La nuit était fraîche et humide. Rien de plus normale : c'était une nuit de caverne. Un nuit des profondeurs. Étrangère à celle du ciel, tapie loin de lui. Sous l'océan. Une nuit qui n'appartenait qu'à Dorian.
Il aurait pu la passer assis sur une chaise, les bras croisés contre le vieux bois de la table, paupières rabattues, l'esprit en errance. Sûrement aurait-il consommer ainsi la soirée, loin de la ville, confortablement isolé de ce monde qui grouillait d'humains et de bruits aux répercutions chaotiques... Si une bombe n'avait pas été posée en face de lui.
En réalité, il était bien en vis-à-vis avec sa table, et savourait la nuit de la caverne dont il était le seul possesseur avec le même plaisir qu'il aurait éprouvé si un engin explosif n'attendait pas gentiment à quelques centimètres de lui. Pour cause, cette bombe ne risquait pas d'exploser. Du moins, pas tant qu'il ne l'aurait pas décidé...
Dorian s'offrit quelques instants de satisfaction, un sourire aux lèvres. Ce soir, il allait retourner en ville. Il marcherait parmi les passants, déambulant avec flegme à travers des rues aux trottoirs de fer. L'air de se déplacer au hasard, il se trouverait finalement au pied d'un grand building tout de verre et d'acier. Il n'y jetterait pas un regard avant de disparaître à l'arrière d'un bar tout proche. Puis, bien entendu, n'en sortirait pas. Personne n'y ferais attention.
Tout comme personne ne verrait de pigeon s'élancer dans la nuit. Un banal oiseau de ville qui avait survécu aux millénaires, à la pollution ; à tout. Cette innocente petite chose volerait tranquillement vers l'immeuble qui faisait face au bar. Elle passerait au dessus de la ligne de circulation, et se poserait sur le toit du gratte-ciel. Il redeviendrait alors, avec les seules étoiles pour témoins, un humain comme les autres- ou presque. D'une petite opération magique, il transporterait une bombe sur son perchoir d'acier. Il la déposerait amoureusement au milieu du toit, rentrerait chez lui d'une épuisante téléportation, et là... De cette même table, assis, il claquerait des doigts ; pour la forme bien entendu. Il n'avait pas besoin de ça pour faire exploser la bombe. Il lui suffisait de le désirer en fermant les yeux, puis d'enflammer ce qu'elle contenait. Mais il lui plaisait d'entendre ce petit bruit résonner dans la caverne, car il n'avait jamais le plaisir d'ouïr celui de l'explosion qu'il offrait à la ville. Après tout, il l'avait concoctée avec une chose si précieuse... Un élément essentiel de ses explosifs magiques, que lui seul pouvait fournir et utiliser.
C'était à dire, son propre sang.
Dorian posa le couteau au fil écarlate qu'il tenait en souriant toujours. Il serra le poing sur la profonde entaille de sa main ; un feu glacial éclata dans sa paume. Quand il délivra ses doigts de leur crispation, il ne restait pas la moindre trace sanglante sur sa peau.
Le vieux mage se leva en éprouvant la satisfaction inhérente à l’accomplissement d'un travail rondement mené. Il était heureux de pouvoir enfin retourner en ville pour se livrer à un attentat. Il n'avait pas posé de bombe depuis trois mois déjà, cherchant une cible intéressante, repérant le terrain, se renseignant sur les horaires des bureaux afin de faire un minimum de victimes, s'évertuant à trouver comment atteindre le toit du building et... Récupérant de son précédent attentat, qui avait réclamé de sa part une grande quantité de sang, de magie, et de patiente.
En effet, il avait fait exploser tout un quartier d'affaire. Enchanter les rues lui avait pris une année entière, mais à force de persévérance, il avait réussit à faire planer un sort latent sur celui-ci, sans qu'il ne se dissipe à cause de la technologie. Grâce à celui-ci, presque personne ne se trouvait sur les lieux de l'explosion -ou plutôt des explosions- au moment fatidique. Le soir où ses bombes avaient libérées leur fureur, seule une vingtaine de personnes étaient mortes, pour un kilomètre de buildings détruits. C'était jusqu'à maintenant son coup le plus audacieux, et il avait réclamé une préparation particulièrement épuisante. Pour un terroriste novice, il s'en sortait plutôt bien.
