Noirceur glacée et vertigineuse.
Ils traversaient un vide si froid et profond qu'une éternité aurait pu défiler sans qu'ils ne trouvent jamais de fond sur lequel s'écraser. Cet abysse était plus vaste, plus insondable que n'importe lequel de ceux dont la terre se crevassait en ses profondeurs sous-marines. Il y régnait une obscurité à soulever les cœurs, une telle absence de tout que Sèmil en aurait vomit. Le seul soutient accordé à sa vue, l'émaillage tremblotant d'étoiles chancelantes au bord de ce gouffre glacé, se dérobait peu à peu à sa vue tandis que le ciel l'aspirait plus en avant dans ses tripes ténébreuses. Le monde entier se résuma à un défilé de lances blanches, rouges et bleues aveuglantes dont les apparitions se firent de plus en plus rares, flashant dans le sombre vide comme de brefs éclairs dans leur nuage d'orage. Pourtant, ce n'était pas vers un nuage que Sèmil avait l'impression d'être tracté : l'univers semblait plutôt une tapisserie cyclopéenne qui tombait indéfiniment autour d'eux, les entourant d’un implacable mur mouvant. Une cascade de noirceur où frétillaient des éclats de monde épars que la vitesse étirait en des javelots frissonnants. Il faisait si froid que Sèmil n'aurait pas été surpris que la lumière même se montre frileuse. La douleur qui accompagnait ce froid, était plus pénétrante et diffuse que tout ce qu'il avait connu à ce jour, comme une pluie qui le transperçait jusqu'à l'os, l'engourdissant en même temps qu'elle le glaçait, inexorable, fouillant à travers sa peau pour transir tous ses organes jusqu'à les rendre cassants. Il se sentit remplit de givre, ballottant des glaçons dans une poitrine insensible enveloppée de verglas. Ses membres bougeaient, mais il ne les sentait pas ; il n'avait la conscience que de son squelette, plombé par le gel, dont la moelle s'était transformée en glace, l'empêchant de faire de lui même le moindre mouvement. C'était le vide qui les lui impulsait. Il décidait à sa guise de faire baller les blocs gelés qui lui servaient de bras et des jambes, le tordant grotesquement comme une sculpture de cire déformée par les mains d'un enfant. Sans rien pouvoir y faire, Sèmil endura les poses absurdes que lui imposait le vide. Il ne pensa à rien pendant les premières secondes, en état de choc, trop conscient du battement lancinant sous son crâne. Un sifflement perçant lui emplissait les oreilles, vrillant le moindre des nerfs qui résidait derrière son front. Il ferma les yeux, les rouvrit, tordit son visage en hurlant ; rien n'y fit. Il n'aspira que l'air qu'il venait de rejeter, mais désormais glaciale. Quelque chose bloqua le vide, une énergie brute qui laissa passer le froid, mais retint l'air contre son visage. Il se gela le gosier, s'étranglant dans sa propre souffrance. La tête lui tournait, des choses s'écrasaient derrière ses yeux, explosant en répandant une douleur acérée à l'intérieur de son crâne. Les deux présences qui s'étaient échappées de son esprit l'avaient laissée ravagé. Il ne prit même pas la peine d'en rassembler les lambeaux à vif, incapable d'entreprendre la moindre action lors des premiers instants. Il ne fit que sentir l'aspiration, se gorger de sensations atroces qui ne valaient pas la peine d'être prises en compte tant elles étaient insupportables. Mais il ne put rien faire d'autre que de se laisser transpercer par elles, les subissant successivement en s'affolant vainement. Ses poumons participaient plus que tout autre élément à de son corps à la souffrance qui s'était saisit de lui : l'air qu'ils brassaient en boucle mettait à rude épreuve leurs tissus fragiles. Il ne s'était pas remis de l'intrusion de cette épée traîtresse dont le fer avait déchiré sa chair, ses muscles, troué jusqu'à l'un de ces jumeaux qui lui permettait de respirer. La semaine ayant précédée l'enterrement de Genghis, il s'était étonné d'avoir survécu à une pareille blessure, et encore plus de pouvoir s'en remettre un jour, selon Zejaléa... Désormais, il n'y pensait même plus. Il avait l'impression de mourir à chaque respiration, tant la douleur était profonde, obsédante dans ce corps engourdis et glacé. En faire abstraction était impossible. Elle était si vive, si concrète quand tout le reste était vague, qu'y échapper relevait de l'irréalisable. Elle était claire, absolue, dans cet embrouillamini brumeux de sensations entremêlées en un seul froid tétanisant. Prépondérante, implacable. Il n'avait d'autre choix que de la subir, en imaginant que chaque respiration serait l'ultime d'une suite à laquelle on aurait trop brutalement mis fin.
Il paniqua. Exclusivement pour lui-même d'abord, retranché en sa propre douleur, des balbutiements de pensées horrifiques à l'esprit, puis tandis que les secondes passaient ou du moins le semblaient, tandis que le sens du mot éternité commençait à prendre un sens tangible, il s'inquiéta brusquement des autres apprentis. Un peur viscérale le prit aux tripes.
Étais-ce là un sortilège de l'Empereur ? Avait-il lancé une malédiction sur l'ancien jardin de la Citadelle ? L'isolait-on des apprentis pour les perturber, réprimer leur élan de résistance, ou pire, pour les tuer ? A moins qu'on ne prit que lui, par quelque magie inique... Qu'on ne tente de porter un coup fatal à leur groupe en lui arrachant ce que l'Empereur devait penser être son noyau. Bien mal lui en prendrait : il n'était plus grand chose, bien heureusement, désormais. Son statut d'aîné était tout ce qu'il lui restait ; celui de chef ne lui était plus échu que par défaut, car la mort de Genghis n'avait laissé le temps à personne de débattre sur le bien fondée du pouvoir qu'on lui avait remis. Il attendait la sentence des apprentis pour les jours qui suivraient l'enterrement, or, désormais... C'était peut-être la meilleure manière de les libérer de son commandement inepte. Disparaître, en leur laissant l'occasion de choisir un nouveau chef. Flinn serait bien mieux placé pour les diriger. Il était bon guerrier, pondéré, vaillant... Il saurait veiller sur eux. Sèmil avait confiance en lui. S’il advenait qu'on l'eut dérobé à ses camarades, la situation ne saurait pas désespéré pour autant.
Il n'était plus essentiel au groupe. Cependant que cette pensée lui faisait mal, elle le rassurait aussi. Tout ne cesserait pas avec lui. Ils se remettraient. Et s’il advenait qu'ils soient tous aspirés par ce vide glacé... Il trouverait un moyen de les sortir de cette prison. Ce serait sa dernière initiative en tant que meneur. En tant que frère. Dusse-t-il payer cet ultime affront de sa vie et les laisser d'abord perdu ; ils pourraient continuer sans lui.
