Elle me glisse un adieu, épicé dans ses accents sauvages. Elle m'a toujours évoqué un plat bien relevé, piquante de tout son soul et fière de ses fuites hautaines. Je crois que je l'ai aimé d'abord pour tous ces abandons qu'elle me faisait subir ; je crois bien que j'ai été assez stupide pour savourer les heures de solitude entre deux danses, accroupis dans les ombres, attendant sa venue. Je crois aussi que, la première fois, je n'ai pas cherché à apprendre son nom.
Elle était le zéphyr. Vagabonde, terriblement présente chaque fois que je sortais. Il suffisait de poser un pied dehors, ne pensant à rien, et elle me tombait dessus, sortit du coin de la rue. Non, pire : sortit du coin de ma vision. Et rapidement, je me suis fait à ses intrusions, à sa présence subite, brûlante, aux choses cinglantes qui s'agitaient au bout de sa langue rêche. Parfois, je ne parlais pas du tout, je me contentais d'écouter ses récits décapants, et j'avais l'impression qu'on nettoyait mon âme à l'eau de javel. C'était acide et fantastique, j'aurais vendu mes yeux pour séquestrer sa voix. Juste ce qu'il fallait de crissant à l'intérieur, un peu rauque, chaude et épaisse, le plus brûlant magma du monde- et c'était un volcan toujours en éruption. J'avais du mal à croire qu'elle puisse toujours éructer avec autant de violence ; c'était un peu effrayant, je pense, de la savoir si proche, si prompt à exploser dans mes oreilles et à ronger le silence. Parfois, je regardais les endroits vides avec un œil inquiet, m'attendant peut-être à la voir s'agiter, sifflotant, là où personne n'avait posé les yeux. Il faut comprendre, j'en venais à la chercher avec une sorte de fébrilité stupide qui dénotait d'une attirance non moins sotte. Je commençais à douter sérieusement d'être sobre quand elle s'approchait de moi. Elle devait exhaler quelque chose, un parfum, ou bien il y avait une musique particulière égarée dans sa voix, un prédateur impalpable se nourrissant d'attention rôdait derrière ses yeux, qui voulait capter mon temps futile pour le faire sien, le dévorer, le digérer, l'excréter en silence, je ne sais pas : peu importait, j'étais dépendant.
Quand elle n'était pas là, j'inventais sa présence. Quand elle ne parlait pas, je l’exhortais à reprendre ses récits aux phrases enchevêtrées. J'aimais regarder l'entrelacs brouillé des mots se former sur ses lèvres, voir le filet de ses phrases tournoyer dans les airs jusqu'à ma face attentive, c'était mon plaisir que de saisir l'étrange piège dont elle m'entourait en des circonvolutions sauvages. Il y'avait quelque chose d'agréable à savoir que je n'étais qu'une bête traquée par ses mots, dévorée par le bouillonnement de paroles qui s'échappait de sa gorge. Si elle avait été une mer, j'aurais plongé pour m'y noyer. Mais elle ressemblait plutôt au sentier entre les astres, cette piste inviolable qu'on ne voit que par les nuits limpides, au sein bleu-noir des cieux clairs. Au milieu de la forêt des étoiles, elle avançait prudente, et pour ne pas devenir folle au sein du bal tourbillonnants des soleils assoupis, elle avait tout intérêt à trouver une personne à laquelle s'adresser. Alors, moi, j'étais un peu la couverture qu'elle mettait sur ses yeux pour ne pas les brûler, un moyen d'échapper à l'éclatante pulsation d'un univers trop vaste qu'elle bravait pourtant, s'écorchant sur les astéroïdes et en redemandant. Je pense que ça lui plaisait, de venir me chercher pour me déblatérer ses plus belles inepties. Elle savait que je l'aimais, que j'aimais sa voix, le jeu sordide de ses lèvres. Elle savait que j'en redemandais toujours parce-que j'aimais ce monde qu'elle me montait d'un geste, dévoilant ses grâces cachées, chaman pouilleux aux yeux éteints, elle savait que ses mots étaient mon poison, ma dose d'onirisme à l'éveil. Elle savait que dans le brouet insipide de ma vie, elle était cette pincée de piment, elle savait que tandis que tout un chacun me versait de l'eau claire, insipide, splendide pitance d'un monde mortelle, elle déversait à grand flot une liqueur divine sur mes journées, oh oui, elle savait tout cela, et bien plus encore. Elle était consciente de chaque grain de ma peau qui frémissait pour elle, de chaque rêve érotique dont je chérissais nuitamment la venue. Prodiguant son venin, consciencieuse à ronger mon ennui, à se rendre indispensable.