Cette nuit, il espérait réussir sans trop de problèmes à faire s'effondrer des bureaux, et il n'avait aucune appréhension. On ne connaissait ni son nom, ni son visage. Peut être même les autorités ne savaient-elles pas que les bombes qui explosaient partout en ville depuis deux ans maintenant ne devaient leur puissance qu'à la magie. Il était, pour ainsi dire, le fantôme dans toute sa glorieuse invisibilité. Inconnu, sans relations avec le monde extérieur, étranger à la société... Officiellement, il n'existait plus depuis bientôt cent et quelques années. Retrouver sa trace relevait de l'impossible. Pour remonter jusqu'à lui, il aurait fallut un miracle, une trahison de la part de proches -qui étaient morts depuis longtemps-, ou un paranoïaque instruit. Autant dire qu'il pourrait continuer à sa guise de faire exploser des bombes où bon lui semblait pendant encore longtemps. Il fallait, après tout, qu'il puisse poursuivre ce petit jeu assez longtemps pour avoir la maîtrise nécessaire afin de s'attaquer directement au gouvernement. Un programme réjouissant, somme toute.
Il n'allait pas s'ennuyer durant les prochaines années.
Un sourire toujours sur les lèvres, Dorian marcha jusqu'à la cavité dans la paroi où reposaient ses armes permanentes. Il glissa deux poignards dans ses poches, songeant avec amusement qu'ils ne lui avaient pas servit à autre chose qu'à se tailler la barbe depuis bien longtemps. Mais mieux valait prendre ses précautions, n'est-ce pas ? Il avait appris au cours de sa vie qu'on était jamais assez prudent, mais toujours trop malchanceux. Il suffirait qu'il oublie une fois de porter des armes, pour qu'il se trouve irrémédiablement dans le besoin d'en avoir sur lui. C'était une sorte de règle élémentaire, un "petit coup de pute du destin" comme il se plaisait à appeler les aléas ironiques de la vie dans ses mauvais jours.
Cependant, ce soir tout irait bien. Il ne faisait qu'un petit attentat de toute manière, rien de plus qu'une petite sortie pour se détendre et ne pas se faire oublier des informations de la ville.
"Un attentat de plus, visant encore une fois des bureaux dans la rues Des Nymphes, trois morts, aucun blessés ; l'ombre poseuse de bombes reviens de nouveau hanter Kairec..."
Nanti d'une humeur excellente, Dorian se débarrassa du manteau qu'il portait généralement à l'intérieur de la caverne froide. Il savait qu'il ferait chaud dans les rues, comme toujours. La cité pourvoyait au confort de ses habitants sans excepter aucun détail. Il n'avait besoin de que de sa chemise ce soir là, et il s'offrit même le luxe de la déboutonner jusqu'à mis poitrine, offrant l'ébauche d'une vue sur la toison bouclée qui la couvrait. Au diable les convenances, il n'était pas sortit pour plaire aux femmes de toute manière.
En refrénant son sourire, Dorian embrassa sa bombe d'un dernier regard tendre. Ils se reverraient dans une dizaine de minutes, face à face au milieu des bourrasques.
Mais pour le moment, il allait devoir jouer les badauds indolents. Aussi, purement et simplement, dans la lumière bleu tamisée qui régnait à l'intérieur de la grotte... Il disparut.
Nonchalance et naturel. Maître mots pour ne pas avoir l'air suspect quand on sortait d'une ruelle un peu sombre coincée entre deux grandes tours d'habitations, dans laquelle on venait tout juste de se matérialiser.
Dorian se mêla à la foule qui parcourait les rues en adoptant le regard vague de la plupart des gens qui l'entouraient. Des jeunes qui traînaient en bande, riant à gorge déployée, se moquant des autres passants, discutant dans un coin de la rue sans porter d'attention au reste du monde ; d'autres qui marchaient seuls, écouteurs aux oreilles, tentant d'échapper à la vile en noyant leur cerveau de paroles de chansons plutôt que de celles de Kairec. Il y'avait aussi des adultes pressés, ou des presque adultes ; des gens qui travaillaient au service de la ville nourricière, courant après ses mamelons glacés qu'on faisait baller devant leur visage à chaque fin de mois pour qu'ils se saisissent d'un peu de lait. Ceux là ne prenaient pas le temps de vivre vraiment. Ils avaient oublié leur jeunesse, alors que certains en sortaient à peine, et la regrettaient entre deux courses vers des immeubles qui les faisaient monter à travers le ciel sans qu'ils n'atteignent jamais le paradis que de vieilles religions survivantes leur promettaient en échange de leur docilité.
