Il a dit que la boussole me conduirait à lui.
C'était un homme dans la trentaine, il puait du visage et ses mains étaient sèches. Mais il avait une voix très douce qui caressait mes oreilles, qui m'enrobait comme un carré de feutrine, comme si j'étais un bijoux précieux sous son regard de chien - yeux bruns liquides sous les sourcils en bataille. Elle n'était pas suave, ni mielleuse, sa voix : elle était satinée, d'une volupté impérieuse. Et c'était beau quand il parlait, c'était presque érotique, tant de douceur offerte - comme des palpations tout au fond d'une ruelle, des cajoleries buccales prodiguées dans le cou. Il savait dire bonjour comme on dirait je t'aime, il saluait tendrement en bordant le monde au satin de ses yeux, avec une silencieuse majesté qui lui faisait le grand regard d'un dieu. Il savait donner l'impression insensée que le monde n'était plus que de velours vibrant, que les gens y fleurissaient en corolles crémeuses, fleurs de lait épanouis dans l'arôme cacao de la nuit. Et nous faisons partie de ce jardin sublime, nous embaumions sous notre crasse des mêmes parfums délicats, nous avions les mêmes exquis arômes malgré la déchéance sociale qui nous avait happé. La tragédie des maraudeurs urbains n'était plus prétexte à de pesantes errances. Nous n'étions plus au ban, le monde nous accueillait dans son étreinte volubile et grandiose, nous incorporait à sa fresque gondolée de couleurs. Nous trouvions notre place dans sa mosaïque dégoulinante, tessons réchappés de l'oublie, pour un instant au moins, avant qu'une nouvelle secousse nous jette au caniveau. Mais lui nous y décelait malgré la crasse, y fouillait de ses doigts pour nous en extirper, sans crainte de l'ordure, de la maladie ou de la sollicitation béhant au fond de nos yeux.
Il nous ramassait contre son cœur comme on cueille des animaux errants sur le bord de la route, comme on soigne des oiseaux blessés palpitants sur le sol, en berçant entre ses mains leur petit corps brisé. Il nous portait à sa bouche amoureuse, et nous nous enroulions dans le ruban soyeux de sa langue, nous laissions caresser par sa chaleur humide. Il nous parlait de tendresse en nous faisant rouler entre ses joues creusées. Nous nous formions aux claquements de cette langue attentive, de concert à ses mots. Nous étions plus onctueux que nous étions carnés quand il venait nous voir, tout de crème et de sang, de sueur et de miel. Liquéfiés et heureux nous clapotions ensemble. Nous étions délicieux à ses papilles gourmandes... Et que nous aimions êtres exquis à sa seule intention, que nous jouissions de lui appartenir !
Ses mélodies étaient autant de tractions magnétiques appliquées sur nos cœurs, des appels à la vie qui nous sortaient d'un gouffre. De ce tombeau de corps qui nous tenait sur terre. Nous surgissions hébétés d'un état aboulique, aussi frais et perméables à ses caresses que des bébés à la chair de brioche. Sa puanteur ne nous dérangeait pas. Elle nous faisait frémir, délicatement, comme une chatouille plaisante. Toute sa carcasse désacordée par la faim et la maladie s'effaçait, révélant une lumière.
Il faisait oublier son odeur en parlant, les pelures de peau entre ses doigts osseux, ses ongles de fouisseur, épais et sales, qui se brisaient aux confins d'une poignée de main fébrile ; il changeait lui aussi à ses propres offices, se pétrissait langoureusement de ses propres chansons, extirpant de son gosier, ce coffret cramoisi, des mains invisibles et puissantes qui palpaient la laideur pour y trouver des failles, la nouait de splendeurs, entrelassées à lui. Enchâssé de nébuleuses il se mettait à luire. Galaxie articulée de gestes infimes, de sillons fluides, de paroles tournoyantes aux sourires cométaires. Un ciel d'été ! C'était mouvant, mieux qu'un théâtre d'ombres... Ça arrangeait un peu sa gueule de travers, ses yeux chassieux, sa chevelure filasse, ça donnait de la carrure à ce petit bonhomme tout de noeuds et de creux. Il prenait en substance, son pauvre corps étique, un petit corps d'homme anémié qui se délitait partout en languettes et en touffes. Mine de rien, ça renflouait un peu sa maigreur de pirogue.
