Nul Part ailleurs.

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17-11-2015 à 14:44:38
Tu soupires, on soupire, les violons nous cisaillent. Des archets qui nous besognent les nerfs, des cordes qui tiraillent dans la chair, de la musique qui coule dans les veines et jaillit par nos yeux en distillat salé, le goût cuivré des larmes qui perlent à nos paupières comme des enfants curieux de découvrir le monde. On les jette les gamins, on les met à la porte, on les balance dans le vide. Elles tombent les larmes. On les pleure comme on largue des obus, comme des avions pansus, on crépite d'énergie, on est gonflé d'acier et on survole les rues... on bombarde la terre de sanglots enragés, on crie dans la nuit, on épouvante les ombres. On pétrifie les arbres, on gueule aux voitures qu'elles feraient bien de se taire, on tape l'asphalte avec nos pieds, nos mains, nos joues, on tombe, on s'écorche on s'écarte. De nos lits, de nos vies. C'est la débâcle on fuit, on se trouve une bulle d'obscurité bruissante dans les buissons qui piquent.
On s'ouvre en deux, on se touche dans le ventre, on s'éviscère à l'abris des regards. Y'a des noyaux en nous qui palpitent comme des cœurs, bouillonnant de riches sécrétions , de jus amers. On les titille avec les doigts, j'ai toute ma main en toi. T'es aussi chaud qu'un four, aussi mou que de la farce, t'es comme de la mélasse, t'es tendre comme la viande. Je travaille en toi, on hurle.
On s'égosille dans la nuit noire. On gargouille, on calanche, c'est la mort ; la petite. On louvoie dans nos bras, dans nos bouches, dans nos tripes. On se triture les veines à coup d'aiguilles, on se met le feu dans la gorge avec des grandes rasades, on s'embrume, on s'éveille. On coupe les bras trop lisses, on écrit sur la peau.
On la salie la peau, on la viole, on la soumet, on marchande avec elle pour qu'elle procure l'oublie ; dans la douleur. Elle suinte, elle devient molle, y a des croûtes, y a du sang. On se barbouille de glaires pour que sa sèche plus vite, on lèche les plaies, on les ausculte avec la langue, on caresse les cicatrices du bout des cils, on se montre doux et respectueux avec la calligraphie du rasoir, la poésie du cutter dans la chair. On respecte leur prose incarnat, leur écriture précise.
On trace de nouveaux vers , on régule la douceur de nos peaux, on fait jaillir des formes en glissant sous l'épiderme moite. On se pleure dessus, on se bave dans le cou. On ne s’offusque pas de nos remontées de bile.
Je crois bien tu sais que c'est le récit, de notre histoire d'amour...
17-11-2015 à 14:47:05
C'est rien qu'un carnaval du vomis et de la chair. Un carnaval de pisse, de sueur et de larmes, une fête foraine qui embaume les viscères fumantes, les égouts et la merde. Avec des échanges de salive qui ressemblent à des remontées de bile, avec les émanations nauséabondes qui s'échappent de la moiteur piquante de leur bouche-caniveau, qui t'encerclent comme les effluves déliquescentes d'un marais riche de toutes ses pourritures. C'est rien qu'une poubelle où leur corps s'agglutinent comme des bouts de viande pas encore bien mâchés, où leurs membres s'entremêlent dans des spasmes sexuels. Rien qu'une fosse-commune où ils crèvent avec la bave aux lèvres, un ange qui chante dans les veines, les yeux clos d'extase, les globes oculaires qui patinent dans l'orbite. C'est juste une fête où t'as rien d'autre à faire que d'observer leur grâce désarticulée, leurs collisions bestiales.
Toi t'as la gueule en biais, comme un mannequin de crash-test. T'as les paupières creusées d'ombres feutrées, invoquées face au miroir d'une salle de bain crasseuse, les cernes pendantes et bariolées de ceux qui n'arrivent plus à dormir, dont la peau colle aux draps. T'as les lèvres sanglantes des gens qui passent leur journée à s'inquiéter, des pantins névrotiques qui se bouffent les joues et qui se rognent les ongles. Le corps balafré des adolescents qui connaissent le murmure du rasoir, qui écoutent le bruit satiné de leur chair qui se déchire. T'as les angles dentelés, la charpente brutale, de ceux qui veulent pouvoir compter leurs côtes quand ils voient leur reflet, qui cherchent toujours à creuser un peu plus dans leur chair chiche à vif. Tu veux savoir ? T'es laid. T'es qu'un attentat au bout goût, t'as le nez brisé, percé, on dirait que des obus t'ont criblé les oreilles, le cartilage défoncé par des anneaux d'argent. Les bleus qui dégoulinent et qui roulent sur ta peau martyrisée comme des tâches d'aquarelle ressemblent à des tatouages. Comme si t'avais voulu dire "regardez moi je souffre".
Mais ce n'est pas le cas. Comme tous les autres, tous les enfants du soir, tu ne montres pas les blessures infligées à ta chair, les cicatrices roses qui zèbrent tes poignets, tes bras, tes jambes, les boursouflures sanglantes écloses sur l'épiderme. Les baisés du rasoir et ses marques lugubres, les lèvres scellées ouvertes sur le passage des lames, pour répondre à la la brûlure de leurs caresses chuintantes ; invisibles stigmates, bien planquées sous les manches, les pantalons et les longs gants. La seule forme d'aveu perceptible à autrui, c'est cet accoutrement monochromatique qui colle à ton corps osseux comme du goudron bien frai. Les vêtements customisés à coups de cutter et d’agrafeuses, les breloques argentés qui sommeillent au creux de ta gorge pâle, des tes poignets bleuis, comme les reflets du ciel sur les crêtes maladives d'une mer souillée. Cette explosion de dentelles déchirées, ces gaines de résilles aux motifs épineux, de velours ébouriffé et de cuir luisant- seulement du noir, un camaïeu de noir aux textures diverses, sulfureuses, tentatrices. Comme un oiseau mourant souillé par le crachat visqueux d'une marrée pétroleuse. Comme un gamin fuligineux roulé dans du charbon, peinturluré de suie et affamé des jours durant dans les tréfonds d'une cave. Et pourquoi pas ? Le monde au-dehors n'a rien de plus à t'offrir que ces hypothétiques gangues de ténèbres, que le sinistre cocon de cendre tissé autour de ton âme, ce tombeau journalier où le temps fait sirop te fossilise comme une insecte piégé dans une larme d'ambre. Rien d'autre que l'isolement en bordure de ces foules oscillantes qui battent le pavé moite, dont les membres livides ondulent aux lisières malléables mais indéfectibles de ta solitude. Le territoire élastique du continent flottant qui se déplace autour de toi en t'éloignant du monde. Ta Laputa de chewing-gum, petit insecte chitineux iridescent de noirceur, cancrelat kafkaïen, incompris et perdu...
T'es comme un ver assistant à un festin de barbaque, en dehors de la plaie purulente où s'ébat fougueusement tout le reste de la vermine. Piégé dans l'immobilité glaiseuse qui est la tienne, ravalant les grimaces humides qui menacent d'éparpiller ta gueule crayeuse aux traits blessés par le maquillage ; respirant le plus doucement possible. Presque comme un dormeur. Tes membres deviennent lourds, peu à peu, de plus en plus pesants. Un bourdonnement diffus vient gagner tes oreilles, se love au creux de leurs arabesques feutrées d'ombres courbes, puis se glisse dans ton crâne comme une coulée de graviers. Le sablier de ton humeur finit de se renverser, puis il reste bloqué.
Envie de crever, envie de briller. De disparaître ou d'exister. Pour de bon d'être là, d'être vu, abordé. En bordure de la foule, tu te sens mourir à l'intérieur, comme si tes entrailles étaient faîtes d'un papier-poème se tordant aux flammes d'un incendie allumé par une main vagabonde. La main qui passe toujours effleurer dans ton ventre quelque douceur humide gentiment enroulée, qui mue en verre pilée ou un cristal tintant la mécanique poussive cachée de l'armature délicatement festonnée de tes côtes jusqu’au bas de l'abdomen creusé ; fragile enfant aux fantasques viscères, semblant sans cesse changer de nature, à ton insu toujours.
Ce soir, c'est de nouveau ton corps qui produit un langoureux poison, une toxine familière distillée par ton cerveau malade, qui risquerait de tuer si tu ne libérais pas un peu de cette liqueur infâme en t'incisant la chair. Les mots n'ont pas suffit, qu'ils soient murmurés au mur de ta chambre ou jetés sur la feuille, écrabouillés en giclées d'encre, s'acheminant aussi en lignes régulières sur l'écran lumineux ; seules les saignées peuvent purger ta chair des idées noires qui s’agglutinent sous ta peau comme des tumeurs cancéreuses, sinistres nuées grelottant dans le secret du chapiteau des pluies qu'est devenu ton corps. Au dedans la tempêtes et les orages qui grondent, le tonnerre qui accouche de frissons dans ton dos, l’aquilon crépitant à l'intérieur des yeux- du mauvais côté de ce miroir sans teint. Accumulant les fluides empoisonnés sans cesse ravalés, emprisonnant les cris, les gestes de violence. Jusqu'à l'explosion humide qui marquera un point final au constant crescendo cisaillant tes nerfs effilochés. Tu finiras étiolé dans la nuit comme un feu d'artifice, putride étoile charnue à l'éclat fugitif.
Ce soir encore, le délictueux plaisir des baisés du rasoir.
Gamin crashé paré en veuve pour son bal de minuit. Les roues de ton fauteuil glissent en réponse aux torsions délicates des mains qui les commandent. Des vagues entières de corps qui se meuvent de concert. On s'écarte au passage de ton bateau de fortune. Tout autour, la spumescence des nuages de sueur, transpiration volatile embaumant dans l'air dense comme les embruns empoisonnés et le brouillard collant d'une côte ayant cédé aux avances mortifères de la gerbe toxique vomis par les humains. Rien qu'un carnage gluant... Ta pirogue grinçante dans le flot de leurs gestes, ton corps à demi-mort louvoyant aux bord du mur où tu t'étais garé. Tu fais Moïse en écartant leurs membres, sans un mot, ni un geste. Mais aucun miracle n'est responsable du sentier ondulant tracé à ton attention : on reconnaît enfin ton existence, dans la fuite amorcée. Quelle gloire...
On cède le passage au môme handicapé.
Tu les laisse à leur célébration du vomis et de la chair. Tu n'y a plus ta place. Tu n'es que le négatif de certains des fêtards, ceux qui ce soir encore n'auront la chance ni de rentrer chez eux, ni de mourir des suites de leurs blessures. Tu leur renvoies l'image même de la mort qu'ils aguichent avec tant d’appétits, prêts au carambolage.
Tu n'avais pas ta place ici. Tu voulais malgré tout t'en assurer ce soir.
Tu laisses derrière toi le carnaval et ses émanations, retournant à la nuit qui au-dehors des boîtes, bouffera encore ce soir des fêtards jeunes et con.
01-02-2017 à 11:41:50
C'était un garçon d'une finesse calcaire au visage délavé par les nuits d'insomnie ; les nuits industrieuses aux doigts collants, qui avaient dérapé sur ses pommettes cireuses. Les longues heures d'angoisse dans leurs jupons de sueur, avaient gribouillé des cernes sous ses yeux abolis par le manque - de sommeil, de ténèbres et d'amour.
C'était un garçon qui collait au linceul de ses draps, dont le matelas fangeux semblait anthropophage. Et qui tous les soirs en allant se coucher, traînant son corps taillé à coups de cutter dans le tombeau de sa chambre, ne pouvait s'empêcher de polluer son crâne d'un millier de mots ravalés en silence, ou rageusement sifflés entre le pincement de ses lèvres sanglantes, fissurées par la soif, agressivement mordues.
Le garçon, pour ne pas se liquéfier dans les flots de son venin, tout enragé qu'il était de combattre le monde, ne murmurait son fiel qu'à lui même ou aux plantes ; celles qui encombraient l'obscurité de sa chambre, tendant leurs vrilles moribondes à travers la poussière, se jetant douloureusement aux murs de plâtre encombrés de dessins agrafés avec fougue. Des œuvres grises aux lignes vives, dégringolant du plafond jusqu'au sol, parfois bancroches, parfois salies, et toujours embrouillées. Sous ces fresques chaotiques, les plantes se tordaient dans une lumière trop chiche, figées en tous coins de la chambre feutrée, depuis un angle pâle jusqu'à la table de nuit. Sous le lit, à ses pieds ou dangereusement abandonnées à deux pas de l'entrée.
