Tu refuses de comprendre. D'y penser. Mais comment faire semblant de ne pas savoir ? Tu as tout entendu. Tu as souffert pour lui.
Cet être immonde aussi t'as vomis ses sensations au visage, cet ogre en déréliction a recraché tous ses anciens repas sur ton âme écharpée par la brutalité du monde ; il t'as fais avaler sa peur propre et sa souffrance dédiée, transformé l'arc-en-ciel fragmenté par ses soins, diaprures laissées à l'abandon contre les murs de l'effroi, en pandémonium liquide de sang fouetté, de sang libre au dehors des veines éclatées- de larmes chaudes, rapides, qui font du bruit dans ton souffle. Tu as suivis avec ton propre corps tous les tourments du sien ; car tu ne peux faire autrement Basile, car tu es le prisme qui capte toutes les lumières, même les lumières sales, les lumières jaunes et faibles des bars miteux où devaient ramper les malheurs crachés en imprécations spiritueuses du monstre assassiné. Cet homme ne t'as pas violé. Non. La femme de glace et de neige ne lui en a pas laissé le temps, mais il t'as malgré tout atteint, sans jamais pénétrer ton corps mis à mal.
D'autres tortures ont crissés sur tes sens. Elles n'étaient pas dus aux jeux violents de ses mains.
Il t'a donné sa souffrance, ses cris. Tu n'arrives pas à déterminer pour qui sont ces larmes qui coulent sur ton visage ravagé ; pour lui, ou pour toi. Pour ta peur- non, ta terreur... Ou bien pour les sanglots de la femme qui t'as sauvé ? Du monstre qui t'as fait souffrir ; qui t'as empêché de souffrir. De la terrible créature pétrie de violence dont les coups ont par résonance empathique broyer tes propres sens ? De cet ange sombre qui sous l'obédience de sa haine, a fait pleuvoir un courroux fatidique sur la chair souillée de vices de la créature qui gît en tas de chair flasque, rubescent de sa mort encore fraîche... Cette héroïne tragique qui a salit ses mains, cette femme de ténèbres pures, qui semblait si familière à un monde implacable duquel tu t'es si longtemps maintenu à distance, au moment de faire souffrir le monstre au corps humain.
Qui es-tu ? Qui es-tu de la femme, du cadavre, ou de l'homme qui tremble de cette violence ramenée du tréfonds de vos âmes moites d'une commotion encore par trop vivace ? Basile. Tu n'es pas fait pour évoluer en pareille univers ; on te demande de trimbarder sur des routes qu'en toute une vie de sourires et de douceur, tu t'es efforcé d'écarter de tes pas. Tu n'en es pas capable. C'est trop demander à ton être gorgé de candeur et de joies simples. C'est pincer trop fort les cordes sensibles qui tissent ton âme en scoubidous solaires ; faire hurler ton esprit sur un pizzicato glaçant qui t'empêche de bouger. Te paralyser sur l'autoroute de l'existence, et te demander d'attendre le prochain bus. Pour qu'il t'emporte. Loin. Sous ses roues.
Basile, il y a des montagnes de choses que tu ne comprends pas. Des citadelles de mots qui te font grimacer, des villes entières de pensées que tu rejettes, des marais fétides d’événements ignorés dont la bourbe n'atteint pas tes genoux. Il y a des orages entiers que tu as jeté loin de toi à grands moulinets de bras, des éclairs vibrants de bruit douloureux qui sont passés sans toucher tes oreilles que tu gardais éteintes ; pour que reste allumée cette flamme d'enfance qui brûle au fond de ton cœur, cette chose tendre et chaude comme un moelleux au chocolat qui s'est échoué au fond de ta poitrine, et que tu distribues avec de grands sourires, que tu tends aux gens pour que leurs joues rosissent d'un plaisir accouché avec l'aide de tes mains douces et tièdes. Basile, tu sais, ces montagnes de choses, ces bibus et ces grandeurs terribles qui forment, coalescents, une seule et même gargouille... Tu sais Basile, les vérités cruelles que tu as gardé à distance de ton vieil optimisme, qui semblait ne pas pouvoir s'user contre le monde, tu sais ces vérités qui frappent, qui tombent comme des pierres pour la lapidation, tu sais, tu sais, ces énormes brasiers froids qui rugissaient au bord du monde versicolore dans lequel tu enfermais ta vie qui roulait sur les planches, tu sais les méchancetés qui te fouettaient l'âme derrière ton sourire de pasquin, tes rires d’esbroufe contre l'ennuie et la tristesse ; tu sais Basile, la réalité.