Il avait quelque chose du bateau en ses détours osseux, en ses bords dentelés de longcouteau à pain, en son corps évidé plein de poutres osseuses vrillées de moisissure. Une infection remontée de ses entrailles crissantes s'enchâssait à la trame calcaire de son être ; la maladie ramassée dans son ventre et qui ne suffisait pas à le faire s'effondrer.
Mais il portait sa voix si lourde, et son regard si ample. Il portait l'amas pesant de ses viscères moisies. C'était une arche salvatrice, fuselée pourtant comme une barque des jungles- avec ses airs de cygne anémique, il était gracieux, un peu fragile aussi. Délicat dans sa marche. La manière délicieuse qu'il avait de se mouvoir dans la foule, en évitements d'oiseaux ou en pointes de danseuse... D'accord, on aurait pu en grincer de moquerie, pointer du doigt son chaloupement grotesque avec un rire aux dents. Mais c'était beau. Et s'il s'était mis à chanter en ondulant de sa carcasse infime au milieu des passants pour éviter leurs corps, pour écarter sa puanteur infecte de leurs nez froncés, on aurait pu l'envoyer sur une scène d'opéra, lui faire chanter l'amour et danser la douleur. Tout mieux qu'une flamme ou qu'une ballerine. Juré qu'il y avait sa place avec ces contorsions liquides. C'était une oeuvre d'art, avec tout ce qu'il y avait de sulfureux, de magnifique à ça.
Il en avait l'absurde et délicate magie, ce pouvoir fourbe qui modèle insidieusement l'horizon des pensées, le malaxe vigoureusement à l'en réduire à une géométrie oblitérant les angles. Ou le fracasse en sublime explosion, tourneboulant le monde dans un immatériel printemps giclant de vrilles nouvelles- quand tout à coup, ça révèle quelque chose, quand ça vous change de voir, d'entendre ou de toucher une âme exposée, sensible, émouvante. Lui avait ça aussi. C'était une ouverture sur un abîme secret, un passeur d'univers, qui écartait tous les réalités pour les confiner au pays des mirages.
Il donnait du relief à ma vie, simplement suffisant pour me faire pétiller d'un très léger vertige. Un relief moiré et très courbe qui n'intimidait pas mon esprit farouche, qui rendait toute avarie supportable. C'était une hauteur médiane, entre l'Homme et Dieu. Les perspectives en étaient chamboulées, des choses futiles devenaient importantes, d'autres en étaient réduites. Le balancement des arbres pouvait surpasser les mille petits maux du corps, les cent murmures angoissés qui trottaient dans mon crâne. Il avait sur moi et sur les autres un pouvoir absolu, un singulier don de sculpteur, pétrissant nos méninges détrempées par le jus frémissant de la peur, les remodelant du fascinant babil de ses lèvres arides, aux baisers d'assomption articulés avec une immense, infaillible et terrible tendresse. L'idiome asphyxiant des prophètes dormait dans le marbre de sa mâchoire : gazouillis d'oiseau encroûtés de sel, peinturlurés de souffre, aussi purs qu'ils étaient ensemencés de souffrance. Voix de pépites roulants sur les galets d'une rivière vocale, voix de grésil assommant la campagne. Avalanche en cette gorge, éruption printanière de mots, de nuances et de chants, explosion de charbon quand les modulations se faisaient chaleureuses à vous en incendier ; une voix douce et blessée à la fois, germe crémeux dans son carcan de cancer. C'était si beau que ça pouvait suffire à occulter tout le reste.
