Nul Part ailleurs.

  • Liens sponsorisés



04-03-2014 à 22:21:16
Un gamin dans un parc, rêvant à ce monde qui lui souffle un adieu.
Ses lèvres brûlent sur les mots, carbonisés, et sa langue s'emmêle entre les cendres de ses phrases moribondes. Une éternité de poèmes qui s'éteint contre ses dents claquées- escarbilles lui roulant dans la gorge, et tout s'étrangle dans un brasier furibond aux teintes de chair fouettée. Il chante sous les branches dont les doigts décharnés tissent sur le ciel une canopée éteinte.
Ses chants se pendent dans un triste ballet, étirant leurs accents en caresses froides sur l'écorce, glissant leurs ongles éclatés entre les feuilles essoufflées qui bruissent sur une dernière verdure. Il jette les notes de ses prières comme des charbons incandescents, lâche des mots enragés pour murer la forêt. Le chapelet de ses rires s'enroule et crisse sur les racines tordues flétries sous l'humus semé de feuilles pourries, et quelque part il a cette candeur désabusée des gens qui savent que le monde n'a plus de charmes ; que leurs yeux infertiles sont devenus incapables de cerner la beauté, fuyante, effarouchée par les crasses insistantes d'une machine à vomir, monstre d'asphalte aux douces fumées d'arbres assassinés- société terrifiante, gargantuesque, aux dents limées sur l'asphalte des routes. Les enfants se baignent dans du napalm, leurs cheveux blonds sont coiffés de souffre. Tenaces à l'aune d'un vent de fraîcheur, les odeurs amères des forêts qui s'emmêlent décharnées sur le sol, menées à bas encore pleine d'une feuillée soutenue. Les branches se brisent, les chutes s'enchaînent, et le feuillage étalé semble un ciel déversé, vert, humide, frémissant dans la poussière sur une note ultime, pleine d'un espoir qui perd son souffle. Et ses oiseaux se taisent, tués par le bruit. Sous la pluie de leur ailes immobiles, de leur corps d'aquarelle dilué d'une trop longue agonie, il y a des fleurs qui soupirent, racornies sur une dernière graine qui étouffera prisonnière du goudron. Plus haute, une autre plainte, inaudible pourtant ; mais le monde en est plus terne.
Les sylves sanglotent à l'ombre du nuage soulevé par leur chute. Dégringolées gémissent, leurs membres découpés dans les humidités poisseuses des sèves giclées sous les dents grises des scies. Et dans l'éclipse funeste de la poussière soulevée, les dernières nymphes s'étiolent entre les bras du vent.
L'enfant recueille leurs lambeaux entre ses mains tendues, colle les brises sur ses joues dans une tendre veillée. L'écho de ses larmes lui fait un masque mortuaire, ses joues creusées et ses yeux gravés de cernes sont éblouis de pleurs. En saccade, mitraillette humaine déversant les sanglots, il s'enferme entre ses bras serrés, geignant aux troncs une complainte funèbre. Il sait que toutes les danses prennent fin, et déjà il titube sous le ciel décadent que lui tendent en vagues les branches, noyé dans la verdure souffreteuse et tremblante... Volontairement coulé au sein de ces bras malingres jetées les unes contre les autres comme dans une tentative absurde de se préserver du froid, de l'automne à venir et des restes de feu qui rampent vers eux, des regards solitaires qui veulent les faire tomber. Les arbres ont écouté les esprits qui gémissent dans les lourdes bourrasques, ils savent que le jour viendra où on tirera sur eux pour faire casser leurs branches, et leur écorce vibre sur le tempo de cette peur. Ils s'unissent au sein de havres touffus et hostiles, laissés au soin de leur solitude craintive. Leurs membres s'enchaînent, semés d'une lumière qui ternit sur leurs pauvres bourgeons. Les feuilles à venir se perdent en des tons délavés, couvées d'un ciel où s'élèvent les spectres des forêts, déchiré de zébrures radioactives et lavé de ses étoiles par les lumières des villes. Tandis que les vents tordent des spectres entre leurs mains, enrubannant leurs doigts de fumées bohèmes, au bas la terre les cimes côtoient le sol. Il y a des ventres qui crèvent là-bas, des buissons qui s'embrasent. Et doucement, les marées de poussière avancent, jettent une écume d'étincelles et de graviers sur les forêts craintives. Les racines rongées s'étreignent dans une dernière flambée ; gloire aux lames grinçantes qui dansent contre les troncs. Gloire aux feus qui sautent, corniauds infernaux, gloire au pétrole attristé, qui s'épanche dans les vagues. Gloire aux nouvelles forêts parsemées de poubelles, gloire à leurs sous-sols puants bouillonnants de pattes grises. Leurs racines plongent dans des eaux parfumées- par les ordures affaissées. Mais ce n'est rien : à l'ombre des canopées de fils électriques entrelacés, une faune sélectionnée se traîne, agitée de névroses.
Les villes enfantent sans cesse, et leurs rejetons vomissent des os sur une verdure suffoquée. Les couturières du néant jettent leurs tricots de mort sur la terre desséchée. Les soupirs retombent dans des creux d'oreille vides. En surface, les terres lépreuses se couvrent d'un squame gris- mais dans les profondeurs, il y a bien pire encore. Sous un derme éclaté s'agitent des monstres abyssaux, des dieux tels que Lovecraft les a imaginé. Impalpables tentacules dérivant en surface, rampant dans les rues, étreignant les bidonvilles dans un souffle blafard. Une toux tuberculeuse agite les taudis, réduis à des tas d'os par les terribles choses : ces créatures terrées au-delà du regard portent des noms toxiques. Déchets radioactifs.
L'Afrique recroquevillée s'embrume de spectres accusateurs. Regardez leurs nuées qui giflent nos consciences ; regardez comme ils hurlent, embrouillés dans une valse sordide. Quelque part, l'enfant s'écroule.
Ses yeux béent comme des plaies sur un ciel qui suinte. Les joues de l'azur rougissent, ouvertes. La nuit approche.
L'enfant le sait : il vit au crépuscule. Le crépuscule d'un jour ; le crépuscule du monde.
23-03-2014 à 16:23:42
Elle me glisse un adieu, épicé dans ses accents sauvages. Elle m'a toujours évoqué un plat bien relevé, piquante de tout son soul et fière de ses fuites hautaines. Je crois que je l'ai aimé d'abord pour tous ces abandons qu'elle me faisait subir ; je crois bien que j'ai été assez stupide pour savourer les heures de solitude entre deux danses, accroupis dans les ombres, attendant sa venue. Je crois aussi que, la première fois, je n'ai pas cherché à apprendre son nom.
Elle était le zéphyr. Vagabonde, terriblement présente chaque fois que je sortais. Il suffisait de poser un pied dehors, ne pensant à rien, et elle me tombait dessus, sortit du coin de la rue. Non, pire : sortit du coin de ma vision. Et rapidement, je me suis fait à ses intrusions, à sa présence subite, brûlante, aux choses cinglantes qui s'agitaient au bout de sa langue rêche. Parfois, je ne parlais pas du tout, je me contentais d'écouter ses récits décapants, et j'avais l'impression qu'on nettoyait mon âme à l'eau de javel. C'était acide et fantastique, j'aurais vendu mes yeux pour séquestrer sa voix. Juste ce qu'il fallait de crissant à l'intérieur, un peu rauque, chaude et épaisse, le plus brûlant magma du monde- et c'était un volcan toujours en éruption. J'avais du mal à croire qu'elle puisse toujours éructer avec autant de violence ; c'était un peu effrayant, je pense, de la savoir si proche, si prompt à exploser dans mes oreilles et à ronger le silence. Parfois, je regardais les endroits vides avec un œil inquiet, m'attendant peut-être à la voir s'agiter, sifflotant, là où personne n'avait posé les yeux. Il faut comprendre, j'en venais à la chercher avec une sorte de fébrilité stupide qui dénotait d'une attirance non moins sotte. Je commençais à douter sérieusement d'être sobre quand elle s'approchait de moi. Elle devait exhaler quelque chose, un parfum, ou bien il y avait une musique particulière égarée dans sa voix, un prédateur impalpable se nourrissant d'attention rôdait derrière ses yeux, qui voulait capter mon temps futile pour le faire sien, le dévorer, le digérer, l'excréter en silence, je ne sais pas : peu importait, j'étais dépendant.
Quand elle n'était pas là, j'inventais sa présence. Quand elle ne parlait pas, je l’exhortais à reprendre ses récits aux phrases enchevêtrées. J'aimais regarder l'entrelacs brouillé des mots se former sur ses lèvres, voir le filet de ses phrases tournoyer dans les airs jusqu'à ma face attentive, c'était mon plaisir que de saisir l'étrange piège dont elle m'entourait en des circonvolutions sauvages. Il y'avait quelque chose d'agréable à savoir que je n'étais qu'une bête traquée par ses mots, dévorée par le bouillonnement de paroles qui s'échappait de sa gorge. Si elle avait été une mer, j'aurais plongé pour m'y noyer. Mais elle ressemblait plutôt au sentier entre les astres, cette piste inviolable qu'on ne voit que par les nuits limpides, au sein bleu-noir des cieux clairs. Au milieu de la forêt des étoiles, elle avançait prudente, et pour ne pas devenir folle au sein du bal tourbillonnants des soleils assoupis, elle avait tout intérêt à trouver une personne à laquelle s'adresser. Alors, moi, j'étais un peu la couverture qu'elle mettait sur ses yeux pour ne pas les brûler, un moyen d'échapper à l'éclatante pulsation d'un univers trop vaste qu'elle bravait pourtant, s'écorchant sur les astéroïdes et en redemandant. Je pense que ça lui plaisait, de venir me chercher pour me déblatérer ses plus belles inepties. Elle savait que je l'aimais, que j'aimais sa voix, le jeu sordide de ses lèvres. Elle savait que j'en redemandais toujours parce-que j'aimais ce monde qu'elle me montait d'un geste, dévoilant ses grâces cachées, chaman pouilleux aux yeux éteints, elle savait que ses mots étaient mon poison, ma dose d'onirisme à l'éveil. Elle savait que dans le brouet insipide de ma vie, elle était cette pincée de piment, elle savait que tandis que tout un chacun me versait de l'eau claire, insipide, splendide pitance d'un monde mortelle, elle déversait à grand flot une liqueur divine sur mes journées, oh oui, elle savait tout cela, et bien plus encore. Elle était consciente de chaque grain de ma peau qui frémissait pour elle, de chaque rêve érotique dont je chérissais nuitamment la venue. Prodiguant son venin, consciencieuse à ronger mon ennui, à se rendre indispensable.
Ce vent de folie ne semblait pas devoir tombé. Tout avait commencé un jour dont je ne me souviens pas, quand j'ai été cherché sa présence solitaire dans un petit coin d'ombre. Exilée, loin des autres, elle se rongeait les lèvres sur des mots qui ne pouvaient pas tinter dans le vide affamé ; elle savait qu'ils se seraient perdus, que le vide avait trop faim de sa poésie vibrante. Elle ne voulait rien lâcher, refusait de donner à ce néant vorace qui l'entourait, aux aguets d'une parole à broyer entre ses dents glissantes. En combat singulier, étrange chevalier au service de ses rejetons cachés, la bouche cousue sur une air farouche qui fouettait le regard. En l'approchant, je n'ai pas tout de suite compris ce que je risquais vraiment, mais déjà je percevais ce qui pulsait en elle. C'était là, ça rôdait dans ses cheveux, dans les reflets sur sa peau. C'était là, sur la noirceur profonde et limpide de sa peau, quelque part dans la moire froissée de ses lèvres. C'était là, et ça m'appelait, splendide oraison d'un monde qui s'oubliait. C'était là, entre ses tresses défaites, dans le nuage vaporeux de ses cheveux frémissants- plein des chants de la forêt bruissante. J'ai été voir ce qu'elle faisait dans sa parcelle d'obscurité, intrigué par ce petit bout de silence qui tremblait du combat de volonté qu'elle opposait, violente, farouche, à ce monde tout autour. Je voulais juste savoir pourquoi depuis trois ans, je ne l'avais jamais vu parler, pourquoi depuis trois longues années, une infinité d'heures que j'avais considéré perdues, elle s'était retranchée dans cette attitude asociale de mutisme combatif. Je voulais savoir. Je voulais comprendre, et changer la donne, j'espérais lui rendre la parole. Peut-être que ce n'était que de la curiosité mal placée, une tare que l'humanité ne soignera jamais. Peut-être que c'était de la bonté. Je ne suis pas sûr de connaître la raison qui me poussa à approcher cette Fée, à enfin cesser de me contenter d'un glissement oublieux du regard sur cette ombre qu'elle chérissait tellement.
Je sais juste qu'un jour, un jour que j'ai oublié, un jour où seul compte mon geste vers cette bête aux prises avec elle même, j'ai fais quelques pas devant une salle de classe, que je me suis mis doucement face à cette fille brutale en son silence troublant. Qu'un jour, j'ai fais preuve d'un excès de courage, et que je lui ais dis quelque chose qui sonnait un peu mal, peut-être, pourquoi ne parle tu jamais ? Et elle m'a répondu :

Je suis la magie du monde. Je bascule les rêves dans la réalité, mais personne ne veut les voir galoper pour rejoindre glorieusement les faits concrets. C'est une étreinte interdite et honteuse.
Je déverse dans le silence les spectres d'un monde qui dort sous le rideau moite de nos paupières, et je verse au-delà de nos yeux cet océan qu'on ignore à l'éveil. Nos barques coulent quand le matin s'étire. Et la vaste mer se retranche en nos chairs, dans le secret des méninges engourdies. Personne n'entend ses vagues qui murmurent sur les rivages rongés de la conscience collective. Alors, moi, j'écoute les échos des rêves dont je suis la médium. Je les regarde et je les palpe. Ils viennent à moi comme des petits chats, se pressent entre mes mains, et ils sont vulnérables.
Voilà pourquoi je ne parle jamais, parce-qu'ils demandent une écoute, ils exigent une reconnaissance dans le grand jour aussi ; que je suis la seule à daigner tendre l'oreille à leur supplication. De ce fait, reconnais-le, j'ai l'esprit trop occupé pour daigner accorder de l'attention à cette humanité braillarde qui foule le monde autour de moi. N'est-ce pas ?


Sa voix résonnait comme un chant oublié, et ses yeux noirs posés sur moi, je pouvais la croire : elle entendait les rêves. Elle aurait pu me parler d'esprits, de rites occultes ou de la conscience des astres ; je l'aurais cru. Je l'ai su dés qu'elle m'a adressé la parole pour cette première fois.
Chaque mot sortit de sa bouche serait doré, croquant, chaud et vibrant. Oui, chaque mot aurait une forme, un parfum et un goût. Une merveille défiant tous les Arts, le plus fantastique présent qu'on puisse s'imaginer recevoir. Elle en donnait par milliers. Elle les jetait sans se soucier d'où ils atterriraient, semant les graines ineptes de son imaginaire dans un monde décalqué sur l'horreur la plus crasse, et c'était merveilleux. Un foutoir gigantesque commençait à naître tout autour de moi. Je suppose que j'aurais dû m'inquiéter, prévoir quelque chose, m'éloigner ; tout ça sentait trop bon, tout ça était trop beau... Il y avait forcément quelque chose de dangereux, un quelque chose qui n'allait pas, la nécessité d'un petit rien présageant une brisure, une explosion, des larmes. Un terme violent digne d'un bouquet final dans un feu d'artifice, l'apothéose au sommet des déceptions, des cris qui se taisent et du regret qui mord.
Quelque chose, je vous le dis. Quelque chose.
Je me suis habitué trop vite à sa présence, j'ai quitté sans sommation aucune mon entourage stupide ; tous ces gens sourds qui m'entendaient à peine. Il n y avait que sa voix qui comptait, les accents sauvages perdus dans l'embrouillaminis fantastique de ses mots, tous ces accents qui sautaient, mordaient, rongeaient ma raison qui en redemandait. Des accents de folie, de bonheur et de violence. Délicieux, relevés d'une franche acidité enrichie d'un piment volontaire aux embrasements splendides. J'étais en feu sous son discours, j'aurais tué pour qu'elle ne cesse jamais de m'accorder l'inextinguible brasier qui dormait dans sa gorge. Je voulais brûler pour elle, je voulais mourir dans le tourbillon de son monde magique. Il était trop beau, trop acéré dans son flou artistique, et je me sentais prisonnier de son empreinte géante, cette trace qu'elle laissait partout, autour d'elle, sur son passage. J'en venais à pouvoir la sentir à l'odeur, à savoir où elle avait été quand elle ne m'agrippait pas d'un regard d'obsidienne. J'en crevais en silence. Je renaissais à son ombre. Je dansais avec les fées maniaques dans les forêts qui s'élevaient de sa langue trop agile, je buvais à l'eau des fontaines de miel qui apparaissaient à la faveur de ses histoires. Elle me racontait ses rêves, ceux qui vibraient dans son crâne, se balançaient cristallins au delà de ses paupières. Elle me racontait aussi mes rêves à moi, ceux dont je ne pouvais pas me souvenir.