Ce vent de folie ne semblait pas devoir tombé. Tout avait commencé un jour dont je ne me souviens pas, quand j'ai été cherché sa présence solitaire dans un petit coin d'ombre. Exilée, loin des autres, elle se rongeait les lèvres sur des mots qui ne pouvaient pas tinter dans le vide affamé ; elle savait qu'ils se seraient perdus, que le vide avait trop faim de sa poésie vibrante. Elle ne voulait rien lâcher, refusait de donner à ce néant vorace qui l'entourait, aux aguets d'une parole à broyer entre ses dents glissantes. En combat singulier, étrange chevalier au service de ses rejetons cachés, la bouche cousue sur une air farouche qui fouettait le regard. En l'approchant, je n'ai pas tout de suite compris ce que je risquais vraiment, mais déjà je percevais ce qui pulsait en elle. C'était là, ça rôdait dans ses cheveux, dans les reflets sur sa peau. C'était là, sur la noirceur profonde et limpide de sa peau, quelque part dans la moire froissée de ses lèvres. C'était là, et ça m'appelait, splendide oraison d'un monde qui s'oubliait. C'était là, entre ses tresses défaites, dans le nuage vaporeux de ses cheveux frémissants- plein des chants de la forêt bruissante. J'ai été voir ce qu'elle faisait dans sa parcelle d'obscurité, intrigué par ce petit bout de silence qui tremblait du combat de volonté qu'elle opposait, violente, farouche, à ce monde tout autour. Je voulais juste savoir pourquoi depuis trois ans, je ne l'avais jamais vu parler, pourquoi depuis trois longues années, une infinité d'heures que j'avais considéré perdues, elle s'était retranchée dans cette attitude asociale de mutisme combatif. Je voulais savoir. Je voulais comprendre, et changer la donne, j'espérais lui rendre la parole. Peut-être que ce n'était que de la curiosité mal placée, une tare que l'humanité ne soignera jamais. Peut-être que c'était de la bonté. Je ne suis pas sûr de connaître la raison qui me poussa à approcher cette Fée, à enfin cesser de me contenter d'un glissement oublieux du regard sur cette ombre qu'elle chérissait tellement.
Je sais juste qu'un jour, un jour que j'ai oublié, un jour où seul compte mon geste vers cette bête aux prises avec elle même, j'ai fais quelques pas devant une salle de classe, que je me suis mis doucement face à cette fille brutale en son silence troublant. Qu'un jour, j'ai fais preuve d'un excès de courage, et que je lui ais dis quelque chose qui sonnait un peu mal, peut-être, pourquoi ne parle tu jamais ? Et elle m'a répondu :
Je suis la magie du monde. Je bascule les rêves dans la réalité, mais personne ne veut les voir galoper pour rejoindre glorieusement les faits concrets. C'est une étreinte interdite et honteuse.
Je déverse dans le silence les spectres d'un monde qui dort sous le rideau moite de nos paupières, et je verse au-delà de nos yeux cet océan qu'on ignore à l'éveil. Nos barques coulent quand le matin s'étire. Et la vaste mer se retranche en nos chairs, dans le secret des méninges engourdies. Personne n'entend ses vagues qui murmurent sur les rivages rongés de la conscience collective. Alors, moi, j'écoute les échos des rêves dont je suis la médium. Je les regarde et je les palpe. Ils viennent à moi comme des petits chats, se pressent entre mes mains, et ils sont vulnérables.