Pourtant, je ne le voyais qu'une seule fois par quinzaine. Il venait en vélo dans le parc touffu où je me posais en oiseau à cette époque futile, avec un petit groupe de clampins éclopés. Moinaux décharnés que nous étions alors, picorant sur les bancs, les poubelles et dans certains buissons où s'amassait l'ordure. Pour y rester la nuit, il fallait sucer régulièrement des flics, ce qui impliquait de garder une certaine hygiène buccale et corporelle- le minimum pour avoir l'air mignon. Ce n'était pas plus mal. J'étais nourris d'un rien. De ces doses protéinées gratuites, je n'allais pas m'en plaindre ; un peu de manne liquide contre une dignité qui ne la ramenait plus, m'est avis que c'était moi qui y gagnait vraiment. Ils ne me volaient rien que la Sainte Rue, dans sa hargne amoureuse, n'avait pas déjà tabassé et salis, alors que moi je les pressais au jus, je les buvais, tétant aux pulsations même où bouillonnaient leurs sécrétions infâmes. Et dans ces moments là, quand ils s'abandonnaient aux morsures du désir, j'avais le contrôle sur quelque chose au moins. Je me délectais de leurs contorsions risibles, de leurs râles animaux, goûtant à leurs palpitations, à leurs trémulations, prenant goût à l'apprêté de leurs fluides. J'aimais les posséder en tenant leur jouissance dans le creux de ma gorge. Ils pouvaient bien tenter de m'étouffer avec : c'est toujours moi qui avait le dernier mot, gargouillé dans une inondation. Et à la fin, tandis qu'ils étaient vides, planant dans le brouillard abrutissant de leur plaisir vulgaire, et bien moi j'étais plein et ancré à la terre, aiguisé jusqu'aux os par mes offices baveuses, éveillé dans mes tréfonds par ces acrobaties veloutées d'hétaïres. Plein d'eux même, de leur substance que j'allais digérer, assimiler à ma viande maigre, alors qu'ils n'emportaient rien du tout qui m'ait appartenu quand ils quittaient ma bouche. Un peu de salive peut-être. Tandis que je graillais au festin de leur chair, ils tiraient satisfaction en pensant m'humilier, pour les plus cons d'entre eux. Après tout, j'étais mignon (autant qu'un rat commençant à peler) afin de garder leurs faveurs (puantes, lourdes, convulsantes) : c'était comme abdiquer et ramper à leurs pieds...
Mais après qu'il ait commencé à venir nous trouver, j'ai espéré être mignon, aussi mignon qu'un chiot nécssiteux, à son regard terreux. J'aurais dû savoir que ça n'avait foutre pas d'importance : j'étais après tout comme un bonhomme de glaise quand il venait nous voir. A sa voix je changeais, et pour lui j'aurais pris toutes les formes sauvages. Il pouvait corroyer à l'envie ma douleur et ma chair, qu'avait-il besoin que je les grime tout seul ?
J'étais toujours prêt à me laisser manier, coulé entre ses mains comme une idole de cire.
Il arrivait très droit sur sa selle craquelée, cheveux au vent, de la douceur aux yeux, portant de nombreux sacs qui le forçaient à maîtriser la pesanteur ennemie en faisant preuve d'un équilibre insoutenable.
Il n'est jamais tombé.
Dans les sacs grelottait son ubuesque trésor : il vendait de l'argenterie gravée, des bracelets, des cages à oiseaux, des attrapes-rêves cabossés et brûlés, des éclats de verre, des recueils de poésie écornés et humides. Des chaussettes, des fourchettes, des cochons en plastique et quantité de boîtes. C'était un bric-à-brac infect et éraflé récupéré chez des vieilles dames mourantes, dans des poubelles, dans des rues où s'entassaient les reliques que ce brave Monsieur-tout-le-monde livrait aux Monstres, mais qui n'atteignaient jamais leurs gueules avides, qui s'échouaient entres nos mains tremblantes. Il ne faisait commerce qu'aux gens tels que nous, les errants, les étranges- oubliés invisibles ou bien pointés du doigt. Jamais touchés en tout cas, ou bien du bout d'une botte, de l'apex rigide d'une matraque, caressés du regard qui se perd en déroute. Nous qui n'étions plus d'aucun pays, qui n'appartenions plus qu'aux rues, qu'aux routes, qu'à la poussière des chemins.