Tu ne les entends pas, mais ils murmurent autour de toi. Ils bruissent comme la feuillée soupirant dans le soir, la litanie secrète des forêts qui contemplent la folie des Hommes. C'est très convenue comme formulation, tu ne trouves pas ? "La folie des Hommes", avec un grand Hââââshe terriblement sérieux. Mais c'est très juste aussi. Nous sommes tous, irrémédiablement, incontestablement tarés, nous sommes complètement barges et à perpétuité. Je t'assure, nous deux, toi et moi- mais surtout les autres.L'âge adulte est une aliénation. Il faut qu'on y échappe. Moi, j'ai trouvé un des chemins pour m'écarter de tout ça, pour ne pas rejoindre la "réalité" malade : j'écoute les rêves. Tous les rêves qui s'enchevêtrent à mon oreille.

J'étais entouré de lutins quand elle disait ce genre de choses. Ils étaient invisibles, mais il volaient dans mes cheveux... Et quelque part, tout un univers s'écroulait en spirales, renaissant à ressorts sur sa langue. J'observais les édifices d'un monde recyclé se fondre dans sa bouche, s'élever à nouveau, tendre leur complexe architecture vers moi. J'en attrapais les replis pour les porter vers mon front, et je tentais de les faire passer entre mes yeux, de me remplir le crâne de cette cité des merveilles qui crachait ses rues peuplées de songes chatoyants vers moi. Je me serrais nourris de ces simples mots si j'avais pu, je les aurais bu, je me serais lavé dans leur flot magique. J'étais l'apprentis du chaman, en demandant toujours plus, cherchant à rejoindre sans attendre "l'autre côté". Je voulais qu'elle me fasse découvrir cet univers autre dans lequel elle baignait, cet endroit magique où naissaient tous les rêves. J'attendais d'elle un bon milliard de choses, sûrement trop à vrai dire ; elle ne me donnait, en fin de compte, que ses mots. Et cela me suffisait pourtant, j'étais prêt à subir le manque de tout le reste pour peu qu'elle continue de parler. Sa voix, ce qu'elle contenait... Il n'y avait rien de plus beau. Elle développait des sylves entières de munificences offertes, et son souffle était plus embaumé que du frai bois de santal. Il y avait du mystère dans cette beauté, mais elle était pourtant limpide : je ne pouvais qu'entendre, et me répéter que tout ce qui composait ces offrandes était de la plus haute magnificence. Je ne pouvais que rester émerveillé face à l'extrême puissance des phrases qui se laissaient aller à éclore comme des oiseaux sauvages, dans cette bouche divine aux lèvres inviolées. Jamais la raison ni le réel n'avaient posé là-bas une patte aventureuse. Ils ne s'étaient pas risqués à visiter sa langue, à se coucher près de cette gorge vibrante de la plus belle des folies, celle qui échappe aux entrave. Par peur d'être avalés ? Ou peut-être n'avaient-ils jamais remarqué ma pourvoyeuse d'ébène, fantastique malle d'histoires spontanément fleuries. Elle était douée pour disparaître et se faire oubliée.
Une chose au moins était certaine : j'étais le seul à entendre tous ces récits dormants, qui ,selon les dires de ma Magicienne, frôlaient les oreilles d'une multitude éteinte, sourde aux murmures des rêves. Nul autre n'en profitait. Ils étaient de ces choses qu'on ne donnait qu'une fois, et par cette exclusivité même, ils devenaient précieux, acquéraient leur magie. Car il y a quelque chose d'incroyable à se savoir ainsi privilégié, une sensation grisante à devenir l'Exception, l'Unique aux oreilles d'or. Oh, j'ai fantasmé des milliers de choses grandioses vous savez ? Des rêves qui au pays du fantastique auraient été babioles, des petitesses splendides que je pensais énormes. J'ai languis d'un envol, attendant des ailes en bourgeons puis en voiles, attendant les anges et leurs gants de lumière. Mais rien ne venait d'autre que sa voix qui me tirait les chairs du cœur, tentait de l'arracher toujours plus loin de mon poitrail battu. Au bout d'un temps, j'ai aimé cette douleur. Aimer, c'est souffrir. Souffrir de ne pas être mêlé à l'autre, de devoir supporter son absence, l'indépendance de son existence. Nous sommes des êtres incomplets, et notre errance est pleine de sens : nous cherchons la moitié manquante. Et nous passons notre vie à entrer en collision, avec tous ceux qui ne correspondent pas. Parfois, les collisions créent des étincelles, les étincelles des incendies, les incendies de la fumée, des cendres, du charbon. Et des gens meurent. En volant assez haut dans le ciel, ces gens n'existaient plus, les brasiers semblaient beaux, comme des offrandes aux étoiles. On peut réduire sa vie à une tête d'épingle quand on prend assez de distance avec soi même... On peut s'oublier, très loin de l'animal dans lequel on est coincé. Je l'avais compris en l'entendant parler.
Il y avait des nuées que je ne pouvais pas atteindre, mais qu'elle semblait connaître, des nébuleuses et des nuages qui lui étaient intimes. Elle peuplait mon esprit depuis ces vaisseaux des songes. J'étais son prophète. J'étais la dévotion qu'on aurait claquée, retournée, laissée pantelante au sol, dévastée, mais plus ardente encore.
Pour elle, j'aurais brisé tous les miroirs du monde, mêlant ses reflets outranciers jusqu'à en faire le tourbillon magique vers un autre univers. Toutes ces couleurs mêlées, ces gens découpés dans les éclats brouillés... Voilà qui nous aurait fait le plus beau des portails. On serait morts d’hémorragie en voulant l'emprunter, saignés à blanc par les dents du tunnel. Mais ça aurait été sacrément beau, et je me serais relevé pour recommencer jusqu'à devenir un tas chiffonné de pulpe exsangue.
J'étais peintre, bariolant les nuages. Le ciel rougissait sous les jeux de mon esprit, tandis que je m'évertuais à convertir les cieux en toile dévergondée. La Fée me regardait de ses doux yeux rêveurs. Je prenais ses mots, papillons vernaculaires du pays de sa bouche, et je tentais simplement de ne pas émietter leurs ailes, détruire leur petit corps, de les tenir avec douceur dans ma fébrilité. De les garder libres entre mes mains, de diriger leurs danses sans jamais la maintenir. Ils ne devaient pas devenir mes captifs. Non, ce n'était pas facile, mais j'ai tenté de le faire pour Elle. Que ses rêves soient purs, dénués de l'éclat terne collant à mon esprit. Il fallait qu'ils soient siens, que jamais ils ne migrent trop totalement en moi... Les faire miens aurait été d'une impossible iniquité. J'aurais sali cette beauté évanescente avec de la poussière empruntée à la Terre que je ne pouvais quitter. Mais peut-être aurais-je dû emprisonner certaines de ces ailes vagabondes, aussi dénuées de corps que de substance, mais frissonnant pourtant au sein de son discours ? Coucher sur le papier les phrases tourbillonnantes ? Peut-être aurais-je dû enregistrer sa voix, si douce et mystérieuse, photographier sa bouche, les plis de son sourire. Peut-être me saisir d'une main parmi la paire qu'elle me faisait danser le long des rivages inconnus de son corps, et lui demander un jour suivant tout autre, au-delà des frontières physiques qui entravaient ses songes, de prêter sa voix à un magnétophone, son visage aux tracés colorés des lumières. Ou bien lui quémander un acte d’abandon. Tout jeter par terre et fuguer dans les vents, la route en bandoulière et les lèvres sauvages. Prendre la fuite, prendre son bras. Mêler nos doigts, entrechoquer nos coudes. Lui enjoindre une envolée ensemble.
Exploser dans les sentiers, au bord des routes peuplées de phares- être rattrapés par des gens raisonnables, ramenés à nos prisons ; en rire, bravaches, et tendre l'oreille à l'heure opportune pour retenter cette fuite. J'aurais dû répondre à ma tour aux merveilles qu'on me tendait sans fard, tenter de submerger son esprit aux cimes si volontaires ; lui renvoyer ses vagues, rapporter les rêves qu'elle me jetait sur le cœur. Je n'ai rien fait. J'aurai pu, peut-être, céder finalement cette apathie naturelle contre une action propice, ne fût-ce qu'une seule et misérable action dans la monotonie ostentatoire du quotidien...
Mais il est arrivé.
Il était beau, il était grand. Il brillait, ah oui, quelle fantastique lumière il pouvait dégager ! Irradiant des promesses de lendemains magiques, portant jusqu'aux nuages un futur cristallin ! Limpide et opaque, embrouillé et tellement excitant. Obscène en ses exhortations à de folles chevauchées, si insidieux dans sa lente reptation aux ton échelonnés. Je n'ai rien vu venir, mais il fût là tout à coup. C'était un jour. Un jour funeste. Et je n'aurais pu haïr plus fort un être en carne consommable, en fluides fuyants, en nerfs faciles à rompre, je n'aurais pu détester avec autant de rage muette une conscience cloîtrée au beau milieu d'organes.
Ce n'était qu'un jour. Un triste jour, auquel je ne pouvais pas m'en prendre. Un dimanche peut-être ? Sombre dimanche... Mes heures sont sans sommeil... N'est-ce pas... ?
Elle n'était pas là, une fois de plus, me laissant fébrile aux bras de l'absence, bercé de silence, rongé par l'attente. Bien sûr, nous n'avions rien promis, mais j'exigeais un point d'ancrage, un rendez-vous assuré, au moins un. Moi, j'étais toujours là, fidèle, patientant depuis l'aube ou au moins mon éveil, quêtant le glissement de la lumière dans les rues, cherchant l'ondulation de ses manches trop longues, guettant la courbe brisée d'un sourire qui voudrait s'agripper à mes yeux implorants. Mais il n'y avait rien, et je sus que si je n'agissais pas, je pourrais compter sur le sentiment sans fin d'un manque né pour durer. D'instinct, j'ai su qu'elle avait entrepris de céder au mouvement, tractée par le besoin de courir, loin du domaine connu, là-bas le quelque part, où les visages étaient indifférents, où les yeux ne connaissaient plus sa forme. Alors je l'ai fais.
J'ai trahis. Cent fois pour un geste, mille fois pour un mot, j'ai trahis. Et ses rêves, et ses confessions. J'ai trahis les cités édifiées par ses songes, trahis les papillons qui dansaient dans les cieux, trahis la sylve développée depuis sa langue agile.
Je ne vous dirais pas comment j'ai indiqué la route. Comment mon doigt s'est pointé vers le petit sentier, comment j'ai énoncé d'une voix claire les secrets qu'elle avait partagé. Je ne peux pas faire comprendre l'absence de sentiment qui a guidé ma langue, conduit ma bouche à enfanter ces paroles aux ailes noires. De quelle manière ces quelques phrases, trempées dans le goudron d'un ton ferme, immuable, ne s'offrant pas même l'excuse d'un tremblement léger, ont précipité leurs ongles noirs sur la toile que j'avais pourtant peinte. Avec quelle improbable impression de ne plus être là, j'ai simplement tourné les yeux, tourné les lèvres ; tourné casaque. Comment j'ai rejoins l'ennemie impalpable qu'on ne nommait jamais, cette écrasante masse d'adultes aux airs si responsables, aux visages si sérieux. Je ne peux pas exprimer ce bond vers l'enfer, stupide réalité, prédateur du bonheur. De quelle manière j'ai préféré la vie dans cette communauté sordide, niant tout ce que j'avais été, niant mon enfance, crachant sur mes rêves- sur les siens avant tout. Avec quelle effroyable simplicité j'ai conclu un marché qu'on ne peut que regretter.
Comment j'ai avoué tous ses projets de fuites ; désavoué mon amour, blessé qu'on m'ait laissé... Quand j'avais scellé seul ce tombeau de silence, refusant toute fugue, complaît dans ce vain émerveillement pour lequel je ne me suis pas battu.
Je ne peux pas vous dire. Je ne peux pas le dire à moi même, alors ne comptez pas que je puisse le proférer à un autre, que j'ai le courage sans intérêt de m'offrir à la foule pour baigner dans ses justes huées, punis pour mes fautes, absous dans la danse des insultes et dans les pierres lancées. Avouer serait trop simple, dire ma bêtise, ma lâcheté, ma laideur : tout cela serait facile. Sentez-vous un peu comme mon ton a changé ? J'ai commencé à vous parler d'une voix, d'une voix fantastique. De tout ce qui en naissait, des merveilles qu'on se cache, œillères au front de la guerre avec les songes. Cette histoire s'annonçait douce, un peu tremblante, mélancolique peut-être ; mais voyez, c'est le récit d'une douleur, de l'acceptation fatidique la plus immonde qui soit, et sûrement n'y comprenez vous rien. Peut-être ne savez-vous pas de quoi je parle, peut-être n'avez vous pas saisis les événements terribles que je conte aujourd’hui. Trop de mots les recouvre, et c'est encore là ma suprême lâcheté. Couvrir la vérité d'un voile tourbillonnant de phrases, emmêler cette réalité honteuse avec des mots, encore des mots, avouant à demi-mot, refusant toute franchise. J'use d'un procédé vieux comme le monde des plumes valseuses et des poignets glissants, mais il n'en devient pas acceptable pour autant. Pourriez-vous faire tomber la sentence, je vous pris ? Je sais bien que non. C'est pour cela que je me permet une question si vaine ; vous n'avez pas voix au chapitre de mes aveux délirants. Aussi, je vais m'offrir le luxe du présent ; cela fait plus de trois ans depuis la dernière fois, trois ans de silence que je la suis dans les ombres. Et le temps est passé, les jours ont trépassés. Je suis hanté. Elle ne fuit plus que moi.