Voilà pourquoi je ne parle jamais, parce-qu'ils demandent une écoute, ils exigent une reconnaissance dans le grand jour aussi ; que je suis la seule à daigner tendre l'oreille à leur supplication. De ce fait, reconnais-le, j'ai l'esprit trop occupé pour daigner accorder de l'attention à cette humanité braillarde qui foule le monde autour de moi. N'est-ce pas ?
Sa voix résonnait comme un chant oublié, et ses yeux noirs posés sur moi, je pouvais la croire : elle entendait les rêves. Elle aurait pu me parler d'esprits, de rites occultes ou de la conscience des astres ; je l'aurais cru. Je l'ai su dés qu'elle m'a adressé la parole pour cette première fois.
Chaque mot sortit de sa bouche serait doré, croquant, chaud et vibrant. Oui, chaque mot aurait une forme, un parfum et un goût. Une merveille défiant tous les Arts, le plus fantastique présent qu'on puisse s'imaginer recevoir. Elle en donnait par milliers. Elle les jetait sans se soucier d'où ils atterriraient, semant les graines ineptes de son imaginaire dans un monde décalqué sur l'horreur la plus crasse, et c'était merveilleux. Un foutoir gigantesque commençait à naître tout autour de moi. Je suppose que j'aurais dû m'inquiéter, prévoir quelque chose, m'éloigner ; tout ça sentait trop bon, tout ça était trop beau... Il y avait forcément quelque chose de dangereux, un quelque chose qui n'allait pas, la nécessité d'un petit rien présageant une brisure, une explosion, des larmes. Un terme violent digne d'un bouquet final dans un feu d'artifice, l'apothéose au sommet des déceptions, des cris qui se taisent et du regret qui mord.
Quelque chose, je vous le dis. Quelque chose.
Je me suis habitué trop vite à sa présence, j'ai quitté sans sommation aucune mon entourage stupide ; tous ces gens sourds qui m'entendaient à peine. Il n y avait que sa voix qui comptait, les accents sauvages perdus dans l'embrouillaminis fantastique de ses mots, tous ces accents qui sautaient, mordaient, rongeaient ma raison qui en redemandait. Des accents de folie, de bonheur et de violence. Délicieux, relevés d'une franche acidité enrichie d'un piment volontaire aux embrasements splendides. J'étais en feu sous son discours, j'aurais tué pour qu'elle ne cesse jamais de m'accorder l'inextinguible brasier qui dormait dans sa gorge. Je voulais brûler pour elle, je voulais mourir dans le tourbillon de son monde magique. Il était trop beau, trop acéré dans son flou artistique, et je me sentais prisonnier de son empreinte géante, cette trace qu'elle laissait partout, autour d'elle, sur son passage. J'en venais à pouvoir la sentir à l'odeur, à savoir où elle avait été quand elle ne m'agrippait pas d'un regard d'obsidienne. J'en crevais en silence. Je renaissais à son ombre. Je dansais avec les fées maniaques dans les forêts qui s'élevaient de sa langue trop agile, je buvais à l'eau des fontaines de miel qui apparaissaient à la faveur de ses histoires. Elle me racontait ses rêves, ceux qui vibraient dans son crâne, se balançaient cristallins au delà de ses paupières. Elle me racontait aussi mes rêves à moi, ceux dont je ne pouvais pas me souvenir.
Tu ne les entends pas, mais ils murmurent autour de toi. Ils bruissent comme la feuillée soupirant dans le soir, la litanie secrète des forêts qui contemplent la folie des Hommes. C'est très convenue comme formulation, tu ne trouves pas ? "La folie des Hommes", avec un grand Hââââshe terriblement sérieux. Mais c'est très juste aussi. Nous sommes tous, irrémédiablement, incontestablement tarés, nous sommes complètement barges et à perpétuité. Je t'assure, nous deux, toi et moi- mais surtout les autres.L'âge adulte est une aliénation. Il faut qu'on y échappe. Moi, j'ai trouvé un des chemins pour m'écarter de tout ça, pour ne pas rejoindre la "réalité" malade : j'écoute les rêves. Tous les rêves qui s'enchevêtrent à mon oreille.