Il faisait confiance à Lifaen pour ne pas oublier Madeleine... Le jeune homme se souviendrait d'elle. Sèmil le savait. Si la mort le prenait, que ce soit ce jour même ou plus tard, il n'oublierait pas de veiller sur elle une fois leur mission accomplie. Il fallait simplement lui dire où Madeleine s'en était allée... En aurait-il seulement l'occasion ? Il le fallait. Il fallait qu'il puisse lui parler une dernière fois ; la Panthère de L'Ordre saurait la retrouver, pour peu qu'il lui indique où chercher. Une angoisse sourde s'empara de lui à l'idée de ne pas le pouvoir. Si personne n'informait Madeleine de sa mort, que penserait-elle ? Personne ne songerait au désarroi de la jeune couturière, quand les occuperaient tout entier des considérations plus urgentes... Si Lifaen lui-même venait à l'oublier, elle se rongerait les sangs, seule, abandonnée à sa solitude, ne sachant que faire... Ils avaient des projets ensemble, des désirs simples qui nécessitaient que leurs deux cœurs ne battent, qui ne pouvaient ne serais-ce qu'être ébauchés si l'un d'eux venait à disparaître. Que ferait Madeleine, dans cette grande ville du sud où elle s'était rendue ? En voyant qu'il ne revenait pas, que ferait-elle ? Que ferait-elle si le soleil revenait briller dans le ciel, mais que ni lui, ni personne d'autre, ne portait ses pas jusqu'à son pallier pour la ravir à ce qu'elle pensait-être une solitude provisoire ? Que ferait-elle, après avoir patienté un temps ? A n'en pas douter, un autre homme prendrait son coeur, et sa vie... Continuerait. Sans lui.
L'angoisse se transforma en douleur. Il la rumina, vidé, s'étant trop débattu en vain dans le vide, presque accoutumé à la pulsation de sa migraine. Il évoluait au milieu de la noirceur glacé depuis des lustres. La souffrance ne l'empêchait plus de penser, puisqu'elle avait toujours été là. Ses poumons n'avaient jamais brassés d'air avec candeur et fluidité ; il avait eu depuis son premier jour cette respiration laborieuse et déchirante. Ses os étaient plombés quand il était bambin. Sa peau engourdis alors même qu'il découvrait le monde.
C'était ainsi. Tout avait toujours été ainsi. Des éternités défilaient au milieu des ténèbres qui chaque seconde, devenaient plus profondes, plus froides, plus oppressantes. Le sifflement lancinant qui l'avait tant indisposé, lui était devenu une mélodie familière. Il se sentit peu à peu somnoler. L'univers continuait de défiler autour de lui, une énergie fabuleuse le tractait d'un seul mouvement vers des hauteurs affolantes et inexplorées, tout semblait tomber tandis qu'il montait indéfiniment... Il n'avait pas besoin de condescendre au plus petit geste. Il suffisait de se laisser porter, en fin de compte. Bouger était impossible de toute manière. Autant ne pas se débattre. Autant sombrer doucement.
Il ne pouvait pas combattre cette léthargie. Alors qu'elle s'emparait de lui, une nouvelle sensation s'ajouta à toute les autres...Il se sentit vieillir. Sans comprendre d'abord. Le sommeil l'abrutissait, alors même que la douleur n'avait pas changée. Il venait de nul part, aussi soudain que la colère d'un volcan, à ceci près que justement, le volcan s'éveillait, tandis que lui tombait doucement dans les bras de Morphée. Il sentait bien que ce n'était pas naturel, tout comme les pensées défaitistes qui l'avaient assaillies quand il creusait la tombe de Genghis, mais cette fois-ci, il ne pouvait pas résister : il baignait dans la puissance même qui le possédait. Lui échapper relevait de l'impossible. Il était noyé dans son flot impalpable, immergé en l'être même qui l'attaquait ; dans une extension de cet être tout du moins. Il était en son pouvoir, au deux sens du terme. L'entité le berçait insidieusement, avec violence inouïe qu'amenuisait l'engourdissement. Elle le dominait, en l'ayant submergé d'une énergie effroyable, impérieuse, qui refusait de le laisser contrôler son corps. Elle faisait ce que bon lui semblait à l'intérieur, enclenchant des processus dont il ne comprenait rien... Mais les effets s'en ressentaient. Il était en train de s'endormir. Et en même temps que son esprit s'engluait dans le marasme du sommeil, d'autres choses évoluaient en lui. C'était imperceptible, presque onirique, mais... Oui, il vieillissait. Lentement.
Ses joues se couvraient de barbe, ses muscles fondaient à petit feu, ses cheveux poussaient et s'emmêlaient d'eux même. Ses ongles, sa peau, tout son corps... Il s'horrifia dans un sursaut d'énergie, et ouvrit brutalement les yeux. Une lumière aveuglante l'entourait désormais. Il faisait toujours aussi froid. Une claque d'énergie lui rabattit brutalement les paupières. Il faillit sombrer pour de bon ; seule le retint conscient la douleur soudaine de ses paumes, que des ongles démesurés étaient en train de percer. Sèmil rouvrit les yeux, et fixa ce nouveau vide, lumineux celui-ci. Il lui brûla la rétine, mais il ne couvrit plus ses prunelles. Quelque chose s'agitait devant ses yeux.
Un long ver noir qui s'extirpait de sa poitrine en gondolant sa chair luisante. Il se dandinait au-dessus de lui, gras, squameux, comme un serpent aveugle et humide. La Lumière le tractait aussi ; mais il s'accrochait. Il ne sortirait pas sans emporter quelque chose... En le comprenant, Sèmil se sentit prêt à fondre en larmes.
C'était son temps qu'il prenait. Sa vie. Il lui volait des jours, des semaines... Peut-être des mois. Cette créature essayait de le tuer. Et aussi étrange que ce fût, la lumière tentait de le sauver. Alors qu'il avait cru la force qui le tractait au service de l'Empereur, elle se révélait en réalité l'ennemie de ce dernier : c'était lui qui avait porté, son propre corps, une parcelle d'énergie du tyran. La Terre seule savait depuis quand il était habité par ce parasite... Et ce qu'il aurait à la longue finit par lui faire.
Sèmil aurait voulu pouvoir réagir lui-même, mais il ne pouvait toujours pas esquisser le moindre geste. Toute tentative resta vaine. Il ne put qu'observer le ver obscure se tordre face à lui, suintant de quelque poison, et se sentir vieillir, faiblir lentement, éprouver la sensation de son corps lentement allégé, déplumé... Toute l'étoffe de muscles qui l'habillait se mit à disparaître. Des années d'entraînements, de travail à l'épée, fondirent sans qu'il puisse rien y faire. Il ne put que rester impuissant, les yeux exorbités, fixant l'immonde créature que la lumière extirpait de sa chair, et ce jusqu'à ce qu’elle soit soudain embrasée par le vide, une fois totalement remise aux mains impalpables de l'énergie qui le transportait. Il ne se rendit compte qu'il était immobilisé qu'en voyant passé à toute vitesse à côté de lui les autres apprentis. Certains l'aperçurent, d'autres pas... Il ferma les yeux, de son propre gré cette fois-ci.