Aujourd'hui, elle est venu me voir. Elle est venu partir, et ça n'a aucun sens.
Regardez, Elle s'éloigne. Son adieu a glissé, épicé dans ses accents sauvages. Elle m'évoquera toujours un plat bien relevé, piquante pour son dernier sourire et fière de sa fuite avortée. Je suis sûr de l'avoir aimé d'abord pour tous ces abandons qu'elle me faisait subir, acceptant en premier de languir de ses mots ; puis j'ai été assez stupide pour la trahir, lui reprochant ce mouvement qu'elle avait entrepris sans moi, ce mouvement que j'aurais dû initié plutôt que de l'attendre.. Je crois qu'en réalité, c'est moi qui la faisait attendre. Je crois aussi que, malgré ces longues années à me tendre vers elle, je n'ai pas cherché à retenir son nom. Car c'étaient d'autres qui l'avaient nommé,sans savoir qu'ils faisaient une erreur, qu'ils ne connaissaient pas leur propre descendance.
Maintenant, elle est partit. Nous avons su tous les deux, quand elle disait adieu, que j'avais conscience d'avoir été simplement égoïste, que j'avais perçu la sollicitation cachée dans ses aveux. Tout du long, je m'étais nourris d'elle pour combattre les heures grises de ma propre existence. Je m'étais abreuvé à sa bouche comme un assoiffé, en refusant d'entendre ses appels à l'aide. En refusant de donner un retour.
Emmène moi. N'importe où. Je t'ai confié mes espoirs et mes rêves, alors donne moi la force d'entreprendre un mouvement de libération. Accompagne moi sur la route, ou donne moi juste une impulsion. Je t'en supplie, aide moi.
Je n'ai rien fait. On ne m'a pas appris ni même encouragé à créer du mouvement.
Appelez là du nom de tous vos amours perdus, de tous vos échecs humains, de chaque trahison à vous même et aux autres que vous avez consentis. Donnez lui les initiales de vos souffrances les plus intenses, gravées au plus profond dans l'os et dans la moelle, pulsantes à l'aune d'une éternité de regrets tempérés par une suite de jours mornes. Elle était pour tous, je l'ai gardé pour moi. J'en ai pris le meilleur, mais voyez !, je ne suis pas si sot.
Je vous offre son absence.
23-03-2014 à 16:28:07
Une aurore décharnée contrariée par les branches de la nuit persistante, jette la feuillée nocturne humidifiée d'étoiles d'un revers de main noire. Lisse en ses robes plissées par les doigts du chien-loup, accouché d'une métaphore convenue. Proprette, les souliers verts et la peau claire, tourbillonnante des soirs malaxés par les astres. Elle pose un doigt sur le visage de la nuit ; pousse doucement pour en prendre la place. Impérieuse cacochyme au règne trémulant. Brûle la rosée d'une frappe hautaine, gâtant les ombres d'un scintillement limpide. Les paupières méprisantes, le demi-regard trempé d'un dédain pourpre. Trop prompt à s'égarer dans son mépris céleste, délicate et violente en ses œuvres éclairées. Elle allume les pelouses d'une paume négligente, danse sur les carreaux que personne ne regarde. Claque les reflets lunaires s'attardant sur le verre.
Quelques rares yeux vont se perdre dans les nuées rosées, à la recherche d'une Lune pâlissante, quêtant peut-être la rumeur onduleuse des oiseaux qui s'éveillent. Giclées, leurs chansons se jettent sur les épaules de cette journée naissante. Elle se drape de cet habit vibrant, ne lâchant pas un mot, prestance royale accordée à la courbe assassine de ses lèvres étendues, ensanglantées du feu douloureux qui hante le lever de rideau. Rejette en arrière ses cheveux tressés de quelques lambeaux de nuit, bousculant les astres retardataires, ensevelissant les rues sous les mèches éthérées de sa toison dorée. Elle glisse sur les trottoirs, se frotte aux toits qui sont ses nouveaux peignes. Se brosse aux branches des forêts, ondule dans le creux des vagues. Tâte les sous-bois d'un contact découpé en éclats sur le sol.
Elle fait son numéro, l'aurore, lascive, noble en sa nudité, jetant une bretelle d'oiseaux au delà d'une épaule nue. Brûlante et fraîche, baise de ses lèvres couronnées par l'azur la teinte défraîchie de ce monde endormie. S'indigne doucement qu'on ne vienne pas la voir, s'incline patiente et pose ses mains autour du soleil qui monte.
Elle attend les poèmes, dressée au dessus des villes, ne lâchant rien, tenace et mauvaise dans sa vaine espérance. Personne n'est levée pour la voir onduler. Dame Aurore s'accroche, blessée de sa solitude, de l'ignorance de la plèbe. Elle prend la lumière en otage, souffle sur le soleil. Mais rien n'éteindra sa frustration ardente ; rien n'éteindra, surtout, l'astre pimenté de feu. Trop vite, c'en est finis de son jeu désespéré.
Le jour franc la bouscule.
Elle tombe.
24-04-2014 à 23:57:47
Une dernière bribe d'espoir délitée au coin des yeux, un lambeau de bonheur qui s'écartèle sur les cils et meurt, s'éteint en filaments immondes, invisible caresse au bord de la paupière. Les rêves peuvent mourir comme les enfants qui grandissent et se perdent dans leurs membres trop grands. L'éveil approche et les saisit, c'est une bouche implacable aux danses irrévocables. La réalité mâche tout ce qui voudrait bien pouvoir lui échapper ; nous sommes plein du vomis d'un monde qui s'oublie dans ses impératifs nouvellement ajoutés, ou juste exacerbés, quand tout n'a pas été trop absurde pour que même un lapin chapeauté puisse s'y perdre en cherchant son terrier de non-sens.
Quand on se réveille en pleurant, on fait une belle part à la réalité. Elle avait soif, alors on la désaltère. Et elle aime ça. Elle reviendra boire à la première occasion, elle n'attend que nos sanglots pour se gorger sans pudeur, et pour elle, nous sommes toutes de pauvres fleurs nivéales mourant au souffle du printemps. ( Le printemps, c'est quand les rictus nous disent qu'on entre dans le reste de notre vie- le reste immensément long, immensément dégueulasse, qui attend tous les orphelins du bonheur glorieusement flétris au-dessus d'une feuille prétendument importante. On appelle ça grandir, et un terme angoissant de ce pacte imposé se nomme baccalauréat. Un des petits noms de l'Angoisse et du Mal. )
La neige fond, comme les astres s'éteignent dans les regards âgés. Il vient toujours un moment où les étoiles expirent. On compte l'âge des gens, amers souvent, au nombre des cratères qui parsèment leur cœur devenu aride ; quand les étoiles filantes putréfiées ont terminé d'agoniser dans les tranchées où les années ont combattues contre une peau velléitaire. Et leurs yeux sont stériles, leurs lèvres ne savent plus danser, et même les rides ne sont plus belles, on dirait juste de la glaise mal creusée. Visage froissé, comme du papier presque vierge, griffonné de quelques traits dentelés, ébauche d'une beauté qui ne verra jamais le jour. Un dessin au marqueur qui s'essouffle et se brouille, tué dans une ultime rature par le découragement. Les courbes s'affolent, assassinées au coin de la bouche, des autoroutes déchirées où roulaient les sourires s'éclatent dans le vide et finissent éparpillées dans les sillons qui s'inscrivent, doucement, indélébiles marques de la crainte et du temps, temps glaiseux démentiel à la faucille d'argent qui étreint les espoirs, qui traîne le monde en laisse, dans la poussière.
L'univers entier est un désert et nous en sommes les dunes. Éphémères, bruissantes entre les mains d'un vent qui s'oublie en ses mornes errances, tristes ballets à la surface d'un ciel où plus rien ne s'allume Comme elles nous changeons dans les paumes aléatoires d'une brise, remodelés pour mieux nous écrouler sur nos espoirs passés. Bien sûr, nous ferons d'autres volutes, de nouvelles formes naîtront du néant, mais ce ne sera plus pareil, ce ne saurait plus redevenir cette simplicité brumeuse qui palpitait avant autour de la pupille, s'enroulait sur la langue pour un pauvre éclat de rire. Les êtres et les choses passent toute leur existence à changer, puis elles ne retrouvent jamais leur forme d'antan. Parfois il y a quelques angles semblables, des lignes acérées qui esquissent comme une troublante analogie avec une veille souffrance maniaque, troublée depuis longtemps, altérée jusqu'en son fond par le passage lacérant des années ; ce n'est qu'une impression, car jamais les événements ne se répètent semblables au-delà des apparances. Et n'allez pas penser qu'on apprend de ses erreurs. Toute notre vie, nous égrenons le compte lassant de notre malchance. Et les mêmes désillusions reviennent nous affaisser, chacune portant un nouveau masque. Les mêmes soupirs s'étreignent dans la moiteur asséchée de nos bouches qui ne s'ouvrent plus que sur des mots d'amertume. Rien n'est pareil, tout a changé, mais les situations concordent à l'infini.
Ne jamais aimer, ne jamais haïr : voilà comme il faut vivre. Dans le flou artistique où rien ne ressemble à rien, un flou qui brouille toutes les pensées, qui fait de chaque sentiment un barbouillage immonde. Morne bouillie, cafouillage sauvage de répétitions glacées. Une ronde débilitante d'années dénuées de saveur, où l'aspect même du bonheur me donne envie de vomir.
Même les citrons en deviennent doux. Volupté pestiférée dans les relents des agrumes affadis. Dégoûtant cosmos de cadavres tourbillonnants, l'univers se convulse sur le tempo des meurtres de nos rêves grimés étouffés dans la viande, le pétrole et les flots bouillonnants de l'humanité aux rires aseptisés.
Le monde entier sent l'éthanol. Les enfants se noient dans des océans suaves de sirop pour la toux. L'hymen déchiré de la nature éructe des fœtus qui nous tombent dans la bouche, qui s'entassent à nos pieds et se mêlent à nos excréments, dans l'indifférence collective, comme si tout ça n'avait pas tellement d'importance. Il semble indécent des les pleurer. Nous avons les yeux bien fermés et bien secs. Parfois, ils sont même rieurs. Ce qui participe à me donner furieusement envie de me balader dans la rue avec une grande aiguille, pour crever les yeux des passants comme des ballons de baudruche.
Ma vie est imprégnée du malheur révoltant des songes qui sont tombés, des vérités cachées qui tremblent, gémissent, et meurent- même la vérité peut décéder, en poussant des soupirs. Et le Grand Pan est mort.
La dernière bribe d'espoir se déchire à l'infini, une première larme tombe, et ce n'est que l'émissaire d'un océan entier qui borde l'univers délabré de mon cœur.
27-04-2014 à 20:10:08
10-09-2014 à 20:20:31
Je me souviens les paupières papillons sur les yeux cannibales, les pupilles élastiques qui dévoraient le monde, le confins du regard où les reflets se brouillent, s'arrachent en lambeaux de lumières grise, je me souviens de leurs cernes tombantes, comme des champs de fleurs ouvertes sous leurs yeux brûlants, je me souviens de leurs cheveux peints qui leur tombaient entre les mains, des os qui leur perçaient la chair, je me souviens d'un dos nu et du temps qui courrait sur le rail des vertèbres, des vertèbres furieuses qui me sautaient aux yeux, je me souviens de mes doigts sur leur tracé sinueux, je me souviens de sa peau sèche de papier verre, froide et pâle, je me souviens des dessins chaotiques de l'ombre et de la chair, du creux froid de ses reins, de l'univers glacé, de l'abîme de silence qui plongeait dans sa gorge, je me souviens de son corps endormis dans des draps de fumée, de ses iris grouillantes comme une tombe fraîchement ouverte, je me souviens de ses mains immobiles, de ses phalanges acérées, de ses ongles vernis, je me souviens du silence qui germait sur ses lèvres coupées, qui rampait sur ses joues et faisait taire ses yeux inexpressifs, je me souviens du carnage de son corps mis à nu, de ses poignets éteints, je me souviens lui avoir demandé si la nuit serait longue, je me souviens qu'il a soufflé comme pour un dernier mot : nous n'avons pas peur.
Je me souviens qu'il avait tord, mon corps tremblait comme les cieux noirs scotchés aux vitres, des étendues fuligineuses secouées par les éclairs qui s'abattaient aux murs : un ciel semblable à une marre de décomposition, où les étoiles étaient des vers.
Je me souviens qu'il chantonnait de sa voix défoncée : nous n'avons pas peur, nous n'avons pas peur...
Je me souviens y avoir cru pour arrêter de pleurer, oscillant dans les vapeurs d'alcool.
29-10-2014 à 01:08:35
Sophie Calle