Aujourd'hui, la garce t'as rattrapée. Et toi, sur ton idylle énorme, cet arbre arrosé de rêves, de gentillesses déversées en facondes... Tu deviens la fleur marcescente qui s'accroche par miracle. Déjà, le vent d'hiver a commencé à faner tes pétales. Déjà, tu as perdu un peu de ta fraîcheur. Et pourtant te voilà fiché dans cet univers plein de violence, contre toi une femme dont les mains ont pressées une gorge fragile jusqu'à y tuer les battements singuliers de la vie. L'étrange beauté de la pulsation répétée en cadence, tuée pour jamais entre les paumes de cet être fragile qui tremble sur ton torse.
Basile, il y a des montagnes de choses que tu ne comprends pas, c'est vrai. Mais tu sais que cette chaleur sur ta poitrine, ce petit bruit étouffé de respiration hachée, ces convulsions humides qui agitent l'animal tombé sur ton corps lourd, sont un appel à retrouver tout ce qui a fait de toi un arc-en-ciel humain. Il faudrait être plus que stupide pour ne pas comprendre ; c'est un truisme. Tu dois te montrer fort, à ta manière. Fort comme une de ces insignifiantes beautés qui faisaient ton bonheur, fort comme un flocon de neige qui lutte contre le soleil. Alors, nonobstant l'asthénie qui a saisit cette chair encore frémissante, tu serres le petit animal excédé de tristesse et de colère qui t'es tombé dessus ; comme un oiseau recueillie à sa chute du nid, comme un petit chat encore aveugle. Tu le serres, et dans cette étreinte, tes propres tremblement se noient. Tes longues mains tièdes lui caressent le dos, les cheveux, tes lèvres se mouvent seules pour décocher des mots qui n'ont pas de sens.
-Tout ira bien, cesse de pleurer, chut, écoute le silence paisible, regarde comme les ombres sont douces, pense à l'arc-en-ciel qui sourit dans le ciel, pense à la Lune qui subsiste parfois le matin en hiver, essaie de revoir la voie-lactée qui étend ses courbures nitescences, pense à l'aurore prochaine, chut, là, toutes les beautés du monde boivent tes larmes et en font un nectar que tu bois, que tu bois encore et encore jusqu'à devenir une braise au fond d'une cheminée, chut, du calme, suis la chaleur de mes mains, retraces en les chemins, j'ai dessiné sur ton dos comme un étang où flottent mes rêves...
Tu parles Basile, et on ne sait plus quand ton discours est né, on ne sait plus quand il va se flétrir. Tu racontes le monde au travers de tes yeux. Tu lui raconte le coquelicot rudéral qui plisse ses pourpres au vent, les belles lapalissades des lendemains dorés, la pluie qui chante sur les toits de Paris, transformée tout à coup en cœur philharmonique, tout en zinc rutilant, en acier qui brille fort, en bois polis, percé, en instruments qui scintillent sous la lumière grise de l'orage ronronnant, aux nuages qui semblent les bouffées de poils sombres d'un énorme chat noir... Tu parles Basile, tu parles. Ta voix est chaude, onctueuse, ton corps bourdonne.
Tu parles Basile, et tu t'oublis. Tu t'oublis en la femme au nom de vent hivernal, la femme qui porte dans sa voix des syllabes de bourrasques rasant les landes de glace et de neige... Là-bas, dans sa chaleur, dans ses ombres. Tu t'oublis.
Peut-être qu'en cet instant, tu ne peux tout simplement pas être toi même Basile. Sinon, tu tomberais, sinon tu te briserais. Alors, pour vous deux et les mots qui vivent sur ta langue, tu parles, et tu effaces ton existence qui vient de se noyer dans des bleus et de la poussière d'os. Tu n'essuies même pas le sang qui te poisse la barbe, le sang qui sourde de tes lèvres éclatées, le sang qui devrait encore courir dans tes veines. Tu restes debout, et tu caresses son dos, d'une main, l'autre serrée dans la sienne propre, collant vos doigts entremêlés entre vos cœurs qui battent, tout proches, scandant la vie qui se remet de tout ; scandant la vie, qui, peut-être, aura cette fois le dessus dans ce carnaval absurde dont s'abreuve dix millions de yeux avides qui rient de ta douceur, brocardant tes offrandes de mots et de gestes...
( *Parce-qu'en fait, c'était pour Liiiiiiz' :http://fr.lyrics-copy.com/julien-clerc/terre-de-france.htm
*http://www.youtube.com/v/93bjmLYvMkg )