i've been waiting to smile — défi one-shot quotidien

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23-05-2013 à 06:45:21
Renaissance — 17/07/2011

Il souriait, d’une mimique un peu perplexe, s’étirant seulement à demi. Il y avait dans toute cette folie tirée de la jeunesse un tas de souvenirs qui refaisaient surface, comme des bouteilles abandonnées des centaines d’années qui soudain se trouvent à point pour flotter dans les vagues et s’échouer quelque part sur une plage. Ses messages à lui n’avaient rien de bienheureux, fallait-il dire pour sa défense. Il les avait depuis longtemps abandonnés quelque part, au coin d’une route puant les douces effluves du coin de bitume couvert par un ou deux arbres fruitiers pleins de fleurs. Alors les bribes de son passé avaient défait les chaînes qu’il leur avait lâchement forgées autrefois. Il fallait évidemment que ce soit là au milieu de toute cette poudre blanche, dans le froid rosissant les joues et rougissant les nez, gelant les doigts et agitant les mouchoirs. Pour ainsi dire ça n’était pas vraiment le moment. Tout ce qu’il aurait voulu c’est que ces cadavres enterrés pour grandir le laissent en paix pendant qu’il jouait avec ses enfants. Ce n’était malheureusement pas le cas, il lui fallait donc s’y habituer. Il soupira un peu, et regarda le bambin les yeux brillants, énormes dans ses milliards de couche de vêtements, quelques mêches de cheveux blonds dépassant de l’ourlet de son bonnet trempé, et lui sourit avec un bon vieil air bienveillant, un air de ceux que prennent les pères noël factices dans les supermarchés. Il s’apprêtait à pivoter sur ses pieds pour aviser la fillette qui était partie faire un bonhomme de neige deux pas plus loin, et qui s’apprêtait à visser la carotte pour le nez ; il n’en eut cependant pas le temps.

« Hé mais c’est pas du jeu ! »

D’un coup, un boulet de canon glacial qui avait rencontré son nez, rencontre qui s’était déroulée dans toute la violence de la vitesse donnée par le gamin, et toute la neige poudreuse avait délicatement volé en éclats. Bouche ouverte pour protester, il en avait eu sur la langue, avec un goût d’eau où aurait trempé de l’herbe ; partout les flocons s’étaient répandus sur ses joues et brûlaient de froid sa peau toute rouge ; certains passant même la barrière de ses joues s’étaient retrouvés à se mêler de ses cheveux rapidement relevés en brosse. Massant ses narines, l’homme fit mine de lancer un regard furibond à sa progéniture morte de rire, qui un instant s’arrêta et mima la culpabilité triste et désolée. Feinte de rire, le bambin déjà se penchait à nouveau et remettait un peu de neige sur ses gants rêches, pour lancer une nouvelle grenade, alors que le père à quelques pas de là faisait de même. Les minutes qui suivirent quelques boules fusèrent, l’une d’elle s’écrasa sur le ventre de l’étrange patriarche, une ou deux tachèrent aux épaules la veste rembourrée de l’enfant, une pour finir, perdue sur son chemin alla renflouer le bidon ballonné de l’homme de neige construit fièrement au milieu. Dans des rires de fou ils continuèrent leur jeu, sûrement jusqu’à ce que la mère, sûrement des quatre les plus raisonnables, se penche à une fenêtre et les appelle à table, libérant dans l’air la douce odeur d’un bon plat chaud justement cuit. L’homme alors avait tout oublié, encore. C’était une enfance à nouveau.

23-05-2013 à 06:46:18
Hélium — 19/07/2011

Souffle de vent. Le ballon nouveau-né frémit un peu. Les lèvres collées sur le plastique, les poumons gonflés, le torse bombé, le gosse recrache tout l'air qu'il peut. Et le caoutchouc rouge du ballon s'étire, prend forme. Il fait une bosse, par ci, par là, et puis son dioxyde de carbone remplit les espaces encore manquants. Il se gonfle, se gonfle, comme le gamin gonfle ses joues, toutes rougies par l'effort. Elle sourit, la nourrisse assise derrière lui ; le laisse à sa demande s'époumonner. Et finalement le ballon rouge prend une forme toute en rondeur, en circonvolutions frivoles. Alors il lâche les lèvres, pince les doigts. Malhabile, il tente un noeud ; rate le coche, un peu d'air s'échappe. Il fait la grimace. La jeune femme, conciliante, lui adresse un sourire, et lui fait signe de venir. En sautillant, il s'exécute, avec une fraîcheur soudainement retrouvée, certes pas très loin enfouie, mais tout de même. Alors de ses doigts habitués, elle noue le ballon. Entre ses petites mains, il le saisit. Son nez se retrouve collé contre la surface lisse et un peu chatouilleuse. Des étoiles au fond des yeux, il l'observe, plein de passion, tout tremblant des pieds à la tête. Elle pose une main sur son épaule, tout d'un coup, son aînée, elle pointe du doigt la table, couverte de feuilles et de feutres abandonnés là quand il a trouvé cet autre jeu. Il ne finit jamais rien, l'enfant un peu gâté, parce que ses pensées sont trop volatiles pour ça ; il n'est jamais à court de nouveaux rêves. Il hausse les épaules, en tournant la tête un peu sur le côté ; de même fait-elle, cessant d'agiter faussement son doigt dans l'air pour mimer de le gronder. Alors il s'envole, comme le ballon s'il le lâchait, il plane dans des bras gentils. Heureux. Et il se retrouve sur une chaise devant la grande table de jardin rouge, maculée d'étendues de fausse neige et pointée d'arc-en-ciel. Interrogateur, il fixe la fille.


« Fais un petit dessin et je marquerai un petit mot derrière, et puis on le collera au ballon, et on le lâchera. Ce sera comme une petite touche de bonheur dans la vie de celui qui le retrouvera. Viens, je te le tiens le temps que tu laisses place à tes idées. »

Il n'a pas le temps de poser la question qui lui monte trop lentement aux lèvres ; pas non plus le temps de protester ou d'acquiescer. Avec douceur, elle lui ôte le ballon des mains, et s'éloigne pour y accrocher une ficelle. Le petit, ses genoux appuyés sur la chaise, arrive à la hauteur de la table. Il rapatrie une feuille devant lui, rassemble quelques feutres. En jaune fluorescent, il dessine un soleil avec un sourire à en faire pâlir d'envie les étoiles du septième art ; en vert, l'herbe naît de la pointe de son feutre, un peu trop appuyée sur le papier blanc ; en rouge, il trace des fleurs énormes, qui brassent l'air jusqu'à des nuages tout en bleu. L'oeuvre finie, il écrit son nom en lettres d'imprimeries bancales, appuyant fort sur la mine du feutre orange. Tout fier, il passe quelques minutes à le contempler, et puis se décide enfin à le prendre dans ses mains. Les bras tendus pour ne pas le froisser, juste le bout des doigts pressant le papier, il rejoint en courant sa nourrice qui s'est rassise sur une chaise, patiente. Avec un sourire de la circonférence du monde, il lui colle devant les yeux, gigotant de satisfaction.