Ne pouvait-on donc lui épargner aucune honte ? Qu'ils aient vu sa faiblesse, sa difficulté à surmonter la mort de Genghis... C'était une chose. Qu'ils constatent sa nouvelle débilité en était une autre. Qu'ils constatent que celui en qui ils avaient placés leur confiance était assez faible pour servir de calice au pouvoir de l'Empereur, c'en était une troisième, et la pire de tout.
Il n'était plus digne de rien désormais. Sa force morale perdue, son statut de meneur perdu, sa carrure perdue... On l'avait dépouillé de tout. Cela ne faisait qu'une semaine, mais cette quête l'avait déjà détruit, psychiquement et physiquement. Elle avait ravagé son âme, rendu son corps débile... Il était devenu un infirme. En une semaine. Une vulgaire semaine.
Comment allaient-ils tous finir ? Si une semaine avait suffi à faire de lui cette loque humaine... Qu'adviendraient-ils d'eux tous ? Ils allaient tous dépérir. Ils allaient tous mourir. Sèmil n'avait plus aucun doute là-dessus. Ils seraient détruits un par un, on les rongerait jusqu'aux os, au sens stricte du terme. Cette quête allait leur coûter la vie.
Sèmil se sentit défaillir. C'était hors de question. Il ne pouvait pas l'accepter. Les voir souffrir et mourir tous, un par un, voir chacun de ses frères, chacune de ses sœurs, agoniser en tentant d'accomplir leur mission... Voir ses amis, ses protégés, disparaître et s'éteindre à jamais. Comme Genghis... Il ne pourrait pas le supporter. Même pour le retour du soleil. Même pour tout Andore. Tout Andore était un visage anonyme, une ombre pesante mais inconnue, sans image ; les autres apprentis avaient eu des noms, des sourires, qu'il pouvait évoquer en faisant appel à sa mémoire. Les autres avaient un regard où brillait la vie si précieuse, des expressions, des voix... Ils étaient tangibles, palpables. Il avait grandis avec eux. Il avait décidé de devenir leur père, ou leur grand frère ou... Peu importait. De se comporter en doyen, d'être responsable. De les préserver. Car ils étaient orphelins pour la plupart, car ils avaient besoin d'une nouvelle famille. Lui qui n'en trouvait aucune en la personne de son père, s'était fait un plaisir de leur en offrir une... Après le silence et la solitude, il avait accueillis à bras ouverts chaque nouveau compagnon. Il avait appris avec eux tout ce qu'il savait aujourd'hui, que ce fut sur la vie ou autre chose, ou les avait regardé évoluer sans les approcher, les laissant choisir seuls leur place dans l'Ordre. Son existence entière avait pour support l'amour qu'il leur vouait.
Devrait-il maintenant supporter de les voir périr un par un ? C'était trop lui demander. Il était un homme avant d'être un chevalier. Il avait un cœur avant d'avoir une épée. Des sentiments plutôt qu'une armure. Il était de chair et de sang, il était de faiblesses, de larmes, de craintes... Il ne pouvait pas les mener jusqu'au soleil. Pas si il fallait les voir tous mourir pour y arriver. Non. Il en était incapable. C'était au-dessus de ce qu'il avait de forces, pour le peu qu'elles soient déjà. Au-dessus de tout.
Il s'abandonna au sommeil sans regret. Il laissa l'énergie l'engourdir, sans plus éprouver aucun mal physique. Sans éprouver quoi que ce soit qu'une profonde douleur, une souffrance abyssale et dévorante. Le reste s'en était allé, avec le ver d'abord, qui une fois extirpé de sa chair avait emporté la migraine et tous les maux qui ne touchaient pas son âme, puis avec cette certitude ensuite, que jamais il ne pourrait accomplir sa mission et mener les apprentis au soleil... A la mort. C'était du pareil au même.
Il préféra à ces pensées la noirceur obscure de cette fatigue artificielle. Il s'y laissa couler, docile... Et s'endormit ainsi, baigné d'une lumière froide, blessé au cœur, aspiré vers la Lune toujours, plus vieux d'un an et demie désormais...
Décharné, hirsute.
Anéantit. Et l'homme qu'il avait pu être, personne ne l'aurait reconnu dans cette silhouette étique abandonnée au sommeil, dont l'esprit s'était lâchement retiré dans l'inconscience pour échapper à la douleur... Qui s'élevait, à une vitesse folle, dans ce vide lumineux, s'élevait toujours plus haut sans rien voir, s'élevait aveugle et sourde, dénaturée, semblable à un cadavre...
S'élevait jusqu'à la Lune, qui ne manquerait pas de lui ôter tout espoir, tant soit peu qu'il lui en resta. Car ce qu'elle lui dirait ne lui apporterait nul réconfort, nul plaisir, et nul raison de sourire...
Tout n'était que fer autour d'eux. Acier gris, qu'une lumière bleutée moirait froidement. Elle s'échappait à flots d'une unique sphère suspendue dans le vide, lune indigo aux palpitations saccadées... En la Lune véritable. Elle flottait haut, entre des arches d'airains que la radiance de l'orbe faisait blêmir, pulsant comme un cœur asséché et silencieux.
Mais ce n'était pas un morceau de viande. Pure lumière, énergie brute et ancienne, elle faisait tout dans la vaste salle. C'était elle qui faisait luire l'acier froid du sol, des murs, et des arches gigantesques dont la voûte semblait aussi lointaine qu'un ciel nocturne. C'était elle qui dirigeait les ombres de la salle, et les faisait danser sur le rythme de ses pulsations capiteuses ; chaque battement dégageait une odeur. Il valsait là, près de leurs narines, les fragrances de chaque fleur qui avait un jour éclot et fanée à la surface de la Terre. Un océan de roses les submergea, étourdissant leurs sens en un bourrasque tiède et caressante. On les assourdit d'absinthe, puis d'une brise lénifiante aux senteurs de mandragore. Des vents chargés d'un bosquet fantomatique de romarins, une bruine fleurant la fleur d'oranger, poursuivie par de puissantes odeurs de terre mouillée, de pluie et d'ozone. Des rengaines entêtantes de muguet, de lavande, des averses agressives de citron qui semblèrent moucheter l'air lui-même d'étincelles... L'amertume enveloppa leur langue, la douceur les caressa, l'acidité en fit pétiller sauvagement leurs papilles. Des piments mirent du feu dans leur gorge, qu'une ondée spectrale vint éteindre en faisant courir une fraîcheur délicieuse au travers de tout leur corps. On les arrosa de miel, d'eau brûlante, les ensevelis de coton et de soie... Des sensations fantômes virent hanter leurs sens, tandis que chaque saison trouvait un vent pour la porter. A chaque pulsation son souvenir.