Il se disait, elles ne peuvent pas m'entendre, mais elles vivent et elles savent, les harmoniques saturniennes de ma voix vont les atteindre et gorger leurs fibres végétales, elles flétriront peut-être de concert avec moi, et c'est le moins que je puisse demander, puisque je n'existe pas dans les yeux des autres, que d'être accompagné dans ma débâcle morbide par quelque chose qui vit, qui meurt... Je ne veux pas me ratatiner seul, et je n'ai pas de petit chien à torturer, songeait le garçon en expectorant à voix basse un grouillement de mots empoisonnés. Des mots qui s’agglutinaient dans sa gorge serrée, formaient des nœuds en lui, des tumeurs palpitantes qui voyageaient au travers de son corps jusqu'au sommet du crâne - et là-bas, sous la blême nudité de son front, explosaient en suivant le trajet alambiqué de ses nerfs. Des routes fracassées qui sinuaient sous sa peau, s'entremêlant aux arabesques baroques de son squelette branlant- car c'était un garçon déglingué ce môme-là.
Il était très nerveux, car son corps se résumait réellement à peu de choses, n'offrait que peu de substance où diffuser la colère ou la joie. Son épiderme était d'une finesse troublante, ses nerfs s'entortillaient en pelotes nouées très près de la surface, prêtes à la crever comme du fil barbelé. Alors même la caresse d'une brise devenait une torture en glissant traîtreusement dans la courbe du cou. Une extase peut-être ? S'il l'avait voulu, il aurait joui des chatouillements malicieux d'une pelouse mouillée. Mais le garçon était en guerre contre le monde et la sensualité, il ne voulait pas jouir. Les caresses libidineuses du monde, sa danse triviale, sa polka endiablée, c'était un peu vulgaire. Vivre, ça avait quelque chose d'indécent, d'un peu sale, et le garçon n'osait pas adorer cette souillure comme ceux qui l'entouraient. Tous les plaisirs semblaient crasseux, ils impliquaient des giclures ou de l’exhibition. Il avait peur de trop se prendre au jeu et d'y perdre son âme, son âme fragile aussi fine qu'une feuille de papier calque. Et puis il était lâche, le garçon. Il n'était pas très beau, ni très grand de l'esprit. Il savait bien qu'entrer dans la lumière, c'était rendre les armes, accepter la médiocrité de son existence essoufflée et tordue ; sa vie de petit bonhomme en fils de fer. La lumière traverserait son corps, mettrait en évidence les vides présents dans son anatomie, les abîmes remplis de venin qui clapotaient en lui. Les énormes lacunes, les oublis, les décharges de l'esprit où il avait balourdé, comme des cadavres d'oiseaux désossés par les pluies et les vents, les obus larvés de ses récriminations. En transparence, le garçon n'aurait été qu'un subalterne du royaume de l'informe : derrière les apparences, il n'était pas grand chose d'autre qu'une masse amorphe et coulante. Il le savait, car il passait beaucoup de temps en tête à tête avec lui même. C'était ainsi qu'il s'était rendu compte à quel point une fois seul, son existence devenait précaire, tremblante et floue. Au fond, ce n'était pas grand chose qu'être lui. C'était facile, c'était d'une insoutenable légèreté. C'était surtout terrifiant, car la plus petite vaguelette aurait pu l'emporter dans l'océan du monde. Or il n'était pas prêt le garçon, il n'était pas encore formé à l'intérieur, il était malléable, d'une horrible tendresse. Une tendresse de pâte à gâteau, d'abominable gamin de boue. De celle qu'on pétrit à coups de poing.
Il avait peur. Et c'est pour cette raison qu'il se réfugiait derrière les apparences. Il essayait frénétiquement de cacher sa masse informe derrière une anatomie anguleuse, une attitude tragique. Son âme était un parfum, liquide, poisseux, et son corps un flacon.
Il se disait qu'il finirait par trouver un moyen pour résister au monde. Qu'en attendant ce jour, il fallait garder le cap, se tenir éloigné des palpations sociales.
Mais on ne choisit jamais quand se délitent les apparences.
Pour le garçon, c'est arrivé au mois d'octobre. C'était pour lui un autre môme, un gamin frénétique qui n'était rien d'autre à ses yeux craintifs qu'un torrent de chair cascadant de sueur. L'autre garçon était d'une maigreur moelleuse, d'une vivacité ébranlante- il avait des mains baladeuses qui se multipliaient quand il était nerveux et un rire hystérique. C'était un gamin esquinté dont le cerveau déraillait, tout comme sa voix et sa colonne vertébrale onduleuse légèrement écroulée. Serpentine entre les omoplates d'oiseau qui déchiraient son dos. Lui il dégoulinait : de parfum déjà, mais aussi de transpiration, d'énergie, de substance. Il dégoulinait de sensualité, il était crade, faunesque, parce-que le monde l'avait embrassé de ses lèvres goulues, et qu'il avait aimé s'enrouler dans la moiteur scélérate de sa langue palpitante. Il avait aimé être salie, s'était complais dans la souillure jusqu'à l'ancrer à sa moelle. Il était informe également ce gosse là, mais cette pâte fangeuse qu'il avait à l'intérieur de lui, qui formait la mixture tourbeuse de ses pensées, le boudin de ses entrailles, il la gerbait à pleine gorge, il la suait, il la crachait volontiers sur le monde, la laissait s'écouler hors de lui dans une marée hypnotique et immonde, une pollution sonore et visuelle fabuleusement affreuse. Il ne cherchait pas à prendre forme ce garçon là, à s'aiguiser le c?ur, non : sa force, c'était de nourrir la substance informe de son être et d'éclabousser l'extérieur en giclures anarchiques, sa force résidait dans le plaisir qu'il prenait à être une souillure invasive, insidieuse et charmante.
Il était magnifique. Il a emporté le garçon à la finesse calcaire, aux cernes arachnéennes, parce-qu'il s'est dit en voyant sa gueule blême, qu'il avait une anatomie de voilier, avec ses clavicules dressées, sa pâleur létale et son corps filiforme. Or, l'océan de sa chair en ébullition, la mer déchaînée de sa gestuelle crépitante, avait besoin d'un bateau qui voguerait au milieu de sa tempête furieuse. Le garçon qui parlait à ses plantes était facile à posséder, un geste simple aurait suffit pour se l'accaparer. Lui avait une multitude de gestes, tous dirigés vers le voilier humain.
Alors les deux se sont acoquinés. D'un peu trop près sûrement, parce-qu'ils ont été jusqu'à explorer le délicat méandre de leurs dédales intestinaux, des tunnels d'intimité glissante. Ils ont gémis ensemble. Et la première fois qu'ils ont roulés sur le lit aux draps plissés, il y a eu un autre bruit que celui de leurs bouches voraces, de leurs corps mêlés entrés en collision, un bruit qui a résonné dans la chambre poisseuse.
Le garçon de calcaire a murmuré dans le souffle de l'autre : "Attention au pot de fleur"
Mais en vérité, il n'en avait plus rien à faire.
01-02-2017 à 11:42:20
C'est un enfant qui chancelle au bord de ses chansons, des chants immenses aux frontières élastiques. C'est un enfant dont les pleurs et les cris se muent en mélodies, un enfant dont l'âme malade fleurit au bord des lèvres en bouquets bilieux, dont les mots s'élancent en vrilles mélancoliques. Sa gorge est engouée, son visage crispé se meut dans le flux ondoyant des harmoniques brisées qui naissent dans l’amphithéâtre carné de sa poitrine, qui résonnent dans le jardin cramoisi de sa bouche. C'est un filet argentée qui danse à ses paupières.
Elle est rauque, sa voix. Fêlée comme des éclats de charbon, craquante, cassée. Elle est claire, parfois. Presque tintante, comme un grelot timoré perçant le silence de la nuit, caracolant dans les plaines dévastées du soir criblé d'angoisse. Mais c'est d'une pureté trompeuse dont elle s'habille, cette voix. Parce-que l'enfant n'en est plus un, ce n'est plus un gamin, ce n'est plus l'innocence qui fait vibrer sa gorge. Ce n'est pas le plaisir.
C'est juste la douleur. C'est le besoin d'expectorer la souffrance emmêlée à ses tripes nouées, le besoin vertigineux de crier. Ce n'est pas une chanson, même si ça en a l'air : c'est le hurlement de détresse d'un animal crevé qui clabaude sous un buisson d'épines, c'est le cri d'un écorché qui tombe à bas sa croix. C'est la douleur d'un garçon qui est le dernier de sien, d'un oiseau déglingué par la fureur des Hommes. Alors ce n'est pas si agréable que ça de l'entendre chanter, c'est presque dérangeant. C'est une beauté malsaine, hypnotique, ça touche au voyeurisme. Car il se brise le garçon, il éclate en mille et un morceaux de faïence orientale, sa voix est un marteau qui lui défonce les côtes, c'est une deuxième bouche qui lui dévore les joues, c'est une nuée de doigts qui pétrie ses paupières, qui lui chatouillent les nerfs et jouent malicieusement avec les souples circuits de sa colonne vertébrale. Vertèbres cliquetantes déphasées qui s'écroulent, se redressent, craquent à l'unisson. Il est en mutation constante, car la fréquence étrange qui naît dans sa poitrine, la vibration impie, cruelle et merveilleuse, abolit les frontières parfumées de sa chair.
Il ne sait pas s'il doit rester debout, s'il doit ou non ébaucher un pas de danse, rien qu'un mouvement des mains ou des épaules tremblantes. Il n'a foutrement pas d'idée quant à ce qu'il convient de faire quand l'hiver se cheville à vos os, qu'il remonte et descend le long de votre dos. Ce n'est plus un enfant, mais il ignore bien des choses. Il ignore par exemple la manière dont on survie au deuil. Il ignore le terme "stress post-traumatique". Il ne sait pas quel comportement adoptent les victimes de guerre. Et peut-être que tout ça n'a aucune importance, car même s'il savait, il resterait chancelant, bouffé par son malheur, un sourire désabusé aux lèvres, silhouette rongée oscillant sur les vergues, titubant aux frontières de son royaume éolien, de voiles et d'azur rêche. Le bateau est son arche. S'il savait, il ne sortirait pas de sa complaisance immonde, il garderait les mêmes paupières lourdes, la même présence spectrale. Il s'en voudrait juste un peu plus de ne plus savoir vivre- d'avoir oublié comment faire tout en s'y esbignant. Et il se tuerait un peu plus à la tâche pour s'excuser d'être là, d'exister, même un peu, même avec la précarité d'un flocon de neige, la constance d'un coquelicot effeuillé par la brise.
C'est un garçon fragile, c'est vrai. D'une insoutenable délicatesse, d'une douceur presque létale. Un garçon qui n'arrive même pas à se mettre en colère, qui est devenu incapable d'exprimer des reproches. C'est une coquille de garçon. Un sarcophage humain craquant sous le soleil.
Et puis parfois, il chante. Tout comme maintenant, il chante. Ça arrive le soir, quand les cieux sont poignardés d'étoiles, que la liqueur de la nuit dégouline enfin sur l'azur aride, coupant. Ça arrive quand les autres marins le regardent et lui quémandent un chant, l'enjoignent à déployer ses maux cristallisés. Quand on écoute enfin toute la souffrance qu'il a à partager ; parce-qu'alors, cette fois, c'est dans une autre langue, et on peut faire semblant de ne pas comprendre son doux cris d'agonie, en profiter sordidement tout en en restant loin.
Quand sa voix qui titube sur les mots s'élance furieusement à l'assaut de la nuit, la peuple d'arabesques et de sanglots secrets, c'est là qu'il déblatère enfin, qu'il parle de la guerre... Des images entremêlées de la guerre, des éclats de souvenirs qui lui entaillent les yeux quand le sommeil le prend, le tourmente et le recrache dans la clarté maladive de l'aurore.
C'est dans ces moments qu'on l'écoute enfin, sur le pont du bateau, qu'on daigne le comprendre envers la langue absente. Qu'on lui tend ses oreilles et son coeur pour le faire exister, au moins un peu, au moins autrement qu'en tant que corvéable. C'est dans ces moments là qu'on l'aime, Azaria.
Mais ce soir, il ne chante que pour une seule personne. Un autre oiseau curieux, un autre enfant factice. Tronche explosée de rousseur, désaccordée sur des sourires traîtreusement enjôleurs. D'un charme empoisonné... Une fleur de charogne ce garçon là, l'oiseau dont le chant vous égare dans les bois. Dont le malaise est comme une cape, avec laquelle il enveloppe les imprudents qui se laissent approcher- une lourde cape de velours nocturne.
Oiseau de mauvaise augure. Mais de bonne volonté, parfois.
Compatissant peut-être, ce soir là. Attentif au moins.

