant l'Empereur.
Ses cités resplendissaient de lumière, noyées dans des jours éclatants. Une lumière crue et puissante sans nul autre pareil, qu'aucun d'eux ne connaissait. C'était un flot doré et impérieux auquel rien n'échappait. Il venait de nul part, jaillissant de partout et arrosant chaque chose de son miel éthéré... Jamais plus pure radiance n'avait épanchée ses charmes impalpables aux yeux des apprentis. Elle était puissante et douce, chargée de vie par sa manière d'illuminer les choses autant que dans sa couleur. Ce n'était qu'un souvenir, et pourtant... Ce souvenir seul, portait en lui tout l'espoir d'Andore. C'était une bénédiction. Une persistance irréelle, effrayante, une beauté presque insoutenable chargée de sens.
La lumière du Soleil.
Elle était là, présente en presque chaque souvenir, sans que jamais ne se montre pourtant l'astre de jour. Elle hantait la salle, frôlant les apprentis, spectre d'un spectre... Une infinie chaleur s'en dégageait. Elle vibrait presque, amour, bonté et fougue incarnées en une sève de vie qui s'écoulait sur le monde en y faisant pousser les choses, vivre les êtres agités, caressant avec tendresse les enfants de la Terre. Le Soleil bordait sa fille et la couvrait depuis les cieux à chaque instant. Il baignait d'amour et de chaleur les créatures qui étaient nées de ses passions. Dans un passé lointain, ils vivaient tous sous la protection de l'astre flamboyant, sous son regard paternel et bienveillant, sous sa lumière magnifique pareille à l'or, pareille au blé, pareille à l'ambre, pareille au miel, pareille à l'ambroisie... Comment pouvaient-ils seulement persister à fouler le corps desséché de la Terre sans cette lumière pour guider leurs pas ? Rien n'aurait dût exister sans elle, tant sa beauté dépassait tout le reste, tant elle semblait nécessaire et vitale. Il n'y avait de magnificence comparable, rien n'existait de plus sublime qu'elle. Que la vie ne se soit pas éteinte sans cette lumière était une aberration. L'existence privée de cette lumière était inepte, abjecte. Un monde sans cette lumière ne valait pas la peine de perdurer.
<< Et ce n'est là que son ombre >>, songea confusément Sèmil. De même que les sensations, les goûts, les odeurs, n'étaient que des échos, des réminiscences anciennes qui ne valaient pas la plus misérable onde ce qu'elles avaient été dans le passé... Malgré leur intensité. Qu'avait donc été le monde ? Qu'avaient-ils donc perdu ? Jamais Sèmil n'avait ressenti aussi profondément l'immensité de ce que l'Empereur leur avait volé. Ils étaient amputés jusque dans leurs sens, amoindris plus que de raison... Eux même n'étaient plus que les ombres de leurs ancêtres, pitoyables, éclopés sans en avoir conscience. On avait fait d'eux des infirmes.
Le cœur le chantait à chaque battement, la salle entière l'illustrait. Au beau milieu des souvenirs qui dansaient entre les arches, ils semblaient pourtant moins réels que ces visions fantasques, lumineuses et gaies. Moins que des Homme, presque burlesques et vulgaires, plus pâles que permis, semblables à des larves grouillants sur un cadavre. N'étais-ce pas le cas, d'ailleurs ? Désertée de son esprit, la terre n'était que cela, un cadavre, et ils continuaient pourtant de faire taper leurs pieds à sa surface poussiéreuse, alors même qu'elle pourrissait lentement, s'accrochant à la vie, comme des parasites acharnés.
Ils étaient bien laids, à tenter de survivre ainsi malgré l’inéluctable agonie des sols... Mais c'était cette obstination, qui allait permettre à la Terre de regagner son corps. C'était leur égoïsme qui lui donnerait enfin la possibilité de retrouver sa véritable enveloppe, et de redevenir une déesse. Alors, ce passé qui les entourait, ballet fantomatique de souvenirs, serait de nouveau leur monde présent, et leurs enfants naîtraient sous le soleil, complets, libérés de l'oppression, la Mère pulsant sous leurs pieds, le Soleil les couvant tendrement sous ses chaleureux rayons... Au fil du temps, ce serait à l'Empereur d'être oublié, comme l'avaient été les délices qui habitaient la mémoire du cœur. Ce serait à son tour de devenir une légende, un conte, que chacun connaîtrait sans lui accorder de véracité plus que le temps de l'enfance. Les Chevaliers eux-mêmes, ne seraient plus que des personnages de cette histoire, peut être leurs noms se perdraient-ils dans le temps. Seule la Terre se souviendrait, de cet âge de ténèbres lors duquel elle avait errée telle une mortelle sur son propre desséché, amnésique et humaine, marchant parmi ses enfants, endurant avec eux les souffrances, les sacrifices, les pertes... Seule la Terre garderait la mémoire de tous ces évènements tels qu'ils s'étaient déroulés.
La Terre... Elle était là, en cet instant, parmi eux. Sèmil savait que c'était pour elle qu'on les avait appelés ici. Qu'en ce moment même, il était en le ventre même de la Lune. Aussi étrange que soit le décor qui les entourait, semblable à quelque gigantesque temple ou incroyable ville. Elles se joignaient toute au lointain plafond, s'entrecroisant en lignes de fer au-dessus d'eux, aussi hautes que des montagnes, altières comme des pins, plus imposantes que n'importe quelle tour édifiée de la main de l'Homme, changeant d'éclat avec les battements du cœur lumineux et la radiance diffusée par les souvenirs qui dansaient. Grises et blêmes à la faveur d'un temps entre deux pulsations, cuivrées et paraissant de bronze, de rubis ou d'or rouge quand s'invitaient les fleuves enflammés qu'étaient la sang de la Terre, glauques, éclaboussées de reflets ondoyants lorsque l'océan offrait ses merveilles à leurs regards ; puis soudain, noires.
Le cœur cessa de battre. S'éteignit. Tous les souvenirs s'évanouirent dans les ténèbres. La mémoire du monde disparue, un silence soudain tomba, et une chanson dont personne n'avait eu conscience qu'elle berçait leur esprit se tut. Les ombres les entourèrent, sans pourtant les happer : le sol gris brillait de son propre éclat en une longue route d'acier nitiscent, esquissant le contour des arches les plus proches qui les entouraient, cortège lourd et glacé. Les ombres tombées autour d'eux délimitaient cette allée scintillante, qui se poursuivait sur trois cent mètres jusqu'au fond de la salle... Là où, contre un mur d'obscurité, sur un trône argenté luisant comme une étoile, était assise la Lune.
Sèmil n'en vit d'abord que la silhouette fine. Il aurait pu s'attendre à quelque chose de grandiose, mais trop vide pour cela, il n'éprouva aucune surprise à la voir vêtu sobrement. Noir, gris... D'ici, il n'en voyait pas grand-chose. Alors il commença à marcher, le premier. Quelqu'un se porta à ses côtés et le soutint, mais il ne tourna pas la tête pour voir qui ; le jeune homme avait l'impression qu'il s'écroulerait s'il cessait de fixer la Lune. Quel apprentis que ce puisse être, malgré sa petite taille, il avait le pas leste et une peau agréablement chaude. Presque brûlante... La toucher lui fit du bien. Il se redressa, alors qu'il n'avait pas eu conscience d'être voûté, et allongea le pas malgré sa poitrine douloureuse. L'autre n'eut aucun mal à soutenir l'allure. Alors même que ses bottes poussiéreuses et celles des autres apprentis, derrière eux, claquaient contre l'acier luisant, celles de son soutient charitable ne faisaient aucun bruit. Pendant quelques secondes, il s'emporta et avança plus vite que lui. Sèmil eut le temps d’apercevoir une longue chevelure de jais sur laquelle glissaient des reflets d'argent, un bras fin dont la peau veloutée irradiait d'une lumière semblable à celle des visions dansantes, presque aussi chaude que la radiance solaire aperçue en leur sein spectrale.
Il n'eut pas besoin d'en voir plus pour comprendre que la Terre le soutenait.
Ses jambes flageolèrent et il tomba à genoux, sa main quittant celle de l'autre. Il posa un regard hagard sur la jeune femme qui gambadait devant lui, aussi légère qu'une plume. Elle fit encore quelques pas aériens, sans se rendre compte qu'il ne la suivait plus. Avant qu'elle ne se retourne, Sèmil eut le temps de sentir la fatigue le rattraper. Il se flétrit de l'intérieur en un instant, soudain glacé jusqu'aux os. C'était absurde, et pourtant... Seule la Terre avait su le faire tenir debout. Par son simple contact. Mais n'étais-ce pas logique après tout ? Elle était sa mère. Leur mère à tous.
Sans s'en rendre compte, il se mit à sourire au travers de sa barbe broussailleuse. Puis à rire, malgré sa douleur, et, les genoux brûlants, les poumons déchirés, s'époumona d'une voix rauque.


-DEPUIS TOUJOURS ! C’ÉTAIT ÉVIDENT ! ÉVIDENT !
Son rire éraillé résonna sordidement entre les deux murs d'ombres que formaient les colonnes. Il se sentait vide. La révélation aurait dût lui faire quelque chose, mais il se sentait vide. Toujours aussi décharné, anéantit, volé. Savoir qui était la Terre n'y changeait rien. Il était toujours le même, lui. Un corps misérable animé d'une âme faible. Et quand il repensait à ce qu'il lui avait dit...
<< Trouve la Terre. >>
Imbécile ! Quel idiot il avait été ! Aveugle pardessus tout, bien sot de ne pas voir l'évidence... Au fond, il ne découvrait rien, tout avait toujours été devant ses yeux. Ce n'était pas vraiment une surprise. Non. Cela ne le surprenait pas. Il était simplement sonné. Peut être choqué, de pouvoir enfin lui donner un visage qui ne changerait pas au gré de ses hésitations. Ou trop dépouillé de lui-même, de ce qu'il avait cru être tout du moins, pour réagir autrement que par la folie. C'était là tout l'écho que pouvait renvoyer le vide qui l'habitait. Cette démence soudaine, ce son rauque qui écorchait les oreilles. Il était cela en cet instant. Peut-être pour toujours désormais. Rien n'était plus certain.
Il gloussa. Chanson enrouée. Sa voix ressemblait à un sanglot.

Je suis heureux, tellement heureux... Ni Genghis, ni personne d'autre... La Terre est forte et vivante. NOUS POUVONS RÉUSSIR ! Brailla-t-il en se relevant. Ce n'est pas perdu, ce n'est pas... Avec Flinn, VOUS POURREZ. Vous allez réussir. Vous allez ramener le soleil, je suis heureux... LE SOLEIL ! Nous avons vu le soleil... Nous l'avons vu tout autour de nous...
Il chancela. La salle tanguait autour de lui.
Vous pourrez sentir sa caresse... Vous avez un avenir ! C'est merveilleux !
Il éclata en sanglots hystériques et retomba sur le sol. L'acier était tiède, presque moelleux. Comme les bras de Madeleine...
Il faudra penser à Madeleine. LIFAEN ? LIFAEN TU M'ENTENDS ? NE LAISSE PAS MADELEINE SEULE ! Non, je ne pourrais pas... Chuchota t'il.. me pardonner ça, non.... Ce serait l'erreur de trop, moi-même je ne peux la faire, pas celle-là... LIFAEN. TOI, TU PEUX ENCORE. TU ES FORT. TU PEUX LA REVOIR.
Un sourire s'épanouit sur ses lèvres. Il y'avait des pieds en face de lui, juste devant ses yeux. Tandis que derrière son front, il n'y avait toujours que le vide. Il était spectateur. Ce n'était pas vraiment lui parlait. Il se contentait de voir, sans ressentir quoi que ce soit. Son corps se recroquevilla, et il songea que le sommeil allait le rattraper. Quand s'était-il réveillé exactement d'ailleurs ? Ils étaient tous couchés sur le sol originellement. Il avait dû se relever. N'était-il pas encore endormi à ce moment-là ? Il lui semblait avoir retrouvé la conscience seulement une fois campé sur ses jambes, immobile, à l'affût des sensations que chaque battement du cœur bleu lui envoyait, entouré d'une valse d'images étranges et surréalistes.
Ces moments-là étaient passés, puisque...

VOUS ALLEZ VIVRE ! TOUS ! Comment pourriez-vous mourir, la Terre marche à vos côtés ?! LA TERRE !
Ses côtes lui faisaient mal. Il en avait assez de rire, d'autant plus que ses larmes démentaient l'affreuse mélodie dissonante qui s'échappait de sa gorge.
La Terre, oui, c'est... Fantastique... La Terre. Tout près. Zej'. Tu sauveras Andore. Ta mère est là désormais. Elle peut t'aider... N'est-ce pas ? Vous n'avez plus besoin de moi. C'est bien, il ne faut pas compter sur moi, ce n'est pas bon, je suis trop faible. Il faut que quelqu'un d'autre vous protège... Je ne peux pas, moi.
Tout cessa. Sanglots, rire, douleur. Il se coucha sur le dos, les yeux fermés.
Vous devez continuer sans moi. Je ne peux pas vous mettre en danger. VOUS M'ENTENDEZ ? VOUS DEVEZ CONTINUER AVEC QUELQU'UN D'AUTRE.
Sèmil se sentit électrisé. Il se redressa brusquement et dévisagea un apprenti que le vide qui l'habitait rendait anonyme.
VOUS DEVEZ CHOISIR UN AUTRE GUIDE. JE NE PEUX PLUS VOUS-
Le souffle lui manqua pour continuer. Il se tortilla sur le sol, sans comprendre, levant ses mains décharnées pour palper sa gorge. Ses doigts rencontrèrent des phalanges. Des phalanges glacées, fermement alignées. Et lui dans tout cela ? Rien d'autre que de l'air bloqué. Ses chairs flasques. Il n'avait plus de muscles pour contrer cette poigne puissante.
Alors, il se contenta de griffer en vain. Mais ses pauvres ongles ne pouvaient blesser la Lune. Elle maintint sa prise sur sa gorge. Serra sans trêve. Pendant une seconde, il songea qu'elle n'allait pas le tuer. Pourquoi aurait-elle fait cela ? Pendant une seconde, il attendit que la pression se relâche. Pendant une seconde, il crut que cela allait venir. Mais une autre seconde passa encore, la quatrième du lot, et il commença à paniquer. Son regard croisa celui, bleu, de la Terre. Pendant une seconde, et deux, il lui demanda pourquoi elle ne réagissait pas en la fixant. Ces secondes-là enfuies, il comprit que personne ne ferait rien. Sèmil ferma les yeux.
Puis, il mourut.