« C'est très joli. Viens, j'ai pris le feutre noir, tiens le ballon par la ficelle, je vais écrire. Tu ne sais pas lire, pas vrai ? Regarde, je marque « bonjour, je suis un petit garçon, et comme j'aime les ballons, et les beaux dessins, je voulais vous donner ceux-là. Ce serait bien si vous souriez en retour ! Gros bisous ! » ; tu trouves ça bien ? Oui ? D'accord. On va l'attacher alors ... voilà. »

Et puis finalement, il se décide enfin à le lâcher. Une larme au coin de l'oeil, un immense sourire sur les lèvres, il agite la main pour lui dire aurevoir, à ce précieux point rouge qui disparaît dans l'immensité bleue pâle du ciel d'été. Et il le salue jusqu'à ce qu'il ne le voie plus, et puis même encore un peu après. Il espère que ce sera une gentille personne qui le trouvera, et puis qui sourira, comme elle a dit, elle, qui le regarde, avec un air tout attendri par sa mignonne candeur.

Et l'histoire change de décor. A l'autre bout de la ville, elle sort sur son balcon, une tasse fumante en main, les cheveux explosés autour de sa figure aux yeux cernés, ses pieds ornés de chaussons roses avec des oreilles d'elle ne sait quel animal, sur lesquels tombe un pantalon informe. Elle met un peu de temps à remarquer la présence étrangère. Dans l'air, se mouvant dans son habituellement imbuvable paysage d'immeubles, de voitures et des passants pressés, elle avise d'abord la ficelle qui se trémousse doucement. Et puis elle aperçoit le ballon rouge coincé entre deux barreaux sinistres. Elle pose sa tasse sur le béton, abandonnant son café, et recueille l'objet tout rond, un peu dégonflé.

« Hein ? Oh, il y a un mot ! Oh, mais qu'est-ce qu'il est chou ce dessin ! »

Des étoiles dans les yeux, elle s'approche de nouveau du bord, et sourit un grand coup. Bonheur partagé.

23-05-2013 à 06:46:42
Envol — 20/07/2011

Au fond, on a beau dire, tout le monde a une passion. On ne peut pas vraiment vivre avec un coeur fait de pierres. Comment le sang y battrait-il ? De toute façon, même les psychopathes se passionnent pour ce qu'ils font. Si des gens considérés comme marginaux par la société arrivent à aimer quelque chose quand même, je pense qu'on peut considérer ça comme universel.

Evidemment, une passion ça naît de quelque part. Ça peut être une rencontre, dans un sens aussi large que le supporte le terme ; une naissance ; un décès ; une tristesse ; une joie ; un sourire ; un feu. Ça pourrait être venu de n'importe quoi, etavec n'importe quoi pour objet. Si je devais vous faire une liste, tous les mots du dictionnaire y passeraient un nombre infini de fois.
Et j'aurai besoin d'un nombre infini d'éternités pour pouvoir le faire.
Peut-être que ça serait bien, tout un milliard d'éternités. Ça serait surtout très long. Mais c'est une autre histoire, sans vrai rapport avec ce que je disais.
Je pourrais en trouver un évidemment.

Mes parents, par exemple, ils sont passionnés l'un par l'autre.
Moi, j'ai fait un peu plus original.

Tout a commencé par un cri aigu sur le rebord de ma fenêtre. Je crois qu'à l'époque, je venais de fêter mes cinq ans, etj'atteignais à peine la hauteur de la poignée en me mettant debout sur la chaise roulante du bureau de ma mère. Ce jour-là, j'ai réussi quand même. Il faut dire que j'étais aussi affreusement curieux, alors cela a aidé. J'ai ouvert la fenêtre, alors, avec un grand sourire et un de ces regards qu'on se plait à dire inquisiteurs. Et sur le rebord, ça a été comme une explosion dans ma tête. Il y avait un pauvre petit moineau, qui n'avait pas vu la vitre laissée toute propre par ma mère, et qui s'était cogné. Il piaillait tout doucement. Il devait avoir faim, le pauvre.
Alors, je l'ai recueilli.
Je lui ai aménagé un nid dans une boîte en carton que j'ai rempli de paille, je lui ai donné du grain que mon père a été obligé d'aller acheter. J'ai fait ça pendant deux jours, et puis il est parti.

L'éclair dans mon coeur, lui, il est resté.

Vingt ans plus tard, je plaque le plastique froid des jumelles contre mes yeux, perché sur une branche, camouflé par une drôle de combinaison qui m'a paru être faite en toile de tente la première fois que je l'aie vue. Les oiseaux que je devinais dans la gouache bleue de l'azure se rapprochent. Et je peux voir leurs plumes, suivre le battement lent de leurs ailes, le remue-ménage de leur coeur palpitant.
Et un immense sourire me vient aux lèvres, alors. Je dois avoir l'air d'être l'un des hommes les plus heureux du monde, comme ça. Au final, je vis juste ma passion.

Si je pouvais voler avec eux.

23-05-2013 à 06:47:04
Potion magique — 20/07/2011

Chante, danse la vie, danse. C'est comme une chanson qui résonne à ses oreilles, qui raisonne ses pensées, comme un berger rassemble un troupeau de moutons en un énorme bloc de laine bêlant à toute folie. C'est un air qu'on fredonne quand on sort de chez soi, quand on se sent seul et qu'on en meure à petit feu. C'est à pousser la chansonnette sous la douche, en se brossant les dents, à toute puissance dans sa tête quand le silence est de mise. Chante la vie, danse le bonheur, danse. Et une avalanche de mots que tu gommes, et que tu réécris, en appuyant tout doucement le crayon de bois sur le désert tout frais de la feuille blanche, des mots que tu savoures mieux la deuxième fois que la première, et moins que la troisième. C'est comme toutes ces phrases qui disent je t'aime plus que hier mais moins que demain ; c'est vraiment idyllique à ce point-là, comme un paradis d'anges dansant la bouche en coeur, main dans la main sur la pointe des pieds, sifflotant des chansons paillardes et jamais en rupture de stock de chocolat. C'est tout un tas de mots qui forment leur ronde de champ lexical autour de la joie. Sourire, rire, citron, acidulé, heureux, content, plaire, admirer, sautiller, fuser, courir, vivre, soleil, fleur, papillon, coccinelle, herbe, cannelle, pluie, nuage, fraîcheur, glace, chocolat chaud, feu de bois, canapé, coussin, mollesse, famille, amis, amour, baiser, caresse. Tout un tas de mots qui s'enchaînent à toute vitesse, enchaînés les uns aux autres à toute vapeur. C'est des vers libres qui se baladent au bord de l'hémistyche, et qui te plissent le coin des lèvres, te dérident le front, te bombent les joues. C'est une cure de jeunesse au bord de la fontaine de jouvence, sur une plage de sable fin à des kilomètres à la ronde, bordée par une mer de bleu azuré, avec des farandoles de choses portées par ton coeur. Chante la vie, danse la vie. Tu sais mon ange avec tout ça tu devrais être heureux. Souris même dans ton sommeil, souris encore plus fort quand le jour te réveille. Rime avec ton voisin, le monde sera un immense poème en alexandrins de prose. Profite de tout ce qui t'es donné. Jusqu'à ce tu meures, qu'on t'efface. Tu seras, ils le seront aussi. Danse la vie, chante-la, vénère-la, souris-la, adore-la, haïs-la. Aime-la.