J'étais entouré de lutins quand elle disait ce genre de choses. Ils étaient invisibles, mais il volaient dans mes cheveux... Et quelque part, tout un univers s'écroulait en spirales, renaissant à ressorts sur sa langue. J'observais les édifices d'un monde recyclé se fondre dans sa bouche, s'élever à nouveau, tendre leur complexe architecture vers moi. J'en attrapais les replis pour les porter vers mon front, et je tentais de les faire passer entre mes yeux, de me remplir le crâne de cette cité des merveilles qui crachait ses rues peuplées de songes chatoyants vers moi. Je me serrais nourris de ces simples mots si j'avais pu, je les aurais bu, je me serais lavé dans leur flot magique. J'étais l'apprentis du chaman, en demandant toujours plus, cherchant à rejoindre sans attendre "l'autre côté". Je voulais qu'elle me fasse découvrir cet univers autre dans lequel elle baignait, cet endroit magique où naissaient tous les rêves. J'attendais d'elle un bon milliard de choses, sûrement trop à vrai dire ; elle ne me donnait, en fin de compte, que ses mots. Et cela me suffisait pourtant, j'étais prêt à subir le manque de tout le reste pour peu qu'elle continue de parler. Sa voix, ce qu'elle contenait... Il n'y avait rien de plus beau. Elle développait des sylves entières de munificences offertes, et son souffle était plus embaumé que du frai bois de santal. Il y avait du mystère dans cette beauté, mais elle était pourtant limpide : je ne pouvais qu'entendre, et me répéter que tout ce qui composait ces offrandes était de la plus haute magnificence. Je ne pouvais que rester émerveillé face à l'extrême puissance des phrases qui se laissaient aller à éclore comme des oiseaux sauvages, dans cette bouche divine aux lèvres inviolées. Jamais la raison ni le réel n'avaient posé là-bas une patte aventureuse. Ils ne s'étaient pas risqués à visiter sa langue, à se coucher près de cette gorge vibrante de la plus belle des folies, celle qui échappe aux entrave. Par peur d'être avalés ? Ou peut-être n'avaient-ils jamais remarqué ma pourvoyeuse d'ébène, fantastique malle d'histoires spontanément fleuries. Elle était douée pour disparaître et se faire oubliée.
Une chose au moins était certaine : j'étais le seul à entendre tous ces récits dormants, qui ,selon les dires de ma Magicienne, frôlaient les oreilles d'une multitude éteinte, sourde aux murmures des rêves. Nul autre n'en profitait. Ils étaient de ces choses qu'on ne donnait qu'une fois, et par cette exclusivité même, ils devenaient précieux, acquéraient leur magie. Car il y a quelque chose d'incroyable à se savoir ainsi privilégié, une sensation grisante à devenir l'Exception, l'Unique aux oreilles d'or. Oh, j'ai fantasmé des milliers de choses grandioses vous savez ? Des rêves qui au pays du fantastique auraient été babioles, des petitesses splendides que je pensais énormes. J'ai languis d'un envol, attendant des ailes en bourgeons puis en voiles, attendant les anges et leurs gants de lumière. Mais rien ne venait d'autre que sa voix qui me tirait les chairs du cœur, tentait de l'arracher toujours plus loin de mon poitrail battu. Au bout d'un temps, j'ai aimé cette douleur. Aimer, c'est souffrir. Souffrir de ne pas être mêlé à l'autre, de devoir supporter son absence, l'indépendance de son existence. Nous sommes des êtres incomplets, et notre errance est pleine de sens : nous cherchons la moitié manquante. Et nous passons notre vie à entrer en collision, avec tous ceux qui ne correspondent pas. Parfois, les collisions créent des étincelles, les étincelles des incendies, les incendies de la fumée, des cendres, du charbon. Et des gens meurent. En volant assez haut dans le ciel, ces gens n'existaient plus, les brasiers semblaient beaux, comme des offrandes aux étoiles. On peut réduire sa vie à une tête d'épingle quand on prend assez de distance avec soi même... On peut s'oublier, très loin de l'animal dans lequel on est coincé. Je l'avais compris en l'entendant parler.