Ses doigts pâles se détachèrent de la gorge du jeune homme. Elle le laissa s'affaler sur le sol, avec un regard triste pour sa dépouille osseuse. Il était regrettable qu'elle ait dû en arriver là, cependant... Il fallait que cela soit fait.
Quand la Lune s'était levée de son trône pour venir rejoindre le groupe, cela avait été dans l'optique de les accueillir chaleureusement, plutôt qu'en reine. Une fois qu'ils furent remis de sa surprise première, elle s'était avancée vers les apprentis, en émoi face à sa fille qui soutenait le pauvre diable qu'elle pensait alors avoir sauvé. Sèmil... Elle avait bien tenté, tandis qu'il enterrait son compagnon dans la cour poussiéreuse, au pied de l'arbre qu'elle avait donné à l'Ordre, de repousser l'Empereur, mais le jeune homme ne l'avait pas supporté. La confrontation de leurs deux volontés l'avait ravagée, affaibli plus que de raison. Il n'était pas en état de devenir leur champ de bataille à ce moment-là, encore rongé par la perte de son ami, ses doutes, et sa peur. Elle aurait dû le savoir... Hélas, même une déesse pouvait faire des erreurs. Ses choix étaient tout aussi hasardeux que ceux des mortels, et bien plus lourds des conséquences ; elle avait cru agir pour le mieux, cependant... Et sûrement étais-ce le cas.
En constatant que malgré son intervention lors de l'ascension, le jeune chevalier était encore possédé, la Lune s'était fort attristée. La déesse avait comprise qu'il n'y avait plus d’autre solution que celle à laquelle elle venait de recourir. C'était une chose nécessaire... La vie de sa fille était en jeu. Par ce biais, c'étaient celles de tous ses enfants qui pesaient dans la balance. Aussi cruel qu'il fut, ce choix avait été le meilleur.
Elle se tourna cependant avec tristesse vers le groupe, et leur fit à tous un petit sourire chagriné pour leur signifier sa peine. Ils ne comprendraient sûrement pas ce qui venait de se passer. Pauvres petits... Si perdus, sur le corps martyrisé de sa fille ! Ils lui inspiraient tous une profonde affliction, ces agneaux égarés, faibles et chétifs mais animés d'un courage proverbial. Elle avait beau avoir tout fait pour les aider, cela n'avait pas suffi, et surtout, leur espoir risquait de chanceler face à la mort du jeune homme... Heureusement, elle ne les laisserait pas dans le fou. Il était temps de dissiper les brumes qui les entouraient, rognant les vérités, cachant des réponses. Elle les avait appelés pour cela. Malgré cet imprévu, ses intentions n'avaient pas changées.
Pour les mettre plus à l'aise, elle fit disparaître le corps. La discussion aurait été tendue avec ce dernier tout près. Mieux valait le dérober à leur vu pour le moment... La déesse ne voulait pas risquer de les froisser plus encore. Les mortels étaient prompts à s'énerver, et elle n'avait aucun besoin de chercher à les comprendre pour percevoir leur trouble. Ils étaient choqués, certains n'avaient même pas véritablement intégrés ce qui venait de se passer. Il fallait lancer la conversation avant qu'ils ne se ressaisissent.
La Lune hésita un instant à les transporter autre part dans son corps. Un endroit moins intimidant, moins vaste, plus cossu et douillet, dans une atmosphère apaisante plus chaude... Mais à la réflexion, elle songea aux yeux innombrables qui étaient fixés sur eux, à l'attente des ombres qui patientaient dans les ténèbres plus étendues, et choisis de n'en rien faire. Elle pouvait sentir leur fébrilité, l'espoir qui les animait, l'inquiétude profonde dont le poison les rongeait depuis tant d'années... Elles avaient le droit d'assister à cette confrontation. C'était aussi de leur monde qu'il était question. Sa fille n'avait pas donnée naissance qu'à des humains : d'autres espéraient la chute de l'Empereur. Et plus important encore, ces autres se battaient également pour que ce jour de délivrance vienne. Des ombres, dans les ombres, dont les incursions furtives à la surface de la terre allaient assurer aux jeunes chevaliers un soutient véritable... Depuis des années qu'elle les aidait à survive et les hébergeait en son sein, la Lune avait finis par s'attacher à eux plus qu'à n'importe quels autres. Ils étaient sûrement, de tous les enfants de sa fille, ceux qui avaient le plus souffert de son départ ; les seuls à avoir essuyé un génocide si meurtrier, les seuls à se battre encore contre la corruption de l'Empereur.
Les Zomas dormaient au plus profond de la Terre, la plupart étant morts ou agonisants. Ils ne s'éveillaient que pour laisser exploser leur rage, provoquant d'immenses éruptions qui tuaient sans distinction les plantes, les animaux et les humains sur des lieux à la ronde. Les Auraftines étaient immobilisés, ou se terraient dans des cavernes inhabitées ; les autres étaient sous le joug de l'Empereur et corrompus, ou simplement trop frivoles pour se mêler aux histoires du tyran. Ils valsaient dans le ciel, sans se soucier de rien. Des enfants bien ingrats à vrai dire.
Les Skimékos étaient morts par centaines. Cela c'était fait lentement, mais leur agonie avait été inéluctable. La Lune n'avait pu les aider autrement qu'en jouant avec les marées, et cette aide-là était longue à fournir. Ils s'étaient défait de leurs enveloppes charnelles pour redevenir purs courants, puis repliés dans leur forteresse sous-marine pour ne plus en sortir. Désormais, Amétrétés gisait au fond de l'océan, immobile pour toujours. L'Empereur ne se préoccupait plus d'eux, n'eut-ce été qu'un tant soit peu. Ils ne représentaient plus aucun danger pour lui... Tout comme les Guénouménès.
Ceux-là avaient été les plus touchés. Ils avaient souffert au-delà de toute raison. Ils étaient, entre les quatre portées primordiales de la Terre, la plus proche de cette dernière. Ils vivaient de son corps lui-même, étaient directement issus de lui, fait de sa chair... Et ne tiraient sa vitalité que de sa propre santé. Ils étaient dépendants d'elle en tout. Qu'un esprit autre que celui qui leur avait donné naissance habite le corps dont ils nés, et alors ils devenaient leurs serviteurs. C'était ainsi que les choses s'étaient déroulées.
Ils étaient désormais corrompus, souillés. Les enfants de la Terre étaient devenus ceux de l'Empereur. Aucun n'en avait réchappé. Aujourd'hui, les Guénouménès n'étaient plus des créatures brisées et dénaturées. Ils avaient sombrés dans la folie pour ne que mieux devenir les jouets de l'Empereur... Leurs propres enfants auraient subis le même sort, si elle n'avait pas réagis au plus vite.
Bien heureusement, la déesse avait su être réactive : sans attendre, elle avait sauvés ceux qui pouvaient l'être en les accueillant en son sein. Certes, ils avaient dépéris, mais... Malgré tout, ils n'étaient pas morts. Leur beauté de naguère perdue, leurs forces réduites, rien ne semblait persister des gracieux êtres qu'ils furent ; beaucoup étaient morts, même une fois le corps de sa fille quittée. Ils n'avaient pas réussis à supporter le changement.
Ce qu'il restait maintenant des Elfes ne valait pas la peine d'être pris en considération, aurait-on pu se dire, et pourtant... Ils avaient joués un rôle majeur dans la résistance secrète. Sans eux, la Lune n'aurait pas misée grand-chose sur la réussite des Chevaliers. Ils auraient été bien trop démunis pour faire quoi que ce soit ; or désormais, le monde était plein de leurs alliés... Ils ne le savaient pas encore, mais le voyage serait moins périlleux qu'ils ne le croyaient.
N'en restait pas moins qu'elle venait d'étrangler leur meneur... La déesse avait parfaitement conscience de ce qu'une scène pareille pourrait provoquer dans leur cœur. Alors, elle réagit promptement.
Après deux secondes de réflexions, elle avait fait disparaître le corps. Après trois, elle souriait prestement à sa fille pour lui signifier qu'elle ne devait pas s'inquiéter... Quatre passées, elle influençait son corps pour qu'il se modèle à sa guise. Son véritable corps. L'astre rocheux dans lequel était creusée cette salle. Tout ce qui s'y trouvait faisait partit intégrante d'elle. Les murs, les arches... Le cœur lumineux, éteint aux yeux de tous, mais battant encore silencieusement, dans l'obscurité. Elle allait avoir besoin de toute leur attention, et les souvenirs qu'elle avait préservés risquaient de lui ravir cette dernière. Leur danse était charmeuse pour eux, les mortels, la déesse le savait. Elle les submergeait et happait leur esprit comme leurs sens. La faire cesser avait été nécessaire pour s'assurer qu'ils seraient concentrés sur ses paroles, bien qu'elle répugna à pareil sacrifice. Elle n'avait eu qu'eux, lors de tous ces millénaires, pour combler le manque de sa fille et de son bien aimé... Cependant, c'en était fini de ces temps chiches d'affections... Sa fille était là désormais. Toute proche. A portée de bras.
Bientôt, la Lune se le promit, elle pourrait serrer son enfant contre ce corps d'emprunt...
Mais avant, un discours s'imposait. Si elle ne réagissait pas maintenant, la situation risquait de dégénérer.
Pour faciliter l'échange, la déesse fit jaillir une table de l'acier nitescent. Longue, lumineuse et tiède comme une chair humaine. Toute cette salle était pareillement agréable au touché, vivante. Elle y veillait, concentrant la chaleur de son corps en ces lieux pour faciliter la vie de ses protégés Elfiques. Sans être torride, l'atmosphère était agréable. Elle invitait à la somnolence, était emprunte de calme... Comme si l'air lui-même était lénifiant.
C'était bien le cas. La Lune maintenant ceux qui l'habitaient dans un demi-sommeil depuis des millénaires. Ils préféraient dormir la plupart du temps, mortifiés ou mélancoliques... Alors elle les y aidait, apaisant leurs tourments en les plongeant dans l'inconscience. Les apprentis ne bénéficieraient pas de ce repos assisté, mais mieux valait les apaiser par tous les moyens. Sans les comprendre totalement, la déesse savait que tuer l'un des leurs ne les mettrait pas en confiance. Ils ne pouvaient pas saisir la nécessité de son geste... En même en la saisissant, ils n'auraient peut-être pas accepté ce dernier. Les humains se laissaient pour la plupart guider par leurs émotions et non par leur logique. C'était en partie pour cela que sa fille les avait tant aimés. Ils étaient radicalement différents de ses premiers enfants, et d'une certaine manière, d'elle-même. Elle avait appris de sa propre progéniture, et désirée hardiment les voir prospérer... Les humains avaient été ses enfants prodigues, ses protégés. C'était pour cette raison que l'Empereur avait pris la forme de l'un d'eux.
Afin d'oppresser les êtres plus chers à sa rivale... De lui causer un mal toujours plus grand. Il ne s'était pas contenter de lui voler son corps : il avait cherché à la détruire par tous les moyens, pour mieux l'absorber ensuite. Anéantir toute volonté de résistance, et s'assurer de posséder enfin entièrement son corps.
Mais il n'avait pas réussis. Les Chevaliers étaient là, et les humains s'étaient révélés plus résistants qu'aucun de Dieux ne l'avaient pensés. Que ce fut la Lune, le Soleil, les Ténèbres ou la Terre dernière-née. En grandissant -pour la énième fois en réalité, mais la seule qui comptait- parmi les membres de l'Ordre, sa fille avait toujours eu pour la soutenir leur espoir commun. Jamais elle n'avait pu croire à un monde éternellement plongé dans l'obscurité, ni même à un règne absolu de l'Empereur. C'était là sa chance. Sa force.
La Lune laissa un instant de répit aux apprentis, pour qu'ils admettent qu'une table venait de s'élever devant eux, entourée de chaises argentés brillant d'un éclat stellaire. Ils n'avaient jamais eu affaire à une magie autre que celle de leurs Pierres de Feus jusqu'à maintenant. Ou du moins, pas en une magie dont ils avaient conscience qu'elle opérait autour d'eux...
Elle leur fit signe de s'asseoir, les poussant à s'exécuter en emplissant la salle de sa volonté pendant un instant. Ce n'était pas diplomatique, mais ils devaient être calmes pour qu'elle leur explique les choses. La déesse s'assit elle-même, lançant un regard à sa fille pour lui signifier de venir à ses côtés. Pour les autres, cela aurait l'air anodin, un simple hasard que leur sœur d'arme ait prise place aux côtés de la Lune... Mais la mère en avait assez d'attendre. Ce n'était pas grand-chose, mais être proche de sa fille lui ferait déjà du bien.
Elle laissa planer un silence lourd l'espace d'une seconde. Tous les yeux convergeaient vers elle. La Lune pouvait sentir une rage commune latente, une vibration de colère qui risquait de provoquer une explosion à tout moment : ils étaient tous prêt à lui sauter dessus.
Sans leur laisser plus de temps, dix secondes à peine après la mort à Sèmil, la Lune commença à parler.
21-05-2013 à 22:29:11
-Braves Chevaliers, n'ayez crainte. Je sais que vos cœurs sont troublés, et qu'en cet instant même, le doute comme la colère vous possèdent... Vous me voyez affligée d'avoir à prononcer en tant que premières paroles, des justifications quant à l'acte que je viens de commettre devant vos yeux. Cependant, sachez que vous êtes ici en sécurité, et que je ne saurais vous faire du mal. Si je vous ais accueillis en mon sein, ce n'est que pour vous garder des dangers qui vous guettent et vous informez de nombreuses choses, non pour vous arracher l'un de vos compagnons. Je comptais vous donnez l'espoir, ainsi qu'un repos mérité... Mais vous n'êtes pas venus seuls. Votre meneur était sous l'emprise de l'être infâme qui a volé son corps à ma fille.
Elle fit silence un instant, pour les laisser prendre la mesure de cette annonce. Ils allaient apprendre une bien terrible nouvelle.
J'étais tenue de tuer votre doyen, sans quoi il nous aurait tous conduit à notre perte. Vous comme moi même. Votre quête était d'ores-et-déjà vouée à l'échec, tant qu'il marchait parmi vous. Un mal noir le rongeait, faisant de lui un danger pour nous tous : l'Empereur l'avait infecté de son horrible présence. Sans le vouloir, il était devenu son espion, son pantin. Je pensais l'avoir sauvé, certes au prix de séquelles physiques importantes, mais mes deux interventions n'ont pas suffi. Le mal était enraciné trop profondément en lui, votre frère était empoisonné au-delà de tout espoir.
Néanmoins, sa résistance fut louable et salutaire. Ses derniers mots furent la preuve d'un ultime tour de force. Ils étaient en réalité, que votre compagnon en ait eu conscience ou non, un appel de détresse. Un appel s'adressant à moi. Il savait représenter un terrible danger pour vous tous. Il savait, au fond de lui, avoir été corrompu par l'Empereur. Et pardessus tout, il savait qu'on le posséderait tout entier dans peu de temps. Pour nous sauver tous, il a bravé le mal qui l'habitait et parlé. Sans cela, jamais je n'aurais pu déceler la présence du tyran en lui. Je pensais l'avoir éradiquée ; ce n'était pas le cas. Pour assurer notre sécurité, j'ai donc recouru à l'unique solution qui puisse nous préserver d'une défaite.
J'ai tué le porteur du mal.
A ce moment précis, une humaine aurait eu un geste quelconque. Qu'elle fut reine ou impératrice, une mortelle aurait ployée l'échine imperceptiblement, détournée le regard ; peut-être ses joues se seraient elles empourprées. Les remords, la compassion ou la honte se seraient inscrit sur son visage pour témoigner d'un sentiment à l'égard des apprentis... Une humaine aurait chancelée, un instant. Mais c'était une déesse qui parlait. Elle ne fit preuve de rien de tout cela. Seule une peine légère transparut dans son regard comme dans son ton.
Ne soyez donc pas trop prompts à me condamner ou spéculer sur le danger que je puis représenter pour vous. Je ne saurais vous faire le moindre mal, bien au contraire. De plus, tout n'est pas perdu pour votre compagnon : de nos efforts conjoints, à moi ainsi qu'aux exilés que je cache en mon sein, peut être pouvons-nous tirer la renaissance de ce jeune homme. Tout dépendra de sa propre envie de revenir... Désormais que la mort l'a prise, l'Empereur ne peut plus habiter son corps. Quelques jours en cet état devraient assurer à votre meneur de retrouver la pleine indépendance de son être, si jamais il revient à lui.
Cependant, je ne puis rien vous promettre. Son dénuement était bien réel, et bien que doutes et faiblesses aient été exacerbés par l'Empereur, ce sont bien ses craintes dont il vous faisait part. Je pense que votre frère d'arme fut pénétré par sa sombre présence à la faveur d'une trop grande faiblesse, probablement suite aux pertes successives dont il fut la victime... Ou bien une lame ensorcelée l'aura atteinte et souillé. Je ne le sais avec certitude, mais l'importance du procédé n'est pas capitale. Vous devez simplement comprendre qu'il était nécessaire de supprimer ce danger qui nous guettait. Et que cela passait par la mort de votre compagnon.
De nouveau, elle se tut. Il était important que chaque information soit intégrée par leur esprit.
Suite à ce regrettable évènement, peut être les nouvelles que je compte vous communiquer vous paraîtront-elles bien peu de choses, néanmoins, je gage que votre espoir en sera ravivé d'ici quelques jours. Car si toutes mes paroles ne seront pas un baume, de nombreuses d'entre elles vous dépeigneront un avenir moins sombre.
<< En premier lieu, sachez que vous n'êtes pas seuls. Partout en Andore, des alliés attendent votre passage près d'eux. Depuis un siècle, j'ai veillée à composer à votre attention une armée de sang-mêlé ; ils patientent, sachant tous qu'ils sont destinés à se battre à vos côtés. Leur aide vous sera précieuse, et ils vous permettront de traverser Andore sans que ne se pose aucun souci. Bien que dispersés, ces enfants des Elfes n'en sont pas moins dotés de pouvoirs héréditaires, et ils ont grandis en sachant qui ils étaient et quelle était leur mission.
Vous serez donc épaulés dans votre quête.
Un sourire ténu étira ses lèvres.
C'est la première nouvelle dont je vous fais part, et peut être la meilleur. Mais je dois aussi vous mettre en garde... Et vous dois quelques explications. Avant tout, retournons aux origines de votre Citadelle.
Durant des millénaires, l'Empereur la chercha en vain, et pour cause : il ne peut habiter entièrement le corps de ma fille. Contrairement à ce que pourriez croire, son pouvoir est précaire. Il n'est qu'un parasite, et la terre le considère comme tel. Elle le rejette et met un frein à son influence. Son emprise sur le corps de ma fille est lacunaire, relative ; c'est pour cela que toute flore n'est pas morte à sa surface. Certains lieux sont encore trop imprégnés de son essence pour lui appartenir. Les vallées d'Andore font partie de ces lieux. Il y dort un pouvoir ancien, antique, et c'est là-bas même qu’errent en ces jours mêmes, les créatures qui peuplent vos légendes. On trouve encore dans les forêts qui les boisent, des Lukodiros et des Panthères Pourpres, des lutins et des êtres auxquels les humains n'ont jamais donnés de noms. Ces sylves ancestrales échappent pour la plupart à l'emprise Impériale. Les Guénouménès corrompus qui les habitaient en ont été chassés, et elles sont devenues les bastions d'une résistance non humaine, disparate mais réelle.
C'est pour cette raison que votre Ordre s'est établis en ces vallées, quand certains élus pouvaient encore communié avec la terre et savoir qui l'habitait. Cependant, cela n'aurait pas suffi. L'Empereur aurait trouvé la Citadelle malgré tout... Aussi ai-je placée cette dernière sous ma protection.
La déesse exhala un soupir mélancolique. Elle sembla caresser un souvenir d'une infinie tendresse.
J'ai donné naissance à un être tel que j'en n'en avais jamais conçu... Mon deuxième enfant à ce jour. Un être minuscule et chétif, car je n'étais pas faîte pour cela. Je n'étais pas destinée à être féconde comme l'était ma fille ; mais nonobstant, je réussis à vaincre ma propre nature pour le créer. C'était un chêne. Un arbre que vous connaissiez tous... Il était planté dans la cour de la Citadelle. Derrière son apparence anodine, se cachait en réalité un grand pouvoir : le mien. Il aura tenu l'Empereur à distance l'espace de six millénaires.
Elle sembla infiniment triste d'évoquer ce souvenir, mais ne s'attarda pas sur lui et ne fit pas la moindre pause dans son monologue.
Quoi qu'il en soit, c'est lui qui vous protégea tout ce temps. C'est à sa mort, il y'a de cela quelques mois, que l'Empereur put localiser la Citadelle. Vous savez désormais pour quelle raison tout se fit si précipitamment, et pourquoi vous ne pouviez rester plus longtemps à l’abri de ces murs.
<< Mais il est des choses que vous ignorez encore... Des choses qui ont leur importance. Surtout, ne vous laissez pas décourager par ces nouvelles.
La Lune les balaya tous du regard. Ses yeux brillaient de leur propre lumière, comme l'acier du sol... Mais d'une lueur plus douce et diffuse, semblable à celle du halo spectrale qui entourait son véritable corps la nuit. Sa peau elle-même était nacrée, et ses cheveux luisaient d'un éclat merveilleux qu'ils ne devaient qu'à eux même. C'était une perle, d'une beauté fantastique.
La première concerne l'Empereur. C'est un secret que seuls les Dieux connaissent... Et nous ne sommes qu'au nombre de trois. Ce secret, le voici : l'Empereur n'appartient pas à cet univers.
Silence. Une, deux. Trois secondes. Il fallait intégrer cette information. Accepter l'idée, déjà saugrenue en elle-même, que l'être ignoble qui les oppressait venait d'un autre monde.
Les Chevaliers ont toujours pensés que l'Empereur était un Antrios, un enfant des Ténèbres devenu assez puissant pour vaincre le Soleil. Cette certitude est erronée. Si l'enveloppe charnelle de l'Empereur est celle d'un Antrios, elle n'en est pas moins possédée par un esprit venu d'autre part. Je ne sais pas d'où, et ne pourrait vous dire quelle est son origine, ni le but qu'il poursuit. Je ne sais que peu de choses de lui, si ce n'est qu'il arriva ici affaiblis, presque mort. Il était, selon toute vraisemblance, le Dieu d'un autre univers, déchu et bannis. Pourquoi vint il à nous ? Je ne le sais. Les Ténèbres elles-mêmes ne connaissent rien de cet être... Mais il semble bien plus ancien que nous, et bien plus puissant. Nous ne sommes pour lui que des enfants. C'est un esprit antique dont l'univers est né bien avant le nôtre.
<< Ce que vous allez affronter m'est donc parfaitement inconnu. Je ne sais ce que deviendra cet esprit une fois dépossédé de son enveloppe, et il se peut que votre bataille se poursuive au-delà de votre mission première. Néanmoins une fois mon bien aimé libérer de sa prison, trois Dieux vous épauleront pour rétablir l'ordre et chasser cet intrus.
Le Soleil. La Lune. La Terre. Quelque nouvelle quête que puisse leur réserver l'avenir, ils ne l'accompliraient pas seuls. Les Dieux allaient de nouveau se mêler aux mortels, comme ils l'avaient fait en des temps immémoriaux. Le plus dur restait à faire, mais une chose était certaine : ils ne seraient pas seuls comme ils l'avaient toujours cru. Depuis des années, la Lune ne se contentait pas de briller dans le ciel, elle préparait également le terrain pour leur permettre de mener à bien leur mission.
Il n'avait jamais été question de laisser le destin du monde entre les mains d'un petit groupe d'apprentis. La Lune ne l'aurait pas permise. C'était de sa fille qu'il était question. Elle avait participé aux préparatifs et apporté toute l'aide qu'elle pouvait. Les Elfes n'auraient jamais pu concevoir d'enfants sans elle ; ils ne pouvaient plus marcher sur le corps de sa fille sans en mourir d'une lente agonie. Il avait fallu son pouvoir pour les protéger lors de leurs incursions furtives sur terre.
Tout comme désormais, les apprentis étaient dépendants de ce même pouvoir pour y retourner et mener leur quête à bien. Au fond, ils n'étaient que des pions dont elle avait prévu les déplacements. Certains imprévus, telle que la mort de Sèmil, pouvaient parfois contrecarrer ses prédictions, mais ce n'était que peu de choses tout compte fait.