- Alors c'est vrai dit-il.

- Quoi donc Elly ?

- Ils le disaient au camp. Ils t’appelaient le Rossignol.

- Ils m'appelaient Tristelin...

- Parce-que tes yeux ont l'air anéantis.

L'oiseau chanteur sent son coeur se serrer, ses lèvres convulser. Un sourire moribond sur son visage froissé. Est-ce un reproche ? Un fait ? Le Rossignol n'ose pas réinventer son chant.
Un jour, même sa voix refusera l'existence dans un sursaut vibrant, et il rejoindra les charniers d'Arménie.
01-02-2017 à 11:42:54
Emmêlé aux ronces du sous-bois flétris, dans l'exhalaison délétère de l'automne. C'est son lit pour ce soir, et le dernier de sa vie. En temps normal, il appréhende les minutes qui précèdent le sommeil... Elles sont empreintes d'une solitude terrible.
Cette-fois-ci, il ne se retourne pas. Ses draps lui collent au corps. Immobile, il écoute et regarde.
Il fait nuit. Le lac est sans fond à cette heure. Les algues qui dérivent à sa surface ressemblent à des chevelures empêtrées de bâtons, la vase et les feuilles mortes dérivent en tourbillons. C'est calme pour une danse, d'une étrangeté poignante, comme si des noyées remontaient du fond âpre des âges, ignobles bulles de chair diaphanes jaillissant des crevasses... Des replis salins de l'océan ou des veines aux roulements laiteux d'un torrent, où elles dormaient d'un sommeil de fossile. Revenues à la surface pour valser sous le bourgeonnement dru des étoiles, la gueule atone plongée dans l'eau, leurs membres ballonnés ondulant au gré des caresses voluptueuses du courant. Bullant silencieusement des salutations mornes- c'est la haute société des ténèbres qui palabre ici. Discutant là, sous la surface cousue d'ondulations phosphorescente de lune, des cercles argentés plissant le draps d'eau noire. Aristocrates laiteuses répandues dans l'onde obscure, danseuses livides suspendues par la mort ; elles le distraient de sa panique.
Ce serait sûrement beau dans d'autres circonstances, d'une beauté macabre ripolinée fiévreusement de métaphores vivaces. Il en ferait un poème en vers hachés, une chanson percutante- il irait la murmurer au micro de son portable, du bout des lèvres sèches, et l'écouterait le soir avant d'aller se coucher, parcourant les tremblements fébriles de sa propre voix, les vallons de chair molle évoquée dans un chuchotis rauque, roulant son esprit dans la giclée florale des mots d'horreur susurrés lascivement. Non pas qu'il aime s'entendre parler. Les nuances changeantes de ses vocalises adolescentes l'horripilent : il essaierait simplement de se comprendre lui même d'un point de vu extérieur, de percer les voiles trompeurs de ses inflexions théâtrales, tourmenté de questions à la lisière des rêves. Un pied dans le royaume carnavalesque et changeant du sommeil. Pas un pied dans la tombe comme c'est le cas maintenant. Sans doute les deux. Qu'est-ce donc qui le retient ici dans cette niche épineuse ? Quelle membre crochu persiste à l'accrocher au rebord déchiqueté du royaume des vivants... ? Serait-il illégitime de se laisser tomber ? De se vautrer dans la mollesse du sol.
La fange est si douce. La boue est fraîche, affectueuse, délicieusement collante. C'est un cocon poisseux suintant de parfums, un baume de décomposition qui semble pénétrer ses blessures de langues précautionneuses, diffuser ses baisers à travers les lèvres sanglantes de ses entailles ouvertes, tournoyer amoureusement sous l'épiderme chaud. Des baisers ruisselant, d'une tendresse imbécile et bornée, posés sur la moiteur douloureuse de son cœur. Des capiteuses et de lourdes caresses, des convulsions de vase à fleur de l'épiderme ; ce sont les embrassades de la tourbe aussi fraîche, aussi souple qu'une chair. Que de baisers ce soir... Que d'amour cannibale.

La forêt mâche dans les ténèbres, elle rumine ses puanteurs abjectes, ses animaux efflanqués, ses discussions foliaires, elle sirote les fluides onctueux de la nuit... Le sirote lui, par un millier de bouches délicates, susurrant sa séduction funeste à ses oreilles bourdonnantes. Car ce n'est qu'une nuit de plus, au fond. Rien qu'une nuit. Et que fait-on la nuit ? La nuit, on dort. On se couche sous un drap grouillants d'insectes, on se couvre de feuilles humides, on rejoint la matrice imputrescible du songe. Et là, dans le sommeil, on oublie tout du monde, si ce n'est à travers des tragédies cryptiques, des passions intangibles ou des bonheurs fantômes. Peu importe que le matelas soit de plumes ou de fange. Quand la fatigue est là, les paupières jouent leur rôle, tout simplement, doux carrés de feutrine sur le globe oculaire... Il y a pire après tout, qu'un épuisement si délicieusement entortillé de douleur comateuse. Les bois sont confortables. Plein de berceaux noueux, des tombeaux ouverts aux draps ruisselants. Une forêt détrempée n'est rien qu'un univers d'aquarelles tangibles fondant sur la rétine, un flou dansant de moiteur pénétrante.
Il y a toute sa place désormais qu'il a été marqué. Il est aussi tendre et mouillé que la boue, aussi inerte que les buissons de mûres. Son jus est plus sucré, sa puanteur suave, mais il est immergé dans la torpide aura de déréliction embaumant la forêt. L'humanité tient à si peu de belles choses... Quand elles s'envolent, tout devient tellement simple. Il suffit de se laisser porter par les chants de la nuit, la sonate étiolée du vent, les friselis des arbres. Les bruits d'une faune à la fourrure perlée, marbrée de terre ou de sang. La faune qui s'élance dans un silence poreux... Le Faune qui traque armé de sa musique. Marbrée aussi de poussière et de sang. Rôdant lui aussi sous la feuillée tourmentée par les mandales du vent. A la recherche de sa pitance, comme tous les animaux.
Il ne peut pas vraiment lui en vouloir d'avoir faim de sa chair. Son corps est moelleux et sucré, un vrai nanan fourré de carne molle, tout juteux d'un sang riche en hormones, tout plein de sève. Il se mangerait lui aussi s'il était un Faune. C'est tellement évident. Les citadins comme lui sont sans doute délicieux, gavés jusqu'à l'excès, d'une tendresse impudente, d'une opulence charnelle provocante. Des entrailles bien grasses, des muscles crémeux, des viscères bouillonnantes de jus acidulés... C'est inconvenant de saveurs anticipées. Et son odeur appétissante a dû onduler à travers tous les bois, jusqu'à des narines ne craignant pas ce parfum virulent. C'est une odeur qui porte, que celle des villes et des adolescents. Plus encore quand elle charrie la peur.

Il a vite regretté sa fugue. Ce n'était pas la première, bien entendu, à le porter loin de chez lui, à le propulser comme une chicot d'enfant sur le goudron de la route. C'est une solution de dernier recours pour attirer l'attention de ses parents dont il est familier, presque une routine désormais. Plus personne ne s'en soucie vraiment, pas même lui, n'y trouvant plus rien de magique ou d'excitant propre à le faire vibrer. Mais il n'avait jamais été se perdre dans les bois, il n'avait jamais coupé à travers champs pour traverser le pays. Il ne s'était pas mis en tête d'exiler sa crise morale aux confins des montagnes. Jusqu'à maintenant, ces jours de fuite s'étaient déroulés dans le cadre anguleux des métros, des cités, des petits villages perdus rejoins en auto-stop. Il avait parcouru des supermarchés, des magasins, des squares- un rassurant labyrinthe clignotant de lumières, aux méandres foisonnant des symboles connus, résonnant de paroles enveloppantes, un royaume où tout avait un sens définis, où chaque vide se retrouvait prestement comblé. Ce n'était pas sans danger, surtout le soir, mais il était entouré d'une masse anarchique d'existences futiles, une hydre humaine aux gesticulations réconfortantes. Bercé par la certitude qu'il ne serait jamais réellement seul en dehors de sa chambre, qu'il existerait sous un millier de regards fugaces. C'était ça après tout : il voulait être vu, être touché, pétris. Appartenir à un groupe, à quelqu'un, briller un peu ou exploser. Exploser fabuleusement, comme étoile filante. Par crainte de s'égarer tout seul à force de silence, de ne jamais trouver le chemin menant à la parole...
C'est différent ce soir. La solitude qui le transperce ici n'a rien à voir avec celle des écoles, des chambres bordéliques ou des draps gelés. Ce n'est pas une solitude humaine, elle est plus viscérale, plus violente. Elle est descendue du cerveau reptilien pour éclore dans son ventre comme une graine d'ortie. Elle n'a rien à voir avec celle qu'il a fuit. Ce n'est pas le sentiment d'être abandonné, incompris ou rejeté... C'est plus grand que ça. C'est une solitude plus vaste, plus noble, une solitude qu'on endure avec une certaine dignité. Car elle a quelque chose d'immense qui invite au respect. Car c'est une maîtresses sèche cette solitude, et non geignarde ; elle est fatale si on s'en plaint, si on pleure dans la nuit, si la peur est audible. C'est une solitude exigeante qui ne permet pas d'erreurs ou de sanglots morveux. Et il ne peut qu'avoir conscience qu'elle précède son décès, cette solitude solennelle et si ample. Il n'arrive pas à s'en réjouir comme lors de ces fantasmes où ses parents agonisent de douleur et de culpabilité de l'avoir délaissé. Il ne peut pas non plus s'en attrister, car cette mort lui semble trop banale, trop évidente, trop désinvolte. Il est juste noué, des entrailles aux neurones. Tétanisé dans l'étreinte de la boue.
Ce n'était pas une bonne journée pour mourir. Elle a été salissante, pleine de piqûres et d'angoisses. Elle n'avait rien de magique ou de reposante, ni de terrible ou de définitif. Elle ressemblait juste une épreuve remplie de trébuchades, d'obstacles à surmonter pour grandir un peu plus. Une expérience désagréable mais enrichissante. Un long parcours qui aboutirait à une prise de conscience quelconque, à des remontrances intérieures acharnées, et puis...

