Futur de Kairec

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16-10-2013 à 19:35:27
Il avait l'air d'un vieil épouvantail, dans son lit froissé. Ses cheveux de paille noire s’effritaient en danses mornes sur l'oreiller. Ils étaient ternes, défaits, emmêlés, les boucles anarchiques s'embrassaient dans des étreintes brouillées. Sur son front, des tourbillons châtains projetaient leurs courbes acérées par le manque de savon vers un ailleurs couvé de plafond plâtreux. Cerné de murs, étouffé dans ses draps, prisonnier de son antre autrefois rassurante. Dorian l'avait connu appréciant cet endroit, chérissant chaque grain de poussière. La nuit, il rêvait parfois de son corps étalé sur le sol doré par la lumière. Alors c'était une saison qu'il ne pouvait nommer, mais le velux ouvert, il regardait tomber une clarté douce, sirupeuse, comme un ruisseau de miel versé du haut du ciel, sur les rainures et l'habit gris du bois scié, assemblé, poncé, ciré... Il s'entendait lui parler, à lui qui murmuraient la nuit, craquant dans l'air humide, grinçant, respirant lentement quand les songes menaient loin de ses rivages cerclés de murs les consciences humaines. Alors couché contre cette peau tiède chauffée de soleil, il répondait aux plaintes nocturnes captées par son oreille éteinte tardivement, laissant traîner sa main sur le sol, chuchotant à ces planches qui daignaient lui faire un sol aussi vivant que la terre du jardin où s'enracinait doucement un jeune sapin bleu gris. Il parlait, le visage enrobé de lumière coulante, sur la langue le goût de l'azur sucré. Il se sentait comme une orange confite, ou un beignet au miel. Une pâtisserie posée là qui respirait de toute sa crème, de sa peau moelleuse, chamarrée pour mener à elle les regards des enfants. Sa chambre était boulangerie, et lui le beau gâteau qui vibrait de fondre sur des papilles avides.
Absurde rêverie. Il se rendait bien compte que ce n'était pas la sienne ; elle venait de jusque loin hanter son esprit gourd. Toutes les nuits ne lui appartenaient pas... Dans son sommeil, il recevait les joies alanguies de l'enfant qui l'avait façonné. Et à lui d'y trouver de quoi sourire, car c'étaient là ses seules échanges avec l'entité qui poursuivait sa secrète existence, dans un monde qui manquait de magie et de forêts mythiques. Là bas, on le savait vaguement, il s'évanouissait entre ses songes bruissants pour ne plus entendre le bruit discordant de sa réalité. Ce que Dorian avait connu de grisailles et de fumées, son créateur en avait soupé bien avant lui- en cela au moins plus expérimenté. Il semblait tout autant que lui apprécier cet endroit où il avait éclos, bourgeon flétrit dés sa prime poussée hors du ventre maternelle. Rabougris dans cet hiver qu'il affectionnait tant, chétif et maigre un mois avant l'heure fatidique. Seules les machines l'avaient sauvé du néant ; parfois, il regrettait qu'elles aient intervenu. Maudite technologie.
Alors, il vivait un peu au travers de ses rêves, perdu dans les méandres d'un kaléidoscope de mots emmêlés. Il accouchait de chair, dans des mondes lointains, leur donnant la vie pour la partager depuis son univers propre. Il apprenait de leur parcours, respirait pour un temps sous leur peau, observant les chemins empruntés, guettant des réponses à ses propres questions. Ils étaient là pour lui, même ceux qui ne connaissaient rien de son existence occulte. Tous, ajoutaient à sa vie propre la somme de leurs expériences. Ils écrivaient son être autant que lui le leur. C'était un échange, un marché muet entre eux tous : il les avait créer, à eux ensuite de vivre. D'exister, de connaître tout ce qu'il craignait, enviait, tout ce sur quoi il se questionnait dans l'ombre tamisée de son antre, bercé de lumière et de bruissements de pages. Empruntant leur cœur, leurs yeux, leurs sens, cherchant son monde au travers eux...