23-05-2013 à 06:47:29
Asphalte — 21/07/2011

Le balancement de la charrette, voguant de gauche à droite, était une berceuse effroyablement constante. Réfugié là, au coeur des sacs de blé et d'avoine, emballés de tissu grossier, il se recroquevillait sur lui-même, pour s'assoupir un peu. Il n'était déjà plus très jeune ; les rides tannaient autant sa peau halée que le soleil naissant chaque jour et suivant sa course dans le ciel. Pourtant, il se sentait bien. Tous les matins, il émergeait d'une nuit agitée, secouée par les aléas des routes de terre ; quelquefois, la journée, il descendait et marchait à pied dans le convoi, sans se formaliser de parfois devoir accélérer le pas. Il arrivait que l'un ou l'autre des cavaliers qui harnachaient leurs chevaux, plein d'autorité passionnée, se trouve trop fatigué pour le mener le jour durant ; le cas échéant, il remplaçait le pauvre hère. C'était sa vie depuis longtemps, songeait-il cette soirée là, errant entre les chariots aux arrêts, vérifiant çà et là la contenance d'un sac ou d'un tonneau. Il était presque né dedans ; toujours est-il qu'il avait grandi avec. Il n'avait fallu qu'une dizaine d'années à ses pauvres parents pour le considérer adolescent et l'envoyer paître ailleurs. Un colporteur à l'arrêt ce mois-là au village, pour raison de santé, avait accepté de le prendre comme apprenti. Il n'en avait jamais voulu à ces deux adultes de l'expulser de la maison ; il comprenait trop bien à quel point leur vie était dure. Il avait commencé sa vie indépendante comme ça.Et puis le colporteur était mort, il ne savait plus quand ; c'était trop tard, il s'était déjà refondu dans le moule de l'homme du voyage. Il avait rejoint un convoi, puis l'autre. Il avait aimé, embrassé, haï, découvert, trouvé, admiré. Il avait beaucoup vécu, malmené par les creux dans les routes, béni par le soleil caressant. Il avait tenté une ou deux fois de s'arrêter, sa quarante-cinquième année écoulée ; il n'y était pourtant pas parvenu. Les roues des charrettes étaient sa mélodie, la route sa vie. Il était incapable de s'en passer. Cette soirée-là, il s'assit dos au cavalier, dans la charrette, releva les yeux et grimaça. L'horizon au loin, percé par les fils d'aiguilles des monts escarpés, était tacheté de lourds nuages noirs, qui stagnaient là, regorgeant d'une pluie amère. Finalement, il sourit, etsauta sur la route. Sous peu, la terre allait s'embourber, s'engluer ; cependant, les paysans dans leurs champs verraient leurs plantations arrosées, et s'il pleuvait quelques jours à la suite, cela promettait une bonne récolte. Il renifla. L'air avait une saveur citronnée flottant d'un champ alentour. Il haussa les épaules. Il vivait la route.

23-05-2013 à 06:47:51
Rosace — 22/07/2011

Hoquet. C'était tout un monde décliné en noir autour d'elle. Elle se mouvait lentement, nageant dans l'air, qui avait la mollesse et l'aération du coton pressé entre des doigts boudinés. Sa bouche s'entrouvrait de temps à autre, lâchait un bruit bien connu de tous comme étant celui d'une toux entrecoupée de hoquets. D'un coup, quelque chose d'imperceptible changea. Et d'une seconde à l'autre, sur les murs noirs coulait une cascade d'eau translucide, l'air était humide, lourd. Electrochoc. Suffoquant, elle se réveilla la poitrine creusée, prenant une grande goulée d'air. Un instant s'écoula, qu'elle dépensa à tousser de toute la force de ses poumons, une main devant la bouche, et l'autre ventilant son visage qui rougissait de honte et de manque d'air. Et puis une curieuse sensation lui vint d'un peu partout. Elle eut un sursaut, une sorte de spasme, de frisson. Du même coup, elle réalisa que les mèches de ses cheveux mouillés collaient à la peau de ses joues et que son haut lui serrait les côtes. De nouveau, elle sursauta. Les yeux grands ouverts, elle découvrit une avalanche de choses inconnues. Le toucher moite de la terre boueuse, sous ses mains posées à plat sur ce qu'elle pensait être son matelas ; l'odeur prenante de choux bouillis, de bois flambé et de pourritures salies ; le paysage de petites chaumières aux murs vernis de terre glaise et aux toits tout de bois. Elle eut pour premier réflexe un geste digne des héroïnes des films les plus niais : elle poussa un cri suraigu qui cassa tous les tympans aux alentours, en commençant par les siens. Un deuxième courut à sa gorge quand on lui frôla le pied tout doucement et qu'elle redressa les yeux pour découvrir à sa plus grande surprise un bambin posté devant elle. Brusque, elle le dévisagea. Il avait des cheveux qui paraissaient bruns ou noirs rasés de près, le front ridé d'un pli soucieux, les os du bras qui saillaient, et des habits étrangement désaccordés, autant en couleur qu'en luxe. Le haut, qui semblait être quelque chose comme une tunique, était en toile grossière, avec des plis et des trous de partout ; le pantalon lui semblait étrangement brodé et neuf, bien qu'un peu dégoûtant, et visiblement trop grand puisqu'il tombait jusque terre, ne laissant pas deviner si le gosse portait ou non des chaussures. A deux mains, il tenait un seau de bois étrangement vide au-dessus de sa tête ; sa bouche, en outre, était ouverte en rond, et ses yeux aussi écarquillés que ceux de l'adolescente. Celle-ci voulut lâcher un mot, mais tout ce qu'elle pouvait faire était marmonner quelque chose d'inaudible qui ne sortait pas même de sa bouche. Alors l'enfant posa tout doucement son seau à terre, fit quelques pas et s'accroupit devant elle. Le plus précautionneusement du monde, il agita sa petite main devant la figure de la fille, dont les pupilles suivirent le mouvement, machinalement. Elle clignait des yeux à la vitesse de la lumière, se demandant entre autre qui était ce gosse et ce que diable elle faisait là. Finalement, ledit bambin décida de rompre le silence ; une voix claire claqua entre eux.