Et puis le Faune est arrivé.

Il s'était posé, environné de moustiques, quand au bord d'un ruisseau semé de joncs, c'est soudain apparu. Une silhouette née en arabesques spontanées dans le souffle ondoyant du crépuscule, déployée dans l'air lamellé de lumière, comme un origami géant colorée de soleil, zébré d'obscurité. Une ombre immobile tout d'abord. Une chanson enjôleuse ensuite. Glissements râpeux dans le sous-bois, bruits feutrés des feuilles mortes, craquements délicats des branchages ; trilles précautionneux mêlés aux ondulations chatoyantes de la musique, aussi coulante que du miel chaud. Capiteuse mélodie capricante, plus suave qu'un parfum. Des harmoniques effervescentes, sautillantes et joyeuses, épanouies sous des doigts agiles roués de crasse. Et des paupières fermées paisiblement sur un visage atroce, de longs cils de biche d'un brun luisant- un corps immense perclus de parfums, gravé d'entailles. Une anatomie fracassante, plus belle d'avoir été salie, brisée, frappée sur les rochers. La matière même des animaux sauvages, coulée dans le bronze d'un moule anthropomorphe.
C'était là, impensable. Ces pattes foisonnant de fourrure, ces cornes vrillées. Une gueule abîmée et bestiale, un mufle caprin sur un visage barbu. Quelque chose de bouleversant avec cette carcasse indécise, cette ossature chimérique. Et de vertigineux. D'ignoblement hypnotique. Cette absurde concordance anatomique, ce ridicule excès de sensualité ; ce corps noueux aux entrailles opulentes. Cette érection monumentale voilée par les sons de flûte ; cette chair hybride le distrayant à peine de la mélodie fauve. Ces matérialités frivoles étiolées par la musique, balayées dans la brise... Tout semblait naturel et à sa juste place. Il n'était pas étrange à voir là, dans la clarté aqueuse du crépuscule. Il était l'émissaire des vents et de l'humus, son odeur se mêlait à celle de la forêt. Son corps absurde et sublime à la fois n'était pas plus bizarre que la silhouette d'un arbre... Moins torturé, plus accueillant en ses détours charnus. Rien qu'à le voir dressé sur le tapis frétillant de feuilles mortes, il semblait chaud et vaste, irradiant dans l'air frais comme un soleil errant. Malgré ses déliés animaux, sa gueule esquintée de bestialité, il avait ces mains d'homme qui semblent faîtes pour caresser le monde, pour le conquérir par d'amoureuses et curieuses palpations, des tâtonnements avides ; monde emprisonné dans les lignes des paumes, coulé dans les sillons encrassés de sa peau. Mains habiles aux doigts vifs, démentant les sabots, les pupilles verticales et le mufle caprin. Doigts posés en oiseaux sur le roseau taillé. Fabuleux instrument porté à ses lèvres charnues, pulpe souple andrinople, aussi gorgée que le raisin qui pulse. Trop humain dans ses persuasions, trop primale en son charme : il semblait une réponse à son silence et à sa solitude. Et du chant de sa flûte il l'appelait à lui.
Alors il est resté envers cette étrangeté qui ne voulait pas s'imposer comme étant inquiétante, drapée d'une beauté mystiques tissée par la musique. Il s'est laissé conduire en vibrant par les notes bondissantes, il a laissé le filet scintillant, tout ondoyant de ses harmoniques acatènes l'entourer, captivé en son âme et sa chair. Il a laissé la puanteur de charogne l'atteindre, l'envelopper d'un parfum de viande en sueur, d'abdomen entré en éclosion. Plein de mort et de vie à la fois. Définitivement séduisant, aussi épais et aussi lourd qu'une venaison sanglante dont on aurait recouvert ses épaules. Peau de lynx écorchée, comme le manteau de Pan...
Il a aimé la chaleur infecte du Faune, y a trouvé quelque chose d'agréable, de confondant, de cruellement sublime. Caressante ardeur, vagabond incendie...

Il a aimé sa bouche dévorante au départ. Il a même aimé ses mains brutales. La langue onctueuse dans son cou l'a fait tremblé d'extase. Tout était inédit. Les sensations nouvelles écloses sur l'épiderme, l'absence totale de mots, la débâcle organisée des sens... Emberlificoté dans la félicité d'une luxure embrassée, il s'est donné d'un seul tenant d'humanité fébrile aux agaceries du Faune. Aux paumes-chalumeaux frôlant sa peau glacée, transie de froid autant que de solitude. Glissées en intruses impudentes sous les vêtements, jouant de la harpe sur ses côtes, coulissant tendrement sur ses mamelons dressés, sur son ventre duveteux. A ces lèvres gorgées de soleil s’égarant à son front, sur ses paupières et sur ses joues... Souples quand elles ne dévoilaient pas, d'une caresse buccale, une antre de moiteur écarlate enroulée dans la fourrure d'une barbe. Toison râpant en surface autant qu'elle enfouissait en ses nœuds les doigts crispés d'un garçon ravagé par la douceur d'un Faune. En dérive sur l'océan de la chair, disloqué par ses vagues, bercé dans son écume. Les frontières incertaines de cette chair frétillante, les sensations aussi délicates qu'insupportables explosant ça et là aux lisières délitées de l'épiderme épluché par les paumes de sculpteur ; il n'était plus que d'argile malaxée, tout fait de crème fouetté. Donné à l'autre. Dégoulinant entre ses doigts, s'échouant à sa carcasse, il était tout abolie de plaisir. Les mains du Faune étaient partout, ses lèvres chaudes se sont multipliées pour le couvrir tout entier, sa langue a bu la sueur à ses côtes, a exploré sa bouche pour lui rapporter les saveurs acidulées de sa propre confusion charnelle- délicate, piquante.
Il en a oublié d'avoir peur lors d'une éternité à glisser dans ces caresses liquides.
Mais il a fuit quand les premières morsures ont commencé à jaillir de cette bouche amoureuse. Il a décampé face à la langue dardée, trop douce pour un visage de Faune, trop traître en ses caresses exquises- qui goûtait autant qu'elle prodiguait ses cajoleries moelleuses. S’affolait des saveurs de son corps avec un appétit qui n'avait pas qu'à voir avec de la luxure. Il s'est éparpillé en cris dans le sous-bois quand ces mains frénétiques se sont mises à lui pétrir le ventre avec une gourmandise un peu trop prononcée, une volonté affichée de creuser jusqu'à la savoureuse provende de ses entrailles. Il a disparu en gestes endiablés, abîmé dans l'extase par la portée cannibale de ce désir bestiale.
Le Faune l'a laissé faire, se pourléchant les lèvres. Mais son chant l'a suivit. D'une main il lubrifiait son sexe de salive et de sang, de l'autre il jouait de sa flûte en roseaux.
La musique l'a traqué dans les bois, galopant entre les arbres, glissant dans les artères amovibles du vent. Elle s'est mise à courir autour de lui, à le cerner, à lui grimper dans le dos, à se pendre à son cou pour lui mordiller le lobe. Elle s'est mise à traîner derrière lui, traçant une piste dans l'humus foisonnant de champignons. Mais il courait sans se soucier des traces, fouetté par la végétation, agrippé par la nuit, étouffant de panique. La musique était incisée dans sa moelle, elle était derrière lui, à sa droite, à sa gauche, elle picorait sa bouche et dansait dans son crâne. Scabreuse, et pleine de promesses... Des promesses délicieusement ignobles, parlant d'extase entremêlée de souffrance, d'éparpillements lubriques et voraces à travers le sous-bois. La musique évoquait de soulageantes dislocations, un allègement du corps, l'alchimie du sexe et de la faim- une passion absolue. Elle parlait d'interpénétration des chairs unies dans une symbiose parfaite, et tous ses arguments étaient d'une beauté païenne qui lui sciait les côtes.
Mais il a fuis. Jusqu'à perdre les avances effrénées du chant magnétique dans les bruits entêtants de la forêt. Jusqu'à pénétrer dans un monde de feutrine et de voiles humides, un univers de chuchotis, d'obscurité et d'oiseaux nocturnes. Il a couru puis titubé des heures. Des croûtes molles se sont formées sur les blessures suintantes prodiguées par le Faune ; d’autres blessures plus ternes sont apparues, l'entaillant un peu plus près de l'os à chaque morsure de la végétation. Il lui a fallut une éternité avant de tomber dans ce buisson d'épines, si exténué que la panique s'est délogée de son corps. Et c'est là qu'il s'est mis à attendre, en ce royaume d'étoiles gelées , d'humus et de racines.

Ici, les feuilles tournent paisiblement sur l'onde obscure du lac. Ici, la fange est douce. Ici, il se meurt dans une étreinte tourbeuse.

Il est décapsulé, les entrailles crépitantes comme du champagne. La pression s'est transformée en effervescence nébuleuse, cosmique, montant droit vers les astres comme un nuage de bulles. Il pétille telle une boisson gazeuse, s'échappant dans les branches en volutes chaudes, dégoulinant dans la tourbe amoureuse. A la terreur succède une légèreté grisante.

La nuit a été longue, c'est vrai. Mais son lit de ronces et de boue est d'une douceur exquise. Et il sait qu'on viendra bientôt l'y rejoindre. Ce sont des noces sanglantes, mais elles sont siennes, uniques. Il ne s'endormira pas seul ce soir...