Et puis un jour, tout avait cessé. Il n'avait plus été là. Ni dans ses rêves, ni pour remettre debout son premier né, son protecteur, le plus ancien de ses enfants. Un jour, il n'avait plus été là pour soutenir son deuil, insuffler de la force dans ses veines exsangues. Pourquoi donc ? Par quelle malice cruelle expliquer son retrait soudain, son abandon total et impromptu ? Des années durant, il y avait songé. S'était torturé de questions, blessé qu'on l'ait laissé à son triste sort, à ses larmes, qu'on ait donné champ libre à sa douleur pour le ronger sans trêve. N'avait-il pas été, pourtant, ce fameux esprit de bien, un ami silencieux qui veillait sur les nuits et les peines de son père adolescent, de ce père enfant, ce père qui était à peine né quand lui avait déjà tant fait ? Et on l'avait laissé aux silences qui en s’épaississant, durcissait le cuir usé de sa folie.
Il comprenait maintenant. En voyant ce papillon sans aile affaissé dans ses draps, il comprenait. Les boucles ternes et sèches qui noyaient sa face blême, la rondeur taraudée de maigreur de son visage. Ce teint hâve, ces cernes grises sous ses yeux grands ouverts sur l'obscurité rongée de la chambre. Il faisait mauvais ici. L'ombre pleuvait sur la lumière, et cette averse dévorait l'espace comme une plaie infectée. Un néant grésillant rôdait aux abords de ce monde en suspension dans la clarté arrosée de ténèbres.
Alors, de toute la chambre, il ne voyait que le parquet, luisant à peine, délavé comme un soupir qui s'éteint. Des rainures qui courraient, poussiéreuses, jusqu'au bout des lattes noyées, encrées à leurs extrémités par quelque pessimisme de la créature flétrie enfermée dans cet univers aux bouffées grises de poussière et de lumière vermoulue par une éternité à pleuvoir sur le monde, on ne voyait du sol qu'une bande déroulée de bois usé, presque décoloré à force d'années stériles.
Puis,
Une porte oscillante de placard, battant de toute sa blancheur rugueuse dans un coin d'ombres lourdes. Elle s'ouvrait sur des livres aux pages jaunes, aux couvertures de papier brillant qui avaient cessé de s'allumer sous la poussière. Sur des babioles sans éclat serrées les unes contre les autres, telle une foule craintive attendant une violence profilée au loin. Sur des feuilles blêmes aux coins cornées, des bouts de papiers couverts de dessins abandonnés par leur volume et par la finesse de leurs trais. Grossiers à force d'usure, gommés par le temps, ombrages mouchés par l'estompe caressante des années. Quelque part, des coquillages qui soupiraient d'être si loin de la mer ; deux ou trois feuilles brunâtres réduites en poussière triste, tout au fond des ténèbres immobiles. Des plumes posées là qui n'avaient plus pris le vent depuis quelques éternités. Des proses retombées, regardant du coin de l’œil, couchées sur leurs plaines blafardes, l'absence vibrante des muses qui s'étaient éteintes aux pieds gris d'un mur de vérités profondes. Les placards, prêt à basculer dans le ventre du vide.
Puis,
Au plafond cette lumière élaguée par les ombres, arbre liquide et mourant. Un ruissellement blême sur une poutre vermoulue, une survivance chétive déployée du velux. Arborescence horrible, branches immondes qui s'accrochent à ce ciel fantoche. Elles griffent le plafond terne, rampent sur les murs, tombent en pluies atones vers le sol dévoré. Les astres n'ont plus brillé jusque dans cette chambre mortuaire depuis longtemps déjà- trop longtemps au vu de la rutilance défaite qui gifle encore faiblement les néons éteints accrochés là, cependant oubliés, abandonnés à ce souffle morbide qui appesantit l'air. Trop longtemps pour la figure blême de la chose étalée dans ses draps ; sûrement ses yeux ont-ils erré, plus de mille fois déjà, vers la vitre polie du velux... Sans rien y voir d'autre qu'un miroir sans teint, fastidieusement lumineux. Brillance défaite, harmonie crevée. Elle gît dans la poussière coagulée d'ombres sèches qui a posé ses valses sur le parquet rongé. Son petit corps froid frissonne encore au passage des fantômes. Un note dans le néant, qui vibre pour le vieil homme.