Il y avait des nuées que je ne pouvais pas atteindre, mais qu'elle semblait connaître, des nébuleuses et des nuages qui lui étaient intimes. Elle peuplait mon esprit depuis ces vaisseaux des songes. J'étais son prophète. J'étais la dévotion qu'on aurait claquée, retournée, laissée pantelante au sol, dévastée, mais plus ardente encore.
Pour elle, j'aurais brisé tous les miroirs du monde, mêlant ses reflets outranciers jusqu'à en faire le tourbillon magique vers un autre univers. Toutes ces couleurs mêlées, ces gens découpés dans les éclats brouillés... Voilà qui nous aurait fait le plus beau des portails. On serait morts d’hémorragie en voulant l'emprunter, saignés à blanc par les dents du tunnel. Mais ça aurait été sacrément beau, et je me serais relevé pour recommencer jusqu'à devenir un tas chiffonné de pulpe exsangue.
J'étais peintre, bariolant les nuages. Le ciel rougissait sous les jeux de mon esprit, tandis que je m'évertuais à convertir les cieux en toile dévergondée. La Fée me regardait de ses doux yeux rêveurs. Je prenais ses mots, papillons vernaculaires du pays de sa bouche, et je tentais simplement de ne pas émietter leurs ailes, détruire leur petit corps, de les tenir avec douceur dans ma fébrilité. De les garder libres entre mes mains, de diriger leurs danses sans jamais la maintenir. Ils ne devaient pas devenir mes captifs. Non, ce n'était pas facile, mais j'ai tenté de le faire pour Elle. Que ses rêves soient purs, dénués de l'éclat terne collant à mon esprit. Il fallait qu'ils soient siens, que jamais ils ne migrent trop totalement en moi... Les faire miens aurait été d'une impossible iniquité. J'aurais sali cette beauté évanescente avec de la poussière empruntée à la Terre que je ne pouvais quitter. Mais peut-être aurais-je dû emprisonner certaines de ces ailes vagabondes, aussi dénuées de corps que de substance, mais frissonnant pourtant au sein de son discours ? Coucher sur le papier les phrases tourbillonnantes ? Peut-être aurais-je dû enregistrer sa voix, si douce et mystérieuse, photographier sa bouche, les plis de son sourire. Peut-être me saisir d'une main parmi la paire qu'elle me faisait danser le long des rivages inconnus de son corps, et lui demander un jour suivant tout autre, au-delà des frontières physiques qui entravaient ses songes, de prêter sa voix à un magnétophone, son visage aux tracés colorés des lumières. Ou bien lui quémander un acte d’abandon. Tout jeter par terre et fuguer dans les vents, la route en bandoulière et les lèvres sauvages. Prendre la fuite, prendre son bras. Mêler nos doigts, entrechoquer nos coudes. Lui enjoindre une envolée ensemble.
Exploser dans les sentiers, au bord des routes peuplées de phares- être rattrapés par des gens raisonnables, ramenés à nos prisons ; en rire, bravaches, et tendre l'oreille à l'heure opportune pour retenter cette fuite. J'aurais dû répondre à ma tour aux merveilles qu'on me tendait sans fard, tenter de submerger son esprit aux cimes si volontaires ; lui renvoyer ses vagues, rapporter les rêves qu'elle me jetait sur le cœur. Je n'ai rien fait. J'aurai pu, peut-être, céder finalement cette apathie naturelle contre une action propice, ne fût-ce qu'une seule et misérable action dans la monotonie ostentatoire du quotidien...