Au chant coulant de la nuit se superpose à nouveau la mélodie du Faune.
01-02-2017 à 11:44:38
Fais fonctionner l'ampoule. Tu peux créer des étincelles si tu y mets du tien. Il faut déverser de la substance dans cet acte de volonté pure. Il faut se déverser, soi, allumer ses entrailles pour en tirer des gaz magiques, provoquer l'ébullition de tes fluides intimes pour en tirer des puissantes volutes ; un brouillard âpre incendiaire, crépitant d'énergie. Il y a du pouvoir qui sommeille dans les nœuds charnus du ventre, un carburant né des jus qui clapotent au fond de l'abdomen...
C'est ce qu'a dit cet homme. En substance. Cet homme sait beaucoup de choses. Il a des yeux immenses et des sourires voraces, des oreilles béantes sous sa crinière immonde : son anatomie est celle d'un gars remplis d'une sagesse foisonnante, le genre qui bourgeonne en mélopées embrouillées sur la langue, et qui s'entortillent à l'arborescence névralgique pour donner de l'ampleur et de la force aux gestes. Comme une valeur-ajoutée au réseau entortillé des nerfs. Il inspire la confiance et la peur cet homme- révérencieuse la peur, évidente. On respecte les hommes tel que lui. Ils ont des gueules qui ressemblent aux tables de la loi, avec les dérapages malséants de leurs traits emmêlés, le plis confiant de leurs lèvres impudentes, les entailles foliaires parcourant subrepticement leur peau incrustée d'une crasse parfumée, dans les bras de poussière accueillants de la route. Leurs blessures racontent un tas d'histoires. Leurs mains aussi. Et leurs silences. Et leurs voix ; toutes les voix qu'ils ont au dedans la gorge, dans le fourreau emperlé du gosier. Une voix pour parler, une voix pour conter. Une voix pour chuchoter, une autre pour hurler.
C'est de sa voix d'escroc qu'il a dit au gamin : fais buller tes entrailles mon garçon, il y a dans ce tas de tripaille opulente emballé dans ton ventre, une énergie que tu ne soupçonne pas. Tu es plein de sucre mon petit lokoum, tu n'es que de nougat et de miel ; et le sucre est le carburant du corps. Garde l'ampoule entre tes mains, concentre toi. Allume ton ventre au briquet du désir, rêve aux vrilles ensorcelantes des sucs gastriques en train de s'évaporer. Si tu te concentre bien, si l'envie est assez forte, si tu réveilles la magie de tes tripes, alors l'ampoule va s'allumer. L'ampoule va s'allumer gamin, entre tes paumes toute blanches... L'énergie va passer par tes doigts d'enfant-gâteau, rouler sous tes ongles nacrés. Tu vas sentir un vertige. Et l'ampoule va briller.
Il y a cru. Il y avait tant de succulent mysticisme en cette voix. Tant de profondeurs occultes, tant de nuances chaudes, de replis vibratoire... Tant de volonté. La volonté de lui faire croire que tout était possible. Que l'ampoule pouvait s'allumer, enfin de compte. Car il y a une force nébuleuse dans les mots et dans la conviction, une énergie absurdement puissante. Car cet homme devait bien le connaître, le secret pour tirer du ventre d'un garçon la magie endormie... Il devait pouvoir révéler, en plaçant sa confiance entre les mains boudinées de ce gamin pétris de gloutonnerie, une sorte de splendeur intrinsèque, la beauté sublime et orgueilleuse des entrailles ; ainsi que ses pouvoirs. Les pouvoirs hypnotiques des intérieurs humains, l'énergie de la viande et de ses jus sanglants où la croyance infuse.
Le gamin veut bien croire à ces charmants mensonges. Il est bien plus aisé d'y croire que de regarder en face le taudis crasseux où s'est échoué sa mollesse intrépide, sa rousseur blondoyante transportée d'inconscience. D'innocence. Bienheureuse candeur enfantine, pétrissant encore de ses doigts patients un cerveau légèrement arriéré- car il n'a jamais été bien malin cet enfant. C'est la raison pour laquelle il a fuit dans les rues quand sa vie a pris des détours trop morbides. Quand les chants frénétiques de Papa et Maman sont devenus un peu trop salissants, que leur passion s'est mise à gicler sur les murs. Et que les bleus ont dégouliné comme des aquarelle sur son corps aussi tendre et mousseux qu'une pâtisserie, meurtrissant la tendresse intolérable de ses membres d'enfant. Quand Tirrill, grande Tirrill aux longues mains vives, s'est mise à joueur aux décorations de noël suspendue au plafond- sûrement lassée d'être toujours sérieuse, de répéter "Ne t'en fais pas Missou, tout va aller Missou, viens dans mes bras, ils jouent, ils chantent. Viens là, on dessine Missou. Ne fais pas attention."
Elle a voulu se délester de son sourire figé, de son teint blême. Tirril s'est mise un collier autour du cou, un collier qu'elle a passé également à la poutre de leur chambre. Pour jouer sans doute. Comme jouaient les parents en chantant dans le salon. Comme jouait Fanny en s'échappant le soir. Rien qu'un jeu de plus dans leur maison si pleine de bruits et de mouvements. Misael ne s'en est pas inquiété au départ. Il a regardé Tirril se balancer en faisant des grimaces- il lui a répondu, tordant sa gueule croquée de rousseur de moues délicieusement bougonnes. Mais Tirrill n'a pas voulu descendre du plafond quand il a commencé à lui dire qu'il s'ennuyait. Quand il fait sa crise. Quand Maman est entrée dans sa chambre. Quand Maman s'est mise à chanter très fort, sans Papa. Elle a continuer d'osciller avec ses longues mains froides, indifférente, persistant à tirer une grosse langue de sa gueule bouffonne.
Et Fanny n'était pas là. Et Maman s'est mise à chanter en s'arrachant les cheveux. Des grosses touffes de cheveux dans un ouragan lacrymale et morveux. Elle était disloquée de tremblements. Tout ça... C'était un jeu d'adulte. Misael a pris peur. Ce n'était pas de son âge.
Misael s'est enfuis. Et de si petites jambes n'auraient pas dû le porter aussi loin. Mais le fait est qu'il est là désormais, dans le squat aux murs léchés de peintures et de tags. Le fait est que cet homme, celui qui l'a aperçu blottis sous un banc, qui lui a pris la main et l'a mené ici, cet homme là aux yeux de hibou et à la voix d'orgue, lui a mis entre les mains sa confiance cristallisée d'adulte. L'ampoule. Une rondeur si grisante, faisant écho aux courbes de ses joues. Un parfait morceau de joie cristallisé, un éclat de lumière, incorruptible, délicieusement transparent.
Et tandis que cet homme à la gueule ensevelie de barbe le couvre d'un œil immuable, marmonnant à l'oreille d'un grand badin androgyne à la crinière pourprée et aux traits impassibles, front festonné de fleurs, bras tintant de breloques, Misael fait mine de ne voir que l'ampoule. Il se convainc qu'il pourra l'allumer. Il y croit, comme il a cru aux mensonges de Tirril.

-Garde le bien à l’œil Poppy. Surtout surveille moi ce môme là. Je dois aller trouver le p'tit Snow, je sais où il traîne à cette heure. Son oncle est flic. Son oncle le ramènera, lui. Mais ne t'avise pas de le perdre ce gamin, hein ? Garde le là. Il y a trop de rondeurs chez ce môme pour que la nuit résiste à lui croquer dans le bide.

-Oui.

-Je compte sur toi.
Et cet homme se tourne. Il regarde l'enfant concentré sur l'ampoule. Il y a une compassion infinie sur sa gueule escarpée. Il se penche, et une de ses grosse mains balaye la tignasse fauve.
N'oublie pas gamin. Ferme les yeux, et concentre toi sur ton ventre. Ecoute le, chatouille le de l'intérieur, avec la langue infiniment délicate de ton esprit. Et l'ampoule s'allumera. Parce-qu'il y a de la magie en chacun de nous.
L'enfant acquisse d'un air grave. Il ferme ses paupières. L'image de l'ampoule persiste un instant dans la noirceur grouillante.
Et cette image vibre d'un millier de couleurs.
01-02-2017 à 11:45:00
Il s'appelait Nounou, appartenait à un gamin lambda un peu tiède en son âme, et c'était une brave peluche quoiqu'un peu suturée aux jonctions de ses membres et tout le long du dos. De celles qui étouffent les sanglots des enfants et prennent au dedans de leur corps emplis de mousse leurs tremblements d'angoisse, car elles ne possèdent pas d'os ou de viscères qui soient dérangées par ce mouvement fébrile. Tous tendres animaux factices qui sommeillent dans le creux d'une étreinte étouffante, heureux d'être esquichés par des petites mains moites. Ces compagnons du soir qui dans les draps remués par les peurs infantiles, deviennent des bouées de sauvetage où s'accrocher pour échapper aux remous de la nuit- l'océan de liqueur où on les plonge au soir. Vaste nuit qui se colle au visage des enfants, les travaille de ses doigts gantés, les couvre de sueur... Qui de ses mains volubiles et poisseuses les retourne en leur lit, déforme les contours familiers de leur chambre, s'appliquant avec délice à leur rendre chaque jouet, chaque bibelot, un peu trop mystérieux pour ne pas leur faire fermer les yeux avec intensité. Tout se gondole dans un monstrueux carnavele de sillhouettes inquiétantes. Rien qu'un travail séculaire qu'elle accomplit sans d'autre arrière-pensée que celle d'étendre le royaume des ombres, d'offrir aux étoiles leurs heures crépitantes de gloire, dans les cieux malaxés. Et les étoiles se nourissent de prières, de sacrifices et de sanglots d'enfant.
On aurait pu penser que la nuit finirait par dévorer ce môme, comme elle le fait parfois. C'est un peu frugale comme repas, mais ça ferait sans doute un bien charmant dessert tout de crème et d'amande, qui caresserait sa langue de ses menottes soyeuses, en essayant de remonter tout au travers sa bouche, de franchir le cercle de mort de ses dents. Mais il était trop sage pour quitter son lit, l'enfant qui n'a pas de nom, et aucune mauvaise surprise n'attendait dans sa chambre. Ni sous le lit solitaire de la pièce, ni dans le coffre à jouet, ni dans les placards bien fermés et appliqués à n'émettre aucun grincement coupable. Le bois était bien endormis ici. Tout allait pour le mieux dans cette chambre. Elle ne cachait pas de secrets sordides, et l'on peut vous jurer que la maison où s'ouvrait cette alvéole d'innocence perclus de douceur n'était pas construite sur un cimetière indien. Elle n'était hantée que de rares bruits d'un bois un peu pourris, quoiqu'un brin isolée en bordure de la ville, et donc proprice à figurer dans des histoires horrifiques. Le grenier était vide. Aucun sous-sol béant à l'haleine fraîche et fétide pour inspirer la peur à ce gamin, qui, définitivement, ne portera pas de nom. Sans doute car cette histoire est courte et qu'on ne saurait lui trouver des syllabes qui entreraient en harmonie au diapason des mots formant la matière de ce texte- et qu'on se le dise après tout, on en a pas envie. Cet enfant est informe. Il n'est rien qu'ébauché, sans structure et tout de vides empreints. A t'on parlé de ses rêves ou cauchemars ? Non. Il n'a pas de cheveux, pas de dents, pas de joues. C'est un enfant aussi sombre que la nuit dans laquelle on a situé sa peur, un enfant de pétrichor, visqueuse inconsistance. C'est un peu triste à dire et même un rien abrupt. Mais on ne ment pas ici, on dévoile des secrets.
Quels secrets vous direz-vous peut-être ? A moins que vous n'ayez eu le temps de vous interrogez, auquel cas nous mettrons de nous même la question sous vos yeux.