Braves chevaliers, j'aimerais pouvoir vous dire que c'est là ma seule obscure nouvelle, hélas il n'en est rien. Je dois également vous informer d'autres tristes choses. Une fois de plus, retournons au plus anciennes de ces dernières.
Vous n'êtes pas sans savoir qu'en six mille années, la Vie a subit bien des dégradations, et que tout a pâlit en ce monde, que ce soit d'un sens stricte ou figuré. Mais ce n'est pas tout... L'Empereur ne se contenta pas de vous priver de soleil et de voler son corps à ma fille. Il en vint, au fil des millénaires, à corrompre vos propres chairs. Il y'a de cela six milles années, aucun de vous, à moins qu'il eut en ses veines du sang d'Antrios, n'aurait pu être sujet à quelque possession que ce soit, car l'Empereur est une entité en partie semblable aux Ténèbres dans son essence, bien que plus ancienne. Or, il profita de ce temps qui lui était dévolu pour souiller les enfants de ma fille... Dont vous. Depuis deux millénaires, il est devenu votre père. En quelque sorte. Vous êtes tous touchés par sa noire magie. Seul le temps pourra effacer sa présence de vos chairs, et je ne puis gager qu'il soit serein. Il se peut que la lumière de mon bien aimé brûle vos peaux et menace de vous tuer. Il se peut que d'atroces maladies vous rongent une fois ma fille retournée en son corps d'origine. Il se peut que vous ne supportiez pas la disparition de l'Empereur... Rien de tout cela n'est certain, mais les possibilités restent présentes, et l'ombre spéculé de ces menaces futures planent sur vous tous.
La déesse laissa à ses invités le temps d'ingérer ces nouvelles. Elles devaient leur faire l'effet d'un poison amère qu'on leur versait de force dans le gosier. Mais elle n'avait pas terminée de leur asséner des coups.
Ce n'est pas tout. Il est un autre pouvoir sombre qui vous guette. Si l'Empereur gouverne votre monde, il n'en reste pas moins le deuxième à s'en être pris à ma fille. Avant lui vinrent les ténèbres, et vous le savez, il naquit du viol abjecte dont elles se rendirent coupables, nombre de créatures corrompues et mauvaises. Celles-ci ne dépendent pas de l'Empereur. Elles ne disparaîtront pas avec lui. Même une fois la menace de ce dernier écartée, elles seront encore là, n'attendant que le moment propice pour s'emparer à leur tour d'un pouvoir qui vous soumettrait tous. Les enfants des Ténèbres ne font que guetter cette terrible occasion, et je n'ai nul doute quant à sa venue prochaine. Les troubles que déclencheront la disparition de l'Empereur et le retour du soleil en des cieux restés trop longtemps noirs, leur ouvrira une porte qu'elles surveillent depuis des millénaires, espérant qu'elles seront les premières à s'engouffrer à l'intérieur. Le chaos passager qui fera suite à la défaite de l'Empereur leur sera une bénédiction.
<< Nous devrons les empêcher d'instaurer une nouvelle tyrannie. Une fois de plus, tout ne cessera pas avec la chute de l'Empereur. Elle ne sera que l'évènement déclencheur, qui donnera lieu à une suite causale d'évènements déterminants pour l'avenir de votre monde et celui de ma fille. En réalité... Votre quête n'est que le prélude à une guerre.
Cette fois, la Lune se leva. Elle repoussa sa chaise, qui bascula pour se fondre sans bruit dans le sol argenté.
Voilà tout ce que vous deviez savoir. Il reste d'autres paroles à prononcer, mais je ne le ferai qu'une fois certaine que votre meneur ne reviendra pas à lui. Si tel est le cas, vous devrez choisir un nouveau guide. Je mettrai son corps à votre disposition d'ici une semaine. Vous pourrez vous recueillir sur sa dépouille ce délai passé, en l'optique selon laquelle nos efforts pour le ramener à la vie seraient vains. En attendant, je me vois dans l'obligation de le dérober à vos yeux, car nous ne pouvons procéder à nos tentatives, mes protégés Elfiques et moi, devant vous. J'espère que vous le comprenez.
<< En attendant cette échéance, je me fais l'obligation de vous héberger. Vous resterez un mois ici, mais cela semblera bien court dans votre monde d'origine ; j'userai de mes pouvoirs afin de ralentir le temps, ainsi n'aurez-vous disparu qu'une semaine de la surface de ma fille.
Elle avait accumulée de l'énergie en prévision de ce tour-là. Influencer l'écoulement du temps n'était pas chose facile, et on ne pouvait s'y prendre à l'improviste ; il avait fallu prévoir cela aussi. Le mieux qu'elle ait pu faire, avait été de transformer ce mois qu'ils passeraient en son sein en une unique semaine terrestre.
Vous pourrez déambuler à votre guise ici, et demander à être guidé par mes autres invités si tel est votre désir. Mon corps est vaste, et je l'ai rendu commode pour les enfants de ma fille, aussi pouvez-vous sans crainte le visiter. Néanmoins, prenez d'abord un repos mérité ; vous serez conduits à vos appartements dans quelques instants. Nous nous reverrons demain, en ces mêmes lieux, et vous pourrez poser des questions si, d'aventure, vous en avez. Prenez le temps de réfléchir à tout ce que je vous ais révélé.... Et ne vous laissez pas ronger par votre peine, tout n'est pas perdu, ni pour vote compagnon, ni pour votre monde. Vous n'êtes pas seuls à vous battre, et à porter son deuil.

La table s'enfonça dans le sol avec fluidité, se mêlant à l'acier scintillant dans un mouvement aqueux. Les apprentis se levèrent, et les chaises firent de même. La Lune leur sourit, ouvrit les bras. Toute la salle se mit à briller d'une lumière diffuse. Les ombres disparurent, et se révélèrent avoir été peuplées d'une foule dispersée. Un millier de regards avaient été fixés sur eux.
Les Elfes avancèrent.
Ils avaient le pied léger et une démarche gracieuse, leurs jambes longues semblaient onduler à chaque pas. Altiers, nés pour danser, ils auraient pu être beaux, et l'avaient sûrement été naguère... Mais quelque chose avait fait fanée cette beauté. Leur isolement au sein de la Lune ? La perte de leurs parents, corrompus par l'Empereur ? Leur exil, la mort de leur peuple ? Ils étaient osseux et blafards, semblables à de grandes carcasses que la mort avait commencée à froidir et dépouiller. Leur peau blême peinait à couvrir leur squelette, mettant en relief mille détails dérangeants qui auraient dû être cachés. Ce manque de chair pour habiller leurs os, donnait l'impression que chaque mouvement les désarticulait grotesquement, parodiant ce qui relevait d'une grâce innée. Rien n'était plus triste, cependant, que leur visage.
Autrefois, on avait vanté la noblesse et la finesse de leurs traits, mais aujourd'hui, il n'en restait qu'un spectre grotesque. Leurs pommettes étaient trop saillantes, leurs joues creuses. Le temps avait ratatiné et desséché leurs lèvres, à tel point qu'elles n'étaient plus que deux lignes exsangues et pâles au-dessous de leur nez. Ce dernier s'encadrait de cernes bleuâtres, glauques, qui creusaient plus encore leur chair chiche. Elle soulignait l'ardeur dérangeante de leurs yeux, pareils à des étoiles argentés au milieu de ces visages émaciés. Ils semblaient tout aspirer, éblouissants et envoûtant à la fois, magnétiques, attractifs, aimantant l'attention. Les fixer, donnait l'impression singulière que tous les creux de leurs visages convergeaient vers ces prunelles ardentes et froides tout à la fois. Alors que tous les rapprochait de l'état de cadavres, ces yeux les animaient tout entier, et semblait leur donner vie à eux seuls.
Comme avares de couleurs, le reste de leur être se dégradait en tons ternes et fades. Leurs cheveux étaient blancs pour la plupart, gris parfois, ou d'un blond platine délavé, imperceptible. Certains, rares et inestimables au regard, au sein de cette multitude fantomatique, à compter sur les doigts des deux mains, étaient parés d'une toison d'un roux hésitant, clair et si léger, qu'il paraissait possible de les en priver en soufflant dessus. Il était impossible de les dire hommes ou femmes. Androgynes et antiques, ils étaient à la fois au-dessus des humains, et bien en dessous d'eux.
Tels étaient les Elfes, ou ce qu'il en restait. Un millier de spectres décharnés aux yeux de feux.
Ils furent parmi les apprentis trop rapidement pour qu'ils puissent réagir vraiment. Leurs mains fines et longues, dont les doigts auraient dû caresser les cordes d'un instrument chaque jour de leur vie, se posèrent délicatement dans les leurs, et chacun eut son guide. La foule des Elfes, les accompagna silencieusement vers une arche percée d'une porte, dérobant la Lune à leur regard. La déesse sourit une ultime fois à sa fille bien aimée, avant de disparaître à ses yeux, occultée par le cortège muet des apprentis.
Les Elfes dégageaient une chaleur et une paix formidable. Ils n'avaient pas besoin de paroles, leur simple aura souhaitait la bienvenue aux apprentis. De loin, ils avaient paru monstrueux de maigreur, intimidants de par leur aspect cadavérique, mais se trouver au milieu d'eux était totalement différent. Ils étaient accompagnés d'une incroyable sérénité, d'une tendresse aveugle et tout n'était que douceur dans leurs rangs. Ils marchèrent avec le groupe pendant deux longues minutes qui s'écoulèrent paisiblement, puis se stoppèrent face à l'arche. Seuls les apprentis entrèrent, avec leur guide personnel. Parmi eux, un Elfe roux et trois blonds. La porte s'ouvrit, faîte d'acier mouvant, puis se referma derrière eux, sur l'image de la foule Elfique immobile.
L'arche était en réalité creuse. De l'intérieur, ce n'était qu'un escalier tourbillonnant, et ils se trouvaient sur un de ses larges paliers. Des marches s'envolaient au-dessus de leurs têtes, irradiant une lumière bleutée et irréelle, s'élançant en un tourbillon onirique vers des hauteurs mystérieuses. D'autres plongeaient de la même manière vers un sous-sol lointain, simple carré rouge depuis le pallier. Il y'avait quelque chose de démesuré en cette grandeur lumineuse, de presque intimidant... Mais les Elfes conduisirent les apprentis dans l'escalier, et leur firent descendre les marches avec douceur. Ils s'enfoncèrent dans les entrailles de la Lune, enveloppés de la lumière froide de l'acier, dans un silence lourd qui n'avait plus rien de rassurant, une fois la foule Elfique quittée. Un malaise s'installa, que la présence des Elfes guides ne sut réprimer malgré le calme qui se dégageait d'eux. Les paroles de la Lune résonnèrent dans tous les esprits, y tournèrent comme des nuées de corbeaux, et elles ne les quittèrent pas avant que ne s'offre à leurs yeux un nouveau spectacle.
Ils arrivèrent dans un vestibule enflammé ; ou du moins ce fut la première impression qu'on en ait pu avoir, après les couleurs froides de l'acier. Ici régnait les tons chauds, rouge, jaune, orange et vert, des teintes vivantes qui donnaient au lieu quelque chose de réconfortant. Des tapis écarlates et dorés couvraient le sol, moelleux, n'en laissant pas dénudée la moindre parcelle. Les murs se paraient de tapisseries figurant des forêts, des plages moirées par le soleil -visions enchanteresses entre toutes, pour eux qui n'avaient jamais vu la mer-, et des cieux bleus dégagés, émaillés de nuages, où dansaient des êtres ailés aux peaux dorées. Dans certaines alcôves, qui dévoilaient l'acier des murs que cachaient les broderies, s'étaient fixé des souvenirs anciens. Ils tremblotaient, immobiles, ayant quittés la dance impulsée par le cœur de la Lune, visions tangibles d'un passé lointain.
Les Elfes les quittèrent prestement, sans un mot, sans leur adresser un regard, semblant voleter au-dessus des marches, hauts et dégingandés... Les apprentis se trouvèrent seuls, abandonnés au silence, dans le vestibule somptueux. Dix-sept portes les cernaient, donnant sans nul doute sur des chambres... Mais deux d'entre elles resteraient fermées. Leurs occupants étaient morts avant d'avoir pu atteindre ces lieux. Malgré la lumière chaude, dégagée par une sphère flottant au plafond, quelque chose de morbide hantait les lieux. Mais peut être étaient-ce eux qui avaient apportés cette chose là...
Ils étaient là, quinze en tout. Sur la Lune. Perdus. Guidés. On leur promettait un avenir, leur offrait le passé ; on leur dévoilait de vieux secrets, et d'inquiétantes spéculations ; mais on les laissait seuls pour le moment.
Seuls entre eux.
Seuls.
21-05-2013 à 22:42:37
Elle volait. Zejaléa n'avait pas d'autre choix que de monter, la voie lui était tracée et elle ne pouvait s'y abstraire, mais qu'importe, cela lui plaisait grandement de sentir les alizés jouer dans sa chevelure d'ébène, les nouer et les dénouer continuellement au rythme des bourrasques étrangement tièdes, comme une mère qui coifferait avec une tendresse soignée la crinière désordonnée de sa fille. La jeune guérisseuse ne ressentait pas le froid, bien qu'étant simplement vêtue de l'habit élimé porté par chacun des apprentis de l'Ordre. Pourtant, elle aurait déjà dû mourir depuis longtemps d'hypothermie en toute logique, mais que faire de la logique lorsque, suite à un phénomène étrange et inexplicable, vous êtes transportée par une force divine plus haut que la cime des conifères décharnés levant leurs pâles branches sur des froides terres de montagnes désolées. Elle était si haut et le sol était si bas en dessous d'elle... Ses bras étendus la portaient, elle les sentait vibrer dans l'air doux illuminé par les étoiles. Grisée. La nuit lointaine filait sous ses ailes nacrées tandis que l'ascension continuait sans relâche à l'amener toujours plus près des étoiles, par delà la stratosphère sombre et étincelante. Le vent murmurait subrepticement des paroles éparses de chants millénaires oubliés à ses oreilles attentives, et Zejaléa écoutant ces voix mélodieuses donna un coup d'aile vigoureux de plus pour les suivre, où qu'elles puissent bien la guider. Elle ressentait l'effort fourni par son corps, mais n'avait plus ni douleur, ni fatigue quelconque. Au contraire, un état aussi puissant qu'inattendu l'emmenait dans un flot de béatitude, l'emportant et l'envahissant toute entière. Aucun atome ni aucune parcelle de son corps n'étaient épargnés. Ce sentiment soudain la submergea, mais elle put respirer à son aise ; dans son élément, elle était amphibie. La frêle apprentie était une feuille encore verte portée par les courants ascendants qui jouaient avec elle. La nuit scintillait avec passion à perte de vue, presque avec violence. Zejaléa devait aller vers Celle qui donnait la Vie.

Alors qu'elle s'élevait encore, Zejaléa sentit confusément des présences diffuses non loin d'elle. Jetant un regard vers le bas, elle parvint à distinguer les autres apprentis dans les entrelacs éphémères formés par les fragments nuageux, en aval. La jeune guérisseuse les avait momentanément oublié, eux, la quête, l'espoir qu'ils représentaient, le monde, l'univers, tout. L'absolu s'était soustrait à son esprit tant elle s'était sentie vivante durant cette fraction d'éternité. Ressentaient-ils eux aussi la douceur et la force de cet Amour incommensurable provenant de la sphère nacrée au-dessus de leurs petits êtres ? Zejaléa ne le savait pas, et ne s'en préoccupait guère pour le moment. Elle avait lâché prise, et seul comptait l'immense disque blafard qui s'étendait au-dessus du monde désolé qui fut sien. La Lune régnait, luisait des cieux jusqu'aux berges perdues d'Andore, elle rayonnait intensémsent, idéale et proche de l’irréel, enveloppant dans sa lumière paradoxalement douce et crue les plaines nues, les grottes cachées, ainsi qu'une ruine d'une ancienne Citadelle désormais tombée, dernier bastion de la résistance, ultime fanal des âmes qui souffraient et espéraient en silence. Maintenant, elles n'avaient plus d'endroit vers où se tourner ; pourtant ils auraient dû savoir, ces pauvres êtres errants égarés, que ce n'était pas des pierres tristes et sombres qu'il aurait fallu regarder. Non, c'était la Dame de la Nuit et elle seule qui connaissait la réponse recherchée, celle qui était la cause de leurs errances. Ils avaient fouillé de leur yeux impatients les coins et les recoins, ils avaient vu ou imaginé voir, mais aucun d'entre eux n'avait pris le temps de regarder...
De La regarder.

Prisonnière du bonheur et de la mélopée qui la transperçait de toutes parts, Zejaléa observait les apprentis. Elle se trouvait étrangement plus en altitude que ses camarades, bien que certains d'entre eux aient décollé avant elle, du moins lui semblait-il... Elle arrêta de s'efforcer de monter davantage et se contenta de laisser l'envergure de ses ailes la porter pour contempler les milles spectacles qui s'offraient à ses yeux. Elle regardait les apprentis, non pas d'un regard vide ou encore encombré par des émotions ternissant le jugement, mais d'une manière perçante et limpide. Enfin elle les voyait réellement après toutes ces années à les côtoyer. Zejaléa les reconnaissait parmi tant d'autres, incarnations d'une révolte trop tôt enterrée, braises et cendres éparses qui ensemble formaient un feu sauvage brûlant avec insolence jusqu'aux confins de l'Univers. La danse ardente qu'ils réalisaient ensemble avait leurs noms et leurs visages, mais par dessus tout, elle avait un nom connu de tous. Espoir. Ils étaient immortels. L'Espoir ne meurt jamais.

Soudainement, Zejaléa croisa le regard de Sèmil, corps effaré, désarticulé et mourant. Douleur. Peur. Néant. Ses yeux reflétaient un marasme d'émotions semblables à celles d'un condamné à mort par un tribunal injuste quelques secondes avant que la sentence fatidique ne soit appliquée. Une innocence perdue dans une ombre dévorante le laissait là, pantelant et abandonné de tous dans la souffrance insidieuse amenée par la perversion.
Zejaléa ne pouvait rien faire. Elle n'était qu'une simple observatrice privilégiée, rescapée du naufrage dans lequel le Doyen sombrait. Il dérivait dans une nuit toujours plus profonde et elle finit par le perdre du vue. Mais rien ne pouvait la troubler en ce moment, elle qui connaissait les composantes fragiles des corps, et même celles, secrètes, qui charpentaient les âmes. Les âmes ? Comment cela était-il donc possible pour elle d’appréhender un mystère si obscur ? Ce devait être un effet secondaire de cette fantastique approche du ciel qui lui faisait probablement croire à une tel chose, lui disait sa raison. Elle laissa cette étrangeté de côté pour observer les autres membres de leur groupe, en contrebas. Ils semblaient tous être dans des états divers et variés, mais sur aucun d'entre leurs visages on ne pouvait remarquer une peur pareille à celle de Sèmil. Elle ne fut en mesure d'apercevoir tous ses compagnons, mais elle put deviner les silhouettes d'Eileen, ainsi que de Flinn ou encore de Moon qui précédait Arl tel un fer de lance. Même Velk, Kire et Regan étaient présents, il semblait donc que la Lune les aient voulus dans ses rangs en fin de compte. Car ils étaient maintenant et définitivement des leurs.
Zejaléa détourna le regard des formes des apprentis qui se découpaient, tâches noires envahies de lumière lunaire et flottant à des lieues de la terre, pour se focaliser à nouveau sur sa tâche d'ascension. Elle poussa ainsi encore une fois sur ses ailes, émergeant des brumes nocturnes pour suivre avidement ce courant tracé par la lumière de la Lune. Ce chemin céleste dont l'odeur était celle de l'amour maternel trop longtemps oublié. Elle suivrait cette fragrance à la trace, la chasserait et la débusquerait où qu'elle se trouve pour s'y noyer... Plus haut. Elle devait aller là où l'air indistinct manquait. Là où le temps était futile, et la nuit inextinguible.
Des murmures d'un chant ancien et apaisant comme une berceuse atteignirent ses oreilles, se perdant dans les tourmentes aériennes gémissantes, tandis que Zejaléa commençait finalement à percevoir le lieu où ils avaient été menés. Elle flotta confusément au-dessus de la surface lunaire accidentée jusqu'à arriver dans une large salle, où elle se posa alors avec douceur. La jeune fille replia ses ailes pour finalement retrouver la pesanteur familière connue par les habitants des astres. Puis, elle jeta un rapide coup d’œil autour d'elle dans le but de savoir où elle se trouvait.

C'était une grande salle, tel un hall comme on pouvait en trouver dans les anciens châteaux de pierres, où se mêlaient des arabesques graciles et des souvenirs épars qui flottaient au travers de l'espace vaste. Et dans ces souvenirs, se déroulait toute l'histoire d'Andore et même auparavant, l'Histoire de la Terre depuis sa la création qui s'exprimait dans toutes ses dimensions, allant de splendeurs en émotions, exploitant sans relâche chacun des sens disponibles pour leurs futiles enveloppes charnelles. Se bousculaient les goûts des délices, les odeurs de tous genres, la vision des plus grands événements frappant la Terre avec rage, les senteurs des saisons éternellement passantes inondées d'une Lumière dorée et accueillante disparue dès lors, les vents froids causant mille frissons et la chaleur du Soleil dans son infinie luminosité désormais oubliée.
Mais plus que tout, ce qui était marquant, c'était l'absence. L'absence des derniers six mille ans. L'absence de la noirceur de l'Empereur. L'absence de la Terre dans son propre corps. Cette absence raisonnait comme une musique triste, comme un cortège déterminé à mourir au combat, comme eux...

Zejaléa contemplait éperdument ces vagues qui se brisaient sur elle comme elles l’eurent fait sur une grève rocheuse, plus encore, elle les respirait, les sentait venir en son sein et lui apporter quelque chose qui avait manqué à sa vie depuis toujours... Depuis plus longtemps encore que sa vie. Depuis des milliers d'années. Elle entendit une voix qui l'appelait, lointaine, ce qui la sortit de sa torpeur et elle se tourna alors vers celle qui avait attiré son attention. C'était la Lune. Elle trônait, au fond de la salle, lovée dans son immense beauté. De son corps se dégageait une sensation de blancheur immaculée, de pureté, en dépit de ses atours aux tons sombres. Elle ressemblait à Lucie, le Chevalier qui avait trouvé Zejaléa bien longtemps auparavant auprès d'un fin ruisseau, et celle qui fut son maître durant toutes ces années passées à la Citadelle. Mais la divinité embrasait ce corps, ou plutôt cette apparence éphémère adoptée par la déesse pour les recevoir sous forme humaine. Elle ne boiterait probablement pas comme l'original le faisait, sa peau luisait du même éclat blafard, mais non moins éclatant de l'astre sélénien, dans ses yeux dansaient des flammes inextinguibles et ses chevaux vibraient de l'énergie puissante dispensée par l'ampleur donnée par la transcendance, leur donnant des reflets de tous les éclats et de tous les tons de couleurs.
La Lune était devant elle.