Mais il est arrivé.
Il était beau, il était grand. Il brillait, ah oui, quelle fantastique lumière il pouvait dégager ! Irradiant des promesses de lendemains magiques, portant jusqu'aux nuages un futur cristallin ! Limpide et opaque, embrouillé et tellement excitant. Obscène en ses exhortations à de folles chevauchées, si insidieux dans sa lente reptation aux ton échelonnés. Je n'ai rien vu venir, mais il fût là tout à coup. C'était un jour. Un jour funeste. Et je n'aurais pu haïr plus fort un être en carne consommable, en fluides fuyants, en nerfs faciles à rompre, je n'aurais pu détester avec autant de rage muette une conscience cloîtrée au beau milieu d'organes.
Ce n'était qu'un jour. Un triste jour, auquel je ne pouvais pas m'en prendre. Un dimanche peut-être ? Sombre dimanche... Mes heures sont sans sommeil... N'est-ce pas... ?
Elle n'était pas là, une fois de plus, me laissant fébrile aux bras de l'absence, bercé de silence, rongé par l'attente. Bien sûr, nous n'avions rien promis, mais j'exigeais un point d'ancrage, un rendez-vous assuré, au moins un. Moi, j'étais toujours là, fidèle, patientant depuis l'aube ou au moins mon éveil, quêtant le glissement de la lumière dans les rues, cherchant l'ondulation de ses manches trop longues, guettant la courbe brisée d'un sourire qui voudrait s'agripper à mes yeux implorants. Mais il n'y avait rien, et je sus que si je n'agissais pas, je pourrais compter sur le sentiment sans fin d'un manque né pour durer. D'instinct, j'ai su qu'elle avait entrepris de céder au mouvement, tractée par le besoin de courir, loin du domaine connu, là-bas le quelque part, où les visages étaient indifférents, où les yeux ne connaissaient plus sa forme. Alors je l'ai fais.
J'ai trahis. Cent fois pour un geste, mille fois pour un mot, j'ai trahis. Et ses rêves, et ses confessions. J'ai trahis les cités édifiées par ses songes, trahis les papillons qui dansaient dans les cieux, trahis la sylve développée depuis sa langue agile.
Je ne vous dirais pas comment j'ai indiqué la route. Comment mon doigt s'est pointé vers le petit sentier, comment j'ai énoncé d'une voix claire les secrets qu'elle avait partagé. Je ne peux pas faire comprendre l'absence de sentiment qui a guidé ma langue, conduit ma bouche à enfanter ces paroles aux ailes noires. De quelle manière ces quelques phrases, trempées dans le goudron d'un ton ferme, immuable, ne s'offrant pas même l'excuse d'un tremblement léger, ont précipité leurs ongles noirs sur la toile que j'avais pourtant peinte. Avec quelle improbable impression de ne plus être là, j'ai simplement tourné les yeux, tourné les lèvres ; tourné casaque. Comment j'ai rejoins l'ennemie impalpable qu'on ne nommait jamais, cette écrasante masse d'adultes aux airs si responsables, aux visages si sérieux. Je ne peux pas exprimer ce bond vers l'enfer, stupide réalité, prédateur du bonheur. De quelle manière j'ai préféré la vie dans cette communauté sordide, niant tout ce que j'avais été, niant mon enfance, crachant sur mes rêves- sur les siens avant tout. Avec quelle effroyable simplicité j'ai conclu un marché qu'on ne peut que regretter.
Comment j'ai avoué tous ses projets de fuites ; désavoué mon amour, blessé qu'on m'ait laissé... Quand j'avais scellé seul ce tombeau de silence, refusant toute fugue, complaît dans ce vain émerveillement pour lequel je ne me suis pas battu.