Je suis une lettre. Pas de grain tiède et lisse, pas de peau pâle mouchetée d'encre écumante, je ne serai pas blessée dans ma chair de la pointe d'un stylo. Je suis une lettre informatique, luminescente sur l'écran, dans l'écran. C'est mieux ainsi. Pas de mains moites, pas de larmes assassines. Je suis sauve, dans l'univers binaire. Mais voilà qu'on trouve pourtant encore à me faire des petites morts : on m'éparpille entre cent femmes, quand une seule devait lire, savoir, sentir chanceler son cœur. On me blesse sous deux cent cohortes de fantassins armés d'ongles pointus, on me jette à cent paires d'yeux, à mile doigts.
Je suis violée, par la volonté de cette maîtresse honteuse et impudique. Mon agonie atroce se poursuivra tant que l'oublie ne l'aura pas saisi.
On me déchire à l'infini, j'accouche, forcée, entre leurs mains.
29-10-2014 à 01:09:05
Martial Raisse

Leur visage ont de grands espaces. Mais on n'y écrit rien, alors ce sont des vides gênants.
Ils suintent des teintes étranges qui glissent sur leur peau comme de l'huile, ils ressemblent à des fruits exotiques sous un soleil mourant. J'ai l'impression qu'ils veulent exprimer quelque chose, mais ils ont tous l'air bêtes, défoncés et morts. Leur chair a entamée une lente dégradation, sous le voile d'huile qui les couvre de reflets obscènes, alors elle use ses derniers soupirs pour prendre des couleurs fantasques. Parfois ils font des choses hors de l'univers peint où on les a crashé, s'offrent le luxe d'un néon acéré,ou étendent leurs ombres marécageuses dans une installation. Ils ont toujours de grands fronts ou des joues grand format. Ils me donnent la nausée, et ils ont l'air stupides.
Je crois que je les aime bien.
29-10-2014 à 01:19:54
On ne lui connaissait ni nom ni visage. Il habitait cent lieux, n'en approuvait aucun. Ses yeux étaient limpides mais on n'y lisait rien, aucune vie, aucun sentiment qui puisse permettre à quiconque d'engager avec lui la moindre conversation. Quand on posait une question à son corps déserté d'esprit vivace, on ne comprenait pas ce qu'il nous répondait. Ses lèvres froides se muaient en obscènes replis de chair blafarde, et sa langue humide s'agitait derrière une rangée de dents grises terriblement ennuyeuses -c'étaient les dents les plus ennuyeuses qu'il m'ait jamais été donné de contempler-, comme une créature prisonnière d'un cachot d'obscurité mouillée exécutant une danse lubrique... Tant et si bien que, aussi vite qu'on avait eu de la curiosité pour lui, on décida de ne plus lui adresser la parole pour échapper au spectacle atroce qu'offrait son corps hostile à la beauté des êtres. On en vint rapidement à le considérer comme partie intégrante de l'organisme urbain, une chose sur laquelle on pouvait passer sans avoir à faire preuve d'un brin d'humanité. On lui parlait comme on s'excuse machinalement d'avoir percuté un objet, ses supérieurs le rudoyaient comme on ronchonne contre une machine à café défectueuse. Peut-être eut-il parfois des expressions humaines, mais personne ne prêta plus attention au tombeau de son visage après les premiers jours, et on se borna à oublier qu'il était un être humain comme nous ; il n'avait pas l'air de le savoir lui-même, et personne n'était prêt à l'affirmer pour lui. Alors, sans qu'on prenne en compte la réalité de son existence, on continuait de le côtoyer en passant parfois sur son image livide comme sur un élément du décors dénué d'importance et d'attrait, sans s'arrêter dessus et sans aucune pensée à son égard. Il était comme la projection d'une pellicule brûlée.
Il vivait dans ce néant perpétuel, baignant dans le silence et le non-lieu constant, perdu entre les abîmes qui séparaient les cent villes où il avait gîté, sans jamais posé vraiment le pied dans aucune d'entre elles, occupé qu'il était à flotter placidement. Probablement n'étions nous pour lui que des spectres sans nom, au même titre que les cités anonymes dans lesquelles il vaguait. Je l'ai d'abord soupçonné de vivre sous un tapis ou dans l'ombre d'un meuble, avec la poussière et les choses oubliées. Puis j'ai cessé d'y penser,car au fond, je savais bien qu'il n'habitait nul part, tout juste à la frontière du monde où je menais ma vie morne et tranquille.
On l'appelait Le moribond, pour ses mains longues et froides, son air figé, les os saillants qui lui crevaient la peau. Et puis un jour, on a cessé de l'appeler car cela n'avait plus aucune importance de lui prêter un brin d'humanité : tout le monde savait que faire semblant devenait ridicule. Les comme si, les petits mots d'attention, les gestes pour saluer... On lui reprit tout avec pudeur et maîtrise, ne lui laissant que le coin de l’œil pour exprimer son existence horriblement précaire. Là-bas, il a éclot telle une fleur cachée dans la pénombre d'une allée pavée, déployant des pétales d'absence et de silence en s'entourant d'un parfum qui brouillait jusqu'à ses contours même. On douta d'abord de le voir, puis l'on finit par l'oublier. En pleine maîtrise de son inexistence, il put tout à son aise développer sa mécanique ouvrière dans le vide, ballant aux frontières de l'univers connu par nos sens, avec une précision et un manque de volonté qui le rapprochaient des éléments tels que la pluie ou le vent. Un beau jour, on lui prit son bureau qui n'avait plus de nom ; comme si le métal même avait oublié son existence, niant les syllabes gravées sur la plaque accrochée à la porte grinçante. Pourtant, il persista probablement à venir, œuvrant dans les couloirs en se gorgeant d'inconsistance, et je gage que beaucoup de choses que nous tenions pour acquises à cette époque étaient en réalité accomplies par ce morne oublié. On ne le remercia jamais, car on ne remercie pas la pluie de tomber, on n'exprime aucune gratitude au vent qui vient faire tourner les pales du moulin.
Il s'est passé de longues années pendant lesquelles il m'a semblé que le cosmos l'avait lâché en route, l'oubliant dans un coin d'univers où, la tête baissée, il contemplait la noirceur avec indifférence. Je sais bien qu'il était encore là, parmi nous, mais son simple corps n'arrivait pas à justifier l'espace occupé par la matière dévolue à sa constitution, alors j'ai comme oublié le mètre carré d'absolue vacuité qu'il déplaçait comme un manteau de suie posé sur ses épaules osseuses, drapant à la manière d'une gabardine enchantée ses jambes interminables. Il errait entre des monuments de poussière, caché par l'obscurité anthropophage qui s'accumule dans les lieux où personne ne vient jamais laisser traîner ses yeux. Comme il n'avait plus rien d'humain, si ce n'était ce visage maussade dont on peinait à soutenir la vision déprimante, Le moribond en ressortait indemne, victorieux dans son absence perpétuelle de vie. Personne ne pouvait le féliciter de survivre à cette odyssée du silence.
Peut-être que tout aurait pu continuer ainsi jusqu'à la fin des temps, sans que jamais l'existence du Moribond ne redevienne effective. Il serait mort pour de bon un beau jour, quelque part, et je suis certain que même dans le trépas, il serait resté le plus discret possible, le parfum de sa décomposition s'atténuant et changeant de nature pour se mêler à celui de la ville, sa peau morte adoptant un camouflage comme celle d'un caméléon. Son cadavre se serait recroquevillé dans un coin minuscule pour ne pas être trouvé, au risque de déranger quelqu'un sûrement, puis il aurait regardé sa tombe à ciel ouvert se construire dans le vacarme irritant qui secoue perpétuellement le milieu urbain. On aurait finis par enterrer ses restes sous les fondations d'un immeuble, où ses os auraient été même assez ennuyeux pour ne jamais être retrouvés sur le chantier, ni propulser dans les chambres d'enfants un spectre en manque de reconnaissance. Son fantôme serait simplement resté là, entre les racines de l'immeuble, sans attendre quoi que ce soit, sans écouter la vie au-dessus dans les appartements, sans user de son immatérialité pour jouer des tours aux mortels.
Mais avant qu'il ne puisse s'affaler dans un coin de trottoir pour y mourir en toute discrétion, j'ai découvert l'endroit où il terrait son incertaine présence. J'ai mis un pied dans le royaume des ombres.
C'est un monde qui est mêlé au nôtre, un univers d'obscurité et de sécheresse où le froid bouillonne comme une bulle de lave, rampe comme un animal. C'est un lieu où vos bras deviennent lourds, où vos jambes rechignent à marcher vers un but, un désert où plus rien n'a d'importance. Même entouré, on a toujours l'impression d'y être seul, comme si notre esprit était enfermé à mille lieux de là, dans une pièce lointaine en suspension au milieu des étoiles, une pièce oubliée des dieux et des humains, tremblant à l'ombre gluante d'une constellation épuisée par l'inexorable froideur de l'espace. C'est une pièce où votre cœur a rendu les armes, où votre esprit a abandonné tous ses rêves au vide interstellaire, qui les déchire et les éclate pour en faire de la poussière, de la poussière qui s'accroche aux comètes pour leur donner un air mélancolique, de la poussière qui compose des nébuleuses aux tons gris fondus à la morne tapisserie éliminée d'un univers vétuste et infécond. On a parfois le soupçon d'une telle prison quand on se sent perdu au milieu de la foule, ou à table avec des invités, dans un cercle d'amis, en compagnie d'une personne chère qu'on cesse d'entendre ; quand notre corps prend le contrôle et joue la comédie, mais que l'esprit est loin, étranger à ce monde de couleurs et de sensations. C'est là une intuition du royaume des ombres et de la pièce oubliée.
J'y avais mis le pied sans bien savoir comment, le vague à l'âme un jour de plein soleil. Le ciel déroulait son tapis d'azur cousu de blanc nuages, l'air sentait à peine la pollution, même en plein cœur de la ville. Le pollen faisait éternuer les gens, les foules s'enroulaient de nouveau autour des vendeurs de glace et des vitrines illuminées par le soleil, comme des cortèges de lézards attirés par la chaleur. Mais moi, je savais bien que le monde n'était qu'un menteur, que cette journée n'était pas vraiment belle et que le bonheur des gens était factice, même s'ils n'en avaient pas conscience. Je savais que tout ça n'était qu'une entracte dans la tragédie humaine. Alors je traînais mes yeux tristes vers le purgatoire où je payais mon existence, coupable d'être né pour engraisser la machine infernale qui avait broyé mes parents, qui broierait mes enfants, et qui, surtout, me broierait moi, moi, moi. Je suis entré dans les couloirs, j'ai glissé comme une ombre vers les bureaux. On me disait encore bonjour, on me demandait comment j'allais. J'étais encore assez humain pour qu'on s'inquiète de moi, et pourtant, je glissais lentement vers le royaume du Moribond. Je l'ai su quand, après quelques heures à faire semblant de travailler, assis à mon bureau où j'avais oublié ce que j'étais censé faire, j'ai vaguement choisis de me lever pour suivre le flux de mes collègues qui s'élevait dans une houle murmurante pour aller se briser sur l'écueil vivifiant de la machine à café. Je les suivais sans crainte d'être aperçu ou interrogé, tout à fait certain d'avoir gagné une once de silence et de solitude de laquelle me faire une cape où me cacher du monde. Ballotté parmi eux comme un débris aux mains d'écumes des vagues, j'ai alors pu le voir qui se tenait près de la machine rutilante et lumineuse, comme un reflet sur le mur, immobile auprès de l'éden ronronnant où bouillonnaient les fluides volcaniques que nos veines allaient brasser pour nous tenir en vie. C'était Le moribond. Il semblait onduler et adopter la texture du mur, comme pour échapper à mon regard. Il avait les yeux rivés sur le plafond, comme un enfant qui compte des formes dispersées en attendant son tour. Son tour pour quoi ? Mon intelligence refusait de s'user à le découvrir.
Je ne l'avais pas vu depuis plusieurs années, mais je savais que c'était lui, je savais que mon esprit ne l'avait jamais oublié, même si j'avais cessé de penser qu'il existait. Il portait toujours les mêmes habits tristes sur un corps trop osseux, ses yeux étaient toujours voilés comme des billes poussiéreuses qu'un adulte aurait retrouvé dans son placard en faisant l'inventaire de son enfance perdue. J'avais envie de frissonner à l'idée de sa langue obscène et de ses dents grises, mais mes muscles refusaient de fournir semblable effort.
La file avançait de manière angoissante, mes collègues tanguant sur l'axe écroulé de leur squelette fatigué. Un corps oscillant me cachait parfois Le moribond, et je craignais sans savoir pourquoi qu'il n'ait disparu dés ce gêneur occasionnel remis en place parmi le cordon humain. Mais il était toujours là, fidèle son poste, quel que fut ce dernier. Je comptais quand même les hommes qui me séparaient de la machine à café, ces gens qui vivaient encore dans la lumière factice que j'avais quitté sans trop savoir comment. Ils avaient un mouvement apaisant et abrutissant, comme si leur corps cherchait à m'endormir. Leur chair compacte dansait comme celle des pendus, leurs membres solides tentaient de capter mon esprit prisonnier de la pièce oubliée, décrivant des figures abstraites dans le vide. Je tentais en vain de m’accrocher à cette chorégraphie inconsciente, mais je n'arrivais qu'à relever les yeux pour m'assurer de la présence du moribond, tandis que mes collègues oscillaient comme de vieux attrapes-rêves, fatigués par des nuits innombrables à emprisonner des cauchemars en leur cœur. Ils disparaissaient les uns après les autres, un gobelet aux couleurs de la varice et nappé de vapeur sulfureuse entre leurs mains usées. J'en suivais des yeux quelques un qui partaient avec, serrés dans leurs paumes, ces bouts de plastique fumants où tourbillonnait un liquide pétroleux à l'odeur âcre, agressive. Je compris alors que je n'avais jamais aimé le café, et je quittais la file.
Le moribond était toujours là, collé au mur, indifférent au monde et frémissant comme un mirage ou encore le drapeau d'un pays disparu des manuels d'Histoire. Étendards d'un univers de silence et d'oublie. J'avançais vers lui.
C'étaient les premiers pas de la journée que je faisais qui me sortaient du rail où on avait placé le wagon de ma vie. Une partie de moi disait, attention tu viens de quitter la voie ferrée, prends garde au terrain cahoteux. Mais entraîné par la pente qui cernait le rail lumineux du quotidien, je dévalais la colline vers le royaume des ombres.
En m'approchant je remarquai que ses contours cessaient d'être brouillés. Lentement, il redevint l'être géométriquement douloureux des premiers jours, une créature anguleuse dont les doigts acérés ressemblaient à des lames. Ses lèvres de silex se pincèrent à mon approche, et ses yeux que j'avais toujours connu voilés se posèrent sur moi, vifs et mystérieux. Ils étaient d'un gris pâle mêlé d'un bleu plus délavé encore, et ses prunelles abyssales semblaient aspirer le monde plutôt que de le refléter. C'étaient des yeux secrets qui ne montraient rien, et voyaient tout.
Je me suis immobilisé devant lui, le cœur léger tout à coup. Je savais que nous étions seuls ici, quand bien même la file près de la machine à café ne s'était pas dispersée. Personne ne nous voyait, personne ne pouvait nous entendre. Nous étions dans ce couloir comme au fond d'un abysse, perdu dans les ombres et le silence. Le monde ne pouvait plus nous atteindre, déjà il s'en était allé, emportant avec lui les détails superflus. Dépouillé, le royaume des ombres nous tendait son vide emprunt de franchise et de désespoir, promettant la mort à nos rêves avec une douceur qui me prit à la gorge. L'émotion me submergea, tant j'eu l'impression de retourner chez moi. J'aurais pu naître dans les brumes de cet univers où tombaient ceux qui perdaient leur existence au détour d'un malheur. Il m'était familier. Les caresses de la souffrance, ses murmures affectueux à mon cœur douloureux... Tout respirait une tendresse maternelle qui m'incitait à plonger dans le coma, à me tourner vers moi même pour me détruire lentement, avec une forme de délectation morbide. Un égoïsme bienheureux m'emplissait, m'enjoignant à l’apitoiement et à la crainte du lendemain. J'avais le droit d'avoir peur, j'avais le droit de rester tête baissée et de me lacérer les entrailles en jouissant de mon désespoir, d'attraper une main tendue et de tirailler son poignet comme pour lui demander de me tirer hors du royaume des ombres ; j'avais le droit de lâcher cette main, tant ma douleur était exigeante, puis de retourner me blottir dans une inaction angoissante en sanglotant sur ma chance envolée.
Une arborescence maléfique des possibles qui s'offraient à moi se déploya soudain, vrillant mon crâne d'une terrible migraine.
Le Moribond devint tout à coup une fournaise ardente, resplendissant de netteté, de détails anatomiques portés aux nus par ma transformation. Il m'était devenu aussi réel qu'une autre partie de moi, merveilleuse forge d'horreurs physiques à mes yeux braqués sur son corps au squelette affûté.
Je savais avoir atteint le plus haut niveau de vision, bénis par les démons du désespoir, sanctifié dans les ténèbres du royaume des ombres. J'étais des siens désormais, j'avais rejoins les cohortes invisibles de ceux qui errent sans volonté, anges déchus aux manières tragiques et aux propos fatalistes. Jamais je n'avais été si laid, et jamais ne m'étais sentis si peu en droit de pleurer et de geindre. Pourtant, j'avais pleinement conscience du flot inextinguible de paroles fielleuses à l'encontre du monde et de mon être propre qui crépitaient à l'orée de mes lèvres ; je savais qu'elles n'avaient jamais été aussi nombreuses, alors même qu'elles m'étaient interdites. Elles étaient l'offrande du Royaume à son nouveau sujet, une torture sans fin qui occuperait ma langue et mon esprit rétrécis par le malheur.
Une sorte de joie mauvaise me fit sienne, un plaisir mesquin qui fit jubiler une certaine partie de moi que je ne connaissais pas. C'était ainsi maintenant : j'étais empoisonné. Oh oui, j'allais répandre mon venin en pluies acides, inoculer ma souffrance liquide à ceux qui m'entouraient ! A peine arrivé, j'étais déjà adoubé chevalier du Royaume. J'avais la larme à l’œil.
Le moribond, lui, secoua la tête, le visage impassible, brillant comme une lame d'obsidienne à l'ombre complice de la machine à café. Un de ses longs bras se tendit, au bout duquel pendait une de ses longues mains aux longs doigts dont les phalanges exhibées semblaient des pointes faîtes pour frapper à mort. Il me toucha la joue, et ses lèvres coupantes cisaillèrent l'air d'un mot.

- Non.
Il n'y avait dans sa voix ni complainte, ni colère. Aucune inclinaison de ton qui puisse me laisser à penser qu'il donnait un conseil ou émettait une protestation. Cette simple négation qui, ainsi émise, semblait dénuée de sens comme de substance, échappée à cet être impavide, qui, je le savais, étais trop occupé par ses malheurs pour m'accorder de l'expressivité. Alors un mot. Juste un mot. Un papillon de pierre qui se fracassa à ma compréhension.
Pourtant, je saisis ce qu'il voulait me dire, comme si pénétrer dans le royaume des ombres m'avait donné le pouvoir de le saisir tacitement. Bien au-delà de l'absurde impassibilité qui terrassait les trais du moribond, il y avait bien quelque chose, une conscience égoïste et pourtant emprunte d'une sorte de pitié.
Il ne voulait pas de moi ici. Il me sommait de partir. Sa main, sur ma joue, glissa comme ne feuille racornie. Sèche et froide. Il se rencogna dans l'ombre de la machine à café. Souffrant de ce rejet bénéfique, je secouais la tête, comme un amant tenace éconduit au pas de la porte. Un regard alentour m'apprit que les autres étaient partis. Je posais des yeux implorants sur le moribond. Nous étions seuls maintenant, seuls à deux. Nous étions frères d'ombres et de silence, ici l'un pour l'autre.C'était une position intime.
Il répéta :
Non.