Leur vie n'était qu'un grand gâchis qu'on tentait de rendre moins flagrant en leur vendant des choses dont ils n'avaient pas besoin. Plus personne ne pouvait se contenter de l'amour de ses proches et d'un ventre plein désormais. La ville avait instaurée en eux de nouveaux appétits qu'ils satisfaisaient au préjudice des anciens.
Le monde était d'un ridicule affligeant. Heureusement, il était là pour mettre un coup de pied dans la fourmilière. Il ne verrait pas ses résidents courir affolé autour de leur nid détruit, mais le simple fait de savoir qu'il allait ajouter ses propres notes à la chanson de la ville le satisfaisait. Il pouvait changer la partition où bon lui semblait, quand bon lui semblait. La musique n'appartenait qu'à lui et personne ne le savait. C'était une sensation délicieuse.
En marchant tranquillement au milieu des rues, dans un hasard apparent, il se trouva face à un bistrot qui faisait face à sa cible, petit établissement rabougri en plastique et en fer d'où s'échappait la voix d'une télé au volume trop élevée. Il y entra l'air de rien, laissant les portes coulisser devant lui.
Dorian fut accueilli par la lumière crue et blanche de plaques lumineuses accrochées au plafond. Le sol d'un gris terne était quasiment immaculé, et les tables en plastique, de gros carrés blancs maintenues en place par des aimants, étaient toute occupées par des habitués ou des gens sortit plus tôt que lui de leur troue.
Tout les visages étaient tournés vers un rectangle lumineux où était retransmis un quelconque évènement sportif. Dorian feignit de s'y intéresser vaguement en avançant vers le comptoir. Personne ne parlait, les verres d'alcool en main, sirotant sans passion leur boisson, les yeux braqués sur la télévision qui happait toutes les pensées.
Même les tavernes modernes ne valaient pas les anciennes. Aucune ambiance ni convivialité. Ce monde était pitoyable.
Dorian commanda une bière "pression", septique face à l’appellation de la boisson. Il n'en boirait pas de toute manière, mais il était curieux de savoir à quoi elle ressemblait. Il observa avec des yeux ronds le liquide ambré jaillir d'une machine pour emplir son verre. Il n'avait rien de spécial, mais la façon dont on l'obtenait était surprenante. Il prit son verre en fixant son contenu d'un air méditatif, puis se dirigea vers les toilettes du bistrot.
Il vida sa bière dans un évier, lâcha le verre à l'intérieur de celui-ci, puis alla ouvrir une fenêtre inutile qui donnait sur la rue. Sans attendre, il entama sa transformation.
La tâche se révéla plus ardue qu'il ne l'avait espéré. Il n'avait pas changé de forme depuis trop longtemps pour que ce ne soit pas douloureux, et son corps protesta en se remodelant. D'autant plus qu'il dût comprendre ses habits dans la métamorphose, ce qui n'était que plus désagréable. Ce fut au prix d'efforts intenses et désagréables qu'il dompta son héritage pour devenir l'animal désiré ; et en tant que pigeon, il fut un instant sonné.
Il s'envola maladroitement vers le rebord de la fenêtre, tentant de reprendre le coup de main -ou d'ailes-. Autrefois, cela ne lui aurait pas posé problème, mais il était désormais trop habitué à être humain pour retrouver avec dextérité des reflex d'oiseaux. Il n'avait cependant pas de temps à perdre, car son enchantement pouvait céder d'un moment à un autre, et alors l'immeuble se verrait peut être investit de plus de personnes que prévu. Or, il aurait été regrettable de faire plus de victimes que nécessaires.
Dorian ne dû qu'à son acharnement, et sûrement pas à sa mémoire, de réussir finalement à voler sans risquer à tout moment de tomber, de heurter un immeuble où de se laisser emporté par une bourrasque. Il s'éleva le plus rapidement possible vers le building sur lequel il avait jeté son dévolu, échappant par miracle aux voitures et autres dangers volants qui menaçaient de le réduire à l'état de purée organique.