C'était une lumière qui avait de la mémoire. Des connaissances perdues, des savoirs délaissés et oubliés : l'ancien monde, celui qui avait été baigné de la lumière du soleil, habitait chaque battement de ce cœur suspendu. Il y déversait tous ses secrets sans peur, des mystères en telle abondance qu'un millénaire n'aurait suffi à tous les recevoir à la figure l'espace d'une unique pulsation parmi une infinité d'autres. Chacun d'eux était une nouvelle claque. Certaines les prenaient au visage, et traversaient leur peau pour leur parler au travers de sensations physiques ; d'autres n'étaient que visuelles... Et celle-là, étaient les plus impressionnantes.
Au milieu des ombres agitées de soubresauts surgissaient des visions du passé. Entre les arches d'un gris bleuté maladif, elles se posaient fugacement, fumées ou braises, voiles ondoyants ou étincelles mouvantes. Certaines étaient faîtes de poussière, d'autres d'eau. Il y'avait là des tapisseries qui dansaient et des feux ondulants, un musé dont chaque œuvre s'exprimait sur un support différent. Et tout cela se succédait en une farandole violente aux allures d'apocalypse. Les images semblaient se bousculer et se détruire les unes et les autres, elles se dispersaient et se faisaient exploser en gerbes ; comètes fulgurantes, elle se heurtaient et se mêlaient, se consumaient dans des bouquets de flammes, incendies funambules qui tourbillonnaient un instant avant de dégringoler vers les ombres, et, l'espace d'un instant fugace entre deux pulsations du cœur lunaire, d'y disparaître promptement en se gaussant de ceux qui les voyaient mourir en rougeoyant témérairement. Pas un recoin de la salle n'était vide, et ses bornes se perdaient dans des ténèbres mouvantes, troublées d'explosions silencieuses et de danses lointaines.
Ainsi, autour d'eux, naissaient des sylves ancestrales qui mourraient au milieu d'orages habités d'oiseaux bleus ; ces orages cédaient place à des ondes profondes, dans lesquels dérivaient des créatures graciles et diaphanes, transparentes, légères et aussi fines qu'une buée. Des monstres de gazes, gracieux, s'élevant doucement dans des cortèges argentés de poissons minuscules, dont les corps s'irisaient pour peu qu'ils ne fassent un mouvement groupé, en harmonie avec les oscillations paresseuses d'algues mauves. Puis tout se faisait rouge, et des fleuves de feu sinuaient entre les arches grises, environnés de salamandres alanguies et de fumerolles polymorphes. Celles d'airains flamboyaient à la faveur de ces visions, et la salle entière semblait alors enflammée. Il n'y avait alors plus d'ombres, et se dévoilaient, au pied de certaines arches titanesques, des portes métalliques... Ainsi, tout à coup, ce qui paraissait un énorme temple prenait des airs de ville fantôme. Une cité abandonnée de toute vie, où ne persistaient plus que des souvenirs. Ils en hantaient les larges rues, spectres venus se réfugier ici pour échapper à la terre corrompue que surplombait leur nouvelle demeure, errant au travers d'elles en se pourchassant les uns les autres, ronde éternelle de visions impalpables...
Quand l'incendie de ces images retombait, et que les fleuves de feu disparaissaient suite à un nouveau battement flegmatique du cœur à la mémoire ancestrale, les arches d'airains perdaient leur éclat. Régnait à nouveau une obscurité glauque tamisée, qu'habitaient des souvenirs plus doux. Parfois même, naissaient pour quelques secondes, des civilisations légendaires qui n'auraient dû trouver consistance que dans des histoires. Ainsi vinrent danser face aux apprentis, des femmes habillées de plumes à la peau aussi dorée que du miel. Elles chevauchèrent des hommes de bronzes et les étourdirent d'alcool ; puis se furent de petites gens aux cheveux blonds, conduisant leurs moutons vers des montagnes verdoyantes. Y succédèrent des hommes austères aux visages glabres exsangues, de grands Charbonneux drapés de soieries exquises, puis de pâles Andoriens aux yeux en amande, accueillant sur leurs terres, au milieu de rues festonnées de lampions, des voyageurs à peau de lait débarquant de bateaux. Il y'en avait d'autres encore, une multitude telle qu'aucun livre n'avait jamais fait état de tant de peuples. Des petits hommes trapus à chevelure blanche, des beautés rousses entourées d'amants aux barbes flamboyantes, des marins tannés rejoignant leurs îles sur lesquelles se dressaient des bicoques rabougries, des femmes terribles et magnifiques dansant avec des flammes surgis des volcans mêmes... L'humanité, habitant la mémoire du cœur autant voir plus que toute autre chose. Pas une seule, mais chaque peuple qui l'avait composé, chaque ethnie oubliée qu'avait rêvée la Terre lors de son divin sommeil, avant d'être violée. Ils étaient tous là, aussi spectraux que la flore disparue, que les Zomas dansants près de leurs rivières de feu, que les tourbillons de feuilles dans le ciel, Auraftines esquissés contre le coton blanc des nuages, que les gracieux Skimékos qui dérivaient dans des océans fantomatiques... Les Enfants Primordiaux de la Terre, leurs descendances et les progénitures tardives de la Déesse. Au même titre que les odeurs, que les vents, que les sensations qui venaient prendre les apprentis à bras le corps, elle était là. L'Humanité d'avant l'Empereur.
Ses cités resplendissaient de lumière, noyées dans des jours éclatants. Une lumière crue et puissante sans nul autre pareil, qu'aucun d'eux ne connaissait. C'était un flot doré et impérieux auquel rien n'échappait. Il venait de nul part, jaillissant de partout et arrosant chaque chose de son miel éthéré... Jamais plus pure radiance n'avait épanchée ses charmes impalpables aux yeux des apprentis. Elle était puissante et douce, chargée de vie par sa manière d'illuminer les choses autant que dans sa couleur. Ce n'était qu'un souvenir, et pourtant... Ce souvenir seul, portait en lui tout l'espoir d'Andore. C'était une bénédiction. Une persistance irréelle, effrayante, une beauté presque insoutenable chargée de sens.
La lumière du Soleil.
