Avant-après — 09/07/2011
« Sécurité du territoire, bonjour. Procédure neuf millions vingt-six mille trente-sept, veuillez levez les bras et vous tenir immobile pendant que nous procédons à des vérifications, s’il vous plaît. »
Réactif, le jeune homme tourna la tête sur la droite et fronça les sourcils, mimant de chercher la provenance de la voix robotique qui venait d’énoncer clairement ces ordres. Ce geste aussi, c’était la procédure. Il fallait faire semblant de ne pas être habitué à s’entendre balancer tout ça à la figure. Personne ne devait être au courant de qui faisait ou ne faisait pas partie des conseils hebdomadaires. Aberrant, songeait-il en écartant les bras, bien tendus à quarante-cinq degrés autour de sa tête, c’était absolument idiot et complètement inutile. Du coin de l’oeil, il pouvait déjà considérer le bâtiment, derrière la masse robotique qui le passait au crible, armé de rayons lasers inoffensifs. C’était une tour immense, qui s’élevait si haut que sur le toit, paraissait-il, on pouvait toucher les nuages, en tendant les doigts. Toute la façade était couverte d’un matériau dont le nom lui avait échappé, conçu pour isoler la chaleur en hiver et faire rentrer la fraîcheur en été et à la faible lueur des projecteurs, toute la hauteur de l’immense donjon devenait une énorme boule à facettes, parsemant les lotissements alentour de raies de lumière. Même un aveugle, s’il y en avait encore eu, comme dans l’histoire qu’on lui apprenait par écrans interposés, aurait remarqué le quartier central de la préfecture. Immobile, il arrêta le cours de ses pensées en se concentrant uniquement sur les prunelles factices, d’une impressionnante couleur émeraude, du robot qui, encore, semblait bloquer sur la poche droite de sa combinaison. Une autre machine vint en renforts, tâta du bout de ses doigts métalliques son crâne dûment rasé de près, écarta sans ménagement la peau autour de ses yeux, vérifiant que les lentilles grises qu’on lui avait données étaient bien là, dissimulant l’extraordinaire couleur orange de son regard, avec laquelle il était venu au monde. Les robots, ensemble, vérifièrent encore des détails de la procédure qui lui avaient depuis longtemps échappé. Finalement, au bout d’une bonne demie heure, le creux de sa joue reçut une puce électronique, déclarant qu’il avait bien été examiné et pouvant le tracer en cas d’acte idiot. Un semblant de sourire se figea sur le visage déstructuré d’une des deux machines.
« Monsieur le Préfet, que sa vie soit longue et pleine de joie, la Préfecture et tous les membres du conseil hebdomadaire, ainsi que nos programmeurs vous souhaitent la bienvenue, monsieur. Une fois de plus, vous avez respecté toutes les conditions de sécurité et nous tenons à bien vous en remercier. Pour l’occasion le vice-Préfet vous recevra dans son bureau, après la cérémonie d’aujourd’hui et vous décernera ses congratulations. Entrez, monsieur Revan. »
Revan, obéissant à toutes les lois qui régissaient ce simple échange, rabattit doucement ses bras contre son torse, puis s’inclina très légèrement. Il réprima à la fois un sourire et un frisson ; le premier parce qu’une nouvelle fois, malgré tous ces examens, les machines ne pouvaient déceler l’embryon de révolte qui battait dans son coeur, le second parce que monsieur le vice-Préfet était un homme des plus effrayants, déjà rapiécé de toute part, vu les nombreux affronts qu’il avait dû essuyer. Les félicitations risquaient de tourner en malédiction. Le jeune avait déjà cette place au conseil qui se déroulait chaque semaine, il ne voulait pas en plus se retrouver avec un poste à la mairie, ou quoi que ce soit du genre. Tout son être débordait d’envie d’envoyer valser tous les engagements auxquels il se pliait. Il n’en avait simplement pas encore les moyens ; pour l’instant, il se contentait d’attendre et de recueillir la moindre information utile entendue lors des assemblées auxquelles il se voyait aussi contraint qu’heureux de participer. Dans l’immédiat, il se contenta de passer le portail et, comme d’habitude, se retrouva de suite dans une espèce d’autre monde. L’intérieur semblait un extérieur, vu la luminosité anormale pour un bâtiment, surtout de nuit. Derrière une longue table, des fauteuils tout entiers de métal étaient bien rangés, avec un espacement régulier. En face s’élevait une petite estrade, derrière laquelle on avait fait placer un tissu blanc. S’il n’était pas le premier, il n’était pas le dernier ; quand il tira sa chaise vers lui, d’autres hommes arrivèrent d’un peu partout, sortant de portails comme lui. Les femmes étaient présentes en nombre égal, mais généralement plus ponctuelles. Un battement de tambour, coup unique, le tira de ses réflexions. Dans un même mouvement, ils prirent tous place, tandis que sur l’étroite estrade surgissait le président du conseil, un ami du Préfet. Sur toutes les bouches courait le silence, fol accompagnateur de leurs vies toutes entières. Le patriarche, tant attendu, se tourna vers eux.