Malgré la pauvreté de notre assemblée poltronne, agressive ou bougonne, nous lui achetions ses ordures avec de l'empressement et beaucoup d'enthousiasme. Nous prenions tout ce que produisaient ses mains avec adoration : des flamands roses en plastique, des chaussures trouées, des boîte de DVD, des crayons mâchouillés. Nous nous habillions de ces vêtures râpeuses criblées de vide qu'il tirait de ses sacs, comme des humbles vêtements des croyants pénitents. Ce n'était pas bien cher payé, ça le faisait passer ; et nous avions besoin qu'il s'en vienne sur son vélo pourris, sifflotant une chanson toute en trilles ondulants, nous avions besoin de son haleine moisie, de sa voix de velours aux palpations fiévreuses. Nous étions si dépendants de ses prodigalités minables, merveilleuses pourtant, que nous nous cotisions pour pouvoir lui acheter son amas de babioles, que l'on détournait ensuite avec ferveur pour rendre nos terriers un peu plus chaleureux. C'était d'un art un peu naïf. Ça créait de sacrées mosaïques de déchets face auxquels on rêvait, se constituant un monde. Mais ce n'était pas réellement important, tous ce fatras matériel, cette symphonie d'ordures. Nous le voulions simplement lui, lui ses yeux, lui sa voix, et un instant de paix.
Parfois je manquais des repas pour acquitter ma part. Ceux qui ne payaient pas, qui géraient mal leur fric, étaient attachés en mortadelle dans des buissons piquants. On leur bourrait la gueule avec des chaussettes sales. S'ils ne donnaient pas pour la préservation du Miracle fugace, ils n'avaient pas à profiter de sa venue. Ça m'a toujours semblé réglo. Je n'ai jamais raté quant à moi une seule de ses visites. Chaque fois, j'étais là à l'attendre - quelques fois en épingle dans l'assemblée, quelques fois dans un coin, à faire mine de ne pas être fébrile. Mais guettant toujours. Comme tous les autres.
Nous nous partagions son amour imbécile, sa tendresse intangible, comme on se serait fait passer un joint ou une aiguille en tremblottant des mains. Nous nous regardions devenir beaux sous son regard humide, dans les volutes palpitantes de sa voix qui corroyait nos chairs. Nous le regardions nous pétrir de ses mots, de ses chants, dans l'exhalaison putride de son haleine infâme ; nous respirions sa puanteur comme les fumées d'un bâtonnet d'encens, offrions des sourires illuminés à sa tronche explosée, frémissions du contact de ses doigts pelés quand nous mettions la monnaie dans ses mains racornies. Des mains de prophète.
C'est devenu une addiction dés la première fois. La cohésion de notre groupe n'existait que pour lui. Il était notre lien, notre attente partagée, notre seul point commun. Notre misère était trop éclectique, notre malheur avait trop de facettes acérées malgré des accointances... Tandis que la beauté qu'il apportait dans nos vies échevelées, cette beauté là, nous la comprenions et la vivions tous de la même manière.
Dans une extase muette.
Certains ont cessé de se droguer pour mieux ressentir sa présence. On ne buvait plus, on ne se défonçait pas : nous l'écoutions. Nous l'attendions. Et il venait.
Puis un beau jour, il m'a donné la boussole. Etait-ce un vendredi ? Juste avant de partir ce soir là, il a mis entre mes doigts ce petit coeur éraflé tourbillonnant d'amour dans l'étreinte des champs magnétiques. Mais elle était déglinguée l'exquise bouffeuse de temps, elle ne pointait pas vers les points cardinaux : le nord était sur lui, et l'aiguille le suivait, sautillant au rythme de ses pas., comme un chiot fou hantant ses traces.
Il m'a dit qu'un jour il allait disparaître. Que ce jour là, si j'y tenais vraiment, je pourrais le trouver à l'aide de la boussole. Il l'a posé dans ma paume, a refermé mes doigts sur son petit corps froid, compact, et il a répété : si tu y tiens vraiment.
J'étais comme de la crème qu'on cueillait à la louche sous son regard brûlant. Je n'ai pas acquiescé, n'étant plus que de lait. Il m'a compris, il m'a souri, s'est détourné de moi.
