Aasgar salua ses capitaines et gratifia les soldats d'un mouvement de tête leur signifiant qu'il était content d'eux. La fatigue de cette nuit entrecoupée d'un court repos entre trois heures et six heures commençait à se faire sentir, mais il devait encore rester éveillé jusqu'à cinq heures de l'après-midi. Pour se maintenir alerte, il entreprit une longue ronde à travers son campement. Tous les hommes dormaient, à l'exception des quelques hommes de garde. Les prochains tirs, pour la journée, n'étaient pas prévus avant midi tapantes. La matinée fut donc bien longue, pour les gardes en faction comme pour leur général, qui déambulait entre les tentes, le dos voûté, veillant à ne pas réveiller ses hommes qui goûtaient un repos bien mérité. Le jeune Ganaël faisait partie de la section de garde, et il observait cet homme, qu'il admirait plus que tout, réalisant en cet instant combien son idole était accablé par l'âge et les années de combat. Il prit soudain conscience que même les héros étaient mortels, que rien n'était éternel sur cette terre. Seuls les souvenirs restaient au-delà de la mort, mais même ceux-ci étaient victimes du temps et s'estompaient au fil des années et des générations, pour disparaître totalement, ou au mieux donner naissance à des légendes que tous croiront imaginaires.
Les premiers tirs de midi réveillèrent toute la division, juste à temps pour le déjeuner. Devant la tente du cuisinier, une file de soldats se créa bien vite, des hommes disciplinés, attendant patiemment leur tour, leur écuelle dans les mains. Les discussions étaient encore rares et timides, les yeux encore embués par un repos trop bref. Les langues se délièrent joyeusement au fil du repas, redonnant vie au campement. On y discutait des femmes et des enfants laissés au pays, des ennemis qui devaient certainement dormir moins qu'eux, on se rassurait en songeant à la terreur des habitants de la cité, et on s'interrogeait sur ce bâtiment de marbre muni d'une cheminée d'où sortait une fumée noire, jour et nuit, juste au bas du somptueux palais d'Agarès. Il y eut encore plusieurs séries de tirs dans l'après-midi, particulièrement vers trois heures, puis à cinq heures, les catapultes de la deuxième division stoppèrent leur mouvement de balancier destructeur, et un silence pesant tomba sur le campement. La quatrième division, sous les ordres de Galator, allait prendre le relais pour la nuit suivante.
* * *
Léanor grelottait, perchée sur son poste d'observation favori, en plein coeur du quartier de Lubella, le quartier où était réunie toute la vermine de la cité. Le seigneur Moenir ne pouvait tolérer que des brigands, des prostituées, des mendiants, des orphelins, souillent les rues de la grande Agarès. Il ne pouvait supporter cette vision répugnante et avait donc ordonné le cantonnement de toute cette populace miteuse dans un seul quartier. Quiconque placé là osait en sortir s'exposait à l'emprisonnement, la peine de mort, ou pire, la torture. Les habitants des autres quartiers pouvaient y venir à loisirs pour profiter des faveurs des femmes, mais jamais n'étaient autorisés à les entraîner au-dehors. Les déchets s'amoncelaient dans les rues, les habitations étaient soit insalubres soit croulantes, infestées de rats, cafards et autres parasites. Les tripots étaient de véritables coupe-gorges, aucune rue n'était pavée, si bien que le quartier tout entier baignait dans une boue collante et nauséabonde. Léanor avait cinq ans quand les gardes l'avaient jetée au milieu de cette boue sous ordre de leur seigneur. Elle en avait dix à présent. Cinq ans passés à survivre dans cet enfer. Orpheline d'aussi loin qu'elle se souvienne, elle avait d'abord grandi sous la protection d'un vieil homme qui mendiait devant le parc public, mais il n'avait pas survécu au froid, à l'humidité et aux maladies des rues de Lubella. Elle s'était retrouvée seule, à chercher sa nourriture dans les poubelles des tripots, ou auprès des rares bonnes âmes qui survivaient aux rôdeurs assassins et aux coups des gardes qui patrouillaient chaque jour. Les habitants autrefois généreux étaient à présent aigris par ce cloisonnement imposé, se défoulant sur les plus faibles pour se venger et récupérer ce que les gardes leur volaient. Léanor avait grandi dans ce climat où on ne pouvait compter sur personne. Elle supportait les coups de hallebardes, les gifles, les coups de pieds, sans un mot, ne se plaignait jamais de peur d'en recevoir davantage. Elle avait appris à éviter les personnes les plus dangereuses et à se défendre contre celles face à qui elle avait une chance de s'en tirer.