Elle était là, présente en presque chaque souvenir, sans que jamais ne se montre pourtant l'astre de jour. Elle hantait la salle, frôlant les apprentis, spectre d'un spectre... Une infinie chaleur s'en dégageait. Elle vibrait presque, amour, bonté et fougue incarnées en une sève de vie qui s'écoulait sur le monde en y faisant pousser les choses, vivre les êtres agités, caressant avec tendresse les enfants de la Terre. Le Soleil bordait sa fille et la couvrait depuis les cieux à chaque instant. Il baignait d'amour et de chaleur les créatures qui étaient nées de ses passions. Dans un passé lointain, ils vivaient tous sous la protection de l'astre flamboyant, sous son regard paternel et bienveillant, sous sa lumière magnifique pareille à l'or, pareille au blé, pareille à l'ambre, pareille au miel, pareille à l'ambroisie... Comment pouvaient-ils seulement persister à fouler le corps desséché de la Terre sans cette lumière pour guider leurs pas ? Rien n'aurait dût exister sans elle, tant sa beauté dépassait tout le reste, tant elle semblait nécessaire et vitale. Il n'y avait de magnificence comparable, rien n'existait de plus sublime qu'elle. Que la vie ne se soit pas éteinte sans cette lumière était une aberration. L'existence privée de cette lumière était inepte, abjecte. Un monde sans cette lumière ne valait pas la peine de perdurer.
<< Et ce n'est là que son ombre >>, songea confusément Sèmil. De même que les sensations, les goûts, les odeurs, n'étaient que des échos, des réminiscences anciennes qui ne valaient pas la plus misérable onde ce qu'elles avaient été dans le passé... Malgré leur intensité. Qu'avait donc été le monde ? Qu'avaient-ils donc perdu ? Jamais Sèmil n'avait ressenti aussi profondément l'immensité de ce que l'Empereur leur avait volé. Ils étaient amputés jusque dans leurs sens, amoindris plus que de raison... Eux même n'étaient plus que les ombres de leurs ancêtres, pitoyables, éclopés sans en avoir conscience. On avait fait d'eux des infirmes.
Le cœur le chantait à chaque battement, la salle entière l'illustrait. Au beau milieu des souvenirs qui dansaient entre les arches, ils semblaient pourtant moins réels que ces visions fantasques, lumineuses et gaies. Moins que des Homme, presque burlesques et vulgaires, plus pâles que permis, semblables à des larves grouillants sur un cadavre. N'étais-ce pas le cas, d'ailleurs ? Désertée de son esprit, la terre n'était que cela, un cadavre, et ils continuaient pourtant de faire taper leurs pieds à sa surface poussiéreuse, alors même qu'elle pourrissait lentement, s'accrochant à la vie, comme des parasites acharnés.
Ils étaient bien laids, à tenter de survivre ainsi malgré l’inéluctable agonie des sols... Mais c'était cette obstination, qui allait permettre à la Terre de regagner son corps. C'était leur égoïsme qui lui donnerait enfin la possibilité de retrouver sa véritable enveloppe, et de redevenir une déesse. Alors, ce passé qui les entourait, ballet fantomatique de souvenirs, serait de nouveau leur monde présent, et leurs enfants naîtraient sous le soleil, complets, libérés de l'oppression, la Mère pulsant sous leurs pieds, le Soleil les couvant tendrement sous ses chaleureux rayons... Au fil du temps, ce serait à l'Empereur d'être oublié, comme l'avaient été les délices qui habitaient la mémoire du cœur. Ce serait à son tour de devenir une légende, un conte, que chacun connaîtrait sans lui accorder de véracité plus que le temps de l'enfance. Les Chevaliers eux-mêmes, ne seraient plus que des personnages de cette histoire, peut être leurs noms se perdraient-ils dans le temps. Seule la Terre se souviendrait, de cet âge de ténèbres lors duquel elle avait errée telle une mortelle sur son propre desséché, amnésique et humaine, marchant parmi ses enfants, endurant avec eux les souffrances, les sacrifices, les pertes... Seule la Terre garderait la mémoire de tous ces évènements tels qu'ils s'étaient déroulés.
La Terre... Elle était là, en cet instant, parmi eux. Sèmil savait que c'était pour elle qu'on les avait appelés ici. Qu'en ce moment même, il était en le ventre même de la Lune. Aussi étrange que soit le décor qui les entourait, semblable à quelque gigantesque temple ou incroyable ville. Elles se joignaient toute au lointain plafond, s'entrecroisant en lignes de fer au-dessus d'eux, aussi hautes que des montagnes, altières comme des pins, plus imposantes que n'importe quelle tour édifiée de la main de l'Homme, changeant d'éclat avec les battements du cœur lumineux et la radiance diffusée par les souvenirs qui dansaient. Grises et blêmes à la faveur d'un temps entre deux pulsations, cuivrées et paraissant de bronze, de rubis ou d'or rouge quand s'invitaient les fleuves enflammés qu'étaient la sang de la Terre, glauques, éclaboussées de reflets ondoyants lorsque l'océan offrait ses merveilles à leurs regards ; puis soudain, noires.
Le cœur cessa de battre. S'éteignit. Tous les souvenirs s'évanouirent dans les ténèbres. La mémoire du monde disparue, un silence soudain tomba, et une chanson dont personne n'avait eu conscience qu'elle berçait leur esprit se tut. Les ombres les entourèrent, sans pourtant les happer : le sol gris brillait de son propre éclat en une longue route d'acier nitiscent, esquissant le contour des arches les plus proches qui les entouraient, cortège lourd et glacé. Les ombres tombées autour d'eux délimitaient cette allée scintillante, qui se poursuivait sur trois cent mètres jusqu'au fond de la salle... Là où, contre un mur d'obscurité, sur un trône argenté luisant comme une étoile, était assise la Lune.
Sèmil n'en vit d'abord que la silhouette fine. Il aurait pu s'attendre à quelque chose de grandiose, mais trop vide pour cela, il n'éprouva aucune surprise à la voir vêtu sobrement. Noir, gris... D'ici, il n'en voyait pas grand-chose. Alors il commença à marcher, le premier. Quelqu'un se porta à ses côtés et le soutint, mais il ne tourna pas la tête pour voir qui ; le jeune homme avait l'impression qu'il s'écroulerait s'il cessait de fixer la Lune. Quel apprentis que ce puisse être, malgré sa petite taille, il avait le pas leste et une peau agréablement chaude. Presque brûlante... La toucher lui fit du bien. Il se redressa, alors qu'il n'avait pas eu conscience d'être voûté, et allongea le pas malgré sa poitrine douloureuse. L'autre n'eut aucun mal à soutenir l'allure. Alors même que ses bottes poussiéreuses et celles des autres apprentis, derrière eux, claquaient contre l'acier luisant, celles de son soutient charitable ne faisaient aucun bruit. Pendant quelques secondes, il s'emporta et avança plus vite que lui. Sèmil eut le temps d’apercevoir une longue chevelure de jais sur laquelle glissaient des reflets d'argent, un bras fin dont la peau veloutée irradiait d'une lumière semblable à celle des visions dansantes, presque aussi chaude que la radiance solaire aperçue en leur sein spectrale.