La sensation de plénitude demeurait présente, mais l'impassibilité avait disparu. Elle renouait avec ses émotions, et hoqueta lorsqu'elles lui revinrent brusquement, tels des coups de poignards assenés à son esprit. La première qui réapparut fut la surprise, celle de voir Lucie, qui devait probablement être tombée avec la Citadelle, avant de comprendre que ce n'était pas réellement elle qui lui faisait face. Venaient ensuite la douleur d'avoir perdu des leurs, l'incertitude quant à leur quête, la tristesse en constatant l'état de la terre, mais également la joie des petits moments fugaces passés en compagnie des autres apprentis, la complicité de leurs sourires valant tous les mots, le bonheur qui faisait enfler son cœur à l'idée de faire partie de ceux qui agissaient pour les centaines de générations à venir et au nom de toute les espèces vivantes, volantes ou rampantes à la surface de la planète qui fut autrefois nommée Terre.
Dans la gigantesque salle aux murs de lumière, en face de la Lune qui se trouvait encore bien loin, Zejaléa n'était pas seule, mais pas accompagnée non plus. C'était comme si les dimensions se scindaient pour se démultiplier en cet étrange lieu. Elle percevait les autres apprentis là, du moins leur présence, mais comme au travers d'un voile. Elle ne pouvait s'en approcher ou encore les toucher, ils apparaissaient en filigrane, plus ou moins réels, comme altérés par un miroir abîmé. Des moins tangibles, Zejaléa ne distinguait que des ombres, silhouettes éthérées aux contours incertains les rendant impossibles à identifier. "Peut-être que ce ne sont pas des apprentis" songea-t-elle, le cœur serré par l'incertitude, mais ses craintes s'apaisèrent rapidement lorsque les réalités fusionnèrent à nouveau, et qu'elle vit ses compagnons, tous présents à ses côtés. Eileen, Frimain, Flinn, Velk étaient les plus proches d'elle. Ainsi que Sèmil...
"Oh, Sèmil !" balbutia-t-elle alors que ses yeux se laissaient inonder par des perles d'eau salée. Que lui était-il arrivé ? Qu'était-il devenu, ce guerrier féroce qu'ils avaient vu sur le champ de bataille ? Ce grand frère qui les rassurait tous, qu'ils l'admettent ou non ? Comment avait-elle pu être insensible lorsqu'elle avait croisé son regard plein de détresse plus tôt, entre les nuages, tant avide d'amour qu'elle avait oublié de veiller sur ses frères ?
La carcasse altérée était faible, mais le Doyen restait leur meneur. Il esquissa avec bravoure et presque avec insolence envers sa condition physique, un pas, puis un autre vers la Lune mais il chancela... Zejaléa se glissa immédiatement à ses côtés, l'épaulant pour qu'il ne chute pas et qu'il puisse continuer son avancée. A son contact, elle sut immédiatement que quelque chose n'allait pas. Quelque chose de profond et de puissant fouissait dans sa chair. Il était dangereux, et à ce moment bien plus létal que Lifaen. Son intuition lui hurlait de fuir, de s'éloigner de la charpente glacée du Doyen. "Il est en train de mourir", lui soufflait son instinct. Mais au lieu de l'abandonner, elle se serra un peu plus à Sèmil, lui offrant toute la force dont elle disposait pour le porter.
Car c'est ainsi qu'ils survivraient.
En étant loyaux.

Mais ils n'eurent le temps de faire que quelques pas côte à côte avant de Sèmil ne s'effondre, tombant à genoux sur le sol froid et dur de la salle. Zejaléa fit volte-face avec légèreté, sans comprendre la raison de sa chute et esquissa un pas en sa direction, avant de se figer lorsqu'elle entendit ses paroles jetées par le spleen incommensurable qui hantait Sèmil.
Il hurla. Il semblait si proche d'éclater en sanglots que Zejaléa aurait voulu le serrer dans ses bras pour l'apaiser.
Savait-il qui était la Terre ? Il se releva avec un élan de désespoir. Une question resta en suspens dans l'esprit de la guérisseuse "Avec Flinn ?" Mais elle dût la laisser de côté, car déjà Sèmil continuait son monologue lancinant.
Il chancela, il croyait tellement en eux et si peu en lui-même !
Des cris déchirants. Sèmil ne put se contenir plus longtemps et éclata en sanglots avant de s’effondrer à nouveau sur le sol métallique. Son regard se fit lointain, avant qu'il recommence à s'époumoner, cette fois à l'attention de Lifaen au propos de Madeleine... La guérisseuse se souvenait d'elle. Elle avait toujours été gentille, bien que distante avec la jeune apprentie, mais Zejaléa savait qu'elle était l'élue du cœur de Sèmil. Par les regards échangés entre Sèmil et Madeleine. Par les connivences qu'ils échangeaient par le biais de leurs émotions réciproques. Elle se souvenait. Mais elle ne voulait pas entendre Sèmil le dire ainsi, maintenant, comme une dernière volonté.

Il riait à présent. Un rire nerveux et accablé, qui n'avait rien de commun avec la joie. La jeune fille serra les dents, comme engourdie par le triste spectacle qui se déroulait devant ses yeux impuissants. Puis Sèmil se tourna vers elle et les mots qu'il lui dit résonnèrent comme le tonnerre, tandis que les éclairs de la tempête la foudroyaient sur place.

Sèmil lui avait dit. Il n'y avait aucune autre manière de le comprendre. Il formulait l'impensable... Il disait... Qu'elle était... Le choc fut puissant, et la submergea plus que ce qu'elle n'aurait pu jamais imaginer. Elle devait le formuler dans son esprit, elle devait avoir le courage de le faire, elle... Sèmil pensait... croyait... qu'elle était... la Terre. Abasourdie et choquée par la formulation si directe d'une telle possibilité, elle put à peine entendre la suite de son ultime complainte.

La seule chose qui parvint à ses oreilles fut son silence soudain. Trop soudain. Elle se tourna brusquement vers Sèmil et vit alors l'impossible en train de se produire. La Lune s'était silencieusement approchée de leur groupe, passant presque inaperçue suite aux cris de Sèmil. Elle avait saisi l'apprenti par la gorge de l'une de ses fines mains, elle dont le halo éclairait leurs tristes visages stupéfaits. Elle tuait Sèmil. Ses longs doigts l'étranglaient, le privant de son air vital, les privant de leur meneur. Et personne ne bougeait. Car ils ne pouvaient pas bouger.
Zejaléa, horrifiée, laissa une plainte à peine audible sortir de ses lèvres entrouvertes et croisa le regard de la Lune. Et alors elle sût. Elle comprit que ce qu'elle avait ressenti lorsqu'elle soutenait Sèmil était plus qu'un pressentiment. C'était une malédiction. Un maléfice noir lancé par l'Empereur. Une larme solitaire coula lentement sur la joue de Zejaléa. Elle savait qu'il n'y avait pas d'autre solution. Un râle d'agonie chemina de la gorge du Doyen, dont le corps se parsemait de soubresauts. Puis, plus rien. Sèmil n'était plus.
La déesse desserra son étreinte mortelle et embrassa les apprentis du regard. Puis ce dernier se posa à nouveau sur Zejaléa. Et elle sourit. Non pas d'un sourire creux, mais l'un de ceux qui emplissent les yeux de gratitude et le cœur de bonheur. Un sourire sobre, de retrouvailles après un long temps passé loin de l'autre, qui avait semblé être une éternité.


Et la Lumière fut.


Sèmil, dans sa dernière folie, avait vu juste.


Elle tomba à genoux.

Ce fut une révélation soudaine, impétueuse, violente qui la faucha comme le blé mûr des champs d'automne. Zejaléa sentit un frisson incontrôlable glisser sous chaque parcelle de sa peau alors qu'elle peinait à comprendre ce qu'il se passait, l'intensité de cette vérité était simplement trop forte à supporter, ce ne pouvait être, ce ne serait être... Dans la confusion la plus totale, il lui semblait qu'elle sombrait peu dans une longue agonie conduisant à la folie pure. C'était faux, impossible, inconcevable, insensé. Elle avait pensé à plusieurs de ses compagnons, presque à tous pour être la Terre, mais n'avait pu imaginer que ce serait elle que le Destin aurait choisi pour être l'Entité Mère qu'elle se trouvait représenter. Tout d'abord Eileen pour sa douceur, sa bonté et sa joie de vivre naturelle. Arl répondait également bien aux critères, en particulier au vu de son lien profond avec Moon. Ezraël et sa fougue bouillonnante, Eldän et sa distance mystérieuse, Friman et sa clairvoyance en dépit de sa cécité, Lifaen et son contrôle parfait de lui-même... Zejaléa avait inconsciemment, et presque méthodiquement recherché dans ses compagnons ce qui pourrait faire de chacun d'entre eux le calice hors du commun d'une déesse moribonde... Même Sèmil, et surtout lui en dépit de tous ses doutes, aurait pu être un parfait candidat au rôle, lui qui était si dévoué et qui maintenait le groupe à bout de bras depuis le début. Une petite dizaine de jours, et pourtant une éternité s'était écoulée en si peu de temps. Ils avaient tous grandi et vieilli, gagné en maturité plus que durant leurs calmes années passées. Que le temps était malicieux de se jouer ainsi d'eux ! Qu'il avait été cruel de leur infliger chaque minute de souffrance, de leur égrainer chaque seconde de chagrin péniblement endurée lorsqu'ils étaient restés hébétés, béants et vides, pleurant sur la fin de leurs maitres et sur celle de Genghis. Les souvenirs remontaient à la surface de sa mémoire, elle qui s'était promis de les enterrer. Des larmes embrumèrent ses yeux sans qu'elle ne puisse lutter et elle ferma ses paupières pour contenir le flot salé qui ruisselait dans ses orbites. Ils étaient morts pour elle ! Un sanglot la secoua brièvement, suivi d'autres de plus en plus rapprochés et elle laissa échapper un triste gémissement guttural d'entre ses lèvres desséchées. Mais elle ne pouvait se permettre de faiblir maintenant. Elle ne disposait pas de ce luxe, surtout que son effondrement pouvait passer aux yeux des autres apprentis comme de la faiblesse suite à la perte de Sèmil, qui bien qu'étant compréhensible, n'en resterait pas moins de la faiblesse. Les autres n'avaient pas besoin d'une seconde chute, pas maintenant, et ce quelle qu'en soit la raison.
Zejaléa puisa alors au plus profond de sa volonté pour refréner ses sanglots, calmer ses pensées tourbillonnant avec ardeur dans son crâne et se redresser. La tête basse, comme après un marathon éreintant, elle écouta. Et elle observa.

La Lune avait fait disparaitre la dépouille de Sèmil, certainement pour les mettre plus en confiance, mais elle ne devait pas avoir conscience à quel point étrangler l'un de leurs amis pour ensuite effacer toute trace de lui dans la salle était décalé et à quel point cela pourrait choquer les huma... Et voilà qu'elle se pensait déjà différente d'eux ! Quel idiote était-elle ! Elle ne valait pas mieux qu'un autre de ces vaillants cœurs à peine sortis de l'enfance pourtant ; sans compter que la perte de Sèmil l'avait également affectée, mais elle n'avait tout simplement pas encore pu réaliser, elle se refusait à l'idée qu'il soit tombé ainsi... Mort comme les nourrissons que les soldats de l'Empereur noyaient dans les rivières. La mort avait frappé avec tant de vitesse qu'aucun d'entre eux ne devait encore savoir ce qu'il s'était déroulé sous leurs yeux, au vu de leurs visages sur lesquels la surprise était flagrante. Puis l'Astre divin se modifia subtilement, et les chaises ainsi qu'une table composée du même métal aux reflets enchanteurs que le sol émergea du sol. Il y avait un siège pour chacun d'entre eux. Pas un de plus. Genghis et Sèmil ne faisaient plus partie des leurs à présent, songea Zejaléa la gorge serrée par le constat amer fait suite à un anodin nombre de places... La Lune leur fit alors signe de s'asseoir, et ils s'installèrent tous avec fluidité, comme commandés par une force supérieure les dépassant. Car après tout, ce n'est pas tous les jours que l'on partage la table de celui qui avait occis votre meneur devant vos yeux de sang-froid. La Dame de la Nuit prit le siège en bout de table pour que chacun puisse l'apercevoir, et elle établit un rapide contact visuel avec la guérisseuse. "Viens, siège à mes côtés, trône près de moi." murmurait son regard embrasé et pourtant si froid. Zejaléa ne put ni ne voulut s'absoudre à l'ordre, et alla donc au plus près de la Lune, prenant la chaise de sa gauche.
Une fois tous les apprentis installés, la Lune prit la parole.

Zejaléa écouta passivement. Elle savait pour le monstre en Sèmil, elle l'avait vu le consumant. Elle ne pouvait rien faire d'autre qu'espérer que le pouvoir de la Lune serait assez puissant pour qu'il revienne parmi eux...
La suite la surprit davantage, à commencer par révélation sur l'Arbre de la Citadelle. "Ainsi c'était donc mon frère", pensa-t-elle, émue, en songeant à tous les instants volés aux temps passés à somnoler entre ses racines, adossée à son tronc. Savoir que l'Empereur était un être totalement inconnu et surpuissant était autrement plus inquiétant. Comment le vaincre s'il avait déjà fait tomber les dieux par le passé ? Si une infime part de lui était présent en chacun d'entre eux ? Les autres monstres engendrés par leur univers, ils pourraient certainement les contrer. Ce ne serait pas aisé bien entendu, mais la mission de vaincre les ténèbres et ses rejetons lui semblait bien plus accessible que d'évincer un pouvoir surpuissant et inconnu dont ils ne pouvaient même pas appréhender l'envergure. Un doute s'insinua dans son esprit, répandant des graines d'incertitude en elle... La jeune apprentie devrait bien vite parler à la Lune.

Tentant de chasser ces sombres pensées sans grand succès, elle laissa son attention vagabonder, écoutant à la fois attentivement, et se détachant de la réalité pour rejoindre Sèmil... Ç’avait été si rapide, si brusque... Elle aurait pu prier pour qu'il revienne parmi eux, mais prier qui ? Même la divinité lunaire ne pouvait leur garantir son retour, et si elle-même était réellement une déesse, ce serait un bien cruel tour du Destin que de devoir exaucer ses propres souhaits.
"Les meilleurs ne sont pas ceux qui partent en premier, mais ceux qui partent en premier et qui reviennent après", souffla sa voix intérieure. Il ne pouvait en être autrement. Sèmil devait revenir.
La seule bonne nouvelle de la tirade de la déesse fut qu'ils pourraient compter sur l'aide, bien que frêle, des Elfes. Dorénavant, ils n'étaient plus tous seuls.

Enfin, la divinité se redressa, et chacun fit de même. C'était fini. Des ombres emplies de bonté s'aventuraient à leurs côtés. Fins, décharnés et moribonds, les Elfes de la Lune s'approchèrent et leur offrirent leurs services pour les mener à leurs appartements situés dans les entrailles de la Lune, où ils seraient enfin en sécurité et où ils pourraient se reposer...

Ces squelettes les regardaient avec douceur. Une larme serpenta dans le sillage déjà tracé par les précédentes des moments passés. C'étaient ses enfants qu'elle voyait là ! Ceux-là même qui avaient le plus souffert parmi les siens. Sans qu'elle ne sache comment, elle renouait naturellement avec ses instincts maternels autrefois disparus... Elle prit la main que la créature émaciée qui s'était approchée d'elle lui tendait, et le regard de Zejaléa rencontra alors celui de l'Elfe déchu. Ce dernier fut happé par l'océan des yeux de la Terre, qui l'engloutissaient et lui rendaient la vie et l'espoir. Et il sourit. Une infime seconde s'était déroulée, mais ces moments resteraient à jamais gravés dans sa mémoire. Le moment où il s'était fait serviteur de la Terre.
Zejaléa ressentit également cet instant, bien que de façon très différente ; elle sentait une force colossale et antique, assoupie depuis trop longtemps s'affairer en elle, et remonter successivement à la surface, au rythme de ses battements de cœur. Comme le ressac qui se joue des noyés, des flux de puissance arrivaient en elle par à-coups et refluaient sans qu'elle en aie un réel contrôle. La jeune apprentie ne pouvait que s'efforcer de les réfréner, mais sans savoir quelle en était la cause exacte, elle ne pourrait comprendre le mécanisme qui les alimentait. Était-ce le lieu imprégné d'énergie des époques immémoriales ? Ou bien serait-ce plutôt sa récente prise de conscience ? Zejaléa ne le savait point et, sentant sa tempête interne s'apaiser, elle préféra laisser la question de côté. Elle avait plus important à faire pour le moment.

Alors que l'elfe la conduisait vers ses quartiers, elle sombra dans une forme de léthargie. Elle sentait quelque chose monter en elle. Et ouvrant les portes de sa conscience, Zejaléa se découvrit à nouveau.
Certaines réminiscences de vies inutiles qu'elle vécut, errant sans but, revenaient à elle. Elle s'était incarnée tant de fois ! Marchand du sud, paysan du nord, homme ou femme, soldat, noble ou même garde du Palais royal, en six mille ans, la Terre avait parcouru l'ensemble de son corps superficiel exerçant nombre de professions et décédant comme tout un chacun. Mais toutes ses vies, excepté peut-être celles où elle succombait à une épidémie insalubre avant d'avoir l'âge de parler, avaient été hantées par les mêmes questions récurrentes et tenaces. Qui était-elle ? Comment ramener le Soleil en Andore ? Où trouver de l'aide ?
Car voilà, dans aucune de ses incarnations elle ne s'était égarée de sa mission première, de son instinct profond, et la déesse qui vivait en elle l'avait toujours amenée à vouloir le retour du Soleil. Toujours. Mais était-elle réellement celle qui sauverait Andore ? Non, cela ils le seraient tous, les sauveurs d'Andore. La question était plutôt était-elle vraiment celle qui devait faire renaître Andore, et des contrées plus lointaines ? Serait-elle réellement capable de se ressusciter une fois le moment venu ?
Entre ses paupières mi-closes, à la fois d'épuisement et de la transe qui l'avait happée, elle percevait vaguement son environnement proche. Les autres apprentis qui descendaient les marches de l'escalier, précédés de quelques elfes qui ouvraient la voie et s'effacèrent devant eux pour retourner auprès de leur peuple, découvrant une large antichambre dont les tons colorés rappelaient les feuilles d'automne. Les couleurs chatoyantes des fresques murales ravissaient leurs yeux, mais Zejaléa ne pouvait savourer la beauté à laquelle tous accordèrent un instant tant elle était à bout de forces. Elle ne put tenir une seconde de plus, et s'effondra de fatigue. Dans sa chute, la seule chose qu'elle sentit fut que quelqu'un la rattrapait avant qu'elle ne tombe à même le sol, et qui l'emmenait à l'une des chambres aménagées à leur intention. Celui ou celle qui la soutenait lui laissa son épaule pour s'appuyer jusqu'au lit moelleux, et la laissa étendue dessus avant de sortir, en fermant au passage la porte, pour rejoindre les autres moins fatigués et moins faibles qu'elle ne l'était...
Le lit était trop propre et trop confortable. Aveuglée par le soudain fardeau du sommeil, Zejaléa n'eut que la force de se laisser glisser sur le tapis, à terre, et de se replier en chien de fusil avant de sombrer presque immédiatement dans les limbes bienvenues du repos que son enveloppe charnelle réclamait...
21-05-2013 à 22:43:04
Zejaléa se réveilla en sursaut. C'était probablement le milieu de la "nuit", si tant est que l'on puisse parler de nuit sur la Lune, et sans Soleil... Elle se sentait encore épuisée, mais elle avait recouvré la vue et le mal de crâne qui lui saccageait les tempes s'était évanoui. Elle se leva, chancela à peine et se dévêtit promptement pour se glisser dans le baquet d'eau chaude, mais qui était désormais tiède, que l'on avait laissé à sa disposition. Le contact du liquide aqueux la fit frissonner, mais elle continua son immersion, jusqu'à se retrouver à l'étroit sous la surface perturbée par les remous, tentant par tous les moyens de ne pas faire dépasser la moindre parcelle de son corps, jusqu'à ce que ses poumons ne supportent plus d'être privés d'oxygène. Alors, elle émergea, crevant l'immobilité précaire qui s'était formée au-dessus d'elle pour respirer à nouveau. La guérisseuse ne resta pas longtemps dans l'eau, et sortit promptement avant de se frotter vigoureusement de la serviette moelleuse laissée à sa disposition. Elle épargna tout de même ses récentes blessures de ce contact rude, et se contenta de les essuyer le plus précautionneusement possible. Néanmoins, et en dépit de tous ses efforts, quelques tâches de sang clair se mêlèrent à l'eau et vinrent se loger sur le tissu épongeant alors que Zejaléa ressentait à nouveau des élancements au niveau de la hanche, là où une dague l'avait effleurée sur le champ de bataille. Elle hocha les épaules avec indifférence, tant de vies s'étaient évanouies durant ce charnier, et tellement de sang avait coulé depuis lors ! Quelques gouttes ne feraient pas grande différence pour elle, au contraire de Lifaen... D'ailleurs, l'apprentie devait apporter à la Panthère sa dose sans tarder, étant donné que les siennes avaient dû considérablement baisser. Cette estafilade étant déjà mal cicatrisée, autant s'en servir, lui dictait son esprit pratique.