Il est parti sans plus en dire, car c'était inutile. Puis il est revenu deux semaines plus tard, et six semaines ensuite, et puis huit, et dix, et douze... Il a continué d'apparaître avec la même régularité, de nous prodiguer son amour, de nous donner sa voix. Chaque fois, je sortais discrètement la boussole d'un replis de vêtement et je la regardais entre mes doigts fermés. Je la sentais vibrer légèrement dans ma paume, et je voyais l'aiguille suivre le moindre de ses mouvements, s'adonnant à sa danse servile dans son cercle de fer. Pour sa seule gloire, pour mes seuls yeux. Mon secret. Ma distinction. Moi qui n'étais qu'un égaré des villes, j'avais eu sa faveur, j'étais marqué par lui. Je n'étais plus dilué dans la foule en aquarelle sordide. J'avais acquis une présence- perceptible à lui seul. Aux seuls yeux qui comptaient.
Il m'arrivait d'observer la boussole quand il n'était pas là, et d'imaginer dans quelle quartier de la ville il se trouvait alors, ce qu'il faisait là-bas, quelle babiole il ramassait, dans quelle foule il dansait ; étudiante ? Ouvrière ? A la sortie des fast-food ou des facs. Où dormait-il quand l'aiguille se posait, que la nuit soufflait son haleine froide dans les rues de la ville ? Où cachait-il son vélo écaillé, sa récolte du jour ? Était-t'il recroquevillé ou étendu de toute sa gloire étique ? Dormait-il sur le côté ou sur le dos ? Du genre à s'avachir au vide ou à coller les murs ? Quelle était l'expression de son visage usé, serrait-il les poings, était-il toujours aussi risible et sublime à la fois, caressé par les mains indulgentes du sommeil ?
Ça m'a bientôt pris de plus en plus de temps de m'accrocher à son image crasseuse, de fantasmer sa vie. J'étais devenu aussi accroc à son absence que je dépendais de sa présence furtive, car il la peuplait également de ses sourires putrides, pyrogravées sous mes paupières. Je passais un temps fou à concevoir son existence énigmatique, enchaîné de tout mon maigre poids à son spectre sublime et pourvoyeur de rêves. En craignant, toujours plus fortement, alors que l'échéance approchait en rampant, qu'il ne vienne pas à ce rendez-vous là, ; un jour fatidique lors duquel je serais à nouveau propulsé dans l'inconnu, comme avant ses visites. Sans lui, il n'y aurait plus aucune certitude. J'étais étreins d'angoisse, et les heures précédant sa venue ricanaient en contemplant mes contorsions inquiètes. Car le temps n'est qu'un ennemei de plus. Mais les mois passaient, les flics allaient et venaient -dans le parc et les rues, dans ma bouche et ma gorge, dans mes mains et mon cul-, les babioles s'entassaient, l'hiver prenait son dû, d'autres paumés errants venaient s’assommer parmi nous pour remplacer les morts. Accouchés par la brume et la ville, ils étaient de tous âges, et titubaient sans but dans l'aube poitrinaire. Mais ils avaient la même ombre sur le visage, la même ternissure leur ôtait en substance. Nous avions tous dérivés à leur manière étrange. Ceux qui étaient partis pour des rivages putrides ne restaient pas ici. Ils ne nous hantaient pas, ayant sans doute mieux à faire dans l'au-delà que de mariner dans nos esprits fiévreux, que d'emperler nos paupières ou de troubler nos songes.
Moi j'attendais le jour où tout se déliterait. Je pensais que ça finirait par arriver dans une période de trouble, que ce serait en quelque sorte l'élément déclencheur d'une série de catastrophes sociales. J'espérais l'apocalypse. Les hordes du chaos, chevauchées infernales.
Mais il a cessé de venir en plein milieu de l'été. Il faisait beau et les oiseaux chantaient sous l'étendue cyanosée du ciel. C'était un très beau mois. Rien n'a changé pour ce monde impudent. Mais pour nous qui étions reclus dans ses tréfonds obscurs, disparus en son sein qui nous rongeait doucement, nous les rats, qui nous décomposions jour après jour pour y être assimilés, ce fut comme une blessure fatale, comme un retour d'acides. Tout a dégouliné autour de nous, comme la chair qui se répand en haillons tout au fond du tombeau. Tout s'est fait de nouveau inquiétant et sordide, inconnu et dangereux. Il n'y avait plus de regard sous lequel exister. Plus de voix qui sculptait.