( Nous est vaste et coulant, ne cherchez pas de réponse, il n'y a aucune question à ce sujet, puisqu'on ne la formule pas ici. Et sans doute que tout ce qui n'existe pas dans la structure du texte ne devrait pas impliquer des révélations un peu précipitées sur l'identité d'un mystérieux pronom. Ce serait traîner en longueur et le pourvoir de détails inopportuns. Or, nous ne mangeons pas de ce pain. Nous ne nous nourrisons pas de ce genre de denrée. Nous n'aimons que la lie et ne buvons pas d'eau. Et nous aurons cessé d'exister à l'orée courbe d'une dernière ponctuation. )

Le secret réside en Nounou la peluche, qui calme les frayeurs de l'enfant innommé. Donnons lui un peu plus à cet enfant des ombres, qui halète en son coin en réclamant qu'on lui cède des lèvres, une voix, des yeux pour voir, des fossettes à croquer- qui réclame en silence, dans l'idée, quelque part où l'on peut vivre en ayant aucune forme, en étant qu'une pelure qui s'enroule dans le vide, moins qu'une silhouette aux contours lâches, s'amenuisant dans une lente ondulation de chewing-gum étiré.
L'enfant possédait -c'est un mot que l'on pèse et dont on use à tord, car au fond il n'avait rien du tout, l'appartenance étant des plus insoutenable à sa précarité- deux parents. Pas un ou trois, pas de sœur ou de chien : deux parents. C'est assez pour la plupart des gens, et il se trouve que ça lui suffisait. Ils étaient d'une gentillesse chaloupée qui allait d'un point à l'autre du spectre de la chose, depuis l'implosion de tendresse à la bienveillance un peu vague. Ce n'étaient pas de mauvais parents, ils avaient des mains douces, des caresses à pourvoir, ils nourrissaient l'enfant et l'envoyaient à l'école plutôt que d'exploiter son petit corps charnu en vendant ses organes, ses tendres organes crépitant de sucre, son onctueuse tripaille de môme en bonne santé. Ce sont sans aucun doute les preuves qu'ils étaient des modèles de sainteté. Tout du moins, nous en sommes convaincus, car d'autres enfants que nous avons connu n'avaient pas cette chance là.
Nous aimons bien les parents de l'enfant, ils ont beaucoup de disques et une grande radio. Ils ont hérité de la maison en bordure de la ville. Ce sont de braves gens qui essaient de joindre les deux bouts. Sauf qu'il y a toujours un bout plus long que l'autre au final. Alors on peine à les nouer ensemble, on fait des stratagèmes qui sont somme toute des tricheries pardonnables. On les comprend, qu'ils se rassurent : ce n'est pas bien facile tout de même à notre époque, oui ma bonne dame, oui mon très cher monsieur.

( Le monsieur et la dame n'étaient que de passage, nous les avons convoqué pour faire de la figuration, ils ont été choisis sur casting : la dame était vraiment très bonne, et le monsieur réellement cher, car il était connu. Ne vous y trompez pas, nous n'en parlerons plus. Nous n'avons pas le budget pour ce genre de conneries. )

Ne jugez pas les parents de l'enfant. Ne les jugez pas quand ils prennent la peluche du gamin malgré sa moue froncée. Ce n'est pas de leur faute, ils font de leur mieux, mais ils n'y arrivent pas.
Ils ont besoin de cet argent. Alors une fois par semaine, ils laissent l'enfant dormir tout seul dans ses draps, avec la nuit seule pour border ses angoisses. Elle s'en donne à cœur joie, heureuse qu'on lui confie ce petit berlingot : elle est pleine d'attentions pour lui quand il n'a plus Nounou. Elle fait dégouliner ses plus précieux cauchemars dans le crâne de l'enfant, le couvre de baisés goulus qui font claquer ses dents, le suçotte jusqu'à ses os de nougatine.

( L'enfant a maintenant des cauchemars et des os. Il veut les rendre. Il est trop tard pour ça. )

Mais il n'a pas voix au chapitre, il doit affronter l'odyssée solitaire jusqu'aux rivages gluants de son sommeil agité et baveux.

( Qu'il est sale... )

C'est ainsi. Nous en sommes désolé. Un soir par semaine, l'enfant est sans repères, il suffoque dans l'océan du soir. Nounou a d'autres mains où presser sa tendresse de peluche. Les mains tremblantes des ados défoncés qui le fouillent et en tirent quelques petits sachets.
Nounou n'est pas un ourson comme les autres. Quand il est abandonné en journée dans un recoin du parc, ça n'a rien d'un oublie. Nounou attend qu'on vienne défaire les sutures de son dos, et que des doigts fébriles le vident de ses entrailles hallucinées, ces petites tumeurs de drogue qui reposent en son ventre. Avec toujours cette même expression un peu tendre et bougonne.
Le jour d'après, Nounou est de nouveau posé quelque part dans le parc. Les parents viennent le récupérer et l’emmènent à l'enfant. Ils lui recousent le dos, le passent à la machine -dieu sait combien sont sales les mains qui l'ont touché-, puis lui confient à nouveau les soirées de l'enfant.
C'est bien tout ce qu'il y a en dire. Nounou était une brave peluche. Dommage qu'un jour, on ne l'ait pas remis entre les mains de l'enfant. Emportée par une dame, ou gamin ou un chien ? Qui sait. Pas nous.
C'en est fini de l'histoire.

( Nous avons bu la lie. Le secret est levé. Nous n'existerons plus après la parenthèse. )
01-02-2017 à 11:45:45
Ça fait trois heures que le chat tourne. Il la gueule persane, le poil qui gonfle, luisant, des matous bien nourris ; c'est un gros chat aux yeux jaunes et aux crocs de platine qui se prélasse au sol, roulant dans la poussière, léchant ses pattes élégantes, toutes fines, comme des jambes filigranées d'oiseau. Il a de petits coussinets propres, un air austère, aristocrate. Et quand il approche des barreaux, sa petite tête renfrognée refoule une odeur ignoble, une puanteur de parfum florale mélangée aux remugles infects du pourrissement qui se poursuit dans les cellules attenantes- juste à côté, dans le silence, après que les râles se soient tut. Une odeur de viande assassinée qui colle à ses moustaches.
Trois heures que le chat tourne. Au tout début, son beau pelage gris zébrés d'encre et de neige était souillé de sang. Et le chat, aux babines, mâchouillait quelque viande tenace accrochée à ses crocs. Se pourléchant de sa petite langue rose, râpeuse, sur les lèvres noires, caoutchouteuses. Avec un contentement teinté d'indifférence qui avait tout d'obscène ; il était recouvert d'esquilles, poisseux de fluides divers. Et il ronronnait presque, comblé de manne pulpeuse. Festonné d'entrelacs carnés, émaillé de paillettes goulues- comme s'il revenait d'une fête organique, où les humains s'étaient fait confettis. Anéantis à la moulinette.
En trois heures, le chat a fini par se débarrasser des restes de la fête. Ils ont rejoint la piscine intrinsèque de ses barbotements gastriques. Après de longues, interminables heures à tourner, à rouler, à s'étirer comme un accordéon, en faisant sa toilette, il est tout propre. Pimpant félin à la robe lustrée. Et sa trogne affiche un air las, repus.
Mais pourtant, le chat attend en face de la cellule, tout à juger son occupant avec une gourmandise insistante. Le chat soupèse son corps d'un long regard vicieux. Jauge la chair opulente de ses cuisses, son ventre gonflé, ses bras d'angelot bien gras, ses joues pleines, ses lèvres très pulpeuses, ses doigts boudinés aux doux poignets d'amour. Sa gorge glissante de sueur, moelleuse et blanche, indolente et si pâle.
Des semaines enfermées tout au fond des cachots. A la lumière grésillante des torchères, dans l'odeur omniprésente de suif, à regarder les quelques bougies se consumer lentement. A attendre que l'obscurité finisse inexorablement par venir, pour mieux guetter des pas feutrés au sol, puis les étincelles bleues d'un embrasement phosphorique- bref éclat de lumière peignant la fuite pressante d'une silhouette esquissée, membres grêles et tordus, gueule de cheval aussi longue et ridée que la tablette d'un scribe. Où l'on aurait écrit les chroniques d'un millier d'assassinats, d'un millier de drames secrets enfouis pêle-mêle sous un parterre de roses. Charniers mystérieux nourrissant en liqueurs un frétillement bariolé de fleurs opulentes et soyeuses, quelque part là-dehors. Des milliers de roses, de magnolias, des plates-bandes de marguerite géantes, éructées du sol envahis de pourriture, criblé d'ossements rongés.
A l'aune de ces semaines, de ces mois... ces années ?, de tout ce temps passé avachis dans un coin, loin des étreintes impérieuses du soleil, il a perdu ses couleurs dans un néant livide. Seulement caressée par la lumière ondoyante des bougies, sa peau est devenue sèche, laiteuse. Et son corps jeune, son corps sec et ferme, a été gavé au tuyau de bouillies infâmes, de jus épais écœurants, pour gonfler en ballonnements hideux. Il a bien tenté de vomir au départ, mais on l'a bâillonné d'une venaison visqueuse, qui collait à sa langue, s'accrochait à ses dents, moulant sa dentition nécrosée de caris. Saveurs insidieuses de cuir et de pourriture. Puis ses mains, ces mains qu'il avait autrefois calleuses, et aujourd'hui pelées, soyeuses sous les peaux mortes qui les poudrent en caricature à celles d'une Grande Dame, ont été entourées de lignes barbelés. Liens mordants et glacés, qui se sont finalement engouffrés dans sa peau.
A un certain moment, il a abandonné. Il se rassure à l'occasion en songeant qu'il a bien résisté.
Désormais, ce n'est plus qu'un grand poupon muet, un nuage abondant de chair moite. Son corps est devenu un onctueux bourbier aux effluves rances, sa chair est molle, épaisse, sucrée. Il charrie bien des litres d'un sang riche aux flots tranquilles, ses artères sont calfeutrées de graisse, son cœur est lent, et lourd. Il n'est plus qu'un ondoiement palpable, qu'une tendre vague de muscles unguineux, bonbon dégoulinant au cœur fondant de carne. C'est un grand pain au lait, une part de gâteau fourré de crème. Même la gelée de ses yeux est d'une tendresse exquise. Ses larmes sont épaisses. Ses crachats sont suaves. Sa sueur est grasse, elle peine à se frayer un chemin à travers les pores humides de sa peau.
Il s'est mué en un parfait en-cas, un banquet opulent étalé dans toute ses abjectes largesses. Et sa date de péremption ne va plus beaucoup tardé, il en a bien conscience. Mais qu'importe. Il sait déjà que la dégustation sera lente et cruelle. Il a tout entendu des repas précédents. Concerto d'orgasmes assassins. Tous en sucions voraces, en bruits d'inimité mouillés, en battements visqueux d'entrailles ; tambourinements endiablées contre la terre battue, cris de gorets agonisants mêlés de trilles aiguës, sanglots morveux expectorés dans des cris de douleur. A ses oreilles, autant de mises-en-garde lancées inutilement. Pourquoi faire ? Il ne peut pas s'enfuir. Il ne l'a jamais pu. Et il n'espère pas une mort simple, pas après tout ce temps passé là, à écouter d'autres bagnards crever. Il n'attend aucune miséricorde, ce serait sot de sa part.
Il a cessé de se poser des questions, de chercher des raisons à son emprisonnement ou à son agonie. Il ne pense pas qu'on le punisse pour quoi que ce soit en le gardant ici. Il ne croit pas en un justice divine, ni en un tour du diable. Il a joué de malchance, voilà tout, en s’égarant un soir un peu trop loin d'une auberge grinçante. Sans écouter les cris du vieux bois vermoulu.
Il n'est ni pressé d'en finir, ni hystérique à l'idée que ça vienne finalement s'enrouler dans son corps, le bouffer à pleine bouche. Il est tout engourdis, il flotte dans un nuage de sucre et de crème pâtissière. C'est un ballon fétide qui attend la crevaison inévitable, une pinata aux entrailles glaiseuses, au méandre intestinal immense, et dont jusqu'à la merde est d'une texture onctueuse. Il ne se soucie plus que de flotter jusqu'à la fin du jour.
Mais le chat tourne, et roule, et attend de pouvoir jouer avec les pelotes sanguinolentes de son abdomen, comme il aime tant le faire. Cela l'inquiète un peu, de très loin, dans un lieu dégoulinant où repose son esprit, une autre cellule plus intime que celle-ci. Les félins sentent la mort, n'est-ce pas ? Ils voient ses fils entortillés qui se convulsent en rampant jusqu'au futur gisant, qui l'enserrent de leurs vrilles, le marquent de baisés. Et ils se couchent au pied de qui va décéder, patients, attendant la sentence, avec une forme vénéneuse d'anticipation muette.
Le chat est là depuis trois heures, et c'est lui qui choisit, lui qui flaire pour son maître les relents délicats de la mort. Il sait qui passera l'arme à gauche, et intervient pour leur voler les minutes précédant l'escapade.
Ça ne devrait plus tarder maintenant.
Il se sent dériver, tout doucement, comme une grosse montgolfière. Dans des cieux dévorants qui le happent, l'aspirent d'une succion aimante. Et quelque part au loin, des bruits feutrés viennent murmurer à son oreille luisante, un chat se lève et se frotte à des jambes d'échassier. Un miaulement doux à vous en crever le cœur.
Une porte grince.
01-02-2017 à 11:47:07
- N'y va pas j'te dis. Tu sais pas ce qui t'attend par là-bas mon coyote. C'est pas un joli visage qui devrait faire taire ton bon sens bougre d'âne. Regarde le, il est beau, hein ? Il a l'air triste et sensuel à la fois, il t'aguiche, il te cloue du regard. Ne t'laisse pas faire, sa danse de polaroid torturé par les flammes, ses doux yeux blessés, c'est de la comédie. On leur a appris à ne pas voir votre visage, à ne pas retenir vos noms. Il ne t'écoutera pas, et quand tu coucheras avec lui, il aim'ra l'idée de te voler ta vie, à toi qui l'humilie.