Et cette fois-ci, je perçus du désespoir et de la culpabilité au delà de son ton morne, de ses yeux vides et de sa chair indifférente aux émotions qui s'agitaient en lui, lointaines, à l'abris des regards.Il s'en voulait de me donner une raison pour rester en ces lieux, maudissait sa présence de m'avoir incité à poser le pied dans le royaume des ombres. Il éprouvait... Du remord, et de la honte.
Alors, j'ai compris, dans un éclat fugace. J''ai compris que pour devenir une ombre si épaisse, tenace et gluante, il avait d'abord été un formidable soleil, j'ai compris que des ténèbres aussi profondes ne pouvaient naître que du déclin et de la mort d'un astre fabuleux, qu'une gigantesque transmutation de l'or au plomb puis du plomb à la poussière avait changé sa vie pour le précipiter dans cette inexistence grisâtre.
En voyant mon air choqué, pour la première fois il eut une expression humaine. J'ai vu la honte passer sur son visage, et comme il avait dû le faire tant d'autres fois, Le moribond est partit en se courbant de souffrance. Vers une autre ville, vers un autre tombeau où il pourrait être mort sans que l'opprobre de sa chute ne rejaillisse dans des yeux trop compréhensifs.
Je l'ai regardé s'enfuir, sans courir, ni hurler, et j'ai pleuré sur l'ombre de ses pas.
19-11-2014 à 01:17:12
Aucune foutue idée de ce que t'es entrain de faire. Ça t'es venu comme ça, comme un grand coup de soleil, et tu as levé ton bras pour lui donner une gifle. Ce fut froid et dangereux, tu aurais pu te faire mal ; il n'en fut rien bien sûr, tu as des poignets fins et de petites mains blanches, des mains d'enfant, des poignets délicats dont les os ne valent même pas ceux qu'on retrouve sur les tables, dans les fast-food, sagement déposés à l'intérieur de leur cercueil en carton, postérieurement cornets de frites insipides. Des mains pareilles ne peuvent pas faire de mal, des poignets pareils ne sont bons qu'à se briser- tu n'as pas assez de force pour qu'un contre-coup te fasse gémir d'angoisse. Ce n'est pas faute d'avoir de la fureur dans ce petit corps pâle, une sombre fureur qui a manquée plusieurs fois de te faire exploser. La tête contre les murs, les poings sur la table, phalanges en lambeaux, les ongles brisés. Tu t'en serais fait du mal, si elle était sortie, pas vrai ? Elle hurle comme une meute dans la forêt de tes viscères, cette sylve satinée aux couleurs de la viande. Il y a des loups qui rôdent aux tréfonds bouillonnants de ton organisme, qui chassent entre tes tripes, répercutent leurs chants dans la délicatesse rouge-coquelicot et bleu-impérial de tes veines. Tout ce beau monde mord à belle dents dans tes entrailles, s'épanouit dans le secret marbré de tes intestins, qu'il bouche, remonte en grognant dans ta gorge, l'obstruant de cet épais silence dont tu ne peux plus te défaire. C'est ton infâme rejeton, un monstre au cuir épais qui t'entoure de ses bras étouffants, t'isolant, te préservant afin qu'à toi seul échoie le privilège de saccager avec amour le reste de ta vie. Il y a de la conviction dans ton acharnement. Quelle existence pathétique, n'est-ce pas... ? Tu es bien laid avec tes lèvres closes, tes lèvres sèches, avec ton corps si discret qui s'encastre dans le premier vide venu, à l'écart si possible de l'agitation. Oui, tu n'es pas beau à voir, tu fais de la peine, tu causes bien du dégoût. Et tu danses dans les foules, t'insinuant entre tous les chemins bien définis de la multitude humaine ; toi tu louvoies entre eux, bateau dément, maudit, à jamais rejeté par les vagues dans un sens et dans l'autre. Toujours à faire naufrage, toujours dans la tourmente. Oh bien sûr, parfois la tempête se calme, mais c'est pour mieux leurrer cet équipage dont tu es l'unique -et incompétent- marin. Chaque souffle d'air frai, chaque moment de quiétude, dissimule un orage qui préparait ses foudres, se pomponnait en aquarrellant sa blancheur d'un vieux gris- mêlant la pluie au plomb, tout prêt à bombarder ta sale gueule livide. C'est la guerre dans ton cœur. La mitraille des mots innocents et perfides, les effluves toxiques des paroles retenues, miasmes nauséabonds échappés des cadavres entassés de tes rêves, de tes cris, des récriminations qui te déchirent l'esprit. Oui, c'est tout ce qu'il y a en toi, c'est plutôt moche, et ça suinte un poison qui fait se hérisser tous les gentils connards, avec leur visage bien raisonnables et leurs paroles acerbes. Ils savent parler, aucun doute, ça oui. Mais ils n'entendent rien, ne voient rien, et surtout, ils n'ont rien à dire. Derrière leurs mots, il y a ce geignement, le seul propos de leur discours "c'est moi qui ais raison, j'ai raison tu vois ! le monde entier me donne raison ! et si j'ai tord un jour, j'aurais raison encore : on a toujours raison pour soi". Des baffes se perdent. De nombreuses baffes. Des milliards de baffes bien solides et compactes ; peut-être faudrait-il créer un système postale pour envoyer des baffes. De jolies baffes brillantes, avec un choix de différents vernis à ongles pour contrôler l'effet, un supplément gant de satin pour les baffes amoureuses, gantelets dentelés pour les beaux salopards. Un imbécile quelconque y trouverait matière à plaisanter, il compilerait des vidéos de baffes, composerait une musique en mixant leur bruit mat. L'idée est si stupide qu'elle en est très probable. Les gens raffolent d'idées stupides ; il est tellement plus simple de rire des plaisanteries d'autrui, plutôt que d'en faire soi même, il est tellement plus simple de se détendre après une dure journée, plutôt que regarder le monde en face et de lui cracher à la figure. La mort est si facile- surtout si elle n'est que mentale. Chacun a ses petits tracas quotidiens, ses menus malheurs. C'est assez pour remplir une vie. C'est bien assez pour une personne que ses propres malheurs. Que y a t'il à en dire ? Rien. Probablement rien du tout. Mais la sentence te vient aux lèvres, tu la délivres au vide.

Allez vous faire foutre. Allez tous vous faire foutre.

Et ta main reste là, sur son visage, ton bras reste levé, tu en as presque mal. Il y a très peu de muscles dans ce petit bras. Ou bien ils sont cachés, retroussés dans quelque coin secret de ce corps pitoyable où ton esprit manœuvre avec délicatesse pour te buter, une fois pour toute. Le brave petit, c'est qu'il est doué aussi, il sait que susurrer, il sait quels chuchotements lugubres feront se rallumer dans un éclat liquide tes ternes yeux grisâtres. C'est du beau travail d'auto-destruction, tu es assez doué, tu dois l'admettre, pour foutre en l'air ce qu'il tu as d'espoir. Tu en rajoutes toujours, tu adores ça, te remplir le crâne de fumier, t'endormir douillettement avec ta peine à bercer dans le creux de l'estomac, rassuré de savoir que ton ventre se nouera demain, que, peut-être tu regarderas de nouveau les rails gris de la gare avec mélancolie, l'envie au coin de la pupille, une lueur obscure qui donnera à ton œil une sombre beauté. Des années à ruminer, on ne peut plus t'arrêter : tu remâches à l'infini, laissant pourrir tout ce qui peut t'empoisonner dans le fond de ta petite âme rachitique, ton âme sordide et méprisable. Tu as vu qu'il savait, ce monstre en face de toi, alors tu l'as frappé. Et tu ne l'as pas raté. Ta main collée sur son visage blafard... Il te renvoie ta grimace de colère, te fusille du regard comme toi tu le condamnes. Vous vous connaissez trop. Ce n'est pas faute de l'avoir évité, d'avoir tenté pendant longtemps de ne pas le croiser. Mais vous vivez ensemble, et il te hante comme une ombre, plus vicieux cependant, apparaissant parfois à tes yeux égarés alors que tu ne l'attendais pas. Vous êtes fait du même bois lui et toi, c'est pour cela que vous pouvez vous juger, vous jaugez même dans l'intimité, critiques l'un envers l'autre, odieux souvent. Vous glissez chacun vos prunelles inquisitrices sur le corps nu de l'autre.

Tu es bien laid.

Il te renvoie l'insulte, tout aussi méprisant. Vous êtes pareillement maigres, tout aussi pâles, tout aussi mous. Et chacun a sa petite vérité sur l'autre. C'est pour cela que vous ne vous supportez pas. Tu le sens, tu n'en fais plus en drame. On vit avec, c'est tout.
Mais ce soir là, singulièrement... C'en était trop. Trop de justesse dans ce que te renvoyait son regard, trop de vérité dégoulinant de ses yeux fatigués. Quand as tu donc laissé tomber tes remparts ? Quand as-tu mis franchement le pied dans la réalité ? On était bien, dans les tréfonds de ton imaginaire, perdu dans les arabesques artistiques de ton cerveau, ce méandre mouillé et juteux, inestimable trésor à la distillation électrique, labyrinthe modèle-réduit où siège inconfortablement ton esprit kamikaze. C'était une place forte où se réfugier, loin du monde, retranché de l'univers tangible. Tu regrettes d'en être revenu, d'avoir franchis le cap pour retrouver la percutante réalité. Dame Réalité a des dents très pointues, des couteaux sous le velours de ses gants, un poignard dans la botte, des lames de rasoirs planquées sous ses jupons, et en faisant la courbette, elle t'assène un coup de boule. Dame Réalité veut ta mort ou ton abdication- ce qui revient au même, à tes yeux. Dame Réalité déteste ton air rêveur, elle piétine ton cœur, tes espoirs, tes idéaux et tous tes beaux principes. Dame Réalité t'emmerde tellement fort. Elle fait des doigts d'honneur en te tendant les mains.
Tu aimerais bien la mordre, mais tu as un peu peur de t'y casser les dents. C'est bien dommage. Tu as de longues dents de cheval, une large bouche, spacieuse et agréable. On peut y faire quantité de choses, n'est-ce pas, dans l'écrin de velours de cette bouche, sur cette langue si douce, talentueuse à faire danser les mots ?
Mais comme c'est regrettable : tu voudrais juste mordre. L'autre aussi, il te semble. Quelle sale bête, celui-là !
Ta main glisse le long de sa joue. Lisse et froide, elle ne bouge pas sous ta caresse. C'est qu'il n'y a pas de mouvement, à la surface d'un miroir.
Qu'est-ce qui t'as pris, dis moi, de vouloir foutre une baffe à ton reflet ?

Je te déteste.