Le vieux mage connut un véritable moment de bonheur quand il se posa sur le toit, reconnaissant que son plan était plus que sommaire et pleins de failles. La prochaine fois, il tenterait autre chose.
Dorian entama une nouvelle transformation laborieuse, perclus de douleur, la peau à vif, ne redevenant humain qu'après deux longues minutes de souffrances. Il n'était pas prêt à recommencer de sitôt à se métamorphoser... En attendant, il avait enfin atteint son but. Il se concentra en mettant de côté l'élancement de ses muscles et la brûlure de sa chair, appelant son sang à lui. Il répondit.
La bombe apparut entre ses mains, brûlante, le sang bouillant à l'intérieur de son enveloppe. La déflagration magique raserait tout les étages. Elle allait déployer son énergie essentiellement vers le bas et parcourir les couloirs comme une harde d'étalons incendiaires, surnaturelle, le feu se mouvant avec aisance pour choisir quelles parties de l'immeuble dévaster. C'était une explosion contrôlée, au parcours soigneusement établi. Il n'y aurait pas de hasard.
Triomphant, Dorian prit le temps de savourer cet instant grisant avant lequel il mettrait un terme à la mission de cette soirée là.
Quand tout à coup, une forme floue roula devant lui. Le vieux mage ne comprit pas tout de suite ce qui se passait. Il suivit l'étrange chose tombée du ciel des yeux, et alors qu'elle se relevait, le triomphe laissa place à l'horreur.
C'était une jeune femme rousse court vêtue aux jambes forts captivantes. Moulée dans des habits qui lui donnaient l'air d'une rebelle, toute prédatrice dans sa pose et sa manière d'inspecter avec efficacité son corps meurtrit par une chute de dieu savait combien de mètre, elle ne l'avait pas encore remarqué. Il la fixa, choqué par son apparition, et également troublé par ce dont il sentait la venue.
Son corps appréciait visiblement la vue de cet imprévu joliment féminin.
Elle sentit peut être son regard sur elle, car son visage finit par se tourner vers lui. Un air incrédule passa sur ses traits... Et Dorian remarqua les deux dagues en adamantium ensanglantée qui lui occupaient encore les mains. Ils se fixèrent tout les deux dans les yeux. Les siens étaient jaunes, comme ceux de certains chats. Elle sembla comprendre qu'il l'avait vu armée.
-Bordel de merde.
Il posa la bombe, et sauta sur ses pieds. Il avait tout intérêt à décamper en vitesse, car à n'en pas douter, la jeune femme qui lui faisait face était une criminelle. En fuite.
Elle allait attirer la police, et tout gâcher. Il fallait qu'il parte tout de suite pour que la bombe ne soit pas saisit. Quant à cette apparition impromptue, et bien... Elle aurait la malchance de se trouver là où il ne fallait pas quand l'immeuble laisserait place à un tas de gravas. Regrettable. Mais sûrement pas important.
Le vieux mage fit donc appel à son pouvoir, ferma les yeux en gravant sous ses paupières l'image de la caverne, et se téléporta.
En un instant, il fut revenu sous l'océan, loin de la ville.
Cette nuit aurait donc pu, au final, se solder par une réussite complète malgré une légère frayeur. Mais bien entendu, non, pas du tout.
En effet, la jeune femme avait eu la mauvaise idée de se jeter sur lui pour lui planter une dague dans l’épaule.
L’accompagnant chez lui. Serrant de toute ses forces le manche de son arme.
Et très franchement, ça faisait un mal de chien.
Il la repoussa en grondant d'une décharge magique qui l'envoya valser vingt mètres plus loin, sur le sol, à la lisière de l'espace illuminé de la caverne. Dorian arracha la dague à sa chair en haletant, les yeux plissés et pleins de larmes. Il la jeta derrière lui, où elle glissa en dessous de la table en bois.
Puis posa sur l'intruse un regard orageux, prunelles grises envahies de colère, sourcils épais froncés révélant des rides. Ses mains se mirent à irradier d'une lumière grisâtre.
Je te laisse une minute pour prononcer tes derniers mots, me maudire et essayer de me tuer encore une fois. Pour information, afin que tu puisses m'injurier convenablement, mon nom est Dorian.
Il fit une pause.
Ah, oui, et bien entendu.
Sourire carnassier.
Tu vas mourir ici.