- Je bitte que dalle à c'que tu déblatère papy.

- Un peu de respect je te prie petite merde. J'ai la trentaine pas plus. Même si j'en ai vu bougrement plus que bien des gens de mon âge- je t'assure. Des choses belles, et d'autres à faire vomir. Et tu sais ce qui me fait le plus mal quand je reviens ici ? De voir des petits merdeux comme toi qui se jettent entre leurs bras avec de grands sourires et la trique en avant. Parce-que ça me rappelle ma jeunesse, hum... ma première jeunesse disons, j'suis toujours jeune, ta gueule. Tu vois, j'étais comme vous. Je voulais partir moi, j'avais besoin de fuir. Ici j'avais des souvenirs qui m'accrochaient le cœur, qui me carambolaient le cerveau. J'étais pas bien, j'avais un gros chagrin- de ceux qui vous changent à tout jamais. Et je dis pas que je regrette, non non, j'ai bien fait p'tit gars, d'aller saisir la main d'un de ces beaux garçons qui attendent au fond de leur ruelle. Mais tu veux que j'te dise ? Y avait plus rien pour moi, ici. Y avait rien d'autre que le passé qui me mordait la nuque, et qui secouait, secouait, en m'torturant l'échine.

- Ouais. Ecoute, tu m'as payé une bière, j'avais besoin de parler, c'était sympa et tout, mais j'vais y aller. C'est quand même pas toi, vieux débris, qui va m'empêcher d'aller tremper l'biscuit.

- Mais trempe le ton biscuit, y a pas de soucis mon grand. Mais pas avec ce zouave qui se flétrit tout au fond de son impasse. Ecoute... Tu sais pas tout d'la ville. Ça fait combien de temps qu'tu traîne tes miches ici ?

- J'suis venu pour mes études en début d'année, bah... Ça fait quelques mois voilà.

- Quelques mois, et ça veut faire son malin face à moi.

- Face à un vieux clodo avec la tronche de paillasson d'Raspoutine ? Yep.

- Les tronches de paillasson en voient bien plus que les jeunes trognes lisses telles que la tienne. A toi, on t'fait les yeux doux et on tente de t'séduire- j'comprends, t'es jeune. Fin plus que moi, souris pas bon dieu. Mais pour ma gueule à moi, on n'se donne pas la peine d'enfiler un masque. On s'essuie sur elles avec indifférence, on ne les regarde pas ou bien on crache dessus ; mais devine quoi, on entend et on cause. On voit tout, car on traînaille, et qu'on est là le soir quand les bonnes gens s'endorment ou vont se percuter en boîte. En boîte. Comme des putains de sardines macérant dans leur sueur rance. Et ben, tu veux savoir ? Non tu veux pas, mais j'vais t'le dire quand même. Si tu vas prendre la main du beau garçon qui fait le pied de grue dans sa résille en t'amadouant avec ses yeux d'panda, tu vas tout perdre mon gars. Tu n'as jamais entendu parler d'Helish ?

- Quoi, tu déconnes ? C'est pour ça qu'tu me tient le pied papy ? Hellish, l'esprit d'la ville, l'homme en costard à la tête de lapin. C'est digne d'un manga, et pas d'un bon. 'Fin, tu dois pas savoir ce que c'est un manga, toi.

- Sous-estime pas la culture d'un vieux singe. J'te dis singe remarque, mais je tiens plus du bouc...

- Bartel Pan.

- Pour vous servir monsieur.

- Jolie révérence.

- Tout c'que je fais est jolie. Mais tais toi un peu, et écoute moi divaguer tel le vieux sage que je suis ou que j'prétends être à raison, d'accord ? De nous deux, c'est toi qui est bourré. Je n'ai presque pas bu à ta bière. C'est de la pisse de cheval.

- J'suis un peu beurré, mais toi t'es cinglé. Déjà tu t'plains de ma bière alors que c'est toi qui m'la offerte pour qu'on s'murge sur ce banc en causant d'tout et rien. En plus tu me bassines avec des vieilles légendes urbaines. Et tu vis à la rue. Les pluies se sont infiltrées dans ta caboche fêlée et l'ont remplis de flotte, j'comprends que ça perturbe un peu les messages synaptiques... Héhé, t'as vu. Synaptique. Les mecs vraiment bourrés peuvent pas utilisé un mot pareil sans balbutier ou dans un bon contexte.

- Ben voyons, fais moi le coq. Sois fier, c'est bien, ça paie pas de mine et ça fait bander plus dur quand on manque de confiance. Tu pourras penser à ton moment de triomphe face à vieux clochard quand t'aura du mal à repartir pour ton prochain amant.

- Va t'faire foutre par ton homme-lapinesque.

- Pas possible, on ne sait même pas si Hellish a une bite. Et tu serais bien avisé de te pencher sur la question, parce-que si tu vas au fond de l'impasse, tu vas te faire enculer... Je t'explique, tu veux bien ?

- Ben. Vas-y, de toute façon j'ai toute la nuit devant moi. Et t'es marrant, tu mitraille sec pour un vieux fou, t'as du feu dans la bouche. J'aime bien.

- C'est joliment dis, monsieur le littéraire.

- Eh oui. Je peux glisser des putains et des contumélies au beau milieu de mes phrases. C'est tout l'intérêt de perdre son temps en fac de lettres. On peut avoir un langage roturier qui sous sa crasse commune scintille parfois comme les fesses d'une princesse.

- L'art de la métaphore, je m'incline p'tit gars. Mais bon, les métaphores, c'est pas ça qui t'sauvera. Ecoute moi, enregistre.
<< Hellishdale, c'est une ville un peu particulière. Crois le ou non, y a pas que le commerce d'absinthe et la prostitution qui la rendent attractives derrière ses façades victoriennes- et oui, je sais très bien ce qui attire la plupart des mômes de ton âge ici, figure toi. J'ai poussé sur le terreau puant de cette ville mon gars. Mais la picole proscrite et les fleurs de pavés c'est rien que la face immergé de l'iceberg. On a d'autres secrets mieux gardés qui ne circulent que dans les cercles adolescents, ces délicieuses rondes d'imbéciles qui aiment se faire frémir. Juste assez murmurés pour être séduisants- c'est le dessin d'Hellish. Il est malin Hellish, l'homme en costard, Hellish et sa gueule de lapin, sa douce gueule de lapin posée sur ses épaules carrées... Tu m'croirais pas si j'te disais qu'il existe vraiment, mais peu importe, tu ne croiras rien du reste non plus.

- Tu sais vendre tes histoires toi. "Tu m'croiras pas", ça donne envie de s'y mettre à fond déjà, de s'impliquer, t'imagine pas.

- Petit oiseau moqueur va. Tu riras moins si je ne vais pas au bout.
<< Hellishdale est comme un organisme. Regarde autour de toi, ça suinte. Elle se contracte, elle sue, et elle digère. Les gens comme toi qui viennent se perdre dans des veinules de suie, qui vont errer jusqu'entre ses boyaux, et les palpent de leurs petites mains. Vous glissez sans vous en rendre compte. Entre leurs bras. Tu vois le bel oiseau là-bas ? Bien sûr que tu l'vois, tu bandes déjà en imaginant ses caresses de velours. Et bah laisse moi te dire que son étreinte est traître. Elle va t'escamoter. Tu vas partir mon grand- et pas au septième ciel, tu peux m'croire. Car ce beau garçon aux yeux tristes, il fait partie du secret d'Hellishdale : touts ces dealers et ces putains qui vadrouillent à la brune ne sont pas de ce monde. Non attends un peu, tais toi. Ecoute moi, j'ai pas finis mon cirque. Si tu te mets à réfléchir un peu, tu devrais te rendre compte que ces ruelles ne sont pas là le jour. Tu peux t'dire que tu ne les a pas remarqué, que ces veinules crasseuses et moites sont facilement oubliables à la lumière du jour ; mais si t'es franc avec toi même, rien qu'une seconde mon grand, tu vas bien te rendre compte qu'c'est plus bizarre que ça. Laisse moi te dire... C'est tout simple.

- Ça a pas l'air pourtant.

- Ravale moi ce sourire goguenard. Là où je veux en venir, c'est qu'Hellishdale débouche sur d'autres mondes. Elle est en communication, en contact avec d'autres univers qui la frôlent et régurgitent entre ses rues des visiteurs nocturnes. Ou des chasseurs, c'est selon. On les appelles les Guides. Et tu sais ce qu'ils viennent faire ici ? Cueillir les fleurs de nuit comme toi. Vous êtes si frêles. Ils ont besoin de vous. Pauvres errants qui aspirez à l'oublie de la drogue ou du sexe. Ils vous aguichent comme ça, dans leur costume, et ils vous jettent dans les rouages de la machine qui va broyer vos os, sans un regret, sans un remord. Parce-que ces mondes qui nous entourent, il sont en pleine guerre froide, et c'est la course à qui récoltera le plus d'inconscients tels que toi. Voilà comment ça marche : ils veulent vous extraire votre Essence ; ton passé, tes souvenirs, tes expériences. Ca arrive quand ils te touchent. Les Guides peuvent voyager entre les mondes. Ce sont des êtres rares, inestimables, et leur don est utilisée à des fins politiques ; ce sont les gens comme toi qui en font les frais. Tu vois, ton Essence, c'est on ne peut plus précieux. C'est ce qui donne de la substance à ta petite personne, de l'épaisseur à ton âme frivole. Et ça va t'être enlevé. Tout ça va cesser d'exister quand tu prendras la main de ce jolie garçon. Il va t'envoyer en pâture au maître de son monde. Un zouave quelconque qu'on appelle un Architecte ; te fais pas d'illusions, ils sont humains ces zèbres, enfin pour la plupart. Mais ils ont un immense pouvoir entre les mains, plus grand que celui de n'importe quel chef d'état de notre monde pourris. Et chaque Essence fait gonfler ce pouvoir, chaque Essence volée leur assure de rester en communication avec Hellishdale et les autres mondes qui sont liés à la ville. Tu vois, c'est aussi simple que ça : tu n'es qu'un combustile. Ils t'épuiseront tout entier en une fois pour alimenter leur pouvoir, puis ils te laisseront errer comme ça t'chante, dans ce monde ou les autres. Mais foutrement seul tout à coup. C'est qu'tu vas perdre ton passé si tu te laisses enserrer par ce type. Oh bien sûr, pas sans gagner quelque chose en retour...