Oui. Bien sûr. C'est plutôt clair ainsi. Tu as raison au fond, c'est probablement ça.
10-05-2015 à 22:46:25
Te souviens-tu de mes mains sur ta voix. Mes mains sur ton souffle ta voix contre mes paumes flétries dans les lignes de mes mains sur tes lèvres. Te souviens-tu l'humidité sur ma peau quand tu perdais la vie collée contre mon corps, nos os qui s'esquintaient les un contre les autres dans le grouillement poisseux collant des peaux voraces qui s'arrachaient dans le mouvement de notre danse ignoble. A perpétuité nos messages gravés à même la chair de l'autre et mes lèvres sur ton front brûlant quand je serrais contre le mur ta matérialité marécageuse et molle, quand j'entendais craquer contre moi tes os de nougatine, quand la faune des bayous saccagés de ton corps, les organes battants et luisants comme des créatures humides s'échappaient en saccades de ton ventre, claquaient contre mes jambes, éclataient contre moi en bruits mouillés. Te souviens-tu quand mes mains ont glissé caressantes et dures aux frontières brouillées de ta chair mutilée, l'instant de grâce où mon contact a blessé comme si chacun de mes reliefs avait la pureté d'une lame de rasoir. Déchirée, révélée au regard impudique de la nuit sans frontières peuplée de fumées et d'étoiles. Ta voix a chanté un instant, aussi belle qu'un premier coquelicot gueulant son rouge sur une pelouse, puis ta voix a vibré, dans mes paumes, quand mes mains sur ta gorge ont posé leur empreinte. Je suis entré en toi et mes blessures ont épousé les tiennes. Te souviens-tu mes larmes et la mort de ta voix dans mes mains qui serraient, le goût que tu avais sur ma langue quand je t'ai faite y fondre et danser sur mes papilles sanglantes, te souviens-tu la tendresse de mes caresses à l'intimité suintante exposée comme une affiche de carnaval en dessous de tes côtes, te souviens-tu mes mots mes doigts explorant ton larynx à la recherche de ta voix du cadavre de ta voix qui avait tant vibrée.
Je me souviens moi tu sais de chaque instant dévolu à vénérer ta chair.
10-05-2015 à 22:46:46
Oh j'ai donné mes mains et j'ai coupé mes doigts sur des séquences infâmes, vous savez j'ai cédé tout mon corps aux quatre vents des autres qui soufflaient sur ma peau de leurs paumes rasoirs et du bout de leurs lèvres chalumeaux dérapant acceptant les caresses qu'ils cédaient à mes nerfs déroulées sous la chair comme des étoiles filantes au sillage immobile la tapisserie alambiquée des veines qui traversaient ma chair. J'ai donné mes yeux et mes paupières dans la nuit de leurs gestes denses qui m'environnaient comme les branches d'une forêt primaire éveillée par le vent, j'ai donné chaque lambeau de ma peau à leurs dents qui s’affairaient pour me fouiller et j'ai laissé leur corps animal vénérer le mien qui ployait sous la faconde de leur expressivité, j'ai laissé leurs cris me brûler leurs baisés me gercer, j'ai offert chaque cheveux à leurs doigts caressants et j'ai donné plus qu'à mon tour et du souffle et des larmes dans l’iridescente laquée de la sueur qui nous couvrait comme des films plastiques arrosés d'ondes boréales liquéfiées par les mains d'un géant. J'ai donné mes poignets à leur lames à leurs lèvres, à leurs oreilles qui quêtaient le bruissement de mes veines, j'ai donné le creux veineux du coude à leur lange acheminée hors des moiteurs écarlates des bouches ouvertes, j'ai abandonné ma solitude à leur tendresse déchirante à leur bestialité touchante qui m'environnait à la manière d'une nuée de voiles en satin déchiré, j'ai donné mes pieds qu'ils ont chaussé et avalé, et j'étais vénéré entres leurs mains brutales qui déchiraient ma chair. J'ai donné mes viscères, le bouillon des entrailles et les parfums de la viande assoupie dans mon ventre j'ai donné l'ambroisie gélatineuse de mes yeux percés et l'amertume de ma langue sèche, j'ai donné mes lèvres spongieuses et sanglantes aux leurs qui brûlaient magmatiques sur mon corps dénudé et j'ai donné mes os de nougatine écrasés sur la grève de leurs gestuelles, noyé par la vague de chaleur la rumeur entêtante qui s'échappait de la foule de leurs membres emmêlés acheminés vers ma carcasse étendue qui attendait attendait le répits et la mort et la quiétude astrale de l'oublie qui enserre et qui gèle. J'étais fêlé des tempes jusqu'aux tibias et ma gorge arrachée déployait des bourrasques, j'étais dispersé sur leurs paumes amoureuses en miettes humides et ma chair abolie déversait des litres de sang chaud sur la tourbe argentée par l'éclat de la lune. Mes os nacrés dans la floraison des entrailles allumées au briquet des étoiles resplendissaient comme des bijoux dans un écrin emperlé d'humeurs iridescentes. Je fus un beau cadavre, et je gage qu'ils dégustèrent mon corps comme jamais ne l'auraient fais le vers. Les dessous de ma chair furent un festin atroce aux subtilités abominables, ils se léchèrent les doigts au-dessus du chapiteau éventré où festonnait l'entrelacs délicat de mes intestins que l'agitation orgiaque agitait de soubresauts musicaux du plus bel effet dramatique et funèbre. Ils connurent de nombreux jours de victuailles abondantes cueillies à même le jardin de mon corps détroussé, des fruits charnues décrochés au verger déliquescent de ma chair à l'agonie dans les branches de mon armature bafouée la canopée de viande accrochée à mes os, sublime architecture saccagée par les étreintes abondantes et trop lourdes qu'ils m'avaient prodigué. J'ai dis merci dans le soupir aux horribles amants.
Et j'étais plus beau mort que je n'avais pu l'être au cours de toute ma vie.
07-09-2015 à 16:22:47
Il ne sait plus ce qu'il fait là, il a laissé filer l'idée qui l'a conduit en ces lieux où l'espace pulse et tourbillonne comme l'intérieur illuminé d'un ventre gigantesque, occupé à digérer frénétiquement un millier de vers opalescents secoués de spammes.
Sa gueule blême se repeint aux couleurs qui passent comme des vagues sur la foule, ces voiles issus de projecteurs aux mouvements réguliers, et dont les traînées spectrales se heurtent aux cernes qu'il a maquillé de noir pour se faire de grands yeux de panda, cachant ses insomnies sous des couches de peinture. Il n'en a l'air que plus perdu, môme fluet disloqué par les remous de la foule qui oscille autour de lui, le tourbillon adhésif de ces corps moites et chauds qui se pressent et s'enfuient, les bonds des phalanges qui cognent et rebondissent, les membres vigoureux qui s'écrasent en paumes furtives, rasent en mouvements chaotiques, dans la bataille effrénée du tremblement commun, l'agitation électrique, sexuelle. D'autres tempêtes encore qui soufflent sur la piste, qui s'élèvent dans la marée orgiaque, les odeurs suffocantes des chairs en ébullition exhalant leur emprunte olfactive pour attirer les mains, les nez, les lèvres étrangères, invitant à la perte en des bras inconnues.
En d'autres circonstances, une trique monumentale palpiterait le long d'une de ses cuisses, mais il est trop en dehors de lui même pour bander face à ce raz-de-marée de viande luisante et de fentes onduleuses- bouches, paupières, cols ouverts, manches emplies d'épaules et de biceps, et au loin, peut-être, dans les toilettes ou dans un coin obscur, sous une grappe d'ombres gluantes parfois éclatées comme du raisin trop mûre par un balayage des lumières démentes, les fentes autrement plus intimes révélant d'insoupçonnées capacités d'extrême dilatation. Le spectacle de la multitude informe, ce marais organique aux effluves érotiques, aux caresses brutales, impudentes, pour la plupart tout simplement accidentelles, l'explosion répétitive des gestes de la danse, des danses, les centaines de mouvements obscènes et lascifs qui démarquent chacun dans cette multitude, de parades saccadées, d'exhibitions voilées, ces démonstrations de pouvoir, ces cabrioles hurlantes, ces calligraphies insolentes, tout ce spectacle écumant, écoeurant d'excès, de rage, de densité, devrait secouer son corps d'une passion brûlante, le jeter sur les braises d'un bûcher orgiaque ; le faire bander comme un beau diable, somme toute. Il devrait rouler entre ces paumes innombrables comme un morceau de glaise, l'esquisse dégoulinante d'un danseur aux hanches désarticulées, aux poignets aériens, onduler au creux des bras qui serrent, laisser les paumes immenses aux lignes granitiques se presser sur le galbe de ses fesses. Une cambrure à se damner qu'il a pris soin de mouler, sans en faire trop, juste assez pour étaler la plastique imparfaite mais affriolante de son corps jeune et souple.
Parfois, il rêve de scènes semblables au sein des rames bondées , frêle, minuscule, invisible, à l'ombre odorante d'un homme plus fort que lui, et dont le large dos semble une esplanade hypnotique ou faire glisser ses mains fines, douces et sans force, des mains de fille aux doigts graciles. Jouer du tambour sur de vastes omoplates, suivre la ligne d'ombre entre leurs deux plateaux, le vallon semé de vertèbres rentrées dans la chair... Il rêve de se coller contre cet homme inconnu qui pourrait l'enfouir et l'écraser sous une étreinte virile, le dévorer d'un seul baisé vorace, rêve de ses bras puissants, de son corps dur et moite, son torse dru. Il imagine sa petitesse roulée sur cette large poitrine, plate et luisante. Quand l'oscillation des autres voyageurs le jette contre un de ces hommes, il ne se retient plus, heureux d'être pressé, suffoqué, esquiché contre le dos sinueux, dénué d'échappatoires, aux anges d'avoir enfin une bonne excuse pour se tendre à deux millimètres de ce corps musqué, âcre et viril. Il se sent chuter dans un vaste tourbillon, papillonnant du cœur jusqu'au paupières, sombrant au sein de voluptueuses mélasses, convulsant dans les nuages de phéromones et de sueur, déjà cambré sur les palpitations anticipées d'un mâle aux grognements bestiaux. Oh, ces hommes... Ces créatures puissantes aux charmes brutaux auxquelles il a appartenu dans la fièvre compacte du fantasme masturbatoire, brûlant sans être vu tout à côté d'eux, sous un pudique rideau de cheveux, les yeux probablement aussi brillants que des charbons ardents, les joues rubescentes façon peinture fauviste , le cœur dans la gorge- à défaut d'autre chose... Ces hommes là, il a rêvé cent fois de les trouver un jour dans un milieu propice à la réalisation des fantasmes frénétiques qui font vibrer son corps dans les foules compactes, d'avoir au moins une chance infime de les toucher du bout d'un doigt tremblant. Il a rêvé de pouvoir les admirer sans se cacher derrière un voile de cheveux, de pouvoir les aborder sans crainte qu'on l'observe avec dégoût, gêne ou dédain, certain d'avoir à faire à quelqu'un qui, peut-être, par chance, par miracle pourrait trouver attirante sa petitesse informe, nerveuse et vaguement androgyne, mais définitivement marquée d'une masculinité effective, rempart à la majorité d'entre eux. Ici, ils sont tous ou presque du même bord. Il n'y a plus aucun risque, si ce n'est celui de ne pas répondre aux goûts ciblées d'autrui... Mais tout du moins, le service trois pièces qui s'accroche à son aine ne rebutera personne. C'est une angoisse plus tolérable.
Alors pourquoi se sent-il si foutrement perdu ? Ses nerfs ont disparu, on les lui a volé. Probablement un démon en use t-il pour jouer de sa guitare, collé à elle, ventre à ventre avec son instrument. Voilà qui expliquerait la musique infernale ; mais qui pourtant ne résonne pas en lui.
Il ne sent plus rien, à peine un vague bourdonnement dans ses veines, un fourmillement diffus sous sa peau, comme un massage anesthésiant au dedans des artères, du mauvais côté de la chair et des muscles. Et son esprit a chaviré. Quelque part sous les pieds des danseurs, écrasé, réduit en lambeaux par le balancement des corps qui cisaillent, brûlent, qui grincent et suent, font plein de notes étranges sous le bruit informe des conversations, des cris, des gémissements et de la musique. Dans la marée des chairs, dans l'écume de sueur, sur les récifs des membres de granit, de porcelaine et de velours, son esprit a coulé, s'est noyé, est remonté dans un geyser de vomis et d'alcool pour s'écraser au plafond, mitraillé par les phares aveuglants qui tournent, déchiré par les ombres infinies, tenaces, multicolores. Dans la clarté diffuse, liquide et ondoyante, charivari versicolore et prismatique, les lumières écharpées réduites en aquarelles sur les membres moirées glissent dans le creux des gorges, dessinent à la hâte les muscles qui transpirent, suintent comme des fruits pourris. Les dents ont des éclats bizarres, les yeux explosent comme des feux d'artifices, les pupilles se dilatent, n'en finissent plus de gagner en profondeurs occultes. Les perspectives architecturales des corps qui se dénudent s'écroulent les unes sur les autres, les drapés et les bâches des vêtements aux épaisseurs minimes semblent invisibles, mais l’obscénité n'existe plus, pas dans cet univers où les sens ont éclos comme des fleurs de charogne, dispersant leurs pétales en pêle-mêle explosif, en un charivaris orgiaque. Tout semble avoir été déployé d'un seul coup, dans un orgasme tonitruant du cosmos, une érection du Tout, de Pan.
Bordel de dieu, il a rêvé de cette horreur grandiose tant de fois, avec fièvre. Il a tellement voulu de cette impérieuse nausée, ce ballottement des entrailles, cet univers humide et sulfureux. Il a voulu à de si nombreuses reprises rejoindre les cohortes des Faunes urbains, connaître l’ivresse, l'oublie, le lâcher-prise, être des leurs. Connaître la joie insolente et sauvage de ceux qui n'ont pas peur que la nuit vienne, de ceux qui ne prennent garde à rien, qui se foutent royalement qu'on les juge, qu'on les hue, qu'on les laisse perclus de solitude, que demain soit terrible ou bien morne. Ceux qui cuvent en dormant, dont le vomis dégage des odeurs spiritueuses, dont les pupilles dilatés prennent une ampleur mystique, ceux qui s’esquintent au corps à corps dans les toilettes crasseux, qui se touchent en publique au beau milieu des foules. Il a rêvé de leur appartenir, d'être contaminé, d'avoir en lui la même scabreuses insouciance, la même stupide inconséquence. Il a voulu être malade à leur manière, faire voler sa raison en éclats, écraser la solitude qui l'accompagne partout sous le poids d'un autre corps, dans son lit ou un autre, peut-être même dans une ruelle ou contre un mur poisseux. Oui, il a voulu connaître la débauche et avoir mal au crâne, au ventre, au cul. Il a voulu l'apothéose de ce monde éphémère, qui naît le soir en des lieux dévolus à la houle des marrées carnifiées que forment les fêtards. Être vu, être jugé, observé avec concupiscence. Être touché. Désiré. Caressé. Embrassé ; puis baisé. Peut-être au moins dragué, simplement abordé, intéresser quelqu'un, même superficiellement, quitte à n'être pour lui qu'un coup d'un soir à emballer vite fait. Exister sous les caresses d'un autre.
Bordel de dieu, c'est vrai qu'il a rêvé. A tel point qu'il a cherché à transposer ses désirs honteux dans la réalité, les enjoignant à s'épandre comme de l’huile en dehors de son crâne, puis à s'embraser dans les crépitements infernaux des bacchanales urbaines. Mais ce n'était qu'un rêve, car si le monde est là, aussi beau et aussi écoeurant qu'il a appris à l'aimer en silence, lui est toujours le même. Timoré, minuscule, invisible. Sans charisme et sans grâce malgré son beau visage, ses grands yeux bleus, sa chevelure aux vrilles entortillées, aux reflets aurifères. Son corps mince et souple, pâle et mou, l'incongruité de sa poitrine osseuse, de ses côtes apparentes, de son ventre pourtant flasque, associés à ses jambes musculeuses et épaisses. Grotesque ambivalence.
Il a fait son possible pour avoir l'air avenant, sans succès à ses yeux. Ses jolies fesses galbées de méditerranéen sont mises en valeur, son teint crayeux semble de porcelaine. Il a caché ses cernes, déployé l'envergure déjà faramineuse de ses longs cils de biche, offrant une route toute tracé aux regards vagabonds, pour les faire converger vers la clarté lagunaire de ses iris bleutés. Ses traits fins, à deux doigts d'être androgynes mais pourtant masculins, ni particulièrement beaux, ni véritablement communs, ne sont plus masqués par un rideau frisottant de boucles anarchiques. Il a fait l'effort de nourrir la pulpe sanguine de ses lèvres habituellement desséchées, immolant leur linceuil de peaux mortes. Ce soir, elles sont rouges et généreuses, accueillantes et torpides, telles que l'enfant les imagine sensuelles. Elles tranchent sur la pâleur de sa peau duveteuse, douce et tiède. Même sa posture est étudiée, il a relevé les épaules, le menton, creusé son dos et interdit formellement à ses mains de se joindre. Il s'est empêché de trembler, à fleur de peau ou au dedans, il a au mieux contrôlé sa respiration de petite créature nerveuse. Malgré sa méconnaissance et son désintérêt pour toute forme d'effort esthétique, il a fait au mieux en choisissant ses habits, en préparant son corps tout entier pour en atténuer la sécheresse, l'incongruité grotesque. Sur plusieurs mois, il s'est poussé à prendre soin de lui, à laisser en arrière sa nonchalance sauvage, son flegme apparent, détrompé par la vivacité de ses bonds, l'ampleur de ses mouvements ; il a cherché à rattraper le temps perdu, toutes ces années adolescentes à ne pas se soucier de son apparence et des atours propres à la mettre en valeur. Souvent, il s'est sentit mal à l'aise, il a eu honte, cherchant à accomplir cette laborieuse transformation dans le secret, se désolant lui même de correspondre un peu plus à chaque fois à un cliché quelconque, le frêle pédé dans ses habits cintrés, aux doux yeux de femme sur son visage imberbe. Il s'en est voulu de chercher l'approbation d'autrui. Il s'est haït, s'est méprisé, puis finalement, s'est résigné dans un élan morbide, découragé jusqu'à ce soir, cette nuit excitante qui l'a au départ fait trembler de toute part- de peur, d'envie, de bonheur et d'angoisse. Il a passé plus d'une heure à se préparer pour cette première fois, la plage horaire la plus longue qu'il ait jamais accordé à son reflet fuyant.
Mais rien de tout ça n'a suffit. La défaite lui crève les yeux, lui cloue le cœur, esquiche et durcie ses entrailles, lui explose les dents pour s'en faire un collier. Et elle danse elle aussi, le narguant furtivement, spectre moqueur hantant la piste, la brume qui s'échappe des pores dilatés de toutes les peaux qui suent. Il n'ose pas la regarder, préfère se détourner en frémissant des narines, des paupières et des cils. Au bord des larmes, au bord du cris. Prêt à tous les brûler, ou à les supplier.