« Tu es réveillée ? On dirait que oui. Tu sais parler ? Tu viens d'où ? Ma mère dit que t'as un drôle d'air pour une mendiante. T'es une mendiante ? Pourquoi ? T'as pas d'écus ? Pourquoi tu dormais devant notre maison ? T'as un permis pour mendier ? T'as un chien ? Tu fais un truc magique ? T'as pas peur de l'eau, au moins ? T'as faim ? T'as soif ? Tu ... »

Une main large se posa sur son épaule, il frémit, et s'arrêta dans la course de ses questions. Sa pauvre victime en profita pour respirer, toujours assise contre le mur terreux. Elle se demandait comment elle avait atterri là. Elle était censée être dans son lit, perdu au milieu d'un village bien français, et à ce qu'elle sache il n'y avait pas de pays actuellement qui sentait autant que ça le ... moyen-âgeux ? Même s'il y avait des pays pauvres, ils ne cumulaient pas cela et la pratique d'un français qui lui semblait un patois dit d'un drôle d'accent, paumé dans la voix de ce gosse. Qui plus est, il faisait sacrément lourd. Elle essuya son front en sueur, et pensa enfin à redresser la tête. Elle découvrit un homme qui avait à peu près le même air que le gosse, en plus d'une carrure plutôt imposante du genre de celle des haltérophiles de la ville voisine. Un soupir passa entre ses lèvres ; elle s'apprêta à parler, et finalement on l'en empêcha une fois de plus ; d'un discours cette fois-ci fleurant l'autorité rude et grave à cent mètres de là.

« Pardonnez mon fils, il est un peu curieux. Cela dit, si vous voulez, rentrez dans la maison avec nous, asseyez-vous, ma femme pourra peut-être vous donner un peu de bouillon. Et répondez quand même à ses questions, s'il vous plaît. »

Il fit un pas en avant, pour lui tendre la main et l'aider à se relever. C'était déjà un peu trop tard ; elle était debout. Elle soupira une énième fois, en s'époussetant, tapant ses vêtements - son pyjama, plus exactement - de toute la force de ses poignets. Peine perdue, il était mouillé et couvert de poussière gluante, très bien collée dessus. Elle haussa finalement les épaules, et entra par la porte de travers, à la suite du petit gamin sautillant. Le père fermait la marche. Il referma la porte. Aussitôt, l'ambiance sembla se clore. L'intérieur était un peu moins lourd mais l'air empestait le café trop dilué dans de l'eau un peu sale. Hésitante, elle finit par s'asseoir sur une sorte de banquette qui arrivait à ras du sol. Elle leva les yeux sur l'homme, qui lui semblait tout ce qu'il y avait de plus énorme ; il fit un bref signe de la main, levant deux doigts pour lui transmettre qu'elle pouvait parler.

« Je ... suis effectivement réveillée. Je sais parler, oui. Je viens de ... je ne sais plus comment ça s'appelle, je suis un peu remuée. C'est dans la banlieue parisienne. Et vous, d'où venez-vous ? Je suis dans une sorte de ... carnaval géant ? Qui, heu. S'étendrait aux maisons ? »

L'homme secoua la tête ; son fils lui plaqua les mains sur la bouche, pour qu'il ne pipe pas mot.

« Je ... je ne suis pas une mendiante. Je n'ai pas d'écus, non, vous n'êtes pas d'ici ? Vous ne savez pas qu'on utilise les euros ? Je ne sais pas du tout comment je me suis retrouvée ici. C'est une surprise ? C'est mes amis qui vous ont téléphoné pour me faire une blague, c'est ça ? Je -
- ... PAPA ! Dis c'est quoi téléphoné ? Hein, dis !
- Je ... vous ne savez pas ? »

Elle tourna les yeux vers l'homme ; ce fût un regard aussi étrangement perplexe et effaré que le sien qu'elle croisa. Le gamin, lui, était déjà parti en bondissant aborder tous les gens qu'il trouverait et leur demander ce qu'ils pensaient du mot téléphoné, qui lui semblait si drôle en bouche, comme le zeste d'un citron vert, mariné dans du vinaigre avec un oignon et des cornichons ... marrant et à vomir ! Dans la maisonnette, l'homme se pencha de toute sa haute stature vers la jeune fille, et eut un vague sourire, qui lui aurait semblé vaguement carnassier si elle n'était pas si occupée à rassembler ses idées.

« Quelle année on est ?
- ... Je. Je. Deux ... deux mille onze, pourquoi ? »

En quelques secondes passa dans le regard qui pesait lourd sur le sien une farandole d'émotion tournant en rond. Surprise. Satisfaction. Etonnement. Enervement. Effroi. Et puis, lui tournant le dos, la main sur la clenche de la porte, il lâcha six mots.

« Bienvenue en mille deux cents onze. »

23-05-2013 à 06:48:32
Buée — 23/07/2011

Tu dis qu'il fait beau. Que tu vas bien ; que ton monde tout entier se porte à merveille, rond, jaune, et avec un grand sourire. Et puis tu hoches la tête ; ça devrait pas être à toi de le faire, ça. A ton interlocuteur, peut-être bien, pour montrer que tu l'as convaincu. Et puis on te regarde, avec un sourire plat, toute la perplexité incarnée. Et on remarque des choses. Au bout de quelques secondes, on se retrouve sous une pluie battante. Oh ça pleut sur ta figure, ça ruisselle sur ton coeur. On n'avait jamais vu de tornade pareille, on se courbe. Les parapluies lâchent, sous la force des gouttes. Pourquoi tu caches tout ça ? Tu pleures, tu meures. Et tu ne dis rien. Tu soupires à la rigueur, tu te caches les yeux dans les mains. Tu devrais pas. Tu pourrais crier, hurler. Agiter les bras. Il te faudrait un appel au secours. En morse, en gros, en gras, en lettres capitales, écrit dans le ciel. Il n'y a rien. Juste un peu de poudre aux yeux. Tu pourrais vivre dans un dessin d'enfant. Tu y serais peut-être bien. Il y aurait un soleil énorme au-dessus de ta tête, avec des lunettes noires et un sourire dentifrice blancheur ; il y aurait des nuages bleus ; et puis des oiseaux en forme de v aussi gros que des avions. Tu pourrais marcher dans de l'herbe bien haute, bien verte, entre des fleurs immenses et bien rouges, bien rondes. Tu croiserais des familles de bonhommes bâtons avec un sourire et des coeurs au fond des yeux, devant une maison plus petite qu'eux. Tu rirais à cette description.Si tu savais à quel point tu gâches des choses si belles. Tu pourrais avoir l'amour, l'amitié. Tu pourrais lever les yeux, et regarder les étoiles. Parce qu'elles brillent pour toi. Parce qu'un jour, il y aura quelqu'un qui t'attendra, en ne faisant que t'aimer. Tu pourrais avoir tous les clichés des films et des séries. Tous les bonheurs de la vie. Tu mordrais nature dans des citrons, tu regarderais les oiseaux faire des galipettes. Tu dévorerais des yaourts aux fruits sans sucre ; peu importe, tu en rajouterais. Tu palpiterais au rythme de la musique qui s'échapperait de tes écouteurs. Tu pourrais même te remettre d'un accident de moto les doigts dans le nez ; te promener partout avec une couverture. Tu sourirais. Tu rirais au mot vecteur ; inventerais un tas d'âneries. Ce serait heureux. Si tu allumais la lumière ?