Selon la procédure cinq milliards deux cents soixante-dix-sept mille quarante-deux, ils devaient tous, d’une même voix, saluer leur commandant. Cependant, aucun n’eût le temps d’entrouvrir la bouche. A la suite de l’important homme venait d’en arriver un autre. De stature haute, il bombait le torse dans des vêtements éculés, déchirés qui laissaient deviner des articulations d’un rouge affreux, dépourvues d’un tatouage d’identification. Ses cheveux retombaient en mèches bouclées sur ses épaules et il planta un regard bleu de ciel dans les yeux de Revan, qui s’enfonça un peu plus en direction de son dossier. A toutes les lèvres montaient clameur unique et universelle et chuchotements inavoués. Sur la plupart des visages roulaient des yeux immenses d’étonnement. Le jeune homme, lui, tentait de garder une expression neutre, alors que tout son être se tendait comme la corde d’un arc vers le personnage insolite qui les troublaient tous. Cet homme, c’était un peu l’espoir qu’il ne s’avouait pas même à lui-même, c’était le début d’une révolte qui les ramènerait tous à une société un peu plus juste que la leur, plus respectueuse que celle du vingt-et-unième siècle, face à laquelle les hommes avaient seulement pu opposer ce régime de terreur. La naissance d’un sourire se résorba au son d’un nouveau coup plaqué.
« Mesdames, messieurs les membres du conseil, j’aimerais vous demander de vous tenir calmes et respectueux, s’il vous plaît. Il serait agréable que vous, représentants de l’ordre de ce gouvernement, vous songiez au moins à respecter les lois que vous aidez à instaurer. »
L’autorité du président était indiscutable et elle coulait dans sa voix, forte, immuable. A Revan même elle s’imposa et le jeune homme fixa son attention sur le motif répété du mur, pour faire disparaître la clameur d’envie et d’espoir qui s’élevait à toute vapeur dans sa tête. Dans un autre temps, il aurait poussé un soupir rageur, grimacé à la folie ; il se contenta de se tenir encore un peu plus droit dans son siège froid. Tous les visages, bien que calmés, tendaient vers les deux hommes au centre de la pièce, qui les surplombaient, un peu dédaigneusement. L’impatience brûlait dans tous les coeurs, aucun pourtant ne pensa même à bouger d’un millimètre le pouce, cachant ce sentiment honteux tout au fond d’un jardin secret pour certains déjà bien entretenu. Revan, lui, n’en pouvait définitivement plus. Sous peu, il était certain qu’il allait imploser. Heureusement pour lui, une voix se décida à rompre le détonateur.