Mais ce jour-là, elle avait pris sa décision. Les soldats, qui quelques jours plus tôt lui volaient ses quelques pièces et la frappaient jusqu'au sang, étaient à présent trop occupés à défendre la ville et à maintenir l'ordre dans les beaux quartiers pour se préoccuper d'une fille aussi insignifiante. Elle allait tenter le coup, c'était le bon moment. Tant qu'il y avait de l'espoir, là-bas, et que la ville n'était pas encore en flammes. Après tant d'années passées dans la boue, les égouts ne seraient qu'une formalité. Elle allait fuir cette ville maudite, avec sa crasse, ses bourreaux, et son tyran sanguinaire. Elle irait se réfugier chez l'ennemi. Elle avait tout prévu. Depuis qu'elle avait entendu les rumeurs sur l'armée pigorienne qui faisait route vers Agarès, une semaine plus tôt, elle avait commencé à observer de près les rondes des patrouilles sur les remparts. Perchée sur un toit en ruines, elle voyait chaque mouvement de ces brutes armées, elle pouvait apercevoir jusqu'aux manoeuvres de la garde seigneuriale devant le palais, et même les allées et venues devant l'usine et l'entrée de la mine. Ils étaient réglés à la minute près, de véritables pantins de carnaval. La moitié d'entre eux n'était pas capable de manier une épée correctement face au danger, et se serait pris une déculottée face à l'audacieuse gamine qu'elle était. Mais encore aurait-il fallu qu'elle eût une telle arme à sa disposition et qu'elle ne ne craignît pas que toute la garde ne lui tombe dessus par la suite. Elle les haïssait, tous, mais cette nuit, elle se vengerait. Cette nuit, elle passerait les remparts via les égouts, puis elle descendrait le long de la falaise dissimulée sous un sac de toile pour se fondre avec le sol.
La journée fut longue pour la fillette, et elle avait bien du mal à dissimuler son excitation aux autres enfants des rues qu'elle croisait. Enfin, le soleil déclina, disparaissant derrière les montagnes. Léanor descendit de son toit, leste comme un chat, et s'engagea dans les égouts souterrains de la cité. Elle n'eut aucune peine à s'orienter dans cet étroit dédale de tunnels crasseux et sombres, et atteignit bientôt les remparts de la ville. Elle mit le sac de toile sur sa tête de telle manière qu'il lui couvrait tout le dos, puis sortit à l'air libre. Elle entama le descente sur l'à-pic rocheux, bien collée contre la paroi pour ne pas attirer l'attention des sentinelles. La moindre erreur pouvait lui être fatale, mais elle était agile et s'était longuement entraînée à cet exercice sur les façades en ruines de Lubella. Malgré des prises un peu trop audacieuses et pas toujours solides, elle réussit à atteindre le bas de la falaise, avec quelques écorchures sur les bras mais indemne. Elle leva la tête pour vérifier qu'aucun garde ne l'avait vue, puis elle commença à courir vers l'immense masse sombre qu'était le camp ennemi le plus proche. Ce camp qui semblait si proche depuis son observatoire, lui paraissait à présent hors de portée, mais il en fallait plus pour la décourager. Elle n'avait rien à perdre. Seulement, elle avait beau avoir un corps résistant aux coups, il n'en était pas de même face à un effort physique prolongé, et elle dut ralentir sa course sur le terrain accidenté, essoufflée par un corps mal nourrit et malmené. Mais ni la douleur, ni la fatigue ne l'arrêtèrent complètement dans sa progression vers la tache sombre qui concentrait tous ses espoirs.
* * *
- Général ! Il y a un homme dans la plaine qui vient vers nous ! Il vient de la cité !