Nous sommes redevenu laids.
Le groupe s'est délité peu à peu. Les gens ont attendu trois mois avec espoir, en devenant chaque semaine un peu plus saouls, un peu plus amers et un peu plus sales, puis ils sont partis, les uns après les autres. Je suis resté pour les voir s'en aller, désirant être témoin de la dissolution inévitable de notre petite troupe. Je me devais de le faire- j'en avais la responsabilité. Elle m'était venu avec la boussole.
J'ai donc attendu qu'ils soient tous partis sous des prétextes bidons ou dans le secret aqueux de la nuit. Vers la fin, d'autres poulets sont venu vider le parc à la brune, à coups de matraques et de railleries- ceux-là avaient sans doute des femmes ou d'autres préférences. Ils m'ont jeté dehors, avec ceux qui restaient. Nous nous sommes séparés en ramassant nos dents, éclats d'ivoire éparpillés sur le squame des trottoirs.
J'ai cessé de me laver, ce qui n'était pas plus mal ; j'en avais assez d'être mignon. Il était plus accommodant de puer pour l'entreprise qui m'attendait maintenant : errer à sa recherche à travers le pays.
Ce fut mon pèlerinage.
Ça a duré longtemps. Des années ou des vies à baller dans les vents, la route en bandoulière et l'horizon au front. J'ai vu d'innombrables villes qui se ressemblaient toutes, des milliers de visages mêlés qui s'embourbaient mutuellement comme des figures de glaise. J'ai connu des addictions diverses, j'ai trahis sans remords mon lot d'âmes fugueuses, papillonnants sous les néons à la recherche d'un sens ou d'un peu d'attention. L'innocence à la dérive, je l'ai pressé à mort, ces gamins aux yeux de chiot qui cherchaient leur salut ou leur perte, j'en ai fais mes repas, de tendres confiseries, des douceurs si simples à posséder, à ravir, à bouffer, que c'en était cruel. Cruellement beau, cruellement inéluctable : ils se sont jetés entre mes bras pour y être broyés. Et moi j'ai savouré, moi j'ai pris, moi j'ai aimé leur abandon comme on chérie l'amour d'un petit animal.
J'ai mendié, j'ai pleuré, j'ai profité de la charité indifférente des gens, et quand ils n'étaient pas disposés à m'aider, j'ai présenté leur gueule à mes genoux cagneux, leur portefeuille à mes doigts-araignées. J'ai fais le beau, le vendu, le dealer, l'enfoiré. J'ai été d'une grandeur dégoulinante et d'une faiblesse immonde, offrant ma déchéance à tous ceux qui accolaient leur existence à la mienne dans un sursaut de malchance, m'accrochant à leur chair, me nourrissant de leur regard, de leur présence et parfois de leur cœur. Je n'étais repu qu'après m'être empiffré de leur âme élastique. Pas une fois je ne les ais laissé moins que vidés de leur moelle, anéantis par mes immixtions infâmes, saignés à blanc par mon amour vorace. Éphémère, futile et dévorant. Rien ne pouvait combler Son manque, mais je m'y employais. Les substitus finissaient abolis.
Ce furent des années liquides, pleines de giclées : projections de sang, de mollards, d'urine, de larmes et de sperme ou d'humeurs innommables. Je me suis baigné dans un océan de glaires, de boue et de fluides corporelles rances. L'humanité m'a baptisé de ses suintements, m'a baignée dans sa lie. Et je l'ai bu à gorgées avides en y faisant mes ablutions rituelles.
J'ai longé l'épine dorsale craquelée de ce pays, longue ligne de goudron noirâtre ondulant à travers des collines, des bois et des villages. Et cette colonne vertébrale fracturée a fini par me conduire à lui.
Chaque jour de cette errance, j'ai passé de longues heures à fixer la boussole.