Puis,
Les casiers brûlés au dessus du lit. Rouges, blancs et. Blancs. Et noirs. Vides. Quelques bouquins plein de suie y dorment encore, cadavres d'histoires. Des récits fuligineux qui ont fait coulés des mots dans l'encre, des pages sur les yeux, des esprits sur le fil. Des cœurs sont tombés là, ont palpité entre les pages, ont glissé sur le grain frémissant du papier. Maintenant, il ne reste qu'une odeur de souffre et de charbon. Elle plane, latente, entre les casiers débarrassés d'ouvrages.
Puis,
En dessous, au milieu du vacarme muet d'abandons et d'oublies, la chose. Blême, comme un vieux linge blanchis collé sur un cadavre, sa peau tire et ondule, pend misérablement sur des os peu pudiques. Ils montrent leurs formes, sourient aux photographes en dessous de leur linceul.
Sur les draps blancs, près d'une main cacochyme, repose une plume sèche qui capte une étincelle grisâtre de lumière survivante. Elle hurle une douleur plus forte qu'aucune autre. Les angoisses mêlées de tous les faiseurs de contes valsent ensemble à sa pointe blafarde. Elles s'accrochent, sanglotent, errent sur les trais ravagés de la créature exsangue.
"Il y a les morts, les vivants, et ceux qui sont en mer."
Elle a chevauché les vagues de sa vie, plongé dans l'océan des mots pour y trouver des perles. Elle croyait pouvoir y pêcher une nacre qui soit vrai, et de toc en toc, d'illusoires richesses à joyaux de paraître, la chose perdait espoir, balbutiant dans sa carcasse rongée d'ennui. Elle avait échouée, doublement pour le monde lexical. Après des années en apnée à chercher son talent, elle s'était noyée puis fracassée contre un écueil dentelé. Toutes proches cependant, des côtes nouvelles. Le pays désolé de son âme, les contrées plates et mornes de son imaginaire. Ici s'incarnait sa gamberge, en sylves improbables où se berçaient des songes affamés, et lui l'explorateur démunis, ne connaissait rien de ces forêts pourtant nées du terreau de son âme ; inculte de toutes les étendues dont il avait naguère accouché, alors inconscient de tout ce qu'il y avait d'effrayant à se perdre tant et si bien en ses propres dédales. Terrifiée par la grandeur occulte qui hantait son esprit, la chose avait entrepris une nouvelle traversée ; l'inspiration, le talent... Bibus des êtres vains qui cherchaient les plaisirs vaniteux. Elle ne voulait plus qu'à partir désormais.
Sa quête fut longue et vaine. Elle n'était jamais revenue de cet océan huileux où elle avait plongé ; démente, d'une folie douce qui la gardait à l'intérieur, elle s'était retrouvée incapable de sortir. Perdue dans ses songes noirs, elle errait.
Non.
Elle avait erré ; mais c'en était fini. Désormais, elle gisait là, dans son univers d'ombres. Le parquet ne chantait plus, ses rêves dansaient loin d'elle. La créature les avait laissé poursuivre leurs farandoles loin de son âme empoisonnée, les enjoignant d'un geste à s'éloigner de sa présence toxique. Égarée dans les labyrinthe houleux de ses rêveries vagabondes, elle avait laissé le temps l'étreindre- l'éteindre. Une musique moribonde pendait à ses lèvres, des souvenirs s'embourbaient sous son crâne. Rien de tout cela n'avait eu d'importance. Toute sa vie n'avait été qu'une vaste comédie.