Il n'eut pas besoin d'en voir plus pour comprendre que la Terre le soutenait.
Ses jambes flageolèrent et il tomba à genoux, sa main quittant celle de l'autre. Il posa un regard hagard sur la jeune femme qui gambadait devant lui, aussi légère qu'une plume. Elle fit encore quelques pas aériens, sans se rendre compte qu'il ne la suivait plus. Avant qu'elle ne se retourne, Sèmil eut le temps de sentir la fatigue le rattraper. Il se flétrit de l'intérieur en un instant, soudain glacé jusqu'aux os. C'était absurde, et pourtant... Seule la Terre avait su le faire tenir debout. Par son simple contact. Mais n'étais-ce pas logique après tout ? Elle était sa mère. Leur mère à tous.
Sans s'en rendre compte, il se mit à sourire au travers de sa barbe broussailleuse. Puis à rire, malgré sa douleur, et, les genoux brûlants, les poumons déchirés, s'époumona d'une voix rauque.
-DEPUIS TOUJOURS ! C’ÉTAIT ÉVIDENT ! ÉVIDENT !
Son rire éraillé résonna sordidement entre les deux murs d'ombres que formaient les colonnes. Il se sentait vide. La révélation aurait dût lui faire quelque chose, mais il se sentait vide. Toujours aussi décharné, anéantit, volé. Savoir qui était la Terre n'y changeait rien. Il était toujours le même, lui. Un corps misérable animé d'une âme faible. Et quand il repensait à ce qu'il lui avait dit...
<< Trouve la Terre. >>
Imbécile ! Quel idiot il avait été ! Aveugle pardessus tout, bien sot de ne pas voir l'évidence... Au fond, il ne découvrait rien, tout avait toujours été devant ses yeux. Ce n'était pas vraiment une surprise. Non. Cela ne le surprenait pas. Il était simplement sonné. Peut être choqué, de pouvoir enfin lui donner un visage qui ne changerait pas au gré de ses hésitations. Ou trop dépouillé de lui-même, de ce qu'il avait cru être tout du moins, pour réagir autrement que par la folie. C'était là tout l'écho que pouvait renvoyer le vide qui l'habitait. Cette démence soudaine, ce son rauque qui écorchait les oreilles. Il était cela en cet instant. Peut-être pour toujours désormais. Rien n'était plus certain.
Il gloussa. Chanson enrouée. Sa voix ressemblait à un sanglot.
Je suis heureux, tellement heureux... Ni Genghis, ni personne d'autre... La Terre est forte et vivante. NOUS POUVONS RÉUSSIR ! Brailla-t-il en se relevant. Ce n'est pas perdu, ce n'est pas... Avec Flinn, VOUS POURREZ. Vous allez réussir. Vous allez ramener le soleil, je suis heureux... LE SOLEIL ! Nous avons vu le soleil... Nous l'avons vu tout autour de nous...
Il chancela. La salle tanguait autour de lui.
Vous pourrez sentir sa caresse... Vous avez un avenir ! C'est merveilleux !
Il éclata en sanglots hystériques et retomba sur le sol. L'acier était tiède, presque moelleux. Comme les bras de Madeleine...
Il faudra penser à Madeleine. LIFAEN ? LIFAEN TU M'ENTENDS ? NE LAISSE PAS MADELEINE SEULE ! Non, je ne pourrais pas... Chuchota t'il.. me pardonner ça, non.... Ce serait l'erreur de trop, moi-même je ne peux la faire, pas celle-là... LIFAEN. TOI, TU PEUX ENCORE. TU ES FORT. TU PEUX LA REVOIR.
Un sourire s'épanouit sur ses lèvres. Il y'avait des pieds en face de lui, juste devant ses yeux. Tandis que derrière son front, il n'y avait toujours que le vide. Il était spectateur. Ce n'était pas vraiment lui parlait. Il se contentait de voir, sans ressentir quoi que ce soit. Son corps se recroquevilla, et il songea que le sommeil allait le rattraper. Quand s'était-il réveillé exactement d'ailleurs ? Ils étaient tous couchés sur le sol originellement. Il avait dû se relever. N'était-il pas encore endormi à ce moment-là ? Il lui semblait avoir retrouvé la conscience seulement une fois campé sur ses jambes, immobile, à l'affût des sensations que chaque battement du cœur bleu lui envoyait, entouré d'une valse d'images étranges et surréalistes.
Ces moments-là étaient passés, puisque...
VOUS ALLEZ VIVRE ! TOUS ! Comment pourriez-vous mourir, la Terre marche à vos côtés ?! LA TERRE !
Ses côtes lui faisaient mal. Il en avait assez de rire, d'autant plus que ses larmes démentaient l'affreuse mélodie dissonante qui s'échappait de sa gorge.
La Terre, oui, c'est... Fantastique... La Terre. Tout près. Zej'. Tu sauveras Andore. Ta mère est là désormais. Elle peut t'aider... N'est-ce pas ? Vous n'avez plus besoin de moi. C'est bien, il ne faut pas compter sur moi, ce n'est pas bon, je suis trop faible. Il faut que quelqu'un d'autre vous protège... Je ne peux pas, moi.
Tout cessa. Sanglots, rire, douleur. Il se coucha sur le dos, les yeux fermés.
Vous devez continuer sans moi. Je ne peux pas vous mettre en danger. VOUS M'ENTENDEZ ? VOUS DEVEZ CONTINUER AVEC QUELQU'UN D'AUTRE.
Sèmil se sentit électrisé. Il se redressa brusquement et dévisagea un apprenti que le vide qui l'habitait rendait anonyme.
VOUS DEVEZ CHOISIR UN AUTRE GUIDE. JE NE PEUX PLUS VOUS-
Le souffle lui manqua pour continuer. Il se tortilla sur le sol, sans comprendre, levant ses mains décharnées pour palper sa gorge. Ses doigts rencontrèrent des phalanges. Des phalanges glacées, fermement alignées. Et lui dans tout cela ? Rien d'autre que de l'air bloqué. Ses chairs flasques. Il n'avait plus de muscles pour contrer cette poigne puissante.
Alors, il se contenta de griffer en vain. Mais ses pauvres ongles ne pouvaient blesser la Lune. Elle maintint sa prise sur sa gorge. Serra sans trêve. Pendant une seconde, il songea qu'elle n'allait pas le tuer. Pourquoi aurait-elle fait cela ? Pendant une seconde, il attendit que la pression se relâche. Pendant une seconde, il crut que cela allait venir. Mais une autre seconde passa encore, la quatrième du lot, et il commença à paniquer. Son regard croisa celui, bleu, de la Terre. Pendant une seconde, et deux, il lui demanda pourquoi elle ne réagissait pas en la fixant. Ces secondes-là enfuies, il comprit que personne ne ferait rien. Sèmil ferma les yeux.