23-05-2013 à 06:48:57
Reinette — 24/07/2011

Petit garçon au gré du vent, tu murmures des mots innocents. Il y a des mots qui font vivre et beaucoup sont de ceux qui font rêver. Il y a la brise, l'écume, et toutes ces choses qui débordent de ton coeur, que tu rattrapes entre tes menottes de petit ange. De tes doigts, tu saisis la petite tige frêle, tu l'entraînes. Ce midi elle sera l'étoile de ton ballet, au bout cette pomme qui danse, tout doucement dans ta paume en creux. Tu lui souris. Tu t'imagines, ce que ça pourrait bien faire, si elle pensait, elle, au milieu de sa rondeur, de son jus sa liqueur. Peut-être que tu as l'air d'un géant, énorme, peut-être qu'elle frémit d'impatience quand elle se balance au bout d'une branche. Elle doit avoir peur, quand elle chute de son arbre, tout ça parce qu'elle est mûre. Et qu'est-ce qu'on sent, quand des dents s'enfoncent dans notre chair ? Comment on se sent, avec un trou creusé dans le ventre ? Un jour tu sauras ça peut-être, gamin. Il y aura la gifle des ans, tu la prendras en pleine face, tu tituberas comme ça, comme l'alcool auquel t'aura sûrement goûté déjà. Un jour si ça se trouve tu partiras en guerre, innocent contre d'autres innocents et vous vous tirerez dessus. Tu devrais pas, tu devrais pas faire ça. Mais qui sait, ce que la vie t'amènera si tu continues à suivre ton chemin la pointe des pieds les bras levés. Peut-être que tu sauras alors, comment ça fait le vide béant à la place de la bedaine, comment ça fait quand les ténèbres aspirent la lumière. Faut pas le souhaiter mais peut-être qu'au bout du compte, tu seras la pomme.Et toi tu sais pas tout ça, alors tu paniques pas. Tout ce que tu fais c'est lui sourire à ce fruit que t'as recueilli dans le vallon de tes paumes. Tu l'aimes bien. C'est une vie comme une autre. Pourquoi elle aussi elle aurait pas le droit qu'on la chérisse ? Peut-être qu'elle n'a jamais connu de bras doux comme ceux de ta mère qui t'enlaçaient au coin du feu, ou d'histoires murmurées de la voix basse de ton père, à l'abri sous la couette. Tu l'embrasses, de tes lèvres toutes rondes de galopin. Tu lui voles un baiser, petit tombeur déjà, et tu lui demandes de t'accorder cette danse. Elle veut bien elle, la pomme alors tu tends tes bras et vous faites la ronde. A deux, tous seuls, seule importe la chanson qui trottine sur ta bouche. Jamais elle n'aurait eu de plus beau requiem que ta dernière comptine.

23-05-2013 à 06:49:26
Pardon — 25/07/2011

Dans son coeur, c'était la farandole. On y dansait sur l'air des joyeuses fêtes brillantes de soleil, on y dressait de grandes tables, et on y chantait des exploits millénaires. Il fronça les sourcils, bridant sa volonté. Il y avait là, entre mille autres choses, ce qu'il était venu chercher. Des souvenirs, pâlis, comme les photos sépia que ressortaient ses grands-parents, lui enfant, pour raconter leur temps de galopins. Le sien aussi était révolu à présent. Il darda un regard sur ces spectres grimaçants, et d'un élan, leur ficha un peu de couleurs au coeur. Et puis tout vint à lui entrecoupé. Canard de porcelaine cliquetant de pièces cuivrées, croassement des criquets au fond des couvertures, moustache chocolatée les cheveux pleins de neige, citron roulé sur le bois, feu crépitant, assiette creuse saucée. Il n'avait plus de mots, le pauvre vieux, pour dire tout ça. Toutes ces babioles qu'il avait accumulées dans un coin, contre sa mère qui disait qu'elles prenaient la poussière, contre son père qui haussait les épaules d'un air de dire que c'était inutile. C'était pas juste des babioles, c'était un morceau de son coeur. Et là dans ses narines montait l'odeur de vieux carton qui émanait imaginaire du tas crasseux de ses souvenirs, refourgués dans un coin de sa mémoire, oubliés là dans une chambre froide. L'oubli avait été son rebond à lui, sa façon de s'en sortir. Maintenant il regrettait, au milieu de cette joie qui sonnait drôle. Lui il voyait les fausses notes dans le son des trompettes, les faux pas et les trébuchants au milieu des danses. C'était un monde qu'il regrettait de ne pas avoir chéri. C'était juste trop tard pourtant. D'un coup de balai il remisa le tout aux ordures, et à contrecoeur fit lâcher les dernières barricades de son esprit mûr. Alors il était près pour s'abandonner à la ronde. Et ce fût saisissant la main d'un de ses fantômes perdus pour s'y joindre qu'il scella sa perte, son dernier abandon. La dernière fuite d'un lâche. Il osait un drôle de courage qui sonnait le glas de toutes ses raisons, pour finalement une belle abdication, loin du monde qui remarque. C'était une ultime pénitence que de sourire au monde tout noir qui se peignait pour lui. Et ce fût comme ça qu'il s'éteignit, contraire à tout son coeur, formel à son enfance, heureux peut-être bien. Dans ses yeux, il n'y avait que des larmes.

23-05-2013 à 06:49:49
Cierge — 26/07/2011

Des sourires, qui se jettent en vrac, font quelques pas de danse sur des visages barbouillés. Joues rondes, bombées, d'une délicate couleur rosée, hachée menue par le trait de crayon plissé. Il se lève, le garçon, une lueur dans les yeux, quelque chose de fugace, de malicieux. Tout simplement humain, effroyablement vivant. Il lui sourit, avance vers la fillette de quelques petits pas. Elle répond par des mots silencieux, pétillante. Il vient, lui prend la main. Elle lève les yeux au ciel, dresse un de ses doigts libres vers le ciel. Déjà l'azur se couvre d'un drapé noir, le soleil qui se couche naît à l'autre bout de la terre. Dame étoile la première perce cette couverture scintillante. Alors elle s'agit d'un rire, frais, bienheureux. Elle le tend vers lui et il le reprend au vol, ivre de sa béatitude. Ils sont beaux les enfants, jolie nouvelle génération. Elle grelotte un peu, ses dents à lui claquent. Ils sont habillés léger dans la fraîcheur du printemps, un peu trop pour le soir qui se lève, s'étire, baillant. Alors elle lâche sa main ; s'écarte un peu, se laisse tomber dans l'herbe, constellée des cadavres de feuilles jaunies. Brièvement hésitante, elle se décide finalement à rompre le silence de mots chuchotés, savourés et savoureux.

« On met les bougies ? »


Le regard du garçon s'échappe vers une petite boîte posée à quelques pas d'eux, glisse vers le ruisseau qui passe là. Ils ont de la chance, de vivre comme cela. Ils profitent, la campagne. La ville, ses bruits, ses malheurs, ce sera pour plus tard.Alors il hoche la tête, illuminé d'un sourire, au propre comme au figuré. Quelques bougies toutes simples, rondes, blanches, cireuses. Ils ont récupéré l'idée on ne sait où, dans leur imagination colorée d'enfants. Ils ont eu du mal à les persuader, leurs parents affolés. On ne joue pas avec le feu, ça s'apprend et ça se transmet. Et puis à coup d'yeux grands comme ça, de sourires implorants, de prières geignardes, ils ont réussi. Ils sont là maintenant. Déjà il se penche,attrape une des cierges minuscules, la fait rouler entre ses doigts. Sans mot dire il chope une allumette. La gamine le regarde. Chevaleresque, il lui tend les deux objets minuscules. Elle fait non de la tête, petite poupée.