Elle s'était flétrit avant même d'être un fleur. Elle était un bourgeon sortit trop tard, une promesse de pétales déployés jaillit au milieu de l'hiver... Un gâchis de matière, de sons, d'énergie, d'espace. Un mort-vivant qui s'était cru capable de naître vraiment à son tour, alors même que son corps était déjà là, que l'animal où croupissait l'esprit glauque avait plus qu'à son tour grandis, marché, parlé. Alors qu'il n'était qu'un silence au milieu de l'orage, un vide chaotique caché derrière les noirceurs et les cris d'une tempête, le gamin avait voulu se peindre aux couleurs de l'arc-en-ciel. Mais sous les barioles rieuses se cachait encore sa grisaille ; mais toute peinture finit par s'écailler.
Il n'avait jamais brillé. Toujours, n'avait été que cette ampoule éteinte qui cherchait à rejoindre le ciel, à trouver un écrin tout prêt des étoiles fauves. A vouloir grimper si haut, à monter de si bas, d'entreprendre une si grotesque ascension, le gosse s'était brisé. Une fois. Deux fois. Cent fois. Rien ne lui avait suffit pourtant, rien n'avait su le convaincre de laisser aux fous cette existence fêlée qu'il ne pouvait assumer.
Alors, pour sa grandiose insolence, pour l'arrogance de son espoir, un jour après une chute, il n'avait su recoller les morceaux. Il était mort. Il avait toujours été mort. Désormais, il ne pouvait plus faire semblant, il ne pouvait plus se draper des gazes ondoyantes en faisant mine de voler. Il n'était pas arc-en-ciel, il n'était pas l'été, ni le printemps. Ni le vent qui galope vers les astres et creuse le draps salé de la mer, ni la radiance automnale du coquelicot fleuris qui s'élève avant que ne tombe le manteau de l'hiver.
Il n'était rien d'autre qu'une fausse étoile en plastique lactescent, une phosphorescence morne et artificiel plaquée sur l'univers scintillant, qui espérait lamentablement tromper les véritables astres.
Il n'était rien d'autre... Qu'un corps osseux et pâle dans les draps. Un corps vieillis, d'un âge par trop avancé ; Dorian le fixa, choqué.
Sur son visage, une barbe erratique et clairsemée bouclait en bruns, en châtains et en blonds dépolis, flamboiement capillaire dégoûtant de ternissure. Elle n'était pas épaisse et semblait aussi soyeuse que les cheveux d'un bébé. Autre part, en une heure différente moins encombrée d'obscurité et de souffrance muette, il se serait moqué de cet excédent ridicule et singulier qui peinait à couvrir ses traits fins. Sûrement aurait-il tiré sur les bouclettes qui jaillissaient de son menton, de ce rideau transparent de poils frisés, en raillant la dérisoire portée.
Mais il y avait l'expression hagarde de ses yeux d'aigue-marine empoussiérée de cobalt pulvérulent. Cette lumière lointaine piégée dans sa pupille, cet air évanescent instillé d'un très léger tremblement de lèvre, de pulpe rouge étrangement étirée. La perte résolue d’une réactivité, car là, figées au coin de sa bouche, des paroles méconnues fixaient tristement les yeux écarquillés du mage. Il y avait l'insoluble mystère de son museau ombragé par la faim, de ces fines lignes d'os creusées par la maigreur. Les sillons accouplés sur sa face en chantier, les cernes violines brodées contre sa peau... La pesanteur de ses paupières, la longueur révélatrice de ses cils charbonneux, qui sans lunettes pour briser leur élan, s'étaient déployés jusqu'à lui faire un regard aussi vaste qu'un horizon remué de nuages. Mais rien à voir au dedans, ou du moins rien qui ne se compte parmi les rangs anguleux de la conscience et de l'ordre. Seul un chaos de pensées et de mots étouffés, enlacés les uns aux autres, entrechoqués au beau milieu d'idées qui s'explosaient en farandoles violentes.