Il est aussi étranger à ces lieux qu'à tous les autres. Comme un dessin décalqué maladroitement au milieu d'un chef d'oeuvre au style incomparable. Il a beau en rêver, ce monde n'est pas le sien. Ces gens ne sont pas comme lui, ils peuvent trouver des plaisirs là où son cœur dérouté ne comprend plus rien. L'anticipation a beau être aussi frustrante que délicieuse, elle ne débouche toujours, en ce cas comme en d'autres, que sur une amère et puissante déception. Une douleur profonde qui le perce et remue à l'intérieur de lui. Car il est viscéralement étranger à la fièvre des fêtards, comme à bien d'autres choses, trop nombreuses à son goût, des plus simples aux plus obscures. Cela va de certaines sensations à des choses qu'il devrait ressentir, des sentiments qu'il n’éprouve pas, des pensées qu'il ne devrait pas avoir, ou du moins pas connaître. Cela va de détails à des énormités. Et peu importe que son esprit puisse fantasmer au point de lui faire croire qu'un changement est possible : jamais sa nature ne lui permettra de rejoindre les multitudes si désirées, enviées de loin, d'un coin d'ombre tranquille. Cette nuit n'est qu'un désillusion de plus.
Il aurait foutrement besoin qu'on vienne lui tendre une main. Mais ce genre de choses n'arrive que dans les livres.
Le gamin quitte la spirale odorante des danseurs, le balancement des membres, la moiteur érotique de la piste. Ses effluves, ses mains prometteuses, ses splendeurs animales ; il fuit vivement, sur la pointe des pieds, avec la même démarche méthodique qu'il adopte toujours dans la foule, une chorégraphie gracieuse faîte d'évitements et de glissades furtives entre deux autres corps.
Il a récupéré son esprit qui a chuté du plafond, s'est écrasé de nouveau dans sa chair. Ses sens lui sont revenus, agressés par le bruit, les odeurs, les lumières. Le démon en a sans doute fini avec la musique tirée de ses nerfs tendus, sa guitare martyrisée gisant brisée à ses sabots fendus. L'enfant voudrait les lui rendre.
Il ne retrouvera aucun des hommes du métro ou leurs semblables ici, ni ce soir, ni jamais. Ces êtres auxquels il rêve le soir dans ses draps froids, ces mâles plus grands et plus forts qu'il ne le sera jamais, et de loin. De très loin, du bout de l'horizon.
Parfois, il les veut en lui, à l'embouchure de ses entrailles, tout prêt de son ventre ou dans sa gorge, palpitant sur la langue. Entre ses paumes aussi, glissant sur les lignes fines de ses mains sèches et douces.
D'autres fois, plus nombreuses, il se sent juste seul, abandonné et vide. Alors, il ne rêve qu'à un corps contre lequel dormir, qu'une étreinte où se blottir pour trouver le sommeil. C'est une envie stupide, commune. Une faiblesse à honnir.
Mais elle revient, chaque soir. Elle reviendra, ce soir.
L'enfant, l’Étrange, quitte l'enceinte de la boîte. Il ne pleure pas et son visage est vide. En quelques pas, son maintient change, un rideau de cheveux retombe sur la moitié de son visage et sa démarche se fait plus silencieuse. De moire et de velours sur les trottoirs humide, il se mêle à la nuit. Trois enjambées, un œil méfiant, une moue crispée. Les lumières zèbrent son corps comme des cicatrices fraîches. Deux mètres parcourus, et son visage a repris son habituelle froideur, son expression farouche.
Il se dirige vers la station de métro la plus proche, descend les marches trois par trois malgré ses courtes jambes. Il a gravit ces escaliers il y a moins d'une heure.
C'est sûrement trop peu de temps pour se décourager... N'est-ce pas ?
Peut-être bien.
Il disparaît de la surface, se dissout dans la nuit comme un petit bonhomme en sucre plongé dans une tasse de café.
Parmi tous les danseurs, sur la piste où les corps s'entrechoquent, s'imbriquent et se transportent, où les lèvres se joignent, où s'apprivoisent les langues, un homme pense au garçon qu'il voulait aborder, sémaphore chancelant égaré dans le brouillard charnel. Puis une autre silhouette le lui fait oublier.
Tandis que le gamin se crispera dans ses draps solitaires, il saisira sa chance et vivra jusqu'à l'aube.
02-10-2015 à 13:00:12
... les paupières papillons sur les yeux cannibales, aux pupilles élastiques qui dévoraient le monde... tels étaient les regards au fond des nos orbites... dans la fumée des joints nous oubliions nos peaux, abolissions la chair en planant dans les ombres... nous étions des oiseaux nocturnes, des cerfs-volants ivres aux mains d'un vent dément... nous nous jaugions dans la poussière, suivions la courbe du rimmel qui encerclait nos yeux ternes, abyssaux, affamés... nous regardions nos cernes maquillées, nos lèvres peintes, nous savions que sous les apparences improbables, il n'y avait que la peur... que nos cheveux aux couleurs de l'arc-en-ciel, aux formes saugrenues, ne procédaient que d'une vaine tentative de colorer un monde aux éclats factices... que l'excentricité de nos gueules ripolinées, de nos corps à demi-nu festonné de cuir, de clous, de rubans et de colifichets, ne pouvait pas suffire à nous mettre en dehors de ce monde avilis... oui nous savions dans le brouillard hallucinogène de nos cigarettes, dans les brumes douceâtres des joints humectés par des salives amères... nous savions qu'il n'y avait pas d’échappatoire.... nous étions lâches, fragiles et terrifiés, mais nos airs hautains, notre insouciance factice, nos passions décadentes qui horrifiaient autrui, nous aidaient parfois à oublier tout ce que nous avions honteusement ressasser en nos forts intérieurs... la vérité cruelle qui nous montrait les crocs, nous acculait dans nos bulles frelatées de solitude... alors nous aimions nous retrouver ensemble, nous agglutiner dans des hangars abandonnés, hanter les bâtiments en ruine... nous réunir comme des insectes et grouiller dans les brumes âcres des drogues que nous inhalions pour affronter la nuit... là où personne ne viendrait nous chercher, là où nous pouvions sangloter sur l'épaule escarpée d'un comparse endormis... ou défoncé peut-être... murmurer entre nous, nous mentir mutuellement, s'encastrer l'un dans l'autre en des étreintes osseuses, désespérées et froides... nous prodiguant par des baisés voraces, des rapports frénétiques et des caresses tremblantes, le peu de chaleur que nous autorisions à nos corps anémiés... nous paradions dans nos atours déchirés, au sein des voiles cloutés de nos vêtements trop amples, faisions l'amour sous les regards opaques de nos semblables indifférents au spectacle des sens... au sein d'un grand silence funèbre, avec une frénésie morbide, une passion muette... nous inversions les rôles, jouions avec les codes... cherchions notre identité en bouleversant l'ordre établi des choses, qu'on avait voulu nous faire tenir pour acquis, les règles prétendument immuables du genre... les filles portaient des ceintures d'un genre particulier, exhibant l'érection huileuse de bites en plastique noir décorées d'arabesques tracées au rouge à lèvres, censées figurées artistiquement des veines... les garçons les aguichait en robe, dévoilaient leurs jambes gracieuses gainées de bas résilles, jouant avec les voilettes qui couvraient leur visage, s'effondrant tragiquement sur des amas de coussins, leurs fesses crémeuses en évidence, l'échine souple, onduleuse... peaux tatoués, peaux percées, corps martyrisés et crinières chaotiques... nous nous autorisions toutes les excentricités physiques, nous complaisions à expérimenter toutes les dérives charnelles... mettions nos semblables au défit de jouer le jeu, d'enfiler un costume qu'ils avaient cru honnis... nous passions notre temps à nous provoquer ainsi, à nous tourner autour, à nous fendre de grimaces narquoises... nous agissions comme si nous n'avions pas besoin les uns des autres... comme si ces réunions funèbres ne consistaient qu'en une occasion de plus de donner en spectacle notre délicieuse étrangeté... de mettre en scène notre sentiment d'isolement morale et physique, accentué à grands trais d'eye-liner, sublimé impudiquement par l’excentricité parfois ridicule de nos parures... la peur qui nous rongeait les tripes, cette peur affolante grimée en un glorieux dédain, étouffée dans les froufrous et les jupes en vinyle... nos mains nerveuses se joignaient fugacement dans la clarté pulvérulente des squats, des camionnettes et des entrepôts vides, avec des mouvements de soutient infimes, toujours très brefs... chacun donnait à l'autre des raisons de croire les mensonges rassurants que nous nous murmurions le soir dans nos draps solitaires, que nous ressassions le jour sous nos franges aveuglantes... laissant à voir au monde un demi-visage blême à l’oeil cerné de knôl, des visages de panda à la beauté sauvage, au ridicule assumé et flagrant... oui, nous étions des menteurs... des menteurs qui dénonçaient les mensonges d'autrui, de la société, qui décriaient les adultes, l'institution scolaire, les autres adolescents... nous n'étions qu'un amas d'oiseaux décharnés désillusionnés par leur époque, qui avaient compris qu'au-delà du ciel où s'épanchait la nuit perpétuelle... là où les étoiles brûlaient de leurs feux agonisants, où les nébuleuses n'étaient rien que poussières... il n'y avait plus d'atmosphère pour leur permettre de voler, plus rien qu'un vide immense... rien qu'un vide glacial qui les happerait sans se soucier de leur identité, aussi futile qu'elle soit, aussi fort qu'ils aient tenté de l'affirmer... la tête dans les étoiles, c'était la mort par asphyxie ou dispersion des chairs... alors nous restions couchés dans la poussière telle des momies juvéniles, portant sur le monde un regard méprisant...
... mais nous étions surtout incapables de comprendre ce monde qu'on nous avait soumis... incapables d'adopter des positions nuancées... car seul l'excès attirait les regards, et le regard fait vivre... car nous voulions nous sentir exister... car les yeux de la foule anonyme, que nous fuyions pourtant, nous donnaient raison d'être... il fallait s'en cacher, les affronter parfois, quand le courage remontait dans nos ventres pour aller battre aux tempes... dans le jeu perpétuel de la confrontation, des fuites voilées sous les sourires dangereusement ironiques, nous affûtions nos différences pour mieux nous exalter d'être rejetés... nous l'étions après tout, et nous l'avions été... blessés, reniés, mis au ban tels des monstres grotesques nés d'une erreur quelconque de la matrice du monde... matrice pourrie suintante de pus, matrice rongée par les fringales mécanisées de ses enfants indignes... tout du moins désormais affirmions nous nos tares, les exhibions nous avec vigueur, impudence et colère... dans cet élan imbécile et informe de révolte qui ne menait à rien... toujours au front, au dehors comme face à nos parents... mais au fond, nous étions affamés, nous nous sentions trop seuls, vulnérables et toxiques... nous nous dégoûtions sans rien laisser paraître et n'avions pas le courage d'exposer à nouveau à la face agressive du monde, la terreur qui se cachait derrière nos masques carnavalesques... masques de plâtre aux dégoulinures d'encre, le sang noir des chansons dont nous avions imprimé ou écrit les paroles pour mieux nous en nourrir, des soirs durant... dans l'espoir d'y entendre un écho à nos propres souffrances, d'y puiser un soulagement quelconque, imbécile et brut... masques mortuaires sous lesquels nous cachions notre faiblesse honteuse pour mieux éloigner un danger potentiel... danger protéiforme, aussi brumeux qu'une aube, aussi percutant qu'une enclume... frémissant de savoir qu'il y aurait un lendemain, d'autres épreuves encore... refusant de dormir, car le sommeil ferait passer les heures plus rapidement, précipiterait la venue tonitruante du jour...
... alors nous étions là, nous étions là, si couards... défoncés et lubriques, jeunes et perdus... amers et terrifiés... nous n'osions pas sortir, nous n'osions pas bouger... au dehors la nuit tremblait, malmenée par l'orage, lardée d'éclairs dentelés, la pluie tambourinait comme un millier de doigts impatients trémulant sur le monde... des doigts nerveux qui nous pinçaient les nerfs, nous tapotaient sans trêve la colonne vertébrale... jouaient du saxophone sur les pistons de nos vertèbres cliquetantes... nous attendions dans ce chaos de velours et de chair, dans nos nids anguleux festonnés de breloques, d'autels enfumé aux Dieux des ondes obscures... nous attendions que l'orage abdique, que la nuit soit passée...
...j'attendais moi aussi... que les drogues fassent effet dans mon sang, que la trique artérielle décrite et vécue par Burrough diffuse sa brume en moi...j'attendais le délicieux brouillard où plus rien n'a de formes, où les pensées sont aussi douces, aussi caressantes, que de longues ailes frôlant les parois exiguës du crâne... la marmite gelée par l'immobilité sacrée des amants de la peur, où l'esprit cesse d'entrer en ébullition à la moindre sollicitation... j'attendais que mon amant du soir cesse de trembler en scrutant mon dos, que les substances sibyllines qu'il s'était injecté terminent d'agiter son esprit tourmenté... j'attendais qu'il se calme, qu'il sombre avec moi dans la léthargie opiacée où tout devient si vague, si serein et si doux... j'attendais que ses doigts cessent de caresser compulsivement ma chair... le relief de mes os, mes muscles rachitiques... comme on toucherait avec vénération un talisman magique, une terre consacrée... j'attendais qu'il cesse de vénérer ma pitoyable matérialité... que tout son corps s’amollisse, membre par membre, et fonde lentement contre le mien sur les draps défaits...j'attendais qu'il oublie sa peur de la nuit...du matin qui venait... de la pluie au-dehors... j'attendais, sans trêve et sans passion... et quand il me demande dans un murmure haché si la nuit sera longue, je lui réponds... que nous n'avons pas peur, non nous n'avons pas peur...psalmodiant la formule, invoquant le courage... et...
... ses sanglots dans ma nuque, l'odeur douceâtre de ses larmes, la sécheresse feutrée de ses lèvres sur la peau fine de mon cou... ses bras qui serrent, ses mains qui tremblent... autour de nous des ombres tailladées, les effluves de l'alcool remontant à mon nez, l'alcool doré ou limpide qui dévale des gorges rocailleuses tout autour de notre noeud de membres, enrichit le sang liquoreux de nos frères et nos soeurs, autres enfants de la nuit aux cils papillonnants... les fontaines de fumée, de spiritueux et de salive qui s'échangent parmi nous, les îlots-d'oublis qui fleurissent aux creux des mains graciles, les sourires narquois qui s'étirent comme des accordéons, les yeux sans fonds aux éclats liquides, les masques craquelés de ceux qui ont cédé, les corps qui se dévorent sans pudeur ni mesure, les rasoirs qui murmurent sur la peau-parchemin... tout ça tournoie, s'éloigne au ralentis, comme si j'étais une galaxie qui valsait de plus en plus loin des autres, un des principaux concernés par la sirupeuse expansion de l'univers...
Quand enfin je suis seul dans un immense oublie, je m'autorise pour de bon à fermer les paupières, tuant les yeux cannibales, détendant l'élastique des pupilles qui s'affolent...Je m'offre un peu de repos, un peu d'éternité, car demain sera long, car malgré tous les mots, malgré tous les cantiques, j'ai peur, atrocement peur, peur à en devenir laid. Une peur immuable qui me bouffera tout cru.
C'est le dernier soir du siècle, et nos idoles sont mortes étouffées dans leur bile, nos rêves ont trépassé sous des banderoles de fleurs- la guerre a continué d'éparpiller des corps, de nouveaux traumatismes justifient l'oppression. Le sang et le sperme sont devenu poison.
Les poètes opiomanes envieraient la variété des paradis artificiels qui s'épandent en nos chairs ; les mille et uns délices chimiques que nous ingurgitons pour aimer, pour sourire et maigrir, pour dormir et baiser, pour ne plus ressentir et oublier le temps. Les idéologies ont fait tomber leur masque, l'atome et le dollar ont eu leurs sacrifices. Des milliers d'imbéciles fêtent le passage à la nouvelle année, et de plus bêtes encore restent prostrés dans l'ombre. Les dingues et les paumés ont finit de se chercher sous les orages acides, ils ont bu jusqu'à plus soif l’hémorragie de leurs visions perdues...
Il est temps de dormir et de rêver demain ; puisse t'il régurgiter les espoirs qu'hier a dévoré.
02-10-2015 à 13:06:04
Moi j'en peux plus non j'en peux plus des lèvres du grand faune. Elles m'embrasent, elles me bouffent, ça fout le feu dans ma bouche. Et ça bondit au dedans, ça cabriole avec fureur, ça se roule sur la langue, ça s'étend ça enlace. Et ça caresse à l'intérieur des joues, et ça passe sur mes dents, et ça rend mon palais comme un écrin de feutrine où il dépose son souffle. Et sur mes lèvres ça met du baume- ça a le goût amer du chocolat noir, la saveur piquante des machins trop fruités. Sa langue, c'est de la pyromanie. Des escarbilles qui roulent sur mes papilles, se diffusent dans une saveur de cendre, éclatent sur mon palet, suivent les courbes moites des muqueuses glissantes de salive. J'en suis gorgé comme par la sève, la vie se diffuse dans ma carcasse en galopant le long des nerfs, en franchissant les os pour vibrer dans la moelle, en mettant le frisson dans les veines comme une injection de drogue. C'est le coup de froid dans la tripaille, la chaleur dans la nuque.
Il me nourrit dans la débâcle organisée des sens, foisonnant de nuances, foutrement dense, nébuleux comme la nuit, avec des doigts qui sautent partout comme des éclats d'obus, qui me foutent le feu comme du shrapnel incandescent. Mais ça n'en finit plus de me sembler délicieux. C'est carrément horrible, y a un truc chez lui, ses fluides, sa chair, un truc qu'il exsude par chaque pore de sa peau, un truc qui souffle dedans son glorieux corps de faune, qui hurle façon tempête dans sa charpente cyclopéenne festonnée de barbaque bouillonnante de sang- la plus merveilleuse viande que j'ai jamais touché, qui vit sous la caresse, se contracte et qui sue. Y a des suintements empoisonnés, y a de l'opium dans sa salive, des trucs qui tournoient dans ses yeux, comme des pendules de maître magicien. Ça m'hypnotise. Tout son corps c'est un piège. Un récif contre lequel il me fracasse avec ses mains qui sont des vagues, ses mains qui brutalisent mais toujours en douceur, ses mains partout sur moi, qui voyagent, qui rasent aux frontières en hérissant le duvet, qui sont légères et puissantes à la fois- et l'écume odorante de la sueur qui palpite aux narines, le fumet musqué de la chair qui s'éveille. Ça me donne faim, une faim qui se diffuse au-delà du fond du ventre, qui envahit tout le corps. Lui la tâte, l’excite et la nourrit, quand je grogne d'appétit sous ses paumes roulantes.