Il vivait dans le sous-sol d'un immeuble abandonné, au sein goudronné d'une zone résidentielle complètement oubliée. Quelque part dans ce pays, ou dans un autre ; peu importait au fond, il était là. Et ce paysages d'usines vides, d'entrepôts caverneux et d'immeubles béants était comme un lieu saint, une enfilade de temples vacants dont l'acoustique anguleuse perpétuait les échos de sa voix fabuleuse. Depuis les entrailles de ce lieu consacré, il chantait. M'appelait, je l'ai su, me tractait en ses bras, à la seule force inouïe de son gosier sauvage, tunnel venteux aux mélodies somptueuses. C'était comme un brouillard d'exultation qui pénétrait mon crâne, m'enivrant de ses volutes toxiques.
J'ai suivi son cantique à travers des rues vides qui ressemblaient à des artères asséchées, à des veines poreuses charriant l'ordure et la poussière. Des magasins vacants me tendaient leurs délices moisis, leurs richesses gagnées d'usure, de corrosion ou de pourriture. J'ai refusé leurs bras décharnés, dédaigné leurs trésors loqueteux. Leur ode consumériste, leur hymne défraîchie à la consommation, avait été vaincue par l'écho de Sa voix. Une végétation molle s'étalait à travers ce paysage délabré, humide et caressante, aussi obscène et tentatrice qu'un champ de chair à nue. Elle incitait à plonger dans sa sensuelle étreinte, s'entrouvrant sur des ombres moites, des carrés de terre noire si profonds, si fertiles, qu'ils donnaient envie d'y plonger tous les doigts, et le nez, et la langue...
Mais j'aspirais au tombeau de son étreinte compatissante, non à la tombe offerte par l'humus odorant.
Les vitres brisées, leurs éclats dispersés sur le sol, ne scintillaient pas dans ce crépuscule aride, tout était recouvert d'une patine de poussière, la poussière brune constellée de débris plastiques d'un millier de routes et de sentiers perdus qui venaient se fracasser sur ce noeud de goudron, de béton et de verre. Ce n'était qu'un nexus, un pôle magnétiqque où aboutissaient toutes les choses oubliées ; un sordide agglomérat d'ordures. Un caillot urbain au milieu des campagnes. Une tumeur brûlée qui se ratatinait dans l'étreinte fraîche de la verdure frémissante, aguicheuse, dont les rues s'emplissaient comme pour un carnaval. Et lui qui l'habitait. Et moi qui lui revenait. Nous étions promis à une collision tendre... Inéluctable union, magnifique et glaiseuse.
Je l'ai trouvé dans un immeuble semblable à cent mille autres, quelque part au sein sinueux de ce dédale où résonnait son chant évanescent. Je n'ai pas songé un seul instant que je m'enfonçais dans le ventre stérile d'une cité déserte, je n'ai pas été pris d'angoisse ou du besoin de savoir quoi que ce soit au sujet de ce lieu déglutis par la campagne vide, ou de Lui, mon prophète : j'avançais à sa rencontre, et c'était la seule chose importante en ce monde, dans le friselis des feuilles torpides, les murmures encourageants du vent, la seule qui soit susceptible de m'inquiéter ou d'invoquer la joie.
Il m'attendait quand je suis arrivé, juché sur son vélo. Des trilles d'oiseau voltigeaient à ses lèvres craquelées. J'ai regardé l'aiguille de la boussole qui pontait droit sur lui.
Il a souri de sa bouche puante et de ses yeux liquides. Et moi aussi j'ai souris, tout aussi maigre et tout aussi rongé, refait à Son image. D'un geste de la main il m'a tracté à lui, puis il m'a escorté en son antre secrète.
Nous avons foulé un escalier de béton aux fresques de tags proclamant la gloire passée de truands décédés ou croulants, qui traçaient de leurs déliés épais les contours bancroches de corps dégénérés, de lèvres trop charnues et de bites esquissées. Des turgescences veineuses rampaient là, qui manquaient de substance mais s'érigeaient quand même en gondolements absurdes, à travers une jungle de mots ocultes ayant tout perdu de leur pouvoir secret, de leur ancien impact. Il n'en subsistait que cette fornication de couleurs et de formes, presque phosphorescente dans la pénombre grise. Un idoine oublié délavé par le temps, et qui cherchait ici de nouveaux locuteurs, exigeant des adeptes. Mais qui n'avait hélas que mes yeux captivés sous lesquels exhiber ses archives effritées. Je ne fixais que son dos ondulant et le duvet de sa nuque, sans plus accorder au mur qu'un coup d'oeil embrumé.