S'extirpant de ses pensées et de la serviette d'un même geste, Zejaléa s'avança vers ses vêtements de voyage et fronça le nez en sentant l'odeur de poussière, de sang et de transpiration qui émanait d'eux. "Je les laverais demain, à la première occasion", se promit-elle. De sa poche, elle tira un flacon, un poignard, et sa pierre de Feu avant d'aller s'installer sur son lit. La guérisseuse alluma sans difficulté aucune une petite flamme orangée qui courut à la surface de sa Pierre et dans laquelle Zejaléa fit tremper l’extrémité de la courte lame puis, serrant les dents, elle approcha le fil tranchant du poignard de sa hanche et rouvrit d'un mouvement précis la blessure, sans pousser aucun cri de douleur. D'un geste rendu habile par l'habitude, elle appuya la fiole contre son flanc d'une main experte et recueillit le fluide vital dans le flacon sans en gaspiller une goutte. Puis, lorsque ce dernier fut aux trois quarts plein, elle appuya à la lisière de sa chair superficiellement mise à vif et le filet de liquide sanguin cessa peu à peu, se tarissant jusqu'à laisser la blessure délicatement rosée propre, et la fiole pleine. Satisfaite, Zejaléa se vêtit des habits de nuit assortis à la robe de chambre blanche au toucher soyeux laissés à sa disposition par leurs hôtes pour cacher sa nudité. Il ne faisait pas froid, et elle ne pouvait dormir. Aussi, elle décida d'aller à la recherche de la porte de Lifaen pour lui remettre le précieux liquide avant que ce dernier ne soit à court de réserves... Elle ne voulait voir mourir personne de plus.

La jeune fille ouvrit sa porte et se glissa furtivement dans l'antichambre, désormais calme et déserte. Elle ne savait quelle entrée menait à la chambre de l'assassin, et elle aurait bien laissé le flacon en ce lieu paisible si le contenu n'était pas si... particulier. Par chance, les Elfes, qui avaient apparemment attribué des chambres à chacun d'entre eux, avaient également inscrit leurs noms sur l'avant des portes. Seules deux restaient exemptes de propriétaires ; en conséquence, leur panneau était vierge. C'était certainement la raison pour laquelle l'apprenti qui l'avait emportée dans sa chambre plus tôt n'avait pas eu d'hésitation. Zejaléa ne s'interrogea pas outre-mesure sur leurs places attribuées et tenta d'ouvrir la chambre de Lifaen. La porte laissa entendre un cliquetis discret avant de s’entrouvrir. Cela signifiait que Lifaen était réveillé, il aurait probablement fermé à clé dans le cas échant pour de s'accorder le luxe du repos. Zejaléa avait raison. Elle le retrouva en train de prendre soin de ses armes, toujours prêt à bondir. Il lui lança un regard glacial, semi-interrogateur, semi-agacé d'être dérangé ainsi. Soutenant ses prunelles, elle prit brièvement la parole.
"Bonsoir Lifaen. Je t'apporte de quoi soulager tes crises. Passe une bonne nuit."
Il ne répondit pas, mais son regard se radoucit légèrement. Zejaléa lui accorda un petit hochement de tête avant de se retourner et de refermer derrière elle.
"Quand on dit que les hommes exploitent le sang de la terre !" songea-t-elle, non sans un sourire sarcastique en se dirigeant à nouveau en direction de sa chambre.

Elle avait remarqué un détail intéressant en entrant chez Lifaen, qui expliquait maintenant l'attribution des pièces. En effet, il se trouvait dans un cadre avec lequel il faisait corps, qui lui convenait tout en étant radicalement différent de celui de Zejaléa. Elle frissonna. Leurs hôtes étaient tellement attentionnés que c'en était surréaliste, presque inquiétant. Mais certainement les avaient-ils observé de leur promontoire astral, en attendant leur venue... Et la Lune était parmi eux, une déesse comme ceux auxquels les légendes accordent l'omniscience, donc pourquoi cela devrait-il tant la surprendre après tout ?
Parvenue à son lit, Zejaléa lui octroya un regard, qui à lui seul appuya ses théories sur le pouvoir de la Lune. Car une note se trouvait disposée sur son oreiller. Cette dernière disait : "Vous êtes attendue devant les escaliers. Prenez tout le loisir de vous reposer auparavant."

La phrase, écrite d'une main un peu tremblante, n'était pas signée. Mais la jeune fille n'avait aucun doute quant à l’initiative qui l'avait posée sur papier. Zejaléa n'avait pas sommeil. Plus maintenant. Elle laissa le bout de papier choir sur son édredon et s'en fut en direction de l'escalier, fermant au passage la porte. L'antichambre était toujours aussi calme lorsqu'elle la traversa, tel un animal placide et millénaire qui attendait avec la patience la fin des histoires éphémères qui ne l'atteignaient pas. Arrivée au seuil de l'escalier, elle distingua une silhouette qui se tourna vers elle avec vivacité. L'Elfe. Celui-là même qui l'avait précédemment menée en ces lieux était venu la chercher. Il disposait, à l'instar de ses frères, d'une peau laiteuse soulignant ses traits émaciés, rehaussés par des cheveux d'un roux pâle et des iris flamboyantes, qui rougeoyèrent à la vue de Zejaléa. L'émotion se peignit dans ses yeux, et elle sut que devant elle se tenait l'auteur du message. La créature s'inclina légèrement et énonça avec clarté et déférence deux mots.

"Votre grandeur."

Ce n'était pas une question, mais plutôt un constat. L'Elfe redressa son buste et lui tendit encore une fois la main, comme il l'avait fait auparavant. Sans l'ombre d'une hésitation, l'apprentie la prit et ils remontèrent les escaliers côte à côte, complices dans le silence qui les entourait de ses ailes noires. Bien que les marches étaient nombreuses, Zejaléa ne ressentit pas la moindre fatigue. Elle était comme anesthésiée par cette étrange atmosphère qui flottait, impalpable dans l'air. La poigne tiède et ferme de l'Elfe la guidait, rassurante, à travers l'obscurité qui maculait les lieux. Après un certain temps, ils arrivèrent à la salle où la Lune leur était apparue pour la première fois. L'Elfe lui indiqua alors une petite porte qu'elle n'aurait pas remarqué tant elle se fondait bien dans le décor. Il lui semblait pourtant qu'il n'y avait pas d'autre issue lorsqu'elle s'était retrouvée pour la première fois dans ce vaste hall avec ses compagnons... Mais peut-être qu'il n'y en avait effectivement pas à cet instant, étant donné que la propriétaire des lieux avait à l'évidence le pouvoir de modifier l'architecture de la pièce à sa guise. Et alors qu'elle s'avançait vers l'endroit désigné, l'Elfe lui lâcha la main et fit volte-face.

"Non... Reste, s'il te plaît ! dit Zejaéla avec quelque peu d'inquiétude.
- Je ne peux pas. Je dois rejoindre les miens, et ne suis pas autorisé outre mesure à vous accompagner plus loin." Répondit l'Elfe avec embarras. Il se mit en marche.
"Attends ! Quel est ton nom ? s'enquit-elle alors, voulant savoir qui elle devait remercier de l'avoir escortée.
- Mon nom n'a guère d'importance. C'est le votre qui en a." Répliqua l'Elfe.
Puis il disparut d'un pas léger dans la nuit.

Laissée seule, la jeune fille n'avait d'autre choix que d'aller de l'avant. Zejaléa inspira profondément et actionna la poignée, le cœur battant à tout rompre. Un petit couloir lui apparut, éclairé d'une lumière bleutée dont la provenance était indéfinissable. L'apprentie le traversa promptement et se retrouva finalement dans une petite pièce circulaire qui ressemblait à une chambre, au vu du lit confortable, des draps argentés assortis au tapis, aux rideaux et au paysage que ces derniers encadraient. Là, face au verre de la vitre, contemplant sa propre surface, se trouvait la Lune. Elle ne bougea pas lorsque Zejaléa entra dans la salle, bien que parfaitement consciente de sa présence.
La jeune fille comprit alors que c'était à elle que revenait le lourd fardeau de commencer. Elle courba légèrement la nuque, puis redressa la tête et se mit à parler, tentant de choisir ses mots avec soin, ne sachant pas comment s'y prendre pour faire une phrase acceptable en ces circonstances si atypiques. Comment s'adressait-on à une déesse ? Elle n'en avait pas la moindre idée, aussi, elle préféra employer le langage le plus déférent possible, sans pour autant tomber dans l'excès d'artifices. La guérisseuse inspira profondément et osa exprimer ses doutes les plus obscurs qui l'avaient trouvée lors du discours de la Lune.

"Vous avez demandé à me voir, Dame... Majesté ? murmura Zejaléa, quelque peu mal à l'aise, mais guère surprise de se retrouver appelée en ces lieux.
- Oui, viens donc" répondit la Lune sans se retourner, encore sous l'apparence de Lucie. Même de dos, elle était éclatante. Zejaléa reprit.

"Votre Altesse, je... j'ai ressenti quelque chose d'étrange lors de notre arrivée, mais je ne veux en aucun cas vous donner un espoir qui serait vain, et je crains de ne pas être celle que vous attendiez... Car vous me voyez, je ne suis qu'une simple humaine éphémère, et..." La suite de ses paroles s'étrangla dans sa gorge serrée par l’appréhension. D'une certaine façon, elle voulait encore y croire. Mais au plus profond d'elle, Zejaléa savait qu'elle mentait, et qu'elle avait finalement trouvé qui elle était vraiment, après six mille ans d'errances. Pourtant, si tous les autres s'étaient trompés ? Si la Lune s'était fourvoyée ? Le doute, aussi imperceptible qu'il fut rongeait encore ses pensées et elle devait savoir une bonne fois pour toutes, ou elle y perdrait la raison.

La déesse indiqua à la jeune apprentie de fermer la porte, et une fois que cela fut fait, elle pivota avec grâce sur elle-même. Ses cheveux étincelaient autour de son visage, la coiffant d'un halo lumineux réconfortant, rehaussé par l'intensité de ses prunelles sombres, et malgré tout plus ardentes que les feux des batailles. Le regard profond plongea dans les entrailles de Zejaléa, qui les sentit remuer et se tordre en elle, comme prises de folie alors qu'une douleur brûlante les torturait. L'apprentie serra les dents et resta immobile, endurant la rage qui mugissait en elle, acceptant son châtiment infâme. Sa tête lui tournait, l'afflux incessant de signaux nociceptifs envoyés par son corps s'accentua, elle ne voyait plus rien. Seul le Feu restait. Et la Glace. Puis encore le Feu. Déluges contradictoires de violence qui aurait dû depuis longtemps venir à bout de ses derniers remparts. Mais elle restait stoïque, ne bronchant pas une seule fois, attendant avec calme la mort qui avait cueilli Sèmil quelques heures auparavant.
Les yeux dans ceux de la déesse.
Et soudain, tout cessa. Son énergie revint en elle tandis que ses yeux redécouvraient le monde après des vies de souffrance. La Lune était encore en face d'elle. Un léger sourire s'esquissa sur ses lèvres parfaites. Elle avait les yeux humides lorsqu'elle s'exprima enfin.

"Mon enfant, ne crains pas ta nature. Je sais qu'il est ardu pour toi de te figurer la Mère de tout ces humains aux côtés desquels tu as grandi ; je sais que tu ne peux accepter si facilement, sans rechigner, que de si grandes responsabilités reposent sur les frêles épaules de ce corps dans lequel les ignominies de l'Empereur t'ont piégée. Je sais combien il peut te paraître dément, qu'après tout ce temps à errer, la faveur des compagnons qui t'entourent t'offre pour la première fois depuis six mille interminables années, la chance de te réaliser, de redevenir celle que tu fus, et que tu es destinée à redevenir. Mais ainsi en est-il, tu es cette Mère dont tu voulais retrouver le père flamboyant, tu es la Terre. Tu es ma fille."
Elle garda le silence, un instant. Quelque chose qui se rapprochait de l'émoi se manifesta sur son visage, puis :
"J'aimerai te serrer dans mes bras. Jamais je ne l'ai pu, quand nous étions toute deux faites de roches, entités créatrices formant un univers, mais vouées à ne jamais s'approcher, formant un équilibre, qui s'il était rompu, marquerait la fin de toute chose. J'ai vu, durant d’innombrables siècles, s'aimer tout tes enfants, je les ai vu se fondre l'un en l'autre, mourir de chagrin, et vivre de la passion qu'ils se vouaient mutuellement. J'ai vu des guerres menées au nom de l'amour, que seules empêchèrent les sages Elfes, médiateurs innés que tu eus la prévenance de faire naître en le sein de tes précieux fils de la Forêt... J'ai vu des mères bercer de doux poupons, qu'auréolaient encore l'innocence et la beauté d'une paix totale, et j'ai vu ces mères les élever, les prendre entre le foyer ineffable de leurs bras, et plus que tout, voir ces tendresses échangées, voir ces voluptés maternelles, ces douceurs que la chair palpitante offrait à tant de créatures, aux vies pourtant si brèves, quand moi je devais passer l'éternité à te veiller de loin, voir cela, m'a fait envier l'existence de tes propres enfants. J'ai désiré, naguère déjà, posséder un corps contre lequel je pourrais te serrer, posséder des lèvres pour baiser ton front, avoir pour moi des mains qui puissent te caresser... J'ai désiré, plus que tout, être une mère à l'image de celles que tu avais créé, toi, ma fille."
Un sourire triste para ses lèvres, que toute lueur quitta l'espace de quelques secondes affolées. Elles semblèrent bien nues, ainsi déshabillées de toute lumière, et de pierre lunaire, plutôt que de véritable chair.
"Ton œuvre surpassa de loin la mienne, et m'apporta autant de réjouissances à moi, qu'à toi... Mais également, mille motifs de souffrir de ma condition de déesse, de Lune."
"Aujourd'hui cependant, j'ai, tant bien que mal, imparfaitement, sans réussir à faire preuve du même talent que celui qui t'as échu, modelé un corps qui puisse me servir de calice. Il n'est que pierre, poussières et glace, je n'ai pu faire mieux qu'un golem, je n'ai pu me vêtir de peau, je n'ai pu m'irriguer de sang... Cette illusion qui entoure la triste créature à laquelle j'ai donné naissance, ce corps misérable et froid, est cependant la seule, l'unique enveloppe que je puis revêtir pour t'approcher physiquement. En premier lieu, voici ce qui me poussa donc à requérir ta présence, ma fille...
Je voudrais que... Si tu l'acceptais, que nous fassions de même, malgré tout. Que nous nous offrions l'une à l'autre dans une étreinte."

Zejaléa resta muette. Une telle requête... On la sentait puissante et lointaine. Cette demande avait traversé les temps et était restée enfouie dans le cœur blessé de sa porteuse pour enfin renaître sur ses lèvres ce soir... Les yeux de la Lune luisaient à présent d'une douce chaleur qui attirait inexorablement Zejaléa, de ce même attrait qu'elle avait ressenti lorsqu'elle fendait les cieux auparavant pour enfin revenir auprès d'elle. Auprès de la mère de la Terre. Auprès de sa mère.
Alors les deux entités se rapprochèrent l'une de l'autre. Et s'enlacèrent.

Et ce fut le Chaos.

Le refus. La Lumière. Puis les Souvenirs. Et la Douleur. Elle ne se souvenait plus très bien de ces moments si lointains qu'ils semblaient appartenir aux premiers éons et de ces vapes de brouillard, elle ne distinguait plus que le visage de ses divins parents. Esprit enfant, dans le sein de sa Mère Séléné qui la veillait chaque nuit et qui continuait encore et toujours dans son éternel rôle de gardienne protectrice de chaque instant, remède à chacun de ses cauchemars. Vint le souvenir de son Père, le si puissant et conquérant Astre du Jour. Elle se souvenait du jour, des rayons de lumière intense courant sur sa peau. Sa peau... Elle avait été créée comme tout le reste de son corps par la fusion de ses deux parents, durant l'instant unique dans l'Univers où le jour et la nuit avaient fusionné créant une infinité de couleurs et de nuances. Elle se souvenait de sa naissance dans un lieu calme et reclus de l'infini où s'était déroulé son enfance. Elle avait été une petite planète souriante, façonnée par l'équilibre que lui avait procuré ses géniteurs entre le froid universel et leur amour réconfortant. Elle avait eu quelques compagnons de jeux, certains taciturnes, d'autres joyeux. Elle se souvenait même de son premier béguin pour Neptune le lointain ! Puis peu à peu, ils s'étaient séparés et avaient rejoint leurs rangs attitrés. Elle serait Celle qui donnerait la Vie, et après quelques unicellulaires hasardeux durant son adolescence, elle maîtrisa finalement son art à la perfection, unique maîtresse en la matière de modeler les chairs et de leur insuffler cette étincelle insaisissable qui leur permettait de se mouvoir en adéquation avec leur enveloppe charnelle, et les formes de vie se multipliaient alors d'innombrables façons à sa surface.

Mais cet âge d'or avait été brisé, révolu, anéanti dans l'espace de quelques instants. Zejaléa frissonna. Elle se souvenait de la Douleur du Mal qui s'introduisait en elle. Les viols dont elle avait été victime qui la souillaient encore, elle, ou plus exactement son corps originel gangrené par les ténèbres. Il ne lui appartenait plus... Et ce depuis six mille ans.

D'autres souvenirs enfouis au plus profond de son âme refirent surface, ne lui laissant aucun répit.
Alors que ses contrées l'attendaient, qu'elle prenait peu à peu conscience de l'étendue de son royaume. De son corps.
En même temps, comment avait-elle pu ne pas y songer alors qu'à la réflexion, tout indiquait qu'elle serait l’actrice de ce rôle ? Et maintenant qu'elle avait été désignée, il ne lui restait plus qu'à effectuer une prestation la à hauteur des attentes de ses critiques... Son amour sans limite pour les créatures vivantes ainsi que le lien particulier qu'elle entretenait avec elles, sa dévotion infaillible à leur quête, ses mondes imaginaires qui étaient en réalité des fragments de sa mémoire d'antan, et même sa détermination à tuer ceux qui gangrénaient sa peau de leurs corps putréfiés par la souillure impériale... Mais ces indices ténus n'auraient pu la conduire à voir et à accepter la vérité si elle n'était venue ici. Pour la simple raison que maintenant, leur quête avait un nom et un visage. Son visage. C'était trop violent, trop précis, trop soudain. Son monde de jeune adolescente timide s'était écroulé. Elle ne verrait jamais le Soleil, du moins, jamais comme elle l'avait imaginé, sous sa forme humaine. C'était dur.

Que lui restait-il maintenant ? Déjà plus calme, elle fit le tour de ses pouvoirs affaiblis par des millénaires d'inconscience et surtout, réduits presque à néant par le Mal. Elle ne disposait plus de l'ubiquité sur sa peau, qui n'était par ailleurs plus qu'une écorce vide arrachée à un arbre déraciné pour le moment. L'omniscience lui avait été également ravie, si bien qu'elle ne connaissait presque rien de plus que des connaissances à échelle humaine sur les créatures qui couraient autrefois à sa surface. Elle ne serait pas capable non plus de créer de nouvelles espèces comme elle aimait tant le faire auparavant, ni même d'élargir la ramification en plusieurs sous-espèces. Quelle impuissance ne d'être qu'une Déesse déchue ! Pourtant... Elle sentait que certains pouvoirs de base lui étaient restés, mais qu'elle ne pourrait s'en servir que très peu à cause de l'omniprésence du Mal en elle, ainsi que de la faiblesse du corps qu'elle habitait actuellement... Pourtant, elle s'y était attachée à cette fragile coquille dans laquelle elle avait passé quelques années et dont elle avait forgé la contenance, qu'elle avait remodelé à sa guise pour s'y sentir comme chez elle. Il semblait à l'entité éthérée qu'elle ne savait plus dans quel ensemble se maintenir, prise entre deux feux, mais par dessus tout, enfin pleinement vivante et consciente de qui elle était réellement.
Elle était la Légende.