Je ne peux pas vous dire. Je ne peux pas le dire à moi même, alors ne comptez pas que je puisse le proférer à un autre, que j'ai le courage sans intérêt de m'offrir à la foule pour baigner dans ses justes huées, punis pour mes fautes, absous dans la danse des insultes et dans les pierres lancées. Avouer serait trop simple, dire ma bêtise, ma lâcheté, ma laideur : tout cela serait facile. Sentez-vous un peu comme mon ton a changé ? J'ai commencé à vous parler d'une voix, d'une voix fantastique. De tout ce qui en naissait, des merveilles qu'on se cache, œillères au front de la guerre avec les songes. Cette histoire s'annonçait douce, un peu tremblante, mélancolique peut-être ; mais voyez, c'est le récit d'une douleur, de l'acceptation fatidique la plus immonde qui soit, et sûrement n'y comprenez vous rien. Peut-être ne savez-vous pas de quoi je parle, peut-être n'avez vous pas saisis les événements terribles que je conte aujourd’hui. Trop de mots les recouvre, et c'est encore là ma suprême lâcheté. Couvrir la vérité d'un voile tourbillonnant de phrases, emmêler cette réalité honteuse avec des mots, encore des mots, avouant à demi-mot, refusant toute franchise. J'use d'un procédé vieux comme le monde des plumes valseuses et des poignets glissants, mais il n'en devient pas acceptable pour autant. Pourriez-vous faire tomber la sentence, je vous pris ? Je sais bien que non. C'est pour cela que je me permet une question si vaine ; vous n'avez pas voix au chapitre de mes aveux délirants. Aussi, je vais m'offrir le luxe du présent ; cela fait plus de trois ans depuis la dernière fois, trois ans de silence que je la suis dans les ombres. Et le temps est passé, les jours ont trépassés. Je suis hanté. Elle ne fuit plus que moi.
Aujourd'hui, elle est venu me voir. Elle est venu partir, et ça n'a aucun sens.
Regardez, Elle s'éloigne. Son adieu a glissé, épicé dans ses accents sauvages. Elle m'évoquera toujours un plat bien relevé, piquante pour son dernier sourire et fière de sa fuite avortée. Je suis sûr de l'avoir aimé d'abord pour tous ces abandons qu'elle me faisait subir, acceptant en premier de languir de ses mots ; puis j'ai été assez stupide pour la trahir, lui reprochant ce mouvement qu'elle avait entrepris sans moi, ce mouvement que j'aurais dû initié plutôt que de l'attendre.. Je crois qu'en réalité, c'est moi qui la faisait attendre. Je crois aussi que, malgré ces longues années à me tendre vers elle, je n'ai pas cherché à retenir son nom. Car c'étaient d'autres qui l'avaient nommé,sans savoir qu'ils faisaient une erreur, qu'ils ne connaissaient pas leur propre descendance.
Maintenant, elle est partit. Nous avons su tous les deux, quand elle disait adieu, que j'avais conscience d'avoir été simplement égoïste, que j'avais perçu la sollicitation cachée dans ses aveux. Tout du long, je m'étais nourris d'elle pour combattre les heures grises de ma propre existence. Je m'étais abreuvé à sa bouche comme un assoiffé, en refusant d'entendre ses appels à l'aide. En refusant de donner un retour.
Emmène moi. N'importe où. Je t'ai confié mes espoirs et mes rêves, alors donne moi la force d'entreprendre un mouvement de libération. Accompagne moi sur la route, ou donne moi juste une impulsion. Je t'en supplie, aide moi.
Je n'ai rien fait. On ne m'a pas appris ni même encouragé à créer du mouvement.
Appelez là du nom de tous vos amours perdus, de tous vos échecs humains, de chaque trahison à vous même et aux autres que vous avez consentis. Donnez lui les initiales de vos souffrances les plus intenses, gravées au plus profond dans l'os et dans la moelle, pulsantes à l'aune d'une éternité de regrets tempérés par une suite de jours mornes. Elle était pour tous, je l'ai gardé pour moi. J'en ai pris le meilleur, mais voyez !, je ne suis pas si sot.
Je vous offre son absence.