« Maman elle m'a laissé essayer, j'arrive pas, ça fait mal. »


Elle agite une main en l'air, avec un petit pansement sur le pouce et un sourire plein à ras bord d'une tendresse enfantine, innocente. Il hausse les épaules, son jeune compagnon, frotte une allumette. La première mèche s'allume. Il dévore la flamme de ses yeux, la lueur brûlée se répercute dans ses prunelles. Il l'offre à son amie. Elle accepte le cadeau dans ses mains tendues. Prudente, elle se penche sur le ruisseau, y dépose cette petite offrande. Tranchée par le contraste entre l'eau qui clapote et le feu crépitant, elle revient. Ensemble, ils en font une dizaine, minuscules étoiles dans la cour immense de la dame argentée. En silence, ils scellent un commun accord, s'allongent dans l'herbe, menton entre leurs petites mains terreuses.

« Dis, tu crois que si on ferait des voeux, ça serait comme nos étoiles, tu sais celles qui filent ? »

L'enfant sourit ; elle ne sait pas vraiment, elle n'y a pas pensé. Pourtant …

« Ça serait génial !
- Alors je commence !
- Si tu veux.
- Je voudrais que tout le monde il s'aime ...
- ... que les méchants gens qu'ils montrent à la télé ils soient gentils ...
- ... et aussi que tous les enfants ils aient de la bonne mousse au chocolat comme celle de maman !
- Et que les gens ils arrêteraient de polluer comme papa il râle dessus !
- Et tu crois qu'on pourrait avoir des trucs pour faire des bulles ?
- Et si on partirait jamais ? »

Tout ira bien.

23-05-2013 à 06:50:20
Terre cuite — 27/07/2011

Une odeur âcre de café bouilli régnait en maître sur la pièce, dans la fumée noire du feu de braises amères. Les yeux larmoyants, elle s'interrompit le temps d'une quinte de toux. Juste un instant, et de nouveau elle courbait son corps bossu sur la table gangrenée. De ses doigts fins, égratignés, brûlés, calleux, elle recommença à peler un des deux oignons qui accompagneraient le chou dans la soupe traditionnelle séculaire. Brièvement, elle renifla, d'un bruit disgracieux dont elle ne se formalisait plus. Les pieds dans ses sabots, rougis du froid déjà crevant de l'automne, elle se tenait au milieu d'un sol jonché de feuilles pourries et des jouets éraflés en bois crénelé, traînant dans la terre humide leur servant de sol. Elle jeta le légume pelé dans l'eau déjà bouillante, puant l'effluve lourde du chou de leur potager. Doucement, elle fit un tour sur elle-même, observant la pièce principale de la maison, qui servait d'un peu tout. Cuisine, salle à manger, salle d'eau, le tout rassemblé dans cette pièce à laquelle se juxtaposaient sa minuscule chambre et celle, un peu plus vaste, de ses enfants. Elle réprima un soupir. Son mari avait quitté la chaumière depuis longtemps déjà, lui semblait-il. Il était parti comme tous les autres, jeunes, vieux, blessés, malades. La guerre qui déchirait les étreintes, écrabouillait les coeurs. Loin d'elle, loin d'eux. Son aîné d'ailleurs, avait, heureusement songea-t-elle, échappé d'un an à devoir prendre son service lui aussi. C'était une bien maigre consolation, qui ne suffisait cependant pas à la faire vivre. Elle se contentait de survivre, pour ses garnements, qui, à demi arrachés déjà à leur innocence, étaient partis, disant sortir jouer alors qu'elle les savait probablement discutant avec les autres de leur prochaine battue de chasse pour aider leurs pauvres mères qui traînaient les pieds, affublées de joyeux souvenirs qui ne leur venaient plus. Longtemps déjà que plus personne ne souriait, ou alors on le cataloguait dingue, malade. La plupart du temps c'était le cas. Et il y en avait assez de ses hommes blessés qui rentraient mourir dans les bras éplorés de leurs femmes, assez de ceux qui rentraient mutilés, dérangés, et dépensaient leur temps à se bourrer la gueule et à crier d'effroyables histoires à la figure de tous. Assez de ces enfants qui grandissaient de travers, de ces corps qui se faisaient plus maigres, plus décharnés. Marre des larmes qui brûlaient glaciales sur les joues, des cernes fossés immenses et des mines déprimées. Tout ça devait vite finir. Seulement elle n'y pouvait rien. Elle haussa les épaules, alors. Elle se pencha, la ménagère, ramassa le jouet de sa cadette, sculpté par son père en forme de pomme de pin. Le faisant tourner tendrement dans sa main, elle se remémora les doigts ensanglantés de son mari, blessés par ses outils et sa maladresse, qu'elle pansait affectueuse. Pleine de regrets, elle se mit à désirer très fort que le passé lui revienne. Elle aurait tout donné au monde pour les instants de leur amour naissant, pour recouvrer cette innocence niaise. Mais s'en était terminé de ce temps. Alors qu'une larme désolée roula sursa joue, la porte s'ouvrit et ricocha sur le mur.

« Il y a un monsieur dehors qui veut te voir ! »


Elle sursauta. C'était le cadet de ses garçons, qui se tenait devant les autres, dans l'entrebâillement de la porte. La gamine poussa son frère, les yeux écarquillés, et plein de pleurs. Elle se mit à geindre.

« Même qu'il fait peur ! »

Le benjamin, petit dernier de la fratrie, né quelques mois après le départ de son frère, âgé de quatre ans déjà, ne parlait toujours pas très bien. Pourtant, dans les bras de son frère, jeune homme majeur désormais, chef proclamé des enfants du village, le bambin hocha la tête, et marmonna dans ses barbes.

« Le môsieur il ... il a plus une jambe, partie la jambe ! »

Ce fût à l'aîné enfin, serrant le gamin apeuré un peu plus contre lui pour le rassurer, de prendre la parole sur ce ton grave que les années et la souffrance lui avaient offert. Il planta d'abord un regard sévère dans les yeux inquiets de sa mère, eteût un sourire sans joie qui se voulait juste réconfortant.

« ... C'est à propos de papa. Il n'a pas voulu nous dire de quoi il s'agissait, mais ... »

La jeune femme ne lui laissa pas le temps de finir. Flageolant sur ses jambes, elle poussa doucement ses rejetons pour se frayer un chemin, et apparut sur le seuil de la porte. L'homme qui se tenait là effectivement était un peu effrayant. Amputé de sa jambe gauche, le visage déformé de cicatrices, il s'appuyait sur une canne, le visage grave, vieilli par la joie envolée depuis trop de temps déjà. Ses lèvres pourtant, se relevèrent légèrement, mais il y avait une pitié et une compassion sans fond dans son regard agonisant. Il n'eut aucun autre geste pour la jeune femme au visage décoloré par la peur, se contentant d'annoncer sur un ton neutre la nouvelle, avant de tourner le dos.