Créature binaire à la fois Divine et humaine, à la fois Terre et Zejaléa.


Zejaléa avala une goulée d'air avec autant de précipitation qu'un noyé miraculeusement revenu à la vie. Le flot intolérable de la Divinité qui coulait en elle l'avait laissée pantelante, gisant sur le rivage et encore ballottée par le ressac comme une branche polie de bois mort malmenée par les vagues aurait pu l'être.
Sa mère l'enlaçait toujours. Et pour la première fois depuis six mille ans, la Terre pleura.
21-05-2013 à 22:50:29
Prisonnier d'un élan, son cœur battait trop vite.
Dans son affolement, il semblait un oiseau plein de fougue étouffé par l'étreinte d'une cage. Les barreaux qui le cernaient vibraient de ses coups puissants et rapides. Ils dansaient doucement, ébranlés par l'impétueux moineau qui leur hurlait son désir de liberté ; la prison menaçait de crouler, tremblant jusqu'en ses tréfonds de l'acharnement dont elle était la victime. L'oiseau chancelait près du vide de la liberté, oscillant à la faveur d'une ruée au bord d'un monde aussi vaste que ses rêves. Quand les barreaux le repoussaient, vibrants et gémissants, il était tout près d'un espace immense qui ne demandait qu'à l'engloutir. Chaque fois, il avait l'impression, une seconde avant de se heurter aux limites de sa cage, de pouvoir se jeter hors de la prison et d'embrasser le vide en s'épanouissant franchement.
Puis, il se recroquevillait, perdant de la hauteur, retenu par un élastique. Quelque chose claquait. Soudain, son cœur retombait et se fanait au fond de sa poitrine, incapable de la quitter, inapte à en percer la chair pâle... On le voyait minuscule et ratatiné, essoufflé... Alors même que soudain, il s'élançait à nouveau, aussi fortement que la fois qui venait de précéder son flétrissement, retournant s'éclater contre les os qui le cernaient dans une battement furieux.
Malgré tous ses efforts, il avait le souffle court et la gorge serrée. Il sentait ses yeux écarquillés, savait ses lèvres pincées. Seule son inquiétude transparaissait ; la joie en était même voilée. Il n'y avait que son cœur pour l'exprimer... Quoique son rythme avait quelque parenté avec le pouls de l'affolement, somme toute.
Jamais il ne s'était sentit aussi vivant. Ou pas depuis trop longtemps.
Cela faisait des années qu'il errait dans la salle, explorant les souvenirs de la Terre. Il n'avait jamais connu ce monde ensoleillé duquel se languissaient ses parents ; lui était l'un des rares à être né sur la Lune, et y avoir grandis. Pour pallier à ce manque, plutôt que de subir la léthargie que leur offrait la déesse aimante, il avait choisis de rester éveillé presque chaque jour de son existence. Parfois, il s'était sentit abandonné en vaguant seul entre les arches, tandis que son peuple dormait, avachis dans un demi-sommeil qui le privait de parole et de mouvement... Mais il ne voulait pas rejoindre les autres, qui rêvaient vainement en attendant la venue de la Terre. Alors, nonobstant les affres de sa solitude, il avait chassé les souvenirs chaleureux qui pulsaient sur le rythme de la Lune. Il s'en était nourris pendant des années, sustenté par ces beautés perdues que la déesse avait recueillies en son cœur douloureux. Au fil du temps, il avait établis des listes, s'était forgé des goûts particuliers pour certains souvenirs, partant à la recherche de ses préférés entre les arches argentés, dans l'espoir de vivre à nouveau sur terre par procuration.
Peut-être, s'il ne les avait pas eu pour faire de comparaisons, Uzziel n'aurait-il pas trouvé son propre univers si gris et triste. S'il n'avait connu que le métal tiède, les couleurs froides et les ombres épaisses de la Lune, un charme certain aurait-il pu habiter les lieux ? Avec les souvenirs somptueux de la Terre qui valsaient ente les arches, impossible de se laisser aller à penser que ce monde-là était plaisant. Le contraste était trop prononcé, trop violent. Il ne devait pas appartenir aux obscurités glacées de la Lune, il était fils de la Terre, enfant des saisons qui faisaient la ronde, des eaux fredonnantes, des cieux ensoleillés, le gamin tendre et ardent qui goûtaient aux délices des sensations... Ces salles grises, bien que s’embarrassant d'une illusion de chaleur, étaient austères et ternes. Foyer des ombres froides, qui ne devaient leur flamboyance passagère qu'à l'éclat spectrale d'un soleil simplement évoqué par des souvenirs. Même l'airain et le bronze semblaient glauques, sans les feux convoqués par la mémoire du cœur pour les habiller de reflets rutilants.
Uzziel se languissait toujours des visions du monde souterrain. Il aimait voir les incendies liquides serpenter entre les arches, rouges, jaunes, oranges, d'une puissance tranquille, coulant à flots lents et paresseux dans l'obscurité bleue de la Lune, la perçant pour un temps avec leur propre lumière. C'était là ses souvenirs favoris. Il éprouvait pour eux une fascination particulière. Lave, magma, flammes... C'était cela que la vie. Bouillonnement, flots, violence ensorcelante et mirifique. La vie pulsait, battait, coulait, la vie crachait en tous sens, flamboyant de tous ses feux aux rousseurs exquises, insolites pour des yeux dont le regard ne parcourait que grisaille bleutée, argenté, à la tiédeur morbide d'un corps qui froidissait pour l'éternité.
Et ces images étaient les plus rares ; cela leur donnait quelque chose de plus mystérieux et précieux encore que les autres. Il y'avait un plaisir particulier à les découvrir, à les admirer. Elles étaient un trésor au milieu de somptuosités déjà enivrantes. La perle dans l'écrin à la douceur opulente, aux yeux d'Uzziel.
Alors, il hantait la grande salle... Et les autres. Il parcourait les tunnels, dévalait les escaliers, se pelotonnait dans les sous-sols en observant valser des beautés miniatures, insignifiantes survivances d'un monde antique et oublié. Des créatures minuscules, des gerbes timides d'écume, les roulades sempiternels de galets, le sable moiré, le ballet silencieux et restreint des fleurs les plus petites... Elles aussi avaient une saveur secrète qui les rendait unique. Personne ne pensait jamais à regarder ces souvenirs si petits, ces bulles au milieu des grandes tapisseries mouvantes, ces lueurs perdues entre des étoiles plus grandes. Étincelles éclipsées par des flammes, astres étouffés par des lumières auprès desquelles elles ne tenaient pas la mesure ; leur petitesse était touchante. D'autant que ces souvenirs-là étaient empreint de sérénité ou de force. Un haut sens se dégageait d'eux, comme si quelque mystère occulte dormait derrière les images dont ils étaient garants. Qu’ils soient d'apparence aussi insignifiante les revêtait à ses yeux d'une importance capitale, d'un intérêt au-delà de sa compréhension. Il fallait aller les chercher, tout comme les fleuves enflammés et les explosions de lave... Ce qui rendait leur découverte sujet à un émerveillement plus grand qu'une simple fascination pour un passé perdu.
Ses semblables cherchaient à éviter les souvenirs, à son contraire absolu. Ils en fuyaient la douloureuse mélancolie, eux qui avaient connu ce monde désormais impalpable. C'était en partie dans l'espoir de leur échapper, qu'ils avaient choisi de sombrer dans le sommeil artificiel que pouvait leur offrir la Lune. Uzziel voyait leur choix comme une lâcheté méprisable, une triste faiblesse. Ils auraient dût endurer la souffrance, l'éprouver pour mieux la dominer ensuite. Ils auraient dû se battre avec plus d'ardeur pour retrouver ce monde qu'ils pleuraient dans un trouble coma.
Tout comme lui comptait le faire.
Et, enfin, on lui offrait une chance de réaliser ce rêve.
Il avait été choisi pour apporter un message à la Terre. C'était lui qui l'avait conduit jusque dans le vestibule sous-terrain, presque par hasard ; presque, car il avait tenté de l'approcher dès le début. Il savait que cela lui donnerait plus de chances par la suite... Et il avait eu raison. On le renvoyait auprès d'elle, seul. Si on le faisait une fois, c'était que l'occasion se présenterait de nouveau. Il allait côtoyer régulièrement la Terre à présent. Enfin, son existence allait changer. La chasse aux souvenirs étaient révolus... Les jours et les nuits parmi lesquels il déambulait, silhouette fantomatique marchant au milieu d'une dance sulfureuse au regard, laisseraient place au monde vaste et sans frontières d'où venaient tous ces souvenirs. Certes, il serait plein d'ombres, il serait gris et poussiéreux, craquelé, agonisant et froid... Mais il y'aurait de la terre sous ses pieds. Il y'aurait des arbres, aussi rachitiques, dénudés et peu nombreux soient-ils. Il y'aurait de l'eau, il y'aurait du miel. Il y'aurait d'autres humains, d'autres animaux ; il y'aurait une multitude de sceptres aperçu dans une valse, enfin devenu tangibles, enfin à portée d'une caresse. Ce serait merveilleux.
Il allait marcher sur terre, et la Lune serait un disque au-dessus de lui, veillant de loin, non plus un ventre creux et tiède dans lequel il vivait comme un ver se nourrissant des restes digérés d'une autre créature. Pour la première fois, il se dresserait vraiment sur ses deux jambes, il cesserait de ramper en cherchant des ombres qui lui riaient au nez. Il allait devenir quelqu'un. Il allait partir à l'aventure. Une liberté grisante céderait place à cet univers fermé et maussade dans lequel il avait vu le jour ; pour peu que jour il y'ait eu, ne serais-ce qu'une seule heure de son existence de ténèbres, d'acier et de souvenirs évanescents.
Bien sûr, ce ne serait pas une promenade de santé ni même une visite faîte pour le plaisir, Uzziel le savait, mais il était obsédé par l'idée de quitter la Lune depuis des années déjà. Que ce fut pour participer à une quête dont dépendaient la triade divine et la Vie en générale, ne faisait qu'ajouter à son excitation à la perspective de laisser derrière lui les salles grises et froides. Il se consumait de joie en imaginant les étoiles ; jamais il n'en avait aperçu la moindre lueur. On ne pouvait pas sortir à la surface, sur le corps de la déesse, et le ciel se bornait au plafond lointain. C'était pire encore que le ciel d'Andore : sur terre, ils avaient pour illuminer leurs étendues célestes la multitude lumineuse des astres, et le globe argenté de la Lune. Ici, seules des ombres les surplombaient. Uzziel avait tenté d'y échapper en grimpant les volées de marches de chaque tour creuse, mais il n'avait trouvé toujours qu'un ultime pallier, donnant sur une pièce vide et glaciale attendant d'être meublée. S'enfoncer dans les entrailles de l'astre lunaire en espérant en traverser toute l'épaisseur avait été vain également. Ses expéditions s'étaient bien entendues révélées infructueuses. En haut comme en bas, tout finissait dans l'acier, le silence et les souvenirs traînants, qui flottaient avec indolence loin des regards, roulaient par terre en sphères solidifiées qu'un contact faisait exploser en gerbes parfumées. Uzziel n'avait jamais été totalement déçu malgré ces nouveaux cul-de-sac : il y'avait toujours des merveilles étranges à découvrir dans les profondeurs de la Lune. Des souvenirs sortit de la danse, égarés, ayant pris une forme tangible précaire, de vieilles tapisseries venus d'on ne savait où, et parfois même... Des pièces fermées.
La Lune semblait avoir des secrets pour ses hôtes. Certaines salles leur étaient interdites d'accès, hors d'atteinte de leurs pas. Quels secrets y dormaient ? Uzziel en avait rêvé, se nourrissant des spéculations qu'il tirait de leur cloisonnage comme de ses espoirs de quitter le giron lunaire. A ce jour, son esprit y avait fait surgir des créatures ensommeillées recueillies elles aussi par la déesse, des forêts entières préservées en secret dans les entrailles sélénites, des cimetières dissimulés aux regards impromptus, en les tréfonds desquelles étaient gardés les corps d'enfants mort-nés de la Lune... Il s'état imaginé mille histoires qui débutaient dans ces pièces. Toute commençaient ainsi : << Et si la porte n'avait pas été fermée ? >> Et si il n'y avait pas eu de porte du tout ? La Lune aurait pu en cacher les contours, rendant véritablement inaccessibles ces pièces mystérieuses... Pourquoi choisir de les garder visibles ? Pourquoi choisir d'esquisser ce mystère en éveillant un désir de découverte chez celui qui en verrait la matière ? Quelles angoisses derrière la porte, quelles horreurs ? Quels souvenirs douloureux, ou quelles beautés secrètes ? A toutes ces questions, il fallait une réponse... Tant bien que mal, il en avait trouvé.
Uzziel avait eu plus qu'une éternité pour cela. Plus de temps que ces vaines interrogations en méritaient. Désormais, il ne pourrait plus en consacrer le moindre. C'en était fini des vagabondages qui suivaient la danse des souvenirs. Terminé les errances au travers des boyaux froids de la Lune. Oubliées ces heures écoulées dans l'obscurité, à fixer sur la mémoire du Cœur des yeux ébahis. Tout cela ne serait plus maintenant. Il n'avait plus le besoin de ces trompes-l ‘ennuie pitoyables... Ils appartenaient à l'enfance. Une enfance trop longue à son goût, bien que prolifique et emplit de merveilles cueillies dans les ténèbres ; il était adulte pour de longs jours à partir de maintenant. Les joies qu'il irait chercher trembleraient dans la lumière du soleil, plutôt que de se terrer dans l'obscurité tamisée des entrailles rocheuses d'un astre salutaire.
Il allait quitter la Lune. Ce soir, un premier pas l'en éloignait de l'austérité généreusement offerte.
Silencieux comme une ombre, le pied aussi léger qu'un murmure, il se glissa prestement dans les ténèbres bleues. Il les parcourut comme dans un frémissement, onde fugace et muette courant vers une infinité occulte se cachant au-delà du regard. Ses larges enjambées le menèrent au travers de la grande salle, entre les arches grises et cuivrées que le Cœur habillait de reflets aqueux. Avec fluidité, il en traversa l'immensité troublée d'une danse frénétique ; s'y invita un instant, plongeant dans l'onde fraîche des souvenirs qui se consumaient dans une carole endiablée. Sa peau s'enroula dans les picotements singuliers qui entouraient les visions en mouvement, frémissant de plaisir sous la caresse d'une mémoire aux apparences encore vives. Ils le suivirent encore quelques secondes, alors qu'il laissait derrière lui la vaste route d'acier, ruban argenté qui brillait avec la pâleur d'une aube entre les arches gigantesques. Un sourire flotta sur ses lèvres, aussi fantomatique sa chevelure rousse aux volutes bouclées incertaines. Auréolé de cette flamboyance spectrale, le visage animé par le plissement imperceptible de ses lèvres fines, Uzziel se coula dans la structure creuse, un bras tendu pour que la porte glisse avant qu'il ne l'ait touché. Il s'effaça dans un mouvement aussi ondoyant que fascinant, juste à temps pour qu'il puisse continuer sans chemin sans s'arrêter un seul instant.
Ce fut sans reprendre de souffle qu'il entama la descente de l'escalier.
Dans son esprit tournait l'image de la Terre, frêle créature nacrée à la chevelure d'ébène, dont la noirceur avait quelque chose du limon fertile, du terreau capiteux et humide. De ses yeux, aussi limpides qu'une ondée bienfaitrice, la pureté céruléenne de ces disques jumeaux entachée seulement du puits hypnotique de ses pupilles rondes, douces ouvertures vers une âme gigantesque. Il avait entrevu, l'espace d'un instant vite soufflé, la grandeur de ce qui dormait dans cette coquille fragile d'apparence humaine. La beauté glorieuse de cet être splendide et créateur l'avait touché jusqu'au fond de son âme. Jamais plus beau spectacle ne s'était offert à lui que celui de son regard ; il était plus vivant, plus profond et plus chargé de sens, de vérité, que tous les souvenirs dansants que contenaient le Cœur... Par quelle magie une Déesse froide et calculatrice telle que la Lune avait-elle put donner naissance à une pareille merveille ? La Terre était fantastique. Sa magnificence se passait de mots, il l'avait entrevu d'un seul regard, et déjà elle l'avait subjuguée. Quelque chose de plus grand et de plus beau que le pouvoir brut et le jugement implacable de la Lune habitait la Terre. Il n'aurait su dire quoi, ni d'où pareille splendeur pouvait venir, mais cela faisait de la déesse en fuite un être grandiose, exceptionnel. La chaleur que la divinité piégée exhalait lui venait-elle de son père ? Étais-ce le soleil qu'il fallait remercier pour cette ardeur bouleversante qui n'avait nul autre pareil ? Aux yeux d'Uzziel, sans peut être même s'en rendre compte, la Terre rayonnait de mille feux. Elle flamboyait, s'illuminant pour peu que son regard ne croise le sien, soudain entourée d'une aura chaleureuse, irrésistible, qui la faisait reine et mère de toutes les choses vivantes. Être gratifié d'une once d'attention de sa part lui semblait un insigne honneur... Et pourtant, malgré tous ces sentiments, il se sentait étrangement fort en face d'elle. Non pas d'une force dominatrice, mais plutôt, au contraire, d'une puissance protectrice destinée à la préserver des innombrables maux qui la tourmenteraient. Il était à la fois fils, amant et père. Il était à la fois dévoué, enivré et comme investi d'une mission hautement importante. Amoureux, sensuel et tendre. Pour elle, il était tout. Il était les multiples facettes d'un seul être, les possibilités sentimentales de trois états différents qui la plaçaient en symbole. Elle était la féminité incarnée, elle était fertilité, plaisir et fierté, beauté, force et délicatesse... Et lui la servait.
Devant cette illumination, il se souvint lui avoir adressé un sourire. S'il avait eu assez de sang dans les veines pour cela, Uzziel en aurait rougit.
Les marches défilaient sous ses pas, rectangles bleus qui s'entassaient au-dessus de sa tête pour former un escalier vertigineux. Plus jeune, il s'était émerveillé de la hauteur des tours creuses qui s'élevaient entre certaines arches. Il se tordait le cou pour voir le flou lumineux et lointain qui marquait un pallier ultime, dont le terme débouchait, dans ses rêves, à la surface du corps lunaire... Désormais, c'était le carré écarlate vers lequel plongeaient les marches qui l'obsédait. Son cœur battait encore plus vite, et il semblait devoir s'envoler à chaque pas qui le menait plus près de la Terre. Sa grande carcasse osseuse avait presque l'air d'osciller éternellement vers l'avant, tant il dévalait rapidement l'escalier dont l'acier luisant tamisait l'air noir. Dans cette obscurité trouble, sa descente semblait une chute libre.
Quand il posa le pied sur le tapis rouge de l'antichambre, son immobilité soudaine aurait pu être prêté à la finalité de cette chute apparente ; un écrasement fatal. Il cessa de bouger au pied des marches, dressé de toute sa hauteur blafarde. Dans la lumière cru qui se déversait du globe flottant de la pièce, il semblait grotesque. Les ombres cachaient le balancement de ses bras et la maigreur de ses traits ; dépouillé de leur habit oppressant, il redevenait une créature étique et pâle à la grâce caricaturée. Il inspira profondément, dans une tension convergente morbide de sa chair blanche, puis relâcha son souffle dans un frémissement douloureux à voir. Quelques secondes passèrent, sans que la Terre n'apparaisse. Inexplicablement, il en ressentit une bouffée d'impatience qui le fit s’avancer plus en avant dans l'antichambre, avec la même fluidité qu'auparavant... Mais ses mouvements désarticulés paraissaient une éternelle perdition de ses membres grêles, prêts à se détacher d'un moment à l'autre à la faveur d'un geste trop ample. Il fila prestement dans la salle, nerveux, pour en faire le tour une fois, puis deux, comme un lion en cage... Et colla l'oreille contre la porte qui donnait sur la chambre de la Terre, rongé par l'excitation et la curiosité. Il n'entendit rien. En poussant sur son acuité, écartelant ses sens pour que son ouï deviennent douloureusement puissante, il ne perçut rien de plus. Inquiet, il s'empressa d'entrer, pour ne trouver qu'une chambre vide. Les deux pièces qui la constituaient semblaient désertes. La Terre s'était-elle sentit dans le besoin de visiter le ventre de sa mère ? Si oui, il se serait tant excité pour bien peu de choses... Et foucade alors, que l'emportement de son cœur.
Déçu, Uzziel se mordit la lèvre inférieure. Ses traits n'en parurent que plus exsangues.
Il sortit d'une poche de ses longues et amples chausses blanches un papier, ainsi qu'un rayon noir d'ardoise, fin comme un os d'oiseau. Il s'était dit que même s'il ne la trouvait pas, il pourrait laisser un message à la Terre... Pour être sûr que tous ses espoirs n'étaient pas vains, et que ce pas vers un destin plus aventureux n'était pas qu'une illusion ayant pour réalité du surplace frustrant. Il avait bien fait, même si le papier et la graphique étaient rares ; puisque ceux qu'il avait tirés de réserves dataient de plusieurs décennies, depuis la dernière expédition, soutenue par la Lune, des adultes en Andore. Il écrivit cependant avec maladresse, peu habitué à cet exercice, et porta le bout de feuille jaunis à son cœur avec ferveur. Un instant, il le garda tout près de sa peau palpitante... Puis Uzziel le posa sur l'oreiller, et sortit discrètement.
A peine commença-t-il à fermer la porte qu'un clapotis léger le fit tiquer. Il se figea, le cœur battant ; puis sourit fugacement, se traitant d'imbécile. Un petit gloussement argentin lui échappa, qu'il étouffa en même temps que la porte s'alignait avec le mur avec un doux bruit feutré. Quel idiot il faisait ! La Terre n'était pas partit, elle ne faisait se laver ! Et lui, qui avait tout de suite pensé être venu pour rien... Quoique, tout de même, se laver à une heure pareille était plus qu'étrange. Il aurait dût la surprendre éveillée-la Lune y veillerait, lui avait-on dis- et prête à le suivre, mais visiblement elle avait ressenti le besoin de se décrasser avant. Peut-être sa mère l'avait-elle déjà prévenue, dans un murmure télépathique, qu'on viendrait la chercher ? Ou pas, justement. La déesse s'était sûrement contentée de l'éveiller... Et sa fille, égarée, avait trouvé à faire en se plongeant dans un bain, pour quelque raison que ce fût.
Uzziel retourna se poster dans l'ombre tamisée au pied de l'escalier. Il sentit revenir l'excitation.
Le moment allait venir. Il était tout proche. Tout près de son premier pas vers la liberté.
Deux minutes passèrent. Peut-être plus. Ou moins. L'imagination d'Uzziel laissa filer le temps pour le transformer en songeries aux accents d'éternités. Il tenta d'esquisser ses aventures à venir, emplit d'espoir, de crainte et d'impatience. Ses rêveries se succédaient, anciennes et nouvelles, l'emportant vers un futur possible exaltant plein de dangers et de beautés... Il s'en farcit le crâne jusqu'à ce qu'un petit bruit feutré l'arrache à ses vagabondages oniriques.
Une porte s'ouvrit. Uzziel se redressa, s'étant laissé aller à l'affaissement. Il observa une jeune femme se glisser dans l'antichambre, et reconnu de suite la Terre. Ses longs cheveux noirs dansèrent dans la lumière ambrée. Éclaboussé d'or éthéré par le globe flottant, sa chevelure se para de reflets ondoyants. Ils coulèrent somptueusement dans l'encre de cette toison fluide et bruine quand elle se mit en mouvement. Uzziel l'observa, fasciné. Elle était splendide. Et elle venait tout droit vers lui...
Pour virer dans un coin. Et ouvrir une porte. L'elfe resta pantois. Que faisait-elle donc ? N'avait-elle pas lu son message ? Ne comptait-elle pas venir ? Peut-être allait-elle chercher du réconfort en la compagnie d'un de ses amis... En plissant les yeux, il put lire le nom inscrit sur la plaque de la porte.
"Lifaen"
Était-ce de ce Lifaen dont la Terre était le plus proche ? Peut-être s'était-elle éprise de lui... Après tout, une part d'humanité la constituait désormais, après tous ces siècles à se réincarner.
Pourtant, elle ressortit bien vite de la chambre, pour retourner dans la sienne d'un pas indolent. Uzziel comprit qu'elle préférait dormir ce soir-là, et il tenta de réfréner sa déception. Un instant, il hésita à l'approcher quand même ; il resta figé au pied de l'escalier, tendu vers l'antichambre, le visage dans la lumière et le corps dans l'ombre. Ses yeux brillaient, étoiles fiévreuses à l'éclat stellaire dont la flamboyance dévorait ses traits émaciés. Il les garda fixé quelques secondes sur la porte où était inscrit le nom de la Terre. Puis quelque chose retomba en lui, et il se résolut. Un peu voûté, il tourna les talons. Il s'avança sur la première marche, levant les yeux vers les hauteurs lointaines, baignées d'une lumière bleue argentée. Il se revit, enfant, couché sur une marche à s'imaginer grimpant jusqu'au plafond pour percer la roche et l'acier, accédant enfin aux étoiles éternelles... Cela au moins, il ne pouvait pas le perdre.
Uzziel entama son ascension, berçant contre son cœur l'espoir de revenir la nuit prochaine, et de trouver une Terre énergique prête à le suivre jusqu'à sa divine mère... Quand soudain, le froufroutement soyeux de pieds glissants sur le tapis se fit entendre. Il se retourna, déjà posté dix marches au-dessus de l'antichambre. Son regard tomba dans celui de la Terre ; il eut l'impression de plonger dans un lac. D'être une pierre qu'on jetait dans l'onde claire d'une eau profonde mais pourtant limpide. De sombrer dans des flots clairs et chauds, baigné de lumière... Et de renaître, une fois, cent fois, mille fois ; de renaître bourgeon et de s'épanouir en corolle, de renaître oiseau et de voler en faisant pleuvoir une coquille légère dans les airs à ses premiers battements d'ailes paresseux. Il devint la pluie qui courrait dans les sillons du monde, abreuvait les terres sèches et mouillait la verdure opulente des forêts et de prairies. Il devint le lapin, le renard ; le cerf et le loup. On aboya sa naissance dans la meute, on caressa son crâne duveteux d'un museau humide... Il était le monde. Il était la Terre, qui vivait au travers de la chair partagée de tous ses enfants. Il était son œuvre splendide et grandiose, il était ses créatures innombrables, car en étant déesse, elle devenait la multitude de sa progéniture palpitante.
C'était une grandeur de toute beauté. Une complexité sans arcane faîte de souffles et de sang. C'était la Vie. Et devant lui s'en tenait la source... Devant lui se tenait la déesse incarnée, la mère de toute chose vivante, la grande créatrice qui les avait modelée de son propre corps bouillonnant. L'intensité de ce qui était contenu dans ce frêle corps, la force créatrice qui vibrait, prisonnière de cette porcelaine charnelle, le frappa de plein fouet pour le plonger dans une émotion insondable. Il resta debout, les yeux brillants, écarquillé. Leur luminescence pâle et argenté s'accentua, éclipsant le tremblement de ses lèvres et ses joues creusé. Tout son visage semblait occulter par la lumière, et sa chevelure rousse, nuée cuivrée et figée, enveloppait l'étoile qu'il était devenu de flammes élevées dans un dernier soupir. Il avala cinq marches d'un seul pas, de ses longues jambes osseuses, et s'inclina face à la déesse en réprimant un sourire d'absolu ravissement.
Il se sentait l'oiseau serein qui perce l'écume nuageuse du ciel. Il était étoile filante. Il était comète de feu et de poudre scintillante qui courrait l'espace vide. Il était bonheur. Il était sourire.