Chez lui, c'était humide, crissant, douillet. Ça foisonnait de plâtre, de ferrailles et de bois, de plantes en pot et de télévisions. Il accordait de l'importance à l'image et aux choses fracassées, les entassant en piles, les mettant amoureusement en scène- ces ordures étaient ignorées, perdues, oubliées. Egratignées et pourissantes, comme nous l'étions nous même.
Il était entouré de bibus amoncelés, et dormait dans une baignoire remplie de couvertures. Cest là qu'il m'a bordé à l'estran de ses côtes, moi naufragé du monde, qui avait tant cherché ce sémaphore en ruine. Et qui l'avait trouvé, lui le désemplumé, lui le rivage amorphe. J'ai crissé à ces plages de chair froide où il m'a terassé, créature aux os de galets, à la peau de sable et aux mains spumescentes- être poreux, finalement délité, épousant les lisières que j'avais tant cherché.
Nous avons fait l'amour. Il était aussi enveloppant qu'un linceul ou qu'une fièvre, il m'a goûté toute la nuit dans son étreinte ardente, ses lèvres étaient partout, feutrées sur ma misère. Il avait les babines prolixes, l'enroulée de sa gueule était agile et prompt. Sa langue. D'une humidité obscène quand elle dardait entre ses lèvres sèches, de cette bouche pareille à un oasis cramoisi et fétide au milieu du désert de son visage craquelé. Elle avait un goût létale qui cachait des secrets. Les délices interdits du tombeau, dégorgés de ses papilles écarlates et fondantes, s'insinuaient en rampant au fond de mon gosier. Une saveur terrible, intimidante et lourde, où grouillaient en vermines mes propres arômes fades. Si délicieuse nébuleuse gustative qu'elle incitait à l'oublie ou à l'ataraxie. Sa puanteur en déferlant sur moi m'enivrait comme des lampées d'alcool, m'entraînait au cosmos de sa respiration.
Je me suis endormis dans ses bras tandis qu'il suçotait mon cou en chuchotant des poèmes dédiés aux flaveurs délicates de ma crasse, au parfum malade de mes entrailles, à la sueur aigre de ma peau cireuse. Il a murmuré des odes à mon corps de martyr rongé par le manque, la saleté, la maladie et les insectes, en caressant amoureusement cette déréliction qu'il semblait adorer. Il savait qu'elle lui était dédié, et n'était pas de ceux qui dénient leurs fidèles.
Au réveil, j'étais entouré de parois palpitantes. Des muqueuses moites et fébriles cerclant un lac iridescent de fluides gastriques en pleine effervescence. Orphéon de pulsassions opaques, suintements de matière molles acheminant la vie. Ce n'était plus un lit mais un pays juteux. Un univers de viande.
Je n'ai pas paniqué. J'ai sorti la boussole et regardé son cœur. Les aiguilles tournoyaient, emportées fougueusement par une ronde sans trêve. Son petit corps compacte vibrait dans ma paume, hurlait avec exultation : il est partout, partout autour. J'ai ressenti un parfait sentiment de complétude, une vague pétrissante d'amour a déferlé sur moi.
Il a dit que la boussole me conduirait à lui.
Je suis à l'intérieur. Il se contracte autour de moi, il vit, goulue, dans une abondance d'entrailles et de jus. Je l'entends palpiter, un bruit assourdissant. Une musique hiératique.
Je me laisse couler dans ses humeurs acides, je me couche sous la surface comme sous un draps liquide, avalant une gorgée de l'âpre distillat de ses viscères marbrées, de son ventre fécond. Je suis plus emplis par ces humeurs acides que je ne l'ai jamais été par aucun repas ou par aucun amant. Même à l'aune de cette dernière nuit dont il m'a fait cadeau, nuit de faim et de sexe, d'appétit et d'amour, où j'ai été submergé de ses caresses râpeuses. Point de vagues articulées, ni même d'écume de doigts. C'est le produit fabuleux de ses viscères, l'océan de ses fluides qui me noie désormais. Et je connais l'extase.
Je crois qu'il était Dieu et qu'il m'a dévoré.