Puis, il mourut.
Ses doigts pâles se détachèrent de la gorge du jeune homme. Elle le laissa s'affaler sur le sol, avec un regard triste pour sa dépouille osseuse. Il était regrettable qu'elle ait dû en arriver là, cependant... Il fallait que cela soit fait.
Quand la Lune s'était levée de son trône pour venir rejoindre le groupe, cela avait été dans l'optique de les accueillir chaleureusement, plutôt qu'en reine. Une fois qu'ils furent remis de sa surprise première, elle s'était avancée vers les apprentis, en émoi face à sa fille qui soutenait le pauvre diable qu'elle pensait alors avoir sauvé. Sèmil... Elle avait bien tenté, tandis qu'il enterrait son compagnon dans la cour poussiéreuse, au pied de l'arbre qu'elle avait donné à l'Ordre, de repousser l'Empereur, mais le jeune homme ne l'avait pas supporté. La confrontation de leurs deux volontés l'avait ravagée, affaibli plus que de raison. Il n'était pas en état de devenir leur champ de bataille à ce moment-là, encore rongé par la perte de son ami, ses doutes, et sa peur. Elle aurait dû le savoir... Hélas, même une déesse pouvait faire des erreurs. Ses choix étaient tout aussi hasardeux que ceux des mortels, et bien plus lourds des conséquences ; elle avait cru agir pour le mieux, cependant... Et sûrement étais-ce le cas.
En constatant que malgré son intervention lors de l'ascension, le jeune chevalier était encore possédé, la Lune s'était fort attristée. La déesse avait comprise qu'il n'y avait plus d’autre solution que celle à laquelle elle venait de recourir. C'était une chose nécessaire... La vie de sa fille était en jeu. Par ce biais, c'étaient celles de tous ses enfants qui pesaient dans la balance. Aussi cruel qu'il fut, ce choix avait été le meilleur.
Elle se tourna cependant avec tristesse vers le groupe, et leur fit à tous un petit sourire chagriné pour leur signifier sa peine. Ils ne comprendraient sûrement pas ce qui venait de se passer. Pauvres petits... Si perdus, sur le corps martyrisé de sa fille ! Ils lui inspiraient tous une profonde affliction, ces agneaux égarés, faibles et chétifs mais animés d'un courage proverbial. Elle avait beau avoir tout fait pour les aider, cela n'avait pas suffi, et surtout, leur espoir risquait de chanceler face à la mort du jeune homme... Heureusement, elle ne les laisserait pas dans le fou. Il était temps de dissiper les brumes qui les entouraient, rognant les vérités, cachant des réponses. Elle les avait appelés pour cela. Malgré cet imprévu, ses intentions n'avaient pas changées.
Pour les mettre plus à l'aise, elle fit disparaître le corps. La discussion aurait été tendue avec ce dernier tout près. Mieux valait le dérober à leur vu pour le moment... La déesse ne voulait pas risquer de les froisser plus encore. Les mortels étaient prompts à s'énerver, et elle n'avait aucun besoin de chercher à les comprendre pour percevoir leur trouble. Ils étaient choqués, certains n'avaient même pas véritablement intégrés ce qui venait de se passer. Il fallait lancer la conversation avant qu'ils ne se ressaisissent.
La Lune hésita un instant à les transporter autre part dans son corps. Un endroit moins intimidant, moins vaste, plus cossu et douillet, dans une atmosphère apaisante plus chaude... Mais à la réflexion, elle songea aux yeux innombrables qui étaient fixés sur eux, à l'attente des ombres qui patientaient dans les ténèbres plus étendues, et choisis de n'en rien faire. Elle pouvait sentir leur fébrilité, l'espoir qui les animait, l'inquiétude profonde dont le poison les rongeait depuis tant d'années... Elles avaient le droit d'assister à cette confrontation. C'était aussi de leur monde qu'il était question. Sa fille n'avait pas donnée naissance qu'à des humains : d'autres espéraient la chute de l'Empereur. Et plus important encore, ces autres se battaient également pour que ce jour de délivrance vienne. Des ombres, dans les ombres, dont les incursions furtives à la surface de la terre allaient assurer aux jeunes chevaliers un soutient véritable... Depuis des années qu'elle les aidait à survive et les hébergeait en son sein, la Lune avait finis par s'attacher à eux plus qu'à n'importe quels autres. Ils étaient sûrement, de tous les enfants de sa fille, ceux qui avaient le plus souffert de son départ ; les seuls à avoir essuyé un génocide si meurtrier, les seuls à se battre encore contre la corruption de l'Empereur.
Les Zomas dormaient au plus profond de la Terre, la plupart étant morts ou agonisants. Ils ne s'éveillaient que pour laisser exploser leur rage, provoquant d'immenses éruptions qui tuaient sans distinction les plantes, les animaux et les humains sur des lieux à la ronde. Les Auraftines étaient immobilisés, ou se terraient dans des cavernes inhabitées ; les autres étaient sous le joug de l'Empereur et corrompus, ou simplement trop frivoles pour se mêler aux histoires du tyran. Ils valsaient dans le ciel, sans se soucier de rien. Des enfants bien ingrats à vrai dire.
Les Skimékos étaient morts par centaines. Cela c'était fait lentement, mais leur agonie avait été inéluctable. La Lune n'avait pu les aider autrement qu'en jouant avec les marées, et cette aide-là était longue à fournir. Ils s'étaient défait de leurs enveloppes charnelles pour redevenir purs courants, puis repliés dans leur forteresse sous-marine pour ne plus en sortir. Désormais, Amétrétés gisait au fond de l'océan, immobile pour toujours. L'Empereur ne se préoccupait plus d'eux, n'eut-ce été qu'un tant soit peu. Ils ne représentaient plus aucun danger pour lui... Tout comme les Guénouménès.
Ceux-là avaient été les plus touchés. Ils avaient souffert au-delà de toute raison. Ils étaient, entre les quatre portées primordiales de la Terre, la plus proche de cette dernière. Ils vivaient de son corps lui-même, étaient directement issus de lui, fait de sa chair... Et ne tiraient sa vitalité que de sa propre santé. Ils étaient dépendants d'elle en tout. Qu'un esprit autre que celui qui leur avait donné naissance habite le corps dont ils nés, et alors ils devenaient leurs serviteurs. C'était ainsi que les choses s'étaient déroulées.