-Votre Grandeur.
Comment faisait-il pour rester calme ? Quel miracle l'empêchait d'éclater de rire et d'enlacer la déesse charnelle entre ses bras pour lui verser des larmes de joie dans le creux du cou ? Sa voix argentine n'était pas entachée d'un soupçon de trémolo. Pure et haute, claire et douce, son élévation se fit dans l'air comme celle d'un papillon quittant les pétales d'une fleur. En fermant les yeux, on aurait vu ses mots prendre forme, s'enrober de matière onirique pour devenir des anges minuscules et bigarrés aux ailes de soie lumineuse. Ils s'envolèrent, puis se mêlèrent en entrelacs au-dessus d'eux, étranglant les échos qui étaient nés sans qu'on ne leur en ait donné le crédit.
Il lui tendit un main ferme, le bras exposé en pleine lumière, penché vers elle de toute la longueur de son interminable dos aux vertèbres saillantes. Sa peau était aussi blafarde que celle d'un poisson mort, et ses doigts semblaient sans fins. Ils se prolongeaient encore, par des ongles nacrés qui semblaient presque des griffes. Elle saisit pourtant sa main sans rechigner, avec une confiance qui confinait à l'intimité. L'atmosphère parut se réchauffer ; Uzziel se sentit aussi léger qu'une plume, la petite paume chaude de Zejaléa confinée dans la sienne, tiède et large. Il lui laissa le temps de gravir les cinq marches qui les séparaient, puis commença l'ascension.
Sans qu'il sache comment, elle rendit le lourd et froid silence lunaire aussi doux qu'une chanson. Le bruit de leur pas suffisait à l'enchanter. Cela, et... La sensation de plus être seul. Et d'être aimé. Sans raison. D'être aimé simplement parce-qu’ il existait. Uzziel n'avait jamais ressenti pareille tendresse, et il n'eut pas besoin de chercher pour trouver la cause de son apaisement.
Elle ne s'en rendait sûrement pas compte, mais la Terre dégageait une incroyable aura. Peu devaient la capter, et pourtant... Elle était là. Presque palpable à un Elfe, presque sensible au touché. Lui pouvait la sentir flotter autour d'eux, les envelopper, caressante, pénétrante et chaude. Ses sens exacerbés, et l'intimité du lien que son peuple partageait avec la Terre lui permettaient de se gorger de cette tendresse comme d'un air parfumé et profond, imprégné de chaleur, d'odeurs mirifiques, plein de caresses fantomatiques... Un air presque nuageux, épais, mais agréable à respirer. Avec lui, le monde changeait pour devenir une grande chambre ouaté, un nid douillet et rassurant qui réconfortait tous ses sens... La Lune ne semblait plus si glaciale, si vide et silencieuse. C'était un foyer réconfortant désormais, alors qu'il avait été si longtemps un enfer d'exil l'éloignant d'un autre enfer, terrien, plus vaste et plus dangereux. Vu sous ce jour, les entrailles sélénites devenaient un bel endroit où vivre... Et ses désirs aventureux tournaient court.
En prenant conscience qu'il perdait toute envie de quitter le giron lunaire, Uzziel se sentit tout à coup mal à l'aise. Il n'était plus si certain d'apprécier la paix que dégageait la Terre. Certes, la sensation était agréable, mais... Elle lui faisait aussi accepter son sort sans plus se poser de question, dans un total abandon de tous ses espoirs et ses rêves. Devait-il être heureux au prix de ces deniers ? Tracer une croix sur un destin rêvé avec application lui semblait une chose horrible. Impensable. Peut-être n'étais-ce là que l'œuvre d'un entêtement puéril, mais il ne voulait pas laisser ces songeries ardentes qui l'avaient tant nourri derrière lui. Le bonheur ne valait pas cette perte.
A mi-chemin, Uzziel perdit son entrain. Il tenta de résister à l'aura d'apaisement lénifiante qui flottait autour de la déesse, et le monde redevint aussi froid et obscure qu’auparavant. A ses côtés, la Terre irradiait toujours de chaleur, d'amour et de bonté, mais Uzziel s'y rendait insensible pour échapper au besoin de paix que lui insufflait inconsciemment la déesse. Coupé de cette source de joie ineffable, il ne voyait de nouveau plus le moindre attrait à ce glacial univers lunaire. C'était tout aussi bien ainsi.
Dans silence plus lourd qu'une étoile mourante, il la mena jusqu'au pallier qui s'ouvrait sur la grande salle. Elle n'en parut pas offusquée, ni même dérangée ; Uzziel s'en attrista stupidement. Il avait l'impression qu'elle aurait dût tout savoir de lui, et le consoler. Pour compenser le manque de paroles rassurantes, il serra la main qui reposait dans la sienne plus fort. Elle était aussi chaude qu'un bout de charbon dans une cheminée. En comparaison de cette paume brûlante, l'air était froid... Ce n'était pas agréable, mais Uzziel trouvait cette froideur ambiante plus en accord avec les tons bleus dans lesquels ils baignaient. Et rassurante, d'une certaine manière. Au moins y était-il coutumier... Après tout, nonobstant son âme éprise de liberté, la Lune restait le seul foyer qu'il eut connut de son existence. Il n'était pas le meilleur dont on puisse rêver, mais c'était le sien. Un rien d'affection l'y attachait malgré tout. Insuffisant pour le retenir, mais assez fort pour insuffler au moins un peu de nostalgie au fond de son cœur à l'idée de le quitter.
Ils entrèrent dans la grande salle accompagnés du seul bruit de leurs pas. Un vaste souvenir les frôla, dansant devant leurs yeux dans un ondoiement d'une magistrale beauté. Il figura des fonds marins illuminés par des méduses dérivantes, puis une forêt s'abattit sur lui, et l'océan devint un désert doré où s'élevait une tour de pierre, haute et aveugle... Ses pierres noires buvaient la lumière, aussi sombres que des caillots de sang. Elles semblaient faîtes de ténèbres pures, tant leur noirceur tranchait sur l'or flamboyant du sable.
Alors même qu'il aurait dû continuer à valser, le souvenir resta immobile, entouré de visions qui crépitaient et tombaient en cendres éphémères. Uzziel en fut bouche-bée. Il regarda plus attentivement l'édifice ténébreux, scrutant une singularité, et...

... Et en haut de la tour, il y'avait un obélisque. Et au centre de cet obélisque, un creux aux bords déchiquetés, qui laissait voir le à travers le vide qu'il créait au milieu de la pierre. Et des marches montaient jusqu'à ce creux, taillées dans l'obsidienne ; des marches polies et brillantes, qui jetaient des reflets argentés vers le terrible trou. Le creux. Et ce creux était comme un moule, comme une...


La vision fut emportée par un tourbillon de neige. Des Auraftines guillerets esquissés par des flocons blancs se mirent à danser face à eux. Uzziel frissonna, accentuant l'étroitesse de sa paume avec celle de la Terre. Il se tourna vers elle, s'attendant à la voir les yeux aussi écarquillés que les siens. Elle était tournée vers les arches, contemplant la salle. N'ayant rien vu. N'ayant en rien tremblée. Il resta ébahis, désemparé. Avait-il rêvé ? Qu'était donc cette vision ? Ce souvenir... Quelque chose clochait. Mais quoi ? Quel était donc le problème ? Plus que son immobilité passagère, plus que sa persistance tenace... Quelque chose d'horrifique et de grandiose, qui lui avait soulevé le cœur pendant un instant. Un détail dérangeant d'une grandeur effrayante, révulsante, repoussante, terrible et tragique.
En voyant la Terre si calme, il prit la décision de se taire. De ne rien dire. De faire comme si de rien n'était, d'accomplir sa mission ce soir, sans demander plus, sans lui parler de son envie de partir avec elle et son groupe de la Lune trop petite, oppressante, enténébrée, nonobstant d'évidents efforts à rendre l'existence en son sein rocheux agréable. Il garderait ses rêves pour lui cette-fois-ci. Il lui parlerait à la faveur d'une autre rencontre... Après avoir élucidé ce mystère. Après avoir trouvé des réponses.
Car il sentait qu'il se le devait. Que d'une manière ou d'une autre, quelqu'un lui avait envoyé cette vision pour qu'il. Qu'il... Fasse quelque chose. Entreprenne une action.
C'était un signe. On lui disait clairement qu'il devait rejoindre la quête des apprentis. On lui disait qu'il aurait un rôle à jouer. Uzziel le savait. L'espérait tout du moins. Le désirait de tout son cœur, de toute son âme ; avec tant d'ardeur qu'il se sentit fiévreux.
Il fallait que ce soit un signe. Il fallait qu'on veuille le bouter hors de la Lune.
De nouveau excité, comme aux prémices de la soirée, il tendit avec empressement un doigt décharné vers la porte qui conduirait la déesse à sa mère. Surgit au fond de la salle, contre le mur où se dressait auparavant un trône, elle était presque invisible. Un rideau de souvenirs plein de feuilles et de cerfs tomba devant, en leur envoyant une bourrasque chargée de senteurs sylvestres au visage. Quand il disparut, la Terre se mit en marche. Uzziel resta en place, laissant sa main glisser hors de la sienne, et se tourna vivement vers l'obscurité, impatient de chasser le souvenir qui venait de le tétaniser. Alors qu'il allait s'élancer, une voix sonna dans le silence derrière lui.


-Non...
Un murmure, d'abord, presque une plainte.
Reste, s'il te plaît !
Murmure élevé, exclamation né du faible chuchotement.
Il fit volte-face, posant ses prunelles argentés sur la jeune fille fragile qui contenait le bouillonnement créateur d'une déesse. Elle semblait anxieuse, et son visage était crispé. Il avait beau la fixer dans les yeux, elle ne brillait pas... Son humanité avait repris le dessus. La divinité était de nouveau dominée par son aspect mortel, faillible. Uzziel trouva cela touchant. Il cessa de voir une mère, face à cette anxiété qui la mettait un peu nue.


-Je ne peux pas, s'excusa t'il. Je dois rejoindre les miens, et ne suis pas autorisé outre mesure à vous accompagner plus loin.
Personne ne lui avait dit clairement, mais Uzziel le savait. On ne voudrait pas de sa présence lors de cet entretien... Et il avait à faire, désormais. Avec un petit sourire d'excuse sur ses lèvres exsangues, -presque indiscernable, aussi tenu que pincé- il se tourna de nouveau les ombres, légèrement désespéré à l'idée de ne pas retrouver l'étrange souvenir.

-Attends ! L'interrompit-elle encore, le figeant sur le coup ; mais sans qu'il se retourne cette fois-ci. Quel est ton nom ?