Alors, la douleur du vieux mage s'estompa. Elle redessina ses contours plus nettement ; pris une forme claire et précise.
Elle devint pire.


-Je veux...
Sa voix, grelot fêlé. Le papillon sans ailes, l'insecte qui chuintait sur la lampe- la feuille qui craque sous le pied, alors que l'hiver au manteau tricoté de neige appesantit son ombre d'un ondoiement de cape blanche. La cendre qui brasillait dans l'âtre, le bruit d'une goutte d'eau tombant sur l'océan. Quelque part, un vent qui s'agitait et retombait de suite, ne laissait derrière lui qu'un sac plastique agité sur le trottoir squameux- invitant les pieds d'un enfant à claquer sur sa peau onduleuse et diaphane.
Sa voix, l'oiseau perdu, sa voix qui coule comme un sirop. Sa voix, l'écho étiré des questions emmêlées qui agitaient ses yeux. Sa voix, et l'intensité révélatrice de l'hésitation qui la drape, tulle persistante épinglée sur les mots. Sa voix, étouffée par le questionnement intrinsèque qui la liait aux ténèbres affamées de la chambre, rôdant sur les dents jusque dans sa gorge, pour étreindre les paroles grelottantes.
Sa voix, qui s'éteignait comme un flocon de neige capté par la langue espiègle d'un enfant. Sa voix.
Sa voix et soudain, la lueur qui se rallume dans ses yeux, quand son regard absent se fixe plus fort sur le mage debout au milieu de la poussière et des ombres. Alors, la créature se redresse dans son lit, serrant les draps sur son corps maigre, et quelque chose d'incendiaire hante ses iris délavés. Elle trouve ses mots ; sourit.
Sa voix. Son sourire.

Je te veux toi, Dorian.
La créature hoche sa tête disparue sous une broussaille frisée. Ses cheveux bougent à peine, figés en explosion de boucles sèches.
Et tu es là, conclut-elle fermement.

-Je suis là.
Confirmation sous le regard intense. Le vieil homme dévisage son unique parent. Traîne ses doigts dans sa barbe, passe une main dans sa nuque. Embarrassé, pétris de douleur noire. Que répondre d'autre ? Que dire ? Les accusations lui restent au fond de la gorge, les questions n'osent pas prendre leur envol de peur de faire mouche dans une souffrance à vif. Le vieux mage n'a jamais été un très grand orateur. Lui n'a pas la verve scintillante, la parole facile et aiguë : il marmonne, grogne, peuple sa vie de silences lourds. Il ne sait que le brocard, l'explication élaguée, la simplicité grise des lapalissades. Il rit parfois, et met du sarcasme dans sa voix, donne une puissante amertume aux mots enroulés sur sa langue... Mais c'est bien tout alors. La science de l'amabilité et de la douceur lui sont des choses singulières. Alors que faire face à cette porcelaine déjà brisée ? Que répondre à cette œuvre de verre dévorée de fissures ? Quels mots ne pas prononcer, que fut-il ne pas dire ?
Il renvoie son regard à la chose. Tout aussi perdu qu'elle, bouleversé tout entier.
Ils ont tous les deux les mêmes yeux.
Un rire nerveux se met à secouer la carcasse sèche du vieux mage, et le bruit produit fait naître une lueur d'interrogation dans le regard brumeux de la créature. Il s'étrangle en l'étouffant, passant une main sur une gorge qui se racle. Le grésillement s’éteint sur ses lèvres aussi vite qu’il y a fleuri. Le mage secoue a tête ; avec son vieux sourire désabusé, il lâche quelques paroles qui sonnent étrangement dans l'air noir.

