Assad aurait aimé profité de cette nuit fraîche. Il s'était dit que cette soirée d'hiver serait sereine, froide, et qu'il pourrait trouver un lieu calme où s’asseoir pour ruminer en paix. Mais visiblement pas.
Avant d'arriver sur le centre-ville, il capta déjà l'écho des hurlements. Ses sourcils se haussèrent doucement. Il marcha avec flegme jusqu'à une foule grouillante, qui exhalait une détestable chaleur et des odeurs animales. Les lieux sentaient le fauve. La sueur, la bière, le dégueulis, la fumée... Autant de souffles putrides qui tourbillonnaient entre les corps gesticulants, mouillés de sueur et d'alcool. Ils étendaient leur tentacules invisibles et moites jusqu'aux narines d'Assad, tâtant son nez, emperlant son visage. Le jeune homme en eut le souffle coupé. Il recula pour échapper à ces senteurs bestiales, qui témoignaient de trop de vie. Une vie qui empestait, qui méprisait les saisons. Ici, l'hiver était relégué à d'invisibles frontières, chassé par cette masse informe et houleuse d'humains mêlés en une entité ardente, puante, mais surtout bruyante. Il mit quelques secondes à comprendre qu'un concert était organisé, débauche organique et sensorielle offerte à son regard horrifié. Il n'arrivait pas à croire que des voix si agressives, qui tranchaient la nuit et perçaient ses tympans, puissent réunir autant de personnes. Un sourire méprisant passa sur ses lèvres quand il songea à cette perte d'énergie en danse, cris, gesticulations chaotiques et autres folies de ces choses animées.
Il s'était repris. Son choc face à la foule s'était déjà estompé. Assad se glissa plus loin, aux abords du centre-ville bouillonnant de chair en nage.
Il approcha d'un immeuble, et se glissa dans la ruelle qui le bordait. Sans empressement, il escalada les poubelles, s'accrocha au rebord d'un balcon inutile. Le jeune homme y monta tant bien que mal, puis s'approcha d'une fenêtre, contre laquelle il colla son front. Il savoura la morsure du verre froid sur sa peau. Aucune lumière. Il avait vu sur un petit salon enténébré qui disait tout de ses propriétaire : deux fauteuils, un sol nu et gris, un mobilier quasiment absent, mais une gigantesque télévision à écran plat. Autant dire que des gens pauvres et stupides habitaient ici, de ceux qui se complaisaient dans l'apparence plutôt que dans le confort, misant tout sur un rectangle de technologie pour faire oublier leur condition misérable. Assad ne sut si il devait soupirer ou se laisser aller au sourire qui attendait aux coins de ses lèvres. Il opta finalement pour une réaction plus prosaïque, qu'il avait déjà en tête en arrivant dans la ruelle : il chercha un objet du regard. Et trouva. Une chaise.
En plastique blanc, salie, couverte d'étranges résidus noirs sûrement tombés depuis le balcon du dessus. Assad s'en contenta. Il l'attrapa, et brisa la fenêtre d'un coup brutal.
Personne ne l'entendit. Avec le concert qui faisait beugler une foule et des chanteurs écervelés à quelques centaines de mètres, un fracas de verre cassé passait inaperçu. Et dans l'hypothèse où quelqu'un y aurait porter de l'intérêt ou entendu ce son inhabituel, il aurait tout aussi bien pu l'attribuer à ce même concert. Un bruit pareil aurait parfaitement eu sa place au milieu de ce capharnaüm dissonant. Assad ne se posa donc pas la question de savoir si il pouvait entrer sans risque. Il se glissa dans l'ouverture béante, hérissée, n'échappant pas à une éraflures sur la joue droite. Sans y prêter attention, il pénétra dans l'appartement. Il aurait pu voler quelque chose, sûrement, ou saccager ce nid infect d'humain, antre de la matière organique tant abhorrée, mais ce n'était pas son but. Il l'aurait sûrement fait, si tant de gens ne beuglaient pas devant l'immeuble, cependant, tout ce bruit lui donnait plutôt envie de s'éclipser rapidement. Il ne se le serrait pas avoué, mais le concert le rendait nerveux. Savoir tant de monde si proche... Un frisson de dégoût courut sur sa colonne vertébrale. Il se détesta pour ce reflex trop humain, à l'instant même où il jaillissait sur sa peau. C'était un geste superflu, une énergie superflue. Comme tout son corps, tout son être ; tout cela était superflu. Il ne devait pas se laisser aller à d'autres réactions aussi organiques. Une peau frémissante lui rappelait bien trop la vie. Et paradoxalement, le simple fait d'y repenser lui donnait envie d'exprimer sa colère et son aversion pour Elle. Vie maudite. Son propre cerveau était contre lui. Il se haïssait.
Porté par sa rage, il avança vers la télévision, et la renversa sur le sol. Il l'observa s'écraser avec impassibilité. Éprouver une franche satisfaction aurait été trop humain. La rage même qui l'avait conduit à ce geste était une aberration humaine, pourtant. Il se sentit envahi par une profonde impuissance à lutter contre lui même. Chaque réaction était le fruit de cet organe de penser qui ne voulait pas le laisser en paix.