-Mon nom... Il hésita pendant une demie-seconde... n'a guère d'importance.
"Uzziel.", se murmura t'il à lui-même.
C'est le vôtre qui en a. "Karpoforo, "Féconde" pour ceux savent. Votre véritable nom est une identité à lui tout seul, vote grandeur... Mais ce n'est pas à moi de dire ce genre de chose."
Il s'éclipsa sur cette réponse, se coulant dans les ombres dans un mouvement fluide. Ses longues jambes le menèrent rapidement loin de la Terre, le soustrayant à une demande de plus. Il prit garde à disparaître dans un coin obscure entre les arches, s'y plaquant en se mordant les lèvres. Il craignit d'avoir été impertinent. Cependant... Il n'avait pas voulu lui donner son nom ainsi. Ce n'était pas le bon moment. Cela devait se passer autrement. Dans une atmosphère plus gaie, quand ils auraient tout deux du temps.
Ce n'était peut-être qu'un caprice de sa part, mais il était trop tard pour revenir dessus. Haussant vaguement les épaules, il attendit encore quelques secondes, affinant son ouïe pour savoir quand la Terre aurait terminé sa traversée de la salle. Ses pas résonnèrent faiblement quelques secondes, puis, le silence retomba. Ici, il n'était ni froid, ni lourd ; les souvenirs l'embaumaient d'odeurs spectrales, et une légère chanson accompagnait ces senteurs dans leur ronde. Uzziel n'avait jamais réussi à déterminer s'il l'entendait vraiment, ou si, comme les souvenirs, elle n'était qu'une illusion. Elle semblait évoquer leur essence à toute, dans un seul murmure persistant qui se prolongeait en échos éternels que chaque seconde déformait en un son nouveau. La mélodie se renouvelait en même temps que les souvenirs dansaient.
Uzziel se glissa hors de sa cachette, jetant un coup d'œil à la porte qu'avait ouverte la Terre. Il n'y en avait plus aucune trace. Le jeune elfe eut un sourire amusé.
La Lune tenait visiblement à garder son entretient secret... Il s'en souviendrait. Bouche cousue, regard innocent. De toute manière, personne ne viendrait l'interroger. Sûrement resterait-il même un elfe anonyme pour tous les autres apprentis. L'affaire était réglée ; il pouvait commencer sa chasse. Un souvenir mystérieux l'avait nargué... Restait encore à lui trouver une signification.
Uzziel sortit de l'ombre, et retourna sur ses pas pour débuter la traque. Il se posta devant la porte, là où était apparu le souvenir.
Dans son dos, il y'eut un bruit léger. Il se retourna.
Un jeune homme lui faisait face. Uzziel le dévisagea, choqué. Quelqu'un les avait suivi ? Il recula.
Un instant, il resta en alerte. Peut-être n'était-ce pas réel ; quelle étrangeté que de voir quelqu'un ici, et surtout... Surtout accompagné d'une ombre étrange et bleue. Un fantôme. Ce ne pouvait-être qu'un souvenir. Un des spectres chéris de la Lune, un enfant mort qui errait dans les brumes mélancoliques du Cœur.
Il réussit presque à s'en convaincre, quand un morceau de ténèbres se détacha soudain de l'épaule du souvenir. Des pans entiers de la mémoire tombèrent d'une seule révérence pour saluer cet envol, myriades poudrées qui tournoyèrent au sol, miettes d'arc-en-ciel, avant de se traîner vers d'autres alcôves grises.
Un pépiement flûté résonna dans la salle, dressant ses oreilles pâles. Instinctivement, il leva le bras ; sa main osseuse, presque nue de vêture carnée, s'immobilisa dans l'air bleuté comme un cauchemar surgit des ombres. Trop fortement marquée de veines froides, de courbes osseuses visibles. Presque transparente, œuvre d'art horrifique, parcelle d'une peinture baroque qui l'avait faîte glauque.
Un oiseau se posa sur cette main d'outre-tombe, à laquelle pulsaient faiblement des veines aux tons de nuits estivales. De serres minuscules, un corps chaud dont la peau fine s'enluminait du fantastique dessin d'un ramage azuré, émaillé de moire, de touches neigeuses ; toutes les nuances perdues du bleu, froissées sur les ailes de la petite créature. Origami de velours fluide sur le corps chaud.
Son cœur battit à la chamade. Un oiseau. Dans le sein lunaire. Un oiseau. Vivant. Ardeur céruléenne peuplée de plumes soyeuses.
Le jeune homme prit la parole, brisant l'enchantement ; et au soin de sa voix, l'oiseau partit d'un chant très doux, léger et virevoltant, qui alluma des braises au fond des yeux d'Uzziel.
Jamais il ne s'était sentit plus vivant qu'en l'instant.
Ce soir, tous les possibles étaient beaux.
09-06-2013 à 23:29:01
Il était allongé sur le lit, la main posée sur son crâne. Posé sur sa poitrine, le geai bleu dormait, se soulevant et se rabaissant lentement sous le poids calme de sa respiration ; Arl aurait aimé trouvé le sommeil aussi facilement que son ami : il était éreinté, ses membres courbaturés lui pesaient. Il ne se rappelait même pas de la dernière fois qu'il avait ainsi pu se reposer dans un vrai lit, dans une chambre calme dont les pierres grises semblaient en faire un sanctuaire. Et puis pourtant, il ne pouvait pas s'endormir ; dans sa tête, le visage d'un mort le regardait en grimaçant.
Il ne parvenait pas à trouver d'explication aux évènements de la journée. Il s'était réveillé quelques heures avant les autres et était resté là, assis, à discuter avec Moon. Il n'avait même pas pris la peine de parler avec les autres apprentis, recroquevillé qu'il était dans son coin de la grotte. Et puis quelque chose était arrivé, comme un poids qui l'écrasait sur le sol ; il avait été soulevé dans les airs, paralysés par une force invisible, ses organes comprimés avaient été dispersés dans les airs. Il avait senti sa conscience qui s'éteignait et se rallumait frénétiquement, sans pouvoir rien y faire, piégé qu'il était dans cet univers illogique qui s'étendait désormais aux confins de sa perception. Et pourtant... Pourtant il ne se sentait pas mal. Il savait qu'il ne mourrait pas, les lumières de ses compagnons scintillaient encore à ses côtés, et l'Univers fondait sur lui, coulait comme une chute d'eau tiède et lavait ses doutes et ses douleurs.
Et puis il avait recouvert son intégrité, la chaleur de son propre corps que, l'espace d'un instant qui était l'éternité, il avait oubliée. Les bruits étouffés qui lui parvenaient semblaient l'agresser. Et puis il y eut un cri, une sorte de lamentation de haine qui s'était déchaîné, et les mots « Terre » et « Zéjaléa » associés dans une phrase qu'il crut d'abord absurde.
Il s'était passé des choses, ensuite. Des discours qui n'en finissaient pas, trop solennels et trop tristes. S'il allait mourir, il ne voulait pas rester là à subir ces plaintes qui se donnaient des airs de réunions ; et, alors que ses yeux vides prenaient l'air d'écouter la femme qui s'agitait vainement de l'autre côté de la table de pierre, il voyait dans le regard de Moon défiler les couloirs immenses et les salles magnifiques qui parsemaient la surface de l'astre ; des êtres grands et élancés, à la peau argentée, qui le dévisageaient alors qu'il les frolait, et, d'un air curieux, suivaient son vol bleu à travers les pierres grises.

Et maintenant, il était allongé là, la main posée sur son crâne. Posé sur sa poitrine, le geai bleu dormait, se soulevant et se rabaissant lentement sous le poids calme de sa respiration ; pourtant, quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas la mort de Sémil. La mort, il connaissait, il l'avait cotoyée pendant des années et vivait encore dans sa peur. Il avait mis sa confiance en Sémil, il la reprenait simplement à l'instant de sa mort ; mais il ne comprenait pas. Comment l'Empereur, l'être qui incarnait la noirceur de l'âme humaine, avait-il pu prendre ainsi le contrôle de l'un des leurs ? Etait-il déjà corrompu ? Alors pourquoi lui aurait-il infligé une souffrance telle alors qu'il arrivait dans l'un des bastions les plus sacrés de la lutte ?

Des bruits de pas feutrés retentirent derrière la porte, qu'il n'entendit pas mais qui résonnèrent dans la conscience du geai bleu. Sans bouger, le jeune homme attendit quelque instants, pensif. Il n'avait pas à réfléchir à qui pouvaient appartenir les pas, leur fréquence et leur intensité en avaient déjà informé l'oiseau. Zéjaléa. Il n'y avait pas cru au début, et pourtant il commençait à s'y résoudre. Sémil avait, dans un accès de démence, crié qu'elle était la Terre, et personne ne semblait l'avoir réellement cru. Sauf que ça n'allait pas : la démence prend des formes diverses, et on ne pouvait pas exclure une hallucination. Mais pourquoi pas ? Rien n'était venu infirmer ses propos.
Alors Arl était resté eveillé, en attendant l'indice qui lui donnerait la réponse à l'énigme. Derrière la porte de pierre, un talon sur le sol avait sonné comme l'explication d'un mystère trop longtemps ignoré.
Elle s'était déjà eloignée de sa chambre lorsqu'il en poussa le battant, légèrement, laissant sortir le geai à la poursuite de la jeune fille aux cheveux noirs. Puis, plus tard encore, il sortit lui-même de la forteresse de calme qu'il avait cru se constituer pendant une poignée d'heures.
Il ne savait pas à quoi il s'attendait alors qu'il marchait silencieusement dans les murs sourds de la cité sélène ; il ne pensait pas se donner de droits sur la jeune femme, mais, d'une manière qu'il ne pouvait s'expliquer, il se sentait trahi. Elle ? La Terre ? Elle que le geai avait désigné comme étant digne de confiance... Qu'en savait-il, au fond ? Derrière ces yeux si clairs qu'il les avait crus transparents, il y avait un autre être, quelqu'un, quelque chose, qui n'était ni totalement humain ni vraiment monstrueux ; quelque chose de puissant, quelque chose de divin, à qui il avait le devoir si simple de remettre sa vie.
Il ne guidait plus entièrement ses pas, laissant à ses muscles le soin de suivre le doux tintinabule de la conscience de ce qui avait été un oiseau, et les paysages défilaient au coin de ses yeux comme les chants d'une boîte à musique... Existait-il encore telle chose qu'une boîte à musique ? Existait-il encore, dans le monde de silence et d'angoisse qu'on leur avait imposé, quelque chose de si simple et beau, un cube de bois d'où s'échappait, comme libérée par l'émerveillement de l'enfant assis au milieu du salon déserté, l'air apaisant, tranquille, dont les notes accompagnaient le petit homme parmi les épreuves de la vie ?
Et qu'est-ce qui était le pire ? De savoir que plus jamais de telles boîtes n'existeraient ? Ou la perspective qu'il n'existait plus chose telle qu'un enfant innocent ?
En fait, c'était ça qui importait vraiment. Que valait sa confiance en Zéjaléa ? Il pouvait se tromper, il était humain ; mais peu importait en fait, ce qu'il pensait. Ils l'avaient tous acceptés longtemps auparavant, leur choix n'importait plus. Ils étaient les derniers instruments de ce qu'on appelait jadis "l'Humanité", car ce n'était pas seulement une race qui se reproduisait et produisait pour le plaisir d'un seul. C'était un peuple fier et bon, aussi lumineux que les princes des contes d'enfant. La réalité ne le gênait plus, désormais. Qu'importaient ses choix ?
Il se battrait pour laisser les enfants rêver, pour que des oiseaux volent, et qu'on puisse encore, le soir, entendre des mélodies sonner alors que les ombres s'allongent pour laisser place à une nuit qui serait réconfortante, étoilée, et que l'on s'étirerait sur le corps comme une couverture, un bouclier contre le monde et le bon sens.

Le monolithe qui servait de trône le rappela brutalement à son corps. Il s'arrêta un instant, reprit son souffle alors qu'il réalisait l'avoir perdu, puis balaya la salle du regard.
Il se tenait devant la seule issue, Moon ayant repris sa place sur son épaule. Il reconstitua ses esprits, lenteAment, puis comprit que quelque chose n'allait pas. La jeune femme aurait dû se trouver là. Cela n'avait aucun sens... Et pourtant, n'était-il pas celui qui venait de se convaincre qu'il n'accordait pas d'importance à ce qui pourrait en avoir un ?
Alors, près du trône de pierre, quelque chose bougea. Ce fut comme imperceptible, et si les frottements de l'air que percevait Moon ne l'affectaient pas tout autant, il n'aurait sans doute rien vu : aussi pâle que la pierre, presque gris à la lueur timide des lieux, se tenait un être, un elfe, si des créatures aussi dénaturées pouvaient encore prétendre à ce nom.
De la couleur du métal, ses yeux fixes semblèrent le traverser.
24-06-2013 à 15:20:35
Il avait commencé par rattrapé ses esprits. Alors, tout doucement, il avait distillé quelque chose dans ce cœur, quelque chose qu'il avait envie de voir en cet instant présent : l'espoir. (On allait finir par le prendre pour un jeune homme suintant de mièvrerie, une sale loque qui criait "Vous verrez, vous verrez ! Je vous l'avez dit : nous resterons dans la légende. Oui. Nous serons ceux qui auront ramené le Soleil.") Et alors, même s'il savait que peut-être... oui... peut-être il n'y avait rien ne percerait jamais les nuages, il espérait. De toute son âme tout de gris bariolée, de toute sa face de larmes tapissée, il espérait.
Et puis mince.
Le Soleil (Il avait souhaité employer le S, parce que le S, cette grande chose majuscule et sévère, avait un petit semblant de justice pour cette chose qu'il ne verrait jamais.). C'était ça. Ça serait pour lui la lumière qui réchaufferait sa peau, la conscience que quelque chose, peut-être, ravirait son cœur, le sentiment que quelque chose était faisable dans sa vie. Alors voilà.
Pendant trop longtemps, parce que cela s'était étiré en longueur, il était resté dans son coin. Il avait été là, à puer comme un chien sans maître. Pouah : il se faisait pitié. Mais il y avait songé. Il avait pesé le pour et le contre de son entreprise, il était parvenu à une grande conclusion. Grand idéal qu'il était, sale encenseur de choses empestant la mocheté. Il ne faisait pas tout cela pour les autres, pour Sèmil et pour lui, et pour l'autre là-bas, qui était mort pour un truc à tirer par les cheveux. Non, il faisait cela pour lui.
Terre-à-terre, illusionniste sans talents : il était cela et il s'en contentait désormais. Il était en paix avec lui-même.
Il faisait cela pour lui, il ferait tout ça pour vivre. Pour se lever et pour marcher.
Et en rien dans toutes ces bonnes intentions, dans cette masse étouffante de bonne volonté.

Il empestait.

Alors quelques jours, quelques sommeils et ça faisait du bien. L'énergie s'accumulait doucement, les autres n'en voyaient rien, n'en verraient jamais rien. Car aujourd'hui et maintenant, car tout le temps et après : il se lèverait, il marcherait, il transpercerait le monde à coups d'épées ; pour vaincre le monde, pour déchirer les mailles du tricots. Pour son bon vouloir et parce qu'il voulait le Soleil. Il percerait le nuage ce connard. Entends cet appel, gros machin plein de chaud : Frimain vient à lui, Frimain vient t'éventrer !
(Il voulait sentir la lumière lui chier sur la gueule.)
Certains venait leur gueuler dessus, ils avaient bien raison de crier sur des loques. Quoique cela n'eut servi à rien, ça le faisait sourire, tout au fond, tout là-bas. Alors il souriait, et puis c'était tout.
Ils s'étaient ensuite mis en branle, vers la Citadelle. Pouah et pouah. Ils souhaitaient donc tous se morfondre ! Et bien soi, revenons vers le passé, faisons-nous buter en joie et dans la bonne humeur. Soit, retournons sentir une dernière fois les restes fumants d'un Ordre qui pétaient plus haut que son cul. Bonne meute, retourne vers ton maître et regarde : il est mort. Va courir autre part, va sentir d'autres sentes et mordre d'autres chairs. Ne te morfond pas ainsi, va sentir le sol sous tes pattes. Va sentir le monde qui bat sous ton joug.
Et bien non : ils partirent, bons chiens et bien cons, renifler les relents d'un cadavre, une sale charogne ouvert à tous les vents, un truc qui pue parmi tant d'autres. (Puer. Il ne faisait que cela ?)
Plus rien, mais c'était à prévoir.

Alors, pourquoi revenir ?

Pour sentir le brûlé, oublier la douceur d'un foyer, sentir que, cette fois, c’est vraiment fini. (Et bien oui, on y pense toujours. Peut-être que les bâtiments se seraient reconstruits d'eux-mêmes?) Alors voilà, alors c'était tout.
Il y a des moments, comme ça, on l'on a l'impression de ne plus être à sa place. Ce moment-là était le sien. Dédaignant les bonnes paroles, dédaignant les navets lancés à la têtes des chiens faméliques qu'ils étaient devenus, il resta là. Droit. Dans son habit souillé, sur sa chair poissé de sang et sur tout son corps qu'il ne considérait plus comme tel. Un jour ? Quelques heures ?
Il vient de lâcher prise.

Sémil qui grattait le sol de ses ongles. Qui souffle. Qui finit. Zej' qui... Et l'autre avec son cleb. Et l'autre avec son loup. Et tous les autres gens qui...
Ils font quoi ?

Il s'élance vers un autre chose.
Noir, tout noir.
Et puis ça virevolte.
Flashs. Couleurs ?
Musique.

La Lune, c’est la grosse Dame.
Il a conscience, et qu'est-ce que c’est fou !
Et il monte, et c’est chaud. C'est doux. (Il ne pue plus.)

Il pose le pied sur quelque chose. Mais cela est trop grand, et cela n'est pas possible. Il est tombé, donc tombé si bas ? Monté si haut ? Il ne sait plus, il ne sent plus rien, le voilà affolé. Le jeune adulte chancelle, sent un mur non loin. A peine une brise dans le maelström de sa conscience ; lui qui se targuait de parvenir à voir là où les autres n'iraient jamais. Il s'accoude.
Il suffoque.
Frimain ne parvient pas à maîtriser les battements de son cœur. Non, pourtant : il sent les autres tout près, il aurait envie de tendre la main vers eux, de sentir leurs odeurs, de percevoir leurs formes. Et... Il renifle.
Ce sont des effluves subtils. Voilà le printemps, l'été, l'hiver et toutes les autres. Il les sent tous, ils lui transpercent la peau. Mais c'est fouillis, ça donne l'impression d'un tourbillon. (Il va se perdre dans ce fouillis.) Il sent, il renifle. Encore.
Il ne sait pas pour les autres, il le sait à peine pour lui-même. Ce lieu n’est pas normal. Il ne sont pas sur Terre. Si . Peut-être. Toutes les pensées qui voltigent, toute l'âme de la Terre qui est à peine, qui se rassemble. Il l'effleure du bout de ses doigts gourds.
(Affreux.)

Il est totalement désorienté, et rien n'est au bon endroit. Ce ne sont pas les mêmes perceptions, les mêmes souffles d'air, souvent imperceptibles, qui entourent un objet et lui révèlent sa forme grossière. Non, il est... aveugle. A un point qu'il n'aurait jamais cru possible.
Il n'aime pas ça.

Et puis ça défile.
Zej' Terre.
Sèmil mort. Parce que pas son esprit dans son cœur, et à peine sa vie qui titille.
Et la Madame, la lune. C’est ce truc dans le ciel non ? C’est ce truc qui... éclaire. Bah.
(Il est inutile dans ce monde, autant crever tout de suite. Il est lui, il ne sait pas ce qu’est la lune, on la lui racontait ronde et douce, il la percevait à peine.) Mais que vient-il faire ici, mais que vient-il faire au cœur de ce nuage de héros ?
Et la Madame cause, elle explique bien, elle les attire par ces mots et son parfum. Une fine trace dans l'air. Et elle les attire vers elle : elle n'a jamais été humaine.
Un humain est humain. Elle n'est rien. Rien qu'une voix qui raconte des mots.

For Vita, For the Freedom : http://www.youtube.com/v/dZLcBLmph3Q
28-06-2013 à 19:52:17
Ceci est un post d'Anari qui n'a pas accès au forum !

Elle suffoquait. Le brasier ardent et meurtrier semblait se traîner inexorablement vers elle. Regan courait, toussait, crachait, tombait et se relevait, fuyant, rattrapée peu à peu par de multiples langues de feu. A bout de souffle, elle s'écroula dans un coin de la pièce et essuya son visage noirci par la fumée, frotta ses yeux, larmoyants.
Le monde n'existait plus, il n'y avait plus que le feu, le feu, le feu, le feu et elle.
Le feu.
Un long hurlement retentit, brisant fenêtres, espace-temps, fendant la pierre et traversant les époques.
Laissez-moi, mes oreilles, j'ai mal, arrêtez, arrêteeeeeez !! Je.
C'est toi qui crie comme ça.
De l'eau. De l'eau...
Étouffé par les sanglots, le bruit s'atténua peu à peu et la jeune fille se réveilla, trempée de larmes et de sueur. Haletante.
La porte s'entrebâilla et elle sursauta violement. C'est lui, c'est lui et il vient me chercher, me laissez pas, le laissez pas...
Mais il n'y avait personne à ses côtés. Chaque apprenti dormait dans une chambre séparée, et pour elle qui sommeillait toujours dans le même lit que son frère, il lui arrivait encore de le chercher à tâtons. Bien évidemment, il n'était pas là. Il ne le serait plus jamais.
Un elfe apparut et franchit le seuil de sa démarche gracieuse et silencieuse pour s'asseoir sur le rebord du lit. Sans un mot, il lui tendit un verre d'eau.
Elle le prit doucement, remerciant l'elfe d'un geste de la tête, et le porta à ses lèvres.
Sa gorge sèche engloutit le liquide en un instant.
Quelques minutes s'écoulèrent, durant lesquelles Regan fixait le plafond en tentant de calmer les battements de son cœur.
Vous avez encore fait un cauchemar ? finit par articuler l'être assis à ses côtés.
Encore ?
C'est la deuxième fois, cette nuit, ajouta-t-il doucement d'une voix tintée d'une compassion étrange.
La jeune fille resta silencieuse, les yeux baissés. Pourquoi n'en avait-elle pas le moindre souvenir ? L'elfe se leva, après s'être enquéri de son état et marcha d'un pas lent vers la sortie. Au moment de refermer la porte, il entendit :
Merci.
Il y eut un moment de flottement, comme si l'elfe hésitait à ajouter quelque chose. Puis, il s'en alla.
Regan sentit son cœur se serrer un peu, comme si elle avait... oublié quelque chose d'important.
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