Ils étaient désormais corrompus, souillés. Les enfants de la Terre étaient devenus ceux de l'Empereur. Aucun n'en avait réchappé. Aujourd'hui, les Guénouménès n'étaient plus des créatures brisées et dénaturées. Ils avaient sombrés dans la folie pour ne que mieux devenir les jouets de l'Empereur... Leurs propres enfants auraient subis le même sort, si elle n'avait pas réagis au plus vite.
Bien heureusement, la déesse avait su être réactive : sans attendre, elle avait sauvés ceux qui pouvaient l'être en les accueillant en son sein. Certes, ils avaient dépéris, mais... Malgré tout, ils n'étaient pas morts. Leur beauté de naguère perdue, leurs forces réduites, rien ne semblait persister des gracieux êtres qu'ils furent ; beaucoup étaient morts, même une fois le corps de sa fille quittée. Ils n'avaient pas réussis à supporter le changement.
Ce qu'il restait maintenant des Elfes ne valait pas la peine d'être pris en considération, aurait-on pu se dire, et pourtant... Ils avaient joués un rôle majeur dans la résistance secrète. Sans eux, la Lune n'aurait pas misée grand-chose sur la réussite des Chevaliers. Ils auraient été bien trop démunis pour faire quoi que ce soit ; or désormais, le monde était plein de leurs alliés... Ils ne le savaient pas encore, mais le voyage serait moins périlleux qu'ils ne le croyaient.
N'en restait pas moins qu'elle venait d'étrangler leur meneur... La déesse avait parfaitement conscience de ce qu'une scène pareille pourrait provoquer dans leur cœur. Alors, elle réagit promptement.
Après deux secondes de réflexions, elle avait fait disparaître le corps. Après trois, elle souriait prestement à sa fille pour lui signifier qu'elle ne devait pas s'inquiéter... Quatre passées, elle influençait son corps pour qu'il se modèle à sa guise. Son véritable corps. L'astre rocheux dans lequel était creusée cette salle. Tout ce qui s'y trouvait faisait partit intégrante d'elle. Les murs, les arches... Le cœur lumineux, éteint aux yeux de tous, mais battant encore silencieusement, dans l'obscurité. Elle allait avoir besoin de toute leur attention, et les souvenirs qu'elle avait préservés risquaient de lui ravir cette dernière. Leur danse était charmeuse pour eux, les mortels, la déesse le savait. Elle les submergeait et happait leur esprit comme leurs sens. La faire cesser avait été nécessaire pour s'assurer qu'ils seraient concentrés sur ses paroles, bien qu'elle répugna à pareil sacrifice. Elle n'avait eu qu'eux, lors de tous ces millénaires, pour combler le manque de sa fille et de son bien aimé... Cependant, c'en était fini de ces temps chiches d'affections... Sa fille était là désormais. Toute proche. A portée de bras.
Bientôt, la Lune se le promit, elle pourrait serrer son enfant contre ce corps d'emprunt...
Mais avant, un discours s'imposait. Si elle ne réagissait pas maintenant, la situation risquait de dégénérer.
Pour faciliter l'échange, la déesse fit jaillir une table de l'acier nitescent. Longue, lumineuse et tiède comme une chair humaine. Toute cette salle était pareillement agréable au touché, vivante. Elle y veillait, concentrant la chaleur de son corps en ces lieux pour faciliter la vie de ses protégés Elfiques. Sans être torride, l'atmosphère était agréable. Elle invitait à la somnolence, était emprunte de calme... Comme si l'air lui-même était lénifiant.
C'était bien le cas. La Lune maintenant ceux qui l'habitaient dans un demi-sommeil depuis des millénaires. Ils préféraient dormir la plupart du temps, mortifiés ou mélancoliques... Alors elle les y aidait, apaisant leurs tourments en les plongeant dans l'inconscience. Les apprentis ne bénéficieraient pas de ce repos assisté, mais mieux valait les apaiser par tous les moyens. Sans les comprendre totalement, la déesse savait que tuer l'un des leurs ne les mettrait pas en confiance. Ils ne pouvaient pas saisir la nécessité de son geste... En même en la saisissant, ils n'auraient peut-être pas accepté ce dernier. Les humains se laissaient pour la plupart guider par leurs émotions et non par leur logique. C'était en partie pour cela que sa fille les avait tant aimés. Ils étaient radicalement différents de ses premiers enfants, et d'une certaine manière, d'elle-même. Elle avait appris de sa propre progéniture, et désirée hardiment les voir prospérer... Les humains avaient été ses enfants prodigues, ses protégés. C'était pour cette raison que l'Empereur avait pris la forme de l'un d'eux.
Afin d'oppresser les êtres plus chers à sa rivale... De lui causer un mal toujours plus grand. Il ne s'était pas contenter de lui voler son corps : il avait cherché à la détruire par tous les moyens, pour mieux l'absorber ensuite. Anéantir toute volonté de résistance, et s'assurer de posséder enfin entièrement son corps.
Mais il n'avait pas réussis. Les Chevaliers étaient là, et les humains s'étaient révélés plus résistants qu'aucun de Dieux ne l'avaient pensés. Que ce fut la Lune, le Soleil, les Ténèbres ou la Terre dernière-née. En grandissant -pour la énième fois en réalité, mais la seule qui comptait- parmi les membres de l'Ordre, sa fille avait toujours eu pour la soutenir leur espoir commun. Jamais elle n'avait pu croire à un monde éternellement plongé dans l'obscurité, ni même à un règne absolu de l'Empereur. C'était là sa chance. Sa force.
La Lune laissa un instant de répit aux apprentis, pour qu'ils admettent qu'une table venait de s'élever devant eux, entourée de chaises argentés brillant d'un éclat stellaire. Ils n'avaient jamais eu affaire à une magie autre que celle de leurs Pierres de Feus jusqu'à maintenant. Ou du moins, pas en une magie dont ils avaient conscience qu'elle opérait autour d'eux...
Elle leur fit signe de s'asseoir, les poussant à s'exécuter en emplissant la salle de sa volonté pendant un instant. Ce n'était pas diplomatique, mais ils devaient être calmes pour qu'elle leur explique les choses. La déesse s'assit elle-même, lançant un regard à sa fille pour lui signifier de venir à ses côtés. Pour les autres, cela aurait l'air anodin, un simple hasard que leur sœur d'arme ait prise place aux côtés de la Lune... Mais la mère en avait assez d'attendre. Ce n'était pas grand-chose, mais être proche de sa fille lui ferait déjà du bien.
Elle laissa planer un silence lourd l'espace d'une seconde. Tous les yeux convergeaient vers elle. La Lune pouvait sentir une rage commune latente, une vibration de colère qui risquait de provoquer une explosion à tout moment : ils étaient tous prêt à lui sauter dessus.
Sans leur laisser plus de temps, dix secondes à peine après la mort à Sèmil, la Lune commença à parler.