- Arrête toi là, j'connais la suite. Y a des sacrés phénomènes à la Fac. J'ai rejoins un groupe d'écriture, et y a ces deux filles qui s'sont fait tout un trip sur tes légendes à la con, sur Hellish et sur les autres mondes... Je sais déjà comment ça marche : pour une vie volée, on t'en offre une nouvelle, toute vierge, où tout est à r'faire parce-qu'on t'a oublié. C'est une sorte de marché douteux, elles avaient l'air de trouver ça carrément excitant, génialement fourbe. C'est carrément puéril Bartel.

- Bon dieu de merde que ça l'est ! Mais c'est le jeu d'Hellish. Et tu veux savoir ce que j'ai appris de lui ?

- La folie j'dirais bien, mais j'taime quand même, tu cause avec passion.

- Nan gamin. J'ai appris à être le plus malin. Parce-que moi j'avais pas d'vieux débris pour m'raconter tout ça. Mais allons bon, fais c'que tu veux mon grand. Je t'ai mis en garde. Si tu veux y aller, jette toi entre ses bras ; c'est vrai qu'il est très beau. Ça vaudra p'être le coup d'y perde ton Essence.

- Et ben maintenant j'ai ta bénédiction papy ?

- Ouais. Ce n'est pas un vieux bouc qui te dira de ne pas en profiter. Aller. J'ai vu dans tes yeux que j'te détromperai pas. Mais je voulais jouer franc-jeu avec toi, t'es sympa comme gamin. Serre moi la pince, et on s'quitte.

- Ok-hey wow, calme toi, je te cède ma main, j'ai pas dis oui à câlin vieux ! Tu refoule..

- C'est ta dernière étreinte mon grand. Désolé. Je suis aussi un Guide.
01-02-2017 à 11:48:00
A l'orphéon du cœur il a donné sa voix, s'adonnant tout entier à des caresses d'oiseau. Au bec et aux serres des oiseaux qui vous picorent la nuque, ceux qui vous craillent leurs mélodies au fond du crâne en vous bouffant les yeux- ceux-là ne finissent pas transpercés de ses flèches. Ceux-là le prennent sous leurs ailes écorchées et lui montrent leurs cieux liquoreux d'un millier de blessures, d'ouragans, de déchirures venteuses. Ils sont bien trop malins pour lui tomber aux pieds en carcasses dépouillées. Et leur chant d'amour n'est que plus beau d'être un peu violent, un peu fourbe, un peu mielleux parfois. Trop persuasif toujours. Trilles maléfiques. Tout de cris, de mots tendres acérés sur la langue, amour piquant-vorace, qui blesse autant qu'il anime et qu'il gonfle le cœur. Ce petit oiseau là, ce rouge-gorge intérieur, qui se remplit d'un chant voluptueux à mourir. A lui en éclater la cage osseuse des côtes, à disperser en esquilles sa poitrine creuse- il aime, l'androgyne Coquelicot, la biche assassine. Si Cerf en sa féminité fantoche, digne amant de la sylve. Au corps aussi crissant que la forêt qui tousse dans la fumée de cette époque démente.
Il n'est que trop familier de la mort, gamin sauvage la dispensant d'un pincement de ses doigts, d'une vibration de corde, d'un impact de flèche. Il ne l'a que trop observé dans les yeux de ses proies, que trop glissé à son palais de feutre, tout à la faire danser au bout d'une pointe aussi acérée que l'est sa langue-rapière, trop rarement glissé du fourreau de sa bouche. Mais c'est lui qui la donne. Les petites qui lui viennent dans les bras de la Pie ne sont que trop bizarres pour ne pas lui faire craindre une extase assassine. Il s'y tord et s'y donne tout entier, sans comprendre l'extase, il s'y dépêtre en peuplant sa bouche hurlante de morsures affolées, en mêlant des griffures aux caresses qui lui viennent en appel aux attentions voraces. Carcasse nouée de plaisir et d'angoisses- lui faire mal, ou y trouver trop de plaisir coupable. S'attacher inextricablement à la chair de l'autre, s'y fondre en s'y collant, y embourber ses gestes comme dans un marécage, et y perdre son anatomie esquintée, son indépendance conquise. Envers la Mère et ses cages de froufrous, et la fourbe Hirondelle, l'autre oiseau qui s'est joué de son silence, qui n'a pas survécu aux vicissitudes de Londres. Et qui s'en était pris lui aussi allégrement à son indifférence animale, à sa douceur de biche- entamant sa dignité de chansons enjôleuses, plus piquantes que les craillements de mère. Muées en violence érotique, en panique charnelle ; désormais hors de ce contrôle qui, à le voir, semblait pourtant si aisé à garder. Il ne peut s'y résoudre. Mais il n'a plus le choix. L'oiseau l'emporte et l'empale au nom de son désir. Pie grièche a t'il dit, en observant sa rage, se jouant de sa colère et de sa distinction, en le jaugeant ramassé dans un coin de la pièce toute de feutre et de cuir. La métaphore n'était que trop prémonitoire, et il en fait les frais. Et le voilà qui meurt dans les bras qui l'esquichent.

D'abord ça n'a été qu'un jeu, qu'un intérêt couvé, qu'une fascination. Inexplicable et pulsionnelle. Elle était là, la Pie, engoncée dans ses costumes, sa bienséance, dans son plumage lustré et ses manières aristocrates. Oiseau des villes aux ailes tordus. Cachant sa suie et ses brisures, la langue enchaînée à des paroles cinglantes. Et comme tous les Hommes, elle a voulu conquérir la nature, la plier à ses désirs, la fouiller de son avidité, puis l'extraire de son cocon de pluies, de vent, de soleil et de terre. Elle était là, la nature, pliée dans l'anatomie esquintée d'une biche, s'exhalant en grognements, fleurissant en gestes animaux, se dévoyant dans sa chevelure vive, grondant au fond de ses yeux. La forêt toute entière palpitant dans la fraîcheur de sa peau constellée, rongeant ses reins graciles, s'acheminant à travers les artifices de la parole ; impudence et sagesse, un orgueil cinglant et désintéressé. Et des fuites, sans cesse, des atermoiements répétés pour mieux s'apprivoiser. Elle était là, la nature : toute entière coulée dans un corps androgyne, prête à jaillir en éclats, à blesser, à entailler, à fracasser les membres. A éventrer l'impudente civilité et son carcan de pierre, pour se plonger dans les entrailles de l'hautain conquérant, et y germer en un pavot glorieux, outrepassant la géométrie de la viande et des os pour s'y entortiller en vrilles, défaire le puzzle de l'ordre, abattre en foisonnement la civilisation, les convenances, pour y semer ses champs de coquelicots, y élever ses forêts.
Nature dévorante, brutale, violente. Prête à déchirer les apparences- les siennes, et celle de qui voudrait s'en approcher pour y porter la main, se risquant sans pudeur à effeuiller ses charmes.

Mais c'est mutuellement qu'ils se déchirent et qu'ils se mangent. A tour de rôle qu'ils se tuent de plaisir en s'écorchant tendrement dans le brouillard charnelle. Zigzaguant en caresses, s'accrochant de morsures, se hissant à l'autre à la force des coups. Ils s'impriment dans la chair de l'amant, s'y écrivent en blessures, s'y racontent en bleus, en suçons, en éraflures carmines- c'est leur histoire qui se diffuse en reptations dans les nerfs, s'y entortille, pénètre dans la moelle. Elle se feule dans le cou, elle se crache dans la bouche, explose au fond du ventre et gicle dans l'anus. Tout civilité abdiquant au premier geste de sensualité. Ils connaissent dans leur extase brutale des états gazeux et liquides qui ne les renvoient que plus fort aux âpretés du corps, écharpé d'une passion aux mouvements cannibales ; c'est leur danse. Leur tendre mise à mort.
Qui se répète encore. Et encore.

La forêt brûle, se déhanche au sein des vents furieux, fouette la nuit qui la serre, la comprime, se tord dans le brasier dégoulinant du sang. C'est une forêt dans la tourmente, sillonnée de tempête et de feu. Qui craque. Abdique. S'abat en fracas sur le sol. Sylve matée qui ne trouve en ses cendres que matière à pousser plus violemment encore, s'extirpant du massacre chaque jour un peu plus neuve. Un peu plus exubérante. Un peu plus grandie.
Et que l'oiseau y chante, qu'il y picore et qu'il accouche ouragans de ses ailes. Qu'est-ce qu'un oiseau dans la forêt ? Une mélodie qui résonne, une vie qui peut se perdre.
Mais que serait la forêt sans oiseaux ? Un univers de languides pourrissements. Un cimetière.
Lui a fait le choix de la fureur et du vacarme. Il a choisi la vie.

Et à chaque petite mort qui vient le cueillir aux creux des reins, il ne regrette rien.
01-02-2017 à 11:48:19
J'ai amerri en pleine aurore. C'était une aube tâchée de pourpre qui se levait en fleurissant de gerbes mauves semblables à des fleurs d'aquarelle ; la mer était encore un peu noire sous la quille du bateau qui attendait au port. Mais elle ne dormait pas, elle roulait déjà ses flots scintillants comme des bosses de chameau enflammées de soleil, comme toute la nuit elle avait fait, comme elle ferait encore, et comme à tout jamais. Son haleine iodée parvenait aux dormeurs de leur fenêtre ouverte, endiablant le vent frai, dilatant les narines- c'était plus piquant aujourd'hui, plus vif qu'en temps normal. Je pouvais en être ivre.
La ville, elle, était toujours un peu saoule.
Ça courrait partout, déjà à cette heure sanglante et glorieuse, ça se mettait à vivre dans les rues, sur les quais, et même un peu dans le ciel, nous étions tous fébriles et nous cherchions à prendre le matin de vitesse. Les oiseaux et les hommes se réveillaient ensemble : ils se tournaient vers la mer et son ventre liquide, vers ses napperons d'écume. Il voulaient la fouiller, la caresser, écouter ses murmures. Glisser dans ses reins, tourbillonner au creux de ses vagues. Les ivrognes dansaient encore dans les rues palpitantes, et leurs bouteilles renvoyaient des éclats empressés sur le visage des gens ou sur les murs craquelés. Ça nous faisait des mines carnavalesques qui disparaissaient vite, des masques éclatants prestement retombés. Tout était plein d'une lumière ondoyante, comme si la ville infusait dans une brouet très clair. L'air avait des parfums plus fruités que salins à cette heure, et les remugles douceâtres de la terre humide qui avait respirée toute la nuit durant se mêlait à l'odeur saline édulcorée de fragrances délicates, susurrements veloutés dans l'entêtante musique olfactive qui se jouait sous