« Votre mari est mort. »

Elle s'effondra, en larmes sur le sol argileux.

23-05-2013 à 06:50:41
Muse — 28/07/2011

Qu'est-ce que tu fais, dehors la nuit ? Tu devrais pas, tu devrais pas. C'est la voix de ton père, qui te dit ça, te murmure à l'oreille, la voix des ordres et des conseils. Celle que t'ignores, souvent, tout le temps, parfois à moitié. Tu fais semblant de pas l'entendre. Et tu t'échappes sourire aux lèvres, tu t'enfuis comme cette nuit. En pyjama, t'aurais pu t'habiller au moins, ça c'est la phrase de ta mère, oh mais tu t'en fiches, tu marches, tu fais ton chemin, pieds nus dans l'herbe. T'ignores même ta chair de poule, tes frissons parce qu'il fait un peu frisquet, tout de même. L'herbe, qui se plie au vent, ondule entre tes orteils, c'est un des seuls trucs que tu reconnais à tes parents. Ça, leur folie d'habiter à la campagne, l'anticonformisme rural. Et puis ils t'en valent, des plaisirs, comme celui-là, sans s'en rendre compte. Farandoles dans l'herbe, cheveux méchés de foin, expéditions découverte des insectes, labyrinthes dans les champs de maïs. Et tes sourires du bout des lèvres, tes rires qui s'envolent. Tes mélancolies aussi, qui s'écoulent, et puis se fanent comme ces coquelicots que tu dévorerais silencieusement des yeux, parce que c'est adorable, et c'est si fragile, avec les pétales rouges qui s'envolent dans la petite brise. Tu t'enfonces un peu et puis c'est la lande, ses bruyères, ses genêts, ses buis et ses ajoncs. Ça se décline comme une mélodie sur une portée, ça s'estompe comme l'encre sur du papier buvard. C'est une poésie silencieuse, un fantabuleux chef d'oeuvre de la nature. On pourrait en faire un musée, un truc vivant pour une fois, pas barbant comme tous les adolescents y vont en baillant. Pour les gens sensibles, pour découvrir, redécouvrir. Pour y faire jouer les gamins. Faudrait apprendre au monde à aimer ça de nouveau, à chérir sa planète, au lieu de tout détruire.Et toi t'en pleurerais presque, juste une larme solitaire qui roule sur tes joues rougies et dévale ton menton, début d'avalanche.T'as du regret un peu, de n'être pas née avant. Pauvre fille on te plaint, on te prend en pitié presque, seulement si on a le temps, parce qu'on est pressés. Toi tu ralentis, tu prends l'instant comme ça, tu le retournes et tu le savoures, à gauche à droite en haut en bas, du nord au sud et de l'est à l'ouest. C'est ton monde il te le faut tout entier jusqu'à la lie, tu le veux tu l'envies. Et puis y a une lueur, qui perle dans la nuit, éclipse la grosse dame argentée, fane ses courtisanes dorées. Tu t'approches un peu, et puis t'oublies tout parce que ça fait toute une colonie maintenant. Alors tu marches, tu fais ton chemin au milieu des lucioles.

23-05-2013 à 06:51:02
Graphite — 29/07/2011

Soupir. Bombant la poitrine, la bouche ouverte, elle renifle, de tout son coeur, l'effluve âcre du café, qui fume dans la cafetière. Du regard elle saisit la fumée, toute la vapeur d'eau qui s'envole vers d'autres horizons. Elle au moins elle peut voyager, s'enfuir vers d'autres cieux. Nouveau soupir, plus profond cette fois, désabusé, désespéré. Elle est encore jeune, déjà usée pourtant, par toutes les choses qu'elle subit au quotidien, pauvre femme. Dans ses oreilles encore résonnent les rires bruyants, légèrement hyperboliques, un peu trop claquants des enfants. Et les bavardages, sa voix éraillée qui demande le silence, d'une phrase qu'elle désirerait toute douce et pleine d'autorité. Avec un peu de chance, parfois elle l'obtient, l'espace d'une seconde. C'est quand elle se met à crier le plus souvent, le visage rougi d'un début de colère, exaspérée. Alors les bambins étonnés, ils se calment. Et puis ça dure, quoi, cinq minutes et ça reprend. Ça naît de n'importe quoi, un crayon qui s'écrase au sol, un enfant qui lève la voix, demande un mouchoir, une cartouche, un feutre, un stylo. Alors elle se résigne, elle serre un peu plus fort le feutre entre ses doigts, écrit une phrase au tableau, en lettres attachées, bien soignées. Elle les regarde et puis leur demande de la lire. Il y en a des malins, qui essaient de deviner, improvisent, elle trouve ça mignon, finit par détester, se désespère en silence. Dur travail que celui d'institutrice. Finalement le seul instant où elle arrive à les avoir tout entier c'est pour surtout ne pas travailler. Lire une histoire, dessiner, remplir un coloriage magique, et puis l'ultime, la sacrée récréation. Alors elle sort avec eux, rejoint sa collègue, et en silence autant qu'avec les mots elles s'échangent leurs commentaires et les encouragements. Et puis de nouveau, elles s'attendrissent, elles aiment les enfants quand même, sinon ce ne serait pas ce métier là pour elle. N'importe quoi d'autre. Alors elles leur sourient en coeur, soignent leurs égratignures, répondent à leur question, règlent leurs disputes. Et on se rend pas compte, mais c'est pas ça le pire, c'est le soir quand les gamins reviennent à leurs parents, qu'elle rentre chez elle, la jeune femme, et qu'elle a ses journées à préparer, ses cahiers à corriger. Elle donnerait n'importe quoi pour s'effondrer sur son lit, s'abîmer dans le gouffre de ses pensées. Elle ne peut pas. Alors, elle se lève, se verse une tasse de café, ajoute quelques carrés de sucres et va s'assoir devant la pile de papiers, armée d'un stylo rouge. Sourire, soupir.