« Merci bien, messieurs dames. A présent, je souhaiterais m’excuser bien platement auprès de chacun d’entre vous, car nous allons être forcés de bousculer un peu notre programme et d’oublier certains des ordres du jour pour s’occuper d’un cas d’infime urgence. Il s’agit, comme vous le devinez, de ce charmant homme - dont je ne connais pas l’identité, puisqu’il refuse de me dire son nom et que pas même nos agents de sécurité semblent avoir eu vent de lui – qui est un problème pour notre nation. Il nous faut régler ce petit souci au plus vite. »
Le léger inconvénient sus-nommé grogna, suscitant un peu plus le choc puritain de la foule, anonyme dans l’assemblée. Cet homme méritait au moins l’internement pour ce comportement absolument grossier ! Le jeune, sur son siège, remuait, pendu aux lèvres de son chef.
« Il se trouve, figurez vous, que ce monsieur ici présent, est contre notre régime. Ce qui est absolument aberrant, vous êtes très probablement d’accord avec moi. Calmez vous, s’il vous plaît. Bien, nous disions donc. Ce monsieur, comme vous le voyez, représente ce qu’on appelle un rebelle ; il n’a de cesse de se soustraire à notre bienfaisante autorité. Pour cela, messieurs le Préfet, le Vice-Préfet et moi-même avons décidé en autonomie qu’il méritait une sanction. Une punition qui soit exemplaire, pour que plus jamais ce cas ne se reproduise. »
Le coupable en question frémit. Il avait en horreur le fait que l’on parle de lui en faisant mine d’ignorer sa présence. Le président, en tout cas, avait bien jugé d’interrompre son discours, car de nouveaux murmures avaient gonflé dans la salle, plus forts les uns que les autres. Chacun avait son mot à dire, sa petite histoire à susurrer à mi-voix. L’homme le plus important de la pièce fit semblant de bien vouloir attendre. Revan, lui, luttait de toutes ses forces contre la nausée qui lui montait dans la gorge. Habitué à une hygiène qui chassait toute maladie, il se crût presque au bord de mourir, simplement, il n’en avait pas plus le temps que le droit. Un battement insistant roula dans la pièce, rond et fort, imposant. Une nouvelle fois, il fallait éviter de s’agacer de ce comportement facilement jugeable indigne de ces membres importants de la communauté. Il sembla très simple au chef d’écarter les bras dans l’air.
« Alors, messieurs dames, veuillez bien assister à cette sanction, maintenant. Si vous le permettez. Trois. Deux. Un. Allez-y, messieurs. »
Avec un intervalle d’une seconde, trois coups de feu, presque silencieux, claquèrent dans l’air et percèrent tous trois la poitrine de l’accusé en plein coeur, atterrissant dans le mille. La plupart des courtisans profitèrent de l’occasion pour parler à nouveau. Revan, qui se découvrit en même temps le plus jeune de la table ronde, tressaillit des pieds à la tête sur le fauteuil glacé. Au dernier instant, il recueillit les paroles d’agonie du rebelle qui s’était écroulé, embrassant le sol de toute sa hauteur. Il y avait là un message curieux, qu’il fut pourtant habile à déchiffrer.
« Ris pour le soleil. Ris. »
Pour l’instant il souriait. Cela faisait un peu de lui un nouvel homme, avec encore un peu plus d’espoir qu’auparavant et il avait déjà décidé d’en profiter. Il allait être Revan, l’homme qui les guiderait tous vers un truc un peu meilleur, plus pour tout le monde. Cet univers-là, il leur offrirait à tous, avec un sourire. Il le ferait en sa mémoire, avec tout son coeur. C’était une nouvelle naissance. Il rayonnait. Les autres étaient simplement trop aveugles pour le deviner sur son visage, trop sourds pour l’entendre après le crissement des balles dans l’air. Trop bêtes pour comprendre.
« Mesdames, messieurs, membres du conseil, je déclare désormais l’assemblée ouverte. »
Il n’écoutait plus. A l’intérieur, il riait. Un fou rire, incontrôlable, sauvage, magnifique et indomptable. Un rire pour le soleil. Un sourire pour l’espoir.