Le fantassin, essoufflé, l'air catastrophé, venait de faire irruption dans la tente de commandement de la quatrième division. Galator, brutalement tiré de sa contemplation de diverses cartes étalées çà et là sur une immense table, jeta un oeil surpris à l'intrus. Le jeune soldat lui tendit une longue-vue et l'invita à constater ses dires. Le général saisit l'instrument et sortit de la tente, puis pointa la lunette dans la direction indiquée par le jeune soldat. Une silhouette s'approchait effectivement du campement depuis la cité, mais...
- Général, doit-on faire venir les archers ?
- Non ! Cette personne est bien trop maigre et petite pour être un soldat, et trop chancelante pour être un espion, un homme de main de Moenir nourri et logé ne trébucherait pas à chaque pas.
- C'est peut-être une ruse...
- Ça se pourrait, oui. Je vais en avoir le coeur net. Fais venir Ticar, Bezin, Frago et Menetir, ils m'accompagneront jusqu'à cet intrus. Tu resteras avec le capitaine Daros. Explique-lui la situation et dis-lui que s'il m'arrivait quelque chose, je lui confie le commandement de la division.
- Bien, mon général.
Le fantassin partit à la recherche des quatre solides soldats de la garde personnelle du général. Galator partit à cheval, accompagné de ses gardes du corps improvisés, tandis que le soldat se dirigeait vers la tente du capitaine Daros. Les cinq cavaliers arrivèrent rapidement à quelques mètres de la silhouette provenant de la cité ennemie, et le général se rendit compte qu'il ne s'agissait que d'un enfant, titubant, à bout de forces, et quand il fut à sa hauteur, il réalisa que c'était une fillette qui ne devait pas avoir plus de douze ans. Il vérifia d'un coup d'oeil expert qu'ils étaient hors de portée des arbalétriers Agarésiens. La cité illuminée était suffisamment éloignée, alors il mit pied à terre, aussitôt imité par les quatre autres, et s'approcha de la petite.
- Comment t'appelles-tu ? Pourquoi as-tu quitté la cité ?
La fillette déglutit avec difficulté, réalisant un peu tard qu'elle pouvait être soupçonnée d'espionnage. Elle leva sur l'homme qui s'était adressé à elle des yeux implorants, et balbutia avec peine :
- J-je m'appelle Léanor. J-je viens vous aider. Je peux v-vous donner des informations... les rondes... les gardes... la fabrique... les m-machi...
Elle s'effondra, épuisée. Galator se pencha sur elle. Ses quelques connaissances en médecine lui indiquèrent qu'elle n'était pas porteuse d'une des grandes maladies infectieuses, alors il prit un risque, enveloppa la fillette dans sa cape et l'installa sur son cheval, montant derrière elle pour ne pas qu'elle tombe. Ses hommes le suivirent sans broncher. Le général était quelqu'un de réfléchi, s'il prenait un risque, c'était parce qu'il estimait que ça en valait la peine, aussi se turent-ils devant la décision de leur supérieur. Arrivés au campement, il se tourna vers eux.
- Demandez à mon médecin personnel de venir l'examiner, nous allons l'installer dans ma tente, qui sera débarrassée de toutes les armes qui s'y trouvent. L'un de vous ira prévenir Amarelys, les autres la garderont aussi étroitement que s'il s'agissait de ce fourbe de Moenir en personne. Prévenez-moi dès qu'elle se réveillera et que personne ne lui parle. Tant que le médecin n'aura pas écarté tout risque, que personne ne la touche ou ne l'approche de trop près, même chose pour moi, je ne veux voir personne m'approcher si tout risque de contamination n'a pas été écarté. Frago, tu m'apporteras dans la tente de commandement toutes les armes qui se trouvent dans ma tente.
- Oui, mon général.
Galator déposa la fillette sur son propre lit puis alla s'installer dans la tente de commandement. Frago lui apporta quelques minutes plus tard un amas de couteaux, glaives, sabres et flèches, puis repartit surveiller sa prisonnière.
Le risque d'épidémie fut bien vite écarté par le médecin qui déclara que Léanor ne souffrait que de malnutrition et de divers mauvais traitements, peut-être même avait-elle subi des tortures.
Au petit matin, alors que le général lançait la septième série de tirs depuis la veille au soir, Bezin vint l'informer que la petite était réveillée.