23-05-2013 à 06:51:35
Aventurier — 30/07/2011

Visage arc-en-ciel. Il y a les yeux bleus, brillants de malice, éclatants de témérité, bouts de ciels dans ses prunelles. Les joues rouges, mignonnes, de l'enfance extatique et du vent caressant, et les teintures de feutre vert qui s'ajoutent au gribouillage, entremêlés aux pointillés oranges. Les lèvres qui virent violet, parce qu'il fait froid du haut de l'immeuble. Il y a le jaune des cheveux de miel blond qui retombent en vrac par ci par là sur le front. Et comme ça son visage, avec ce sourire chef d'oeuvre, clou du musée, cet air de rêve brûlant dans les yeux, il scintille et il pétille. Enfant de coeur enfant de joie. Et son petit poing, tous ses doigts boudinés se resserrent autour de la ficelle un peu rêche qu'il retient comme il retiendrait son âme qui essaie de s'échapper. Il lève les yeux sur l'indigo de son ballon, qui se penche et se promène, à droite, à gauche, devant, derrière. Il suit le vent, essuie le temps, le caoutchouc rempli à la force de son souffle. C'est son meilleur terrain de jeu, le toi, parce que de là il voit la ville, il a l'impression de surplomber le monde, minuscule comme il se sent parfois entre les adolescents et les adultes. C'est pour ça qu'il sourit si fort, à s'en faire mal aux joues, et puis son sourire s'estompe un peu, il le gomme légèrement, pour en faire un sourire de songe, un éclat d'onirisme qui se ramène sur terre, déboule sans prévenir. Alors c'est comme le début, le top départ pour son imagination, alors qu'il fixe toujours le ballon oscillant. S'il pouvait s'y accrocher, en mettre tout plein comme ils font avec la maison dans ce film d'animation, s'y accrocher et s'envoler avec lui. Il verrait le monde. Il serait comme un oiseau, d'abord il y aurait les toits aux traits un peu trop durs de la grande ville, et puis cette campagne que lui conte son père et que lui promet sa mère. Il verrait les champs, verts, blonds, à perte de vue. Il verrait les gens comme des fourmis. Peut-être qu'il s'envolerait si loin qu'il verrait les pays de neige, tous blancs tous blancs. Il survolerait de haut un ours polaire et une tribu de pingouins. Il pourrait voir les autres continents, les déserts et les oasis exotiques. Il verrait les pays les plus civilisés, les gratte-ciels les plus hauts, et puis les chaumières. Il passerait au-dessus des forêts clapotantes de vie, suivrait le cours des rivières. Il pourrait se perdre dans les nuages, se nicher dans leur coton. Il serait comme un oiseau, et il croiserait des avions, des fusées, il ferait bonjour aux étoiles et aux extra-terrestres. Ça serait beau même magnifique, alors il met une toute petite part de lui dans son ballon. Il scelle le pacte de ses lèvres comme il voit les amoureux faire à la télévision, et puis il lâche la ficelle, la laisse échapper de ses doigts rougis de froid. Il le suit des yeux jusqu'à ce que ça disparaisse. Il s'envole.

23-05-2013 à 06:51:57
Légende — 31/07/2011

« Franchement, t'aurais quand même pu engager des gens pour nous aider ! Sérieux quoi … »

Le soleil tapait fort, un peu trop peut-être. Les yeux plissés, ébloui par la luminosité brûlante ambiante, le jeune homme venait de s'arrêter, une moue pliée sur le visage. Un peu déçu, colérique surtout, il foudroyait du regard sa jeune compagne, elle encore agenouillée devant un alignement de lourdes briques terreuses. Concentrée, celle-ci passa un doigt fin entre les jointures des briques, vérifiant que la mixture gluante qu'ils utilisaient pour agglutiner les pierres entre elle était sèche. C'était effectivement le cas, aussi leva-t-elle les yeux sur son ami. La lueur désapprobatrice dans son regard fit fondre l'éclat de colère du garçon. Pourtant, il n'en restait pas moins frustré. Enfant unique de ses parents, après la mort de son aînée à la guerre, alors qu'il n'avait encore que quelques années derrière lui et uniquement des dents de lait dans la bouche, il avait été habitué tôt à être choyé. Tout lui tombait dans la main tout prêt. C'est pourquoi il avait fait la tronche, lorsque, devenue adulte elle aussi, son amie d'enfance, la jeune femme qui se tenait là, avait décidé que pour pouvoir mener à bien la guerre qui avait détruit leur famille, abattant un joug sombre sur le continent, il leur fallait construire un bastion, jetant à la face du garçon son propre argument, à savoir que pour recruter une armée de révoltés, ils avaient besoin d'un château digne de ce nom, et pas d'une de ces cahutes minables, comme il appelait les petites chaumières de leur village natal. Ils s'étaient lancés seuls dans cette aventure, et le garçon savait aussi bien qu'elle pourquoi, songea la jeune femme en se relevant, époussetant sa tunique terreuse.

« Merlin. Tu sais parfaitement pourquoi on fait ça seuls. Et tu sais aussi très bien ce que je pense de ce genre de remarques.
- Mais ...
- Tu sais très bien qu'on n'est pas riches, on peut pas se permettre d'engager des gens tout de suite.
- C'est injuste ! Les seigneurs de guerre ne construisent pas leurs châteaux eux-mêmes !
- … Encore une remarque comme cela, et quand ce sera terminé, je te collerai tous les tours de garde nocturnes. »

Elle ponctua cependant cette déclaration d'un sourire chaleureux. Merlin, c'était son meilleur ami, et elle l'adorait. Pourtant, elle n'hésiterait pas à mettre la sanction en vigueur s'il dépassait un peu trop les bornes. Il leur fallait toute la volonté du monde, alors ce gaspillage d'énergie l'exaspérait. Elle fit volte-face pour s'assoir sur le parpaing qu'elle venait de poser, faisant voltiger ses cheveux roux autour d'elle sans s'en rendre compte. Le jeune blond en face d'elle darda un regard noisette empli d'une prière sur elle, et marmonna quelques mots dans sa barbe.

« Margot, allez, s'il te plaît … »

Un air de vengeance dans son sourire et dans l'éclat de ses yeux bleus, la jeune femme hocha négativement la tête. Merlin eut un air dépité, et fit volte-face brusquement. Dans l'esquisse brouillon de ses pas, il trébucha sur un seau d'eau, prit le contenu sur la figure, et s'étala dans la boue. Un juron s'échappa de sa bouche. Il se redressa, avec une mimique boudeuse sur le visage. Il en voulait un peu à son amie. Alors, vite fait bien fait, il se releva, et se jeta sur la jeune fille. C'est comme ça que, venant voir ce qui se passait de leur côté, le troisième membre de leur petite guilde les trouva se battant dans la boue. Depuis toujours, les deux jeunes gens viraient de meilleurs amis se comprenant d'un seul regard à ennemis mortels. Le nouvel arrivant, un autre jeune homme, qui les avait rejoint plus tard, alors qu'ils finissaient déjà presque leur adolescence, se frappa le front. C'était la deuxième fois depuis le début de la semaine qu'il les trouvait bataillant quand il abandonnait lui aussi ses briques pour une pause. Doté de cheveux noirs, et d'yeux verts emplis de rêveries, il était légèrement plus jeune qu'eux, et pourtant bien plus mature. Au moment où il se décidait à les arrêter au vol, la jeune fille eut un grognement furieux.

« On avait dit qu'on ne mordait pas, Merlin ! »

Ils s'arrêtèrent tous deux. Merlin eut un coup d'oeil à son amie, les lèvres pincées comme pour s'excuser silencieusement. Alors la jeune fille, qui essuyait la sueur sur son front d'un geste rageur, s'immobilisa. Une lourde seconde de silence passa entre eux, avec que, comme une déflagration, son rire léger explose dans l'air. De bon coeur, son adversaire fut le premier à reprendre cet éclat de joie, suivi de peu par l'autre jeune homme. Le soleil tapait fort ; la joie aussi.

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