Tu m'as cédé tous tes défauts, et je les ai amplifié. Tout le reste, je l'ai fais moi même, j'ai choisis mon chemin, j'ai fais mes erreurs tout seul. J'ai été ton enfant le plus sauvage, le gamin tumultueux, celui qui éructait dans tous les sens et refusait son étrange parenté ; je ne t'appelais jamais à moi, mais tu revenais toujours. J'étais heureux quand une envie de me voir te prenait à bras le corps... Et je n'en montrais foutrement rien.
<< Je t'ai rendu tout ce que m'avais donné au centuple. Je suis issu de toi plus qu'aucun autre, je suis le résumé de ce que tu as jeté de ton esprit bourgeonnant. La benne à ordures de tes sentiments funestes, la poubelle des composantes de ta personnalité dont tu ne veux pas la persistance brûlante. Bordel, je suis ton ombre, ta part de ténèbres comme le mal nécessaire qui s'accroche à tes pas. Nous sommes semblables comme nuls autres.
Et la seule putain de ressemblance physique qui nous lie est là, plantée au milieu de mon visage. Elle me ravage la figure, elle est fichée dans mon front. Elle HURLE notre parenté ! Et parfois, je me demande pourquoi il a fallu que tu me marques si clairement de ton sceau. Parfois, je me demande ce que tu voulais en me donnant tes yeux.

La chose lui fait un sourire. La chose. Le gosse connu au travers d'univers singuliers et tordus- avec une trentaine d'années dans la figure maintenant, et un tombeau par trop familier où tout n'est que ténèbres. Pourtant, la chose... Le jeune homme. Le jeune homme a toujours ce même sourire étrange tendu surtout d'un côté, cette torsion de bouche gigantesque et infime.
Tout a changé. Mais les choses sont les mêmes entre eux deux. Les choses, celles-ci, là, ne se froissent pas sous la compulsion frénétique du temps. Les choses sont immuables pour les deux compères griffonnés de vieillesse, démolis par la fatigue et l'obscurité. Les choses brûlent encore, s'allument dans un geste, une parole.
Les choses. Elles vivent encore dans leur corps mort. Elles vivent encore, accrochées à un sourire. Il serait presque aussi croqué de lumière qu'avant- presque.
Des mots se tricotent sur sa langue, et il répond en sortant un peu son corps blanc des draps froissés. Pâleur morbide de sa peau ; rappel que le temps passe, sature les êtres. Un aiguillon de douleur qui transperce un cœur antique Des lèvres pincées sous une moustache de ronces noires.
Mais il ne voit rien, lui. Il parle. Il parle.


-Je ne sais plus. J'ai oublié beaucoup de choses tu sais ? Je veux dire, tout a tellement changé. Depuis. Longtemps. Alors j'ai perdu certains fragments, simplement, j'ai perdu des bouts. De ma mémoire, de mes rêves... Je ne sais plus. De tout. Quand ? Comment ? Parfois, je crois que ça me revient, mais ça fait tellement mal, et puis ce monde là est tellement vaste, alors, je n'ai pas toujours besoin d'être dehors et de sortir, de franchir la lisière pour retrouver la réalité- enfin, leur réalité à eux tous, je veux dire. A ceux qui ne sont pas de moi, pas mes enfants, tu vois ? Et puis le monde était un droit si gris, si, si... Tu sais Dorian, je dois tout te raconter. Tout.
Il s’interrompt. Son regard semble vague tout à coup ; il cherche ses mots, ses paroles, tout à la sélection des paroles qui fêteront leur naissance dans sa bouche...Mais ne veut pas les déverser comme une mer d'entre ses lèvres figées sur un sourire absent. Le gamin fait homme tente de trouver une cohérence au discours qui pulse au dedans de sa gorge ; palpite dans sa trachée, brûle sur sa langue. Des braises se pressent contre ses lèvres, mais il garde le silence, par peur de tout vomir trop vite.