Torturé par ce conflit intérieur, il marcha nerveusement à travers le salon, jusqu'à la porte d'entrée. Il l'ouvrit, puis sortit dans le couloir. Celui-ci était plus froid que l'intérieur de l'appartement. Cela le calma. Il s'apprêta à prendre une respiration de soulagement, mais se ravisa en songeant que respirer fort était horriblement animal. Un souffle bloqué dans la gorge, Assad se dirigea vers le fond du couloir. Il y trouva une porte métallique, glaciale, à laquelle il prit le temps de se coller. La matière pure, lisse, inanimée, ne lui offrit que sa froideur, imperturbable. Ce constat le calma. Il laissa le métal attaquer ses nerfs, mordre sa peau. Sentir la douleur était rassurant. Il pouvait se faire du mal. Punir son corps. Pauvre dépouille de matière organique, chose écoeurante et palpitante.
Le jeune homme se résolut pourtant à continuer son chemin. Il avait besoin de faire ce pour quoi il avait pénétré dans l'immeuble. Son pas preste le porta dans l'escalier de béton. Il grimpa, força une porte grillagé, et jaillit à l'air libre. Sur le toit de l'immeuble. Son corps offert aux bourrasque fut saisi par une vague glaciale. Un sourire amer étira ses lèvres. Il était heureux de sentir sa chair transit, tout d'un coup. Il ne pouvait pas s'en empêcher, aussi méprisable cela soit-il.
Assad s'avança vers le rebord du toit lisse. Il s'assit, jambes dans le vide, le vent hurlant autour de lui. Il aurait pu tomber. Et il s'en contrefichait. Il était venu voir le monde de haut, pour mépriser la vie, l'imaginer à ses pieds, vulnérables, faible. D'en haut, il pouvait se le permettre. D'en haut, il pouvait leur cracher sa haine sur le crâne, par ses rêves sanglants.
En dessous de lui, une parcelle d'humanité grouillait dans un vague mouvement, pareille à la fange remuée par des verres. Il avait envie de les écrasé tous. De presser ces corps sous une immense semelle, contre le goudron, et de voir leur tripes s'étaler par terre, s'entremêler dans une vaste tapis sanglant. Les os jailliraient de la chair, se briseraient, s'étaleraient ou maintiendraient des structures branlantes de corps torturés... Un spectacle magnifique à ses yeux. Il aurait tant voulu pouvoir tous les tuer, anéantir leur être entier, disperser leurs atomes, ne laissant que la pierre, que la saine immobilité... Il rêvassa ainsi pendant de longues minutes, alors que le concert se poursuivait sous ses pieds. Ses songes éveillés lui arrachèrent un large sourire, qui donna à son visage une beauté sans fard. N'importe qui l'ayant vu aurait juré se trouver face à un ange. Il resplendissait, réellement lumineux sous la carapace d'insipidité qu'il enfilait chaque jour. Splendide, alors qu'il ne songeait qu'à détruire son espèce, à éradiquer la vie.
N'importe qui l'ayant vu aurait juré se trouver face à un ange en plein délire, en voyant son regard. Dément, à la lumière jaunâtre de la ville, fou dans l'argent éthéré de la Lune. Réellement inquiétant, débarrassé du voile qui s'y posait chaque jour. Sublimement dérangeant, alors qu'en bas, les dernières secondes de trente mille âmes euphoriques s'égrenaient avec une implacable cohérence.
Au moment où il voyait la foule ravagée par une foudre occulte, le châtiment d'un inconnu les emporta tous. La sentence était tombée : ni de talon, ni de semelle, ni d'orage, de noyade... Rien de ce qu'Assad avait pour le moment imaginé avec délectation. Il assista à mieux encore.
L'enfer éclot soudain comme une fleur de feu. Ses pétales enflammés se déployèrent à travers la foule, et sa tige galopa au milieu du vaste bourbier humain avec élégance, vivacité et force. Assad comprit instinctivement de quoi il en retournait. Il observa avec émotion la mort rutilante qui déferlait sur tout ces gens réunis par une passion commune. Jamais il n'aurait cru voir aussi beau spectacle. Ses yeux le brûlèrent alors que la lumière léthifère engloutissait le monde en contrebas. Cela ne dura qu'un instant. Un instant qui se grava dans sa mémoire comme le plus beau de son existence.
L'explosion ravagea le centre-ville. Des corps carbonisés s'éparpillèrent à travers la place, des arbres soufflés se déracinèrent et allèrent s'écraser sur les voitures trop proches. Il y'eut dans l'air des centaines de personnes qui volèrent pour la première et dernière fois de leur vie misérable. Le souffle de l'explosion remonta jusqu'au visage d'Assad, qui bascula en arrière et se cogna la tête contre le toit. Il saigna, aux anges. Ses oreilles bourdonnaient. Sa poitrine fut prise de spasmes chaotiques, alors que le centre-ville apparaissait de nouveau, bistre et vermeil, ravagé. Il ne comprit pas tout de suite comment réagissait son corps.
Asad dût attendre que ses oreilles se débouchent pour constater qu'il riait à gorge déployé.