Ses mains elles savent manier les gens comme des grands morceaux de glaise. Elles font la fête sur moi, elles ensorcellent mes muscles. Ça fond à l'intérieur, je me sens liquide, comme si j'étais du miel tout chaud, comme si mes entrailles étaient caramélées. Puis y a des sensations qui me font sentir comme un morceau de paysage contre son corps abrupt, comme un bout du puzzle d'un grand panorama.
Je suis le bateau échoué, je suis la plage qui crisse. Lui c'est l'écume qui craque, les tourbillons du vent. On fait des danses ensemble sous les draps qui nous collent.
Il tombe. Il tombe sur chaque millimètre de ma peau avec l'immense architecture de son corps, avec sa chaleur et sa respiration. C'est fluctuant, c'est noueux et ça brûle. Ça vie sur moi, goulu, suintant. Et j'aime ça. J'aime quand il pulse aux frontières de la chair, quand il me fébrilise du bout des doigts en retraçant mon dos, quand sa main toute entière dérape jusqu'à mes reins. J'aime quand sa barbe tombe sur mon torse comme un manteau de fourrure, quand il côtoie la jugulaire de sa respiration. Les tracés moites qu'il fait seulement avec de l'air, l'air qui s'enroule dans ses poumons, qui transporte la chaleur de ses opulentes entrailles sur moi. C'est l'air de son ventre qui m'arrive sur la tronche, l'air qui nourrit son sang bouillonnant et magique. C'est un truc nouveau, c'est plus que de l'air, c'est mystique, c'est la fumée âcre des rites chamaniques. J'inspire, je plane. Il fait des messes votives rien qu'avec ses sourires. Moi j'y réponds, moi je dis oui, oui. Il sait très bien, il est patient c'est tout. Il prend son temps, comme si le jour n'allait jamais se lever, comme si cette nuit allait durer toujours.
Moi j'aurai voulu.
Puis quand il se frotte à moi et que ma peau abdique, quand il m'épluche comme une orange et que mes nerfs s'élancent en spirales entre ses paumes, des pelotes de nerf qu'il possède en gros n?uds, qu'il dénoue, qu'il étend à nouveau tout au travers de ma carcasse qui crève d'être aussi cajolée. Presque inédit comme configuration, le réseau nerveux aussi brûlant que les lignes aveuglantes des constellations, une carte du ciel qu'il tatoue sous ma peau. Parce-que les faunes ça vit dans la poussière, dans la verdure et dans la boue, mais que ça chante la nuit, ça vient s'égosiller pour Sélène et sa cour.
Quand j'échoue contre lui, quand j'oublie qu'il fait noir parce-que mes sens y savent de quoi il est fait, de quoi il a l'air. Ma bestiole des fourrées, ma créature hirsute, mon courseur de bourrasques, mon printemps gueulard ; mon amant, mon amant. Mon corps te peint même dans l'obscurité, il te retrace, il te connaît. On oublie pas les contacts d'un Faune.
J'imagine... ses paupières dorées, ses cils interminables, de longs cils de femme aux reflets rutilants. Son visage broussailleux aux perspectives intenses, ses lèvres andrinoples, comme tâchées de vin pourpre- j'imagine sa gueule escarpée emprunte d'une douceur à vous en briser le c?ur, ses joues hâlées empourprées par la fièvre. Les épaules noueuses, les muscles qui roulent et glissent sous la peau bouillante, avec une fluidité exquise. J'imagine le dessin des veines sur ses bras , la tapisserie qui pulse, les chemins sinueux que tracent ses muscles à fleur de la peau brune, vibrante de soleil, les lignes fortes des clavicules dressées. J'imagine l'intensité de son regard quand ses yeux s'ouvrent et me dévorent, que ses pupilles dilatées bourgeonnent dans les iris brun-vert. J'imagine le sourire qu'il m'adresse au travers de sa barbe, j'entends les mots qu'il me murmure, les mots qui se posent sur ma peau comme des oiseaux migrateurs portés par le brise humide de sa voix. Elle semble fondre, craquer, s'embraser d'étincelles comme une bûche dans un âtre. Et puis ses mains qui ne cessent jamais. Une longue et chaude caresse, la paume calleuse qui glisse le long du dos, l'autre qui brûle contre ma joue.
Il est en feu, c'est pas possible. C'est qu'un incendie, qu'un golem de lave. Ses lèvres magmatiques, sa langue qu'a l'intolérable douceur du velours, qu'a l'air de fondre sur la mienne. C'est improbable, je pige pas. J'ai l'impression que je perds pied, que je perds consistance. Que ma peau est brouillée, qu'elle s'éteint, s'évapore. Toutes mes cellules se barrent de leur côté. J'ai l'impression qu'il déstructure mon corps, qu'il me démonte comme un bateau et qu'il construit autre chose avec mes os. J'ondule effervescent dans un écrin de moire, je fleuris dans la soie. Il me crève avec tendresse. Il me bouffe tout doucement. Et j'en veux, j'en veux encore. J'aime calancher entre ses bras. J'aime son amour cannibale, j'aime son désir anthropophage qu'épargne aucune parcelle de chair, la délicatesse avec laquelle les sensations bourgeonnent le long de mes nerfs comme des lianes en fleurs. Mais c'est aussi intense que c'est doux, contre lui. C'est aussi puissant que c'est langoureux. Tellement nouveau et pourtant familier. J'ai déjà fais ça, mais avec lui... Avec lui, quand on mignote, moi j'ai l'âme sur les lèvres. La petite mort est grande. Elle me submerge, et ça vient, ça reflue, comme une marée languide. Il sait ce qu'il fait, parce-que c'est lui, c'est bien lui qu'a ça entre les mains. Tout ça. Tout moi. Et il en fait ce qu'il veut.
Quand j'ai le visage dans son cou, quand je glisse la tête sous les boucles en cascade et que je m'isole contre sa peau suante, quand je goutte le sel de sa transpiration... Quand il rentre à l'intérieur de moi il n'y a pas un frottement. Je suis ouvert pour lui comme une fleur de viande, humide et déployé sur ses palpitations. C'est doux, bizarrement doux, bizarrement bon. Ça éveille des connections enfouies, des choses qui sont liées dans mon corps et qui ne communiquent qu'en silence d'habitude. La trinité de ma bite, des mes couilles et de ma prostate, noyau sensible enterré dans les tréfonds moites qui débouchent aux entrailles ; qui germe au bord du ventre, entortille ses vrilles autour de mon pénis. La carcasse échevelée qui trémule en douceur, harmonieusement secouée entre les mains ancrées. C'est chaque fois, aux premiers frôlements, une envie de jouir quasi-instantanée. Il la tient dans sa main, cette envie, la laisse monter dans le creux de sa paume, pulser sur les lignes de vie, de c?ur, de tête- mourir douloureusement à la cime de mon gland, menaçant d'en éclater les veines , de déchirer la chair. Comme un violent besoin de pisser qui dégorge en geyser, mais là, c'est autre chose. C'est l'envie qu'il empoigne ente ses doigts, pour mieux la refouler. L'autre paluche est sur mes côtes, posée là comme sur les cordes d'une harpe, comme s'il allait se mettre à jouer avec mes os, en tirer une musique. Parfois, il laisse glisser ses doigts, et je frissonne. Je suis bien son instrument perclus de vibrations, qui réagit au moindre effleurement des longues mains de potier. Sa flûte de Pan.
Alors il me serre, il m'amène contre lui , contre son torse dru, contre sa poitrine tellement vaste, et j'aime.
L'avant bras veineux dans mon dos, le souffle lent au-dessus de ma tête qui rase parfois mes cheveux. La manière qu'il a de me tenir comme s'il n'allait plus me lâcher, sa chair dévorante qui se colle à la mienne, son corps qui veut me connaître au plus près, qu'en veut toujours plus du contact avec moi. Moi qui ondule, moi qui soupire, moi qui palpite pour lui.
Je sais qu'il a l’impression d'être au centre du monde quand ma chaleur se referme sur lui, que sa turgescente dégoulinante de lubrifiant pénètre en moi, glisse entre les parois moites et serrées de mon anus. Je sais ce qu'il ressent quand il coulisse en moi, je sais ce qu'il voit, ce qu'il entend, toutes les choses qu'il perçoit, qui affluent à ses nerfs. Parce-qu'il parle le faune, il est bavard, foutrement prompt à taper la discute, même quand les frontières entre nos corps se brouillent. Quand sa langue ne côtoie pas la mienne, quand elle n'explore pas les creux et les déliés où se nichent les parcelles de peau les plus sensibles, quand ses lèvres n'embrassent pas ma nuque, ne se renferment pas tendrement sur mon cou, il parle, déblatère, il raconte ; au creux de l'oreille, dans le murmure confidentiel qu'échange les amants interdits, ou à pleine voix, entre deux râles de plaisir qui font frémir ma peau. Dans le soupir comme dans les cris. Il me dit ce que son corps à lui perçoit, son corps étrange, tellement particulier, avec ses terminaisons nerveuses qui lui font sentir des choses différentes, intenses et délicates. C'est comme s'il avait le secret d'un autre monde où les sensations changent, se muent en floraisons explosives aux nuances infinies , innombrables, mais toute perceptibles. Et c'est contagieux, ça vient en moi quand il se met tout entier dans mon cul.
Je ne comprends pas comment il fait pour me donner l'impression que je suis fait de velours, pour me faire fondre à l'intérieur. Sous ses mains, sous ses lèvres, ma peau devient tellement sensible, tellement douce, la moindre des caresses m'a l'air toute électrique. Mes intérieurs aussi ont l'air de s'éveiller, de s'illuminer comme des sculptures de verre chatoyantes de couleurs. Et le monde dans mon ventre, c'est chaud, moelleux, dégoulinant d'entrailles qui pétillent doucement, de viande tendre et fondante, de sang caramélique. Je me sens beau. J'ai l'impression que mon esprit est devenu liquide, qu'il imprègne enfin ma chair, qu'il coule dedans avec le sang, et que je peux tout sentir. Sentir tous les plaisirs qu'il a à prodigué. Ça fait beaucoup, des milliards de nuances d'une même caresse, des millions de poésies en un geste, en un mot, en un regard de braise.
Même quand il parle, sa voix fait des choses pas possibles à l'intérieur de moi. Sa voix grave et profonde, rauque et chaude, comme une coulée de lave qui fait encore de l’?il à travers les fissures de sa gangue rocheuse. Quand il parle tout bas, on dirait qu'il ronronne. Quand il raconte mon corps, quand il me dit le sien, j'ai le frisson commun, la satiété toute simple. Ça devient facile d'être rassasié, parce-qu'il a tellement de choses à offrir... Tout foisonnant le faune, comme un printemps qui prolifère, un automne qui grouille. L'est généreux mon faune. Il aime donner, et il aime prendre aussi ; il fait les deux d'une même caresse. Il met le baume sous la chair, il fait les massages à l’intérieur du ventre. Pourtant c'est grand un faune, c'est immense quand ça vous tombe dessus, intimidant quand on se perd dans son étreinte luxuriante. C'est imposant quand ça se glisse en vous, presque effrayant à voir, ce membre épais qui pulse, qui bouillonne, ces couleurs qui attirent l’?il, qui donnent faim, cette apparence exotique, ces parfums qui semblent s'en dégager. Ça donne envie, ça repousse à la fois. C'est une ambivalence comme il en connaît tant, un autre des contrastes qui le peignent en teintes criardes. Le flux chaotique des nuances qui forment ses couleurs affleure jusqu'aux extrémités les plus délicates de sa chair. Il peut t’hypnotiser rien qu'en montrant ses veines, rien qu'en laissant voir les flots carmins qui irriguent ses artères, parce-qu'un faune, ça rend ivre, ses liqueurs vous envoient dans des vapes spiritueuses, vous font chavirer dans des douceurs alcoolisées. Le sang, les larmes, la salive, la sueur et la semence des faunes. Plus dangereux et délicieux que l'absinthe, tous ces liquides que distille sa carcasse. Et le moindre des détails qui façonnent les méandres de son anatomie pourrait vous rendre fou. Il a l'extase entortillée aux nerfs.
C'est dingue. C'est dingue quand je chancelle contre lui, quand le frisson parcourt ma peau, qu'il remonte jusqu'au crâne et s'y diffuse en brume. Quand tout mon corps soupire et que ma chair abdique, que je me répand sur lui en un spasme angélique, collé contre son torse. Et si je lève les yeux, je verrais son regard. Les prunelles tourbeuses rainées de vert-forêt, la tendresse infinie fichée dans ses pupilles, la courbe douce de ses paupières effrangées de cils denses. Je verrais le sourire généreux de ses lèvres pourpres, la satisfaction qu'il a eu à me faire jouir.
Je sentirais sa main me caresser la nuque, je sentirai son corps bouger contre le mien, se contracter, rouler, onduler avec fureur sous un voile de sueur. Je sentirais quand il abandonnera tout contrôle, quand il laissera les sensations envahirent sa grande carcasse noueuse, l'extase se diffuser en lui. Je saurais à sa respiration quand ça deviendra insoutenable, délicatement insupportable.
Et quand l'apothéose le fera exploser, je sentirais ses bras m'esquicher contre lui, le jet bouillant de son sperme gicler dans mes entrailles, j'aurais dans les oreilles et dans la moelle le râle assourdissant qui vibrera longuement dans sa gorge si ample, jusqu'au fond des abats sa jouissance spasmodique. Alors il y a un long soupir qui franchit ses lèvres, une respiration profonde qui fait se contracter les muscles de son ventre. J'aime bien les sentir qui luttent un instant sous ma paume, gainés par la peau moite où s’entremêlent ses poils mouillés. Puis abdiquer quand il expire, la tête rejetée en arrière dans un moment d'absence, un bras autour de ma taille, un autre qui pend dans le vide.
On a fait l'amour assis, dans un fauteuil miteux, au milieu du carnage, des accrocs dans le tissu, de la mousse jaune qui tente de s'échapper, des ressorts qui dézinguent en gémissant comme des chats mourants. Il les épaules noueuses au-dessus du dossier, une partie du dos seulement qu'est en contact avec. Il est trop grand pour le mobilier, même le sien ; celui des lieux qu'il squatte. J'aime bien les rapports de proportion entre lui et le monde, j'ai l'impression que rien ne pourrait l'arrêter s'il voulait foncer, qu'il pourrait démolir toutes les perspectives, faire tomber l'horizon d'un violent coup d'épaule. J'ai l'impression que c'est déjà le cas, qu'il vit comme ça, en imposant sa volonté au monde. Je sais que c'est faux, qu'il s'adapte au contraire, qu'il fait avec les difficultés qu'il a choisis d'affronter, mais c'est pas grave. Je peux y croire, à cette invincibilité, quand je suis contre lui, quand je rends les armes et la raison sur l'autel de son corps, que je ferme les yeux et que j'écoute son c?ur, son c?ur immense.
Je peux y croire quand il baisse la tête, que ses yeux me liquéfient. Marron tourbe, vert chartreuse, ça te ronge les tripes, ça te serre à la gorge... J'y crois dur comme la pierre quand une main granitique au touché de velours me relève le visage, bizarrement romantique, que la masse fauve de sa gueule barbue accoste à mes lèvres, chatouille ma peau, m'enfouit dans le jardin exubérant foisonnant d'arabesques qu'il a laissé envahir sa caboche trop fertile, sa glorieuse crinière aux odeurs empêtrées, encore plus puissantes dans la toison bouclée ; des effluves qui prennent à la gorge, s'enfoncent dans les narines comme des doigts terreux. Les parfums merveilleusement éc?urants qui lui font un manteau, l'étrange bouquet qu'il dépose sur mon corps, que je me lasse plus de sentir, tétanisé par l'étourdissant entremêlements d'effluves. Que je peux oublier seulement quand il se pose pour de bon sur mes lèvres quémandeuses. Qu'anticipaient, qui sont pressées, qui veulent au plus vite le contact qui vient, doucement, doucement. J'ai les lèvres impatientes, c'est vrai. Je suis gourmand, c'est vrai. Gourmand de lui, de sa viande, de ses fluides. Je le déguste à chaque fois. A chaque fois je redécouvre, à chaque fois c'est nouveau.
Ses lèvres à lui sont douces et sèches, j'aime leur texture souple, leur pulpe généreuse et leur faim dévorante, l'engouement cannibale qu'elles ont pour toute ma peau. J'aime quand elles frôlent les miennes, quand elles me glissent dessus, quand ça dérape sur mon visage, que ça se renferme sur une oreille, que ça se pose sur les paupières, que ça se presse sur moi, que ça fait exister ma peau, ma peau qu'est seule en temps normale. Quand il se joue de l'attente, tout en douceur, tout en maîtrise. Et qu'il y va en fait, qu'il y va tout à coup et que mon corps répond, qu'il accepte l’intrusion, qu'il va jusqu'à l'appeler, qu'il la demande et vite.
Quand il vient dans ma bouche, qu'il épice ma salive, quand sa langue enflammée rend la mienne aussi fluide, aussi vive et brûlante qu'une brève lampée d'alcool. Les tressaillements du c?ur qui remontent dans la gorge, la douceur scélérate des caresses buccales, comme de la soie liquide, comme de la crème fouettée... La salive aussi dorée qu'une aube, aussi riche que l'humus, mentholée douce-amère. Son vaste palais de feutrine, l'intérieur chaud et glissant des joues... On s'explore tour à tour, on apprend par le geste, bien qu'on connaisse déjà. On s'en lasse pas, c'est tout. On pourrait se dévorer, c'est aussi simple que ça. On en est presque là, je pense, à savourer les sécrétions et la la barbaque de l'autre, la viande fondante des papilles, le dessous frétillant de la langue... Parce-que j'y sacrifierai toutes mes nuits si je pouvais. Ça me fait tellement de bien que je pourrais passer ma vie à l'embrasser comme ça. Que je pourrais passer ma vie échoué sur lui, cet homme qu'a l'air d'un pays inconnu, à lui tout seul. A explorer les rivages de son corps, à côtoyer la faune locale- ses mains, sa langue, sa bite... Je voudrais que ça dure encore. Je voudrais qu'il m'emporte avec lui, qu'on fasse ça tous les jours. Je voudrais qu'il me montre ce que ça fait de vivre à sa manière. Je voudrais que la tendresse que je lis dans ses yeux, que les caresses amoureuses qu'il me fait, je voudrais que tout ça ce soit l'affaire d'une vie entière, et pas que d'un seul soir. Parce-que je sais qu'il est sincère quand il m'aime pendant ces moments là, je sais que malgré tout, je suis plus pour lui qu'un simple morceau de viande où se foutre la verge au chaud. Je sais que dans le cas contraire, il ne me le cacherait pas, parce-qu'il ne cache rien, jamais, qu'il dit tout quitte à te réduire en pièces- avec l'égoïste et salvatrice franchise qu'il a perfectionné. Alors j'espère, j'espère sincèrement avant de m'endormir le dos contre son torse, collé à lui dans l'étreinte odorante, qu'il va me garder avec lui après l'aube, qu'il va rester en ville pour continuer de me voir.
Mais c'est qu'un faune, c'est qu'un brigand, un pillard, un nomade. C'est le monstre charmant qui a volé mon c?ur. Qui l'embrase, le consume et en ranime les braises. Qui joue de moi comme de sa flûte de Pan. Qui m'évide et me remplit, me terrasse et me soulève, qui me fait danser des nuits durant au son de son corps qui vit. C'est qu'un faune qu'a rien d'autre à lui que sa propre carcasse brune, qui possède rien, qu'est à personne.
Il sera partit demain, j'aurais que mes souvenirs. Et la pensée toujours que j'en peux plus, non j'en peux plus, de ses lèvres qui fuient après m'avoir bouffé...
  • Liens sponsorisés