Il attend depuis si longtemps cette venue. Il refuse de gâcher les retrouvailles.
Mais le mage est plus lucide, lui sait que chercher les mots les conduira tous deux à leur perte. Il y a trop à dire, trop à crier, hurler, déverser. Il y a trop de souvenirs qui naissent et meurent au coin de sa conscience, pénètrent fugitivement le cocon de son oublie. Il doit les capter fugacement, sur le moment même. Sans quoi tout ce monde à raconter se perdra de nouveau... Sans quoi, à courir après ses rêves brisés, à chercher les morceaux de ses désillusions éclatées en poignards sur son âme, sur sa figure scarifiée de douleurs passées mais rémanentes, déversées en lames de rasoir dans son cœur, enfouies et remuées à l'intérieur de sa psyché fragile ; sans quoi, à vouloir donner un ordre à ce que sa folie a éparpillé comme les baisés d'une mère déchirés par la nuit, quand la lumière s'éteint, il ne trouvera rien à dire, ne pourra plus parler. Il se figera ici, à nouveau.
Alors, sans hésiter, mais prenant une respiration, prêt à plonger dans ce discours chaotique, Dorian répond plutôt que d'attendre, invite les mots à prendre un envol pressant.


-Raconte moi. Raconte moi tout.

Le gamin cligne des yeux. Il pose un regard plus lucide sur son ardent voyageur, celui qui a marché pour lui sur toutes les routes lointaines. Et alors, il sourit, au travers de sa barbe pelée.
Puis se met à parler.
C'est la tempête.

06-02-2014 à 13:10:35
Je dois avoir la gueule des mauvais jours. Quels sont les mauvais jours ? Il doit y avoir un théorème pour les définir, ou bien un paragraphe dans le dictionnaire qui signifie clairement : ceci est un mauvais jour. Un bout de page fourmillant de mots, avec une exemple stupide pour aider à comprendre et... Je crois qu'il n'y a pas de dictionnaire ici ; enfin, il y a rarement autre chose que du vent à la cime de immeubles.
C'est étrange, ils me semblent à la fois familiers et atroces. Un genre particulier d'atrocité en fait, qui ne fond sur le cœur qu'à l'occasion d'un frémissement d'angoisse- face à l'inconnu. Pourtant, je sais ce que sont les immeubles, j'en vois tous les jours. Ils sont grands et ils ne penchent jamais, même si petit j'avais peur qu'ils ne tombent. J'ai grandis dans un immeuble, je continu d'y vivre... Nonobstant quoi, au fond de moi, il y a une sorte de malaise, un nœud persistant d'anxiété qui bloque tout le reste. J'ai l'impression d'être à nouveau gamin, et de voir dans l'édifice une horreur dénuée de nom, un monstre titanesque qui voudrait m'avaler. Avec cent milles gosiers incarnés en couloirs, dix millions de leucocytes aux faces humaines, qui courent, livides, terribles de pâleur. J'ai peur, et je ne sais pas pourquoi. Il n'y a aucune raison justifiant cette crainte. Ou alors si.
Que faisais-je en haut de cet immeuble, penché au bord du vide ? On ne se rend pas saluer la mort de si près à moins de tenir à s'y blottir. Est-ce que j'ai voulu mourir ? Est-ce que je m'apprêtais à sauter ? J'ai du mal à y croire. Mes poignets sont ouverts : je suis déjà un cadavre.
Je me suis taillé les veines.
Qu'est-ce que je fais là, tendu face à la nuit ? Pourquoi suis-je en vie ? Pourquoi cette peur qui me bouffe le cœur ? Dans les films, les zombis mangent des gens, ils n'ont pas de réflexions post-mortem sur leur état mental.
Merde ? Qui suis-je ?
Et quelle est cette voix ?
Qui est cette foutue Za qu'on appelle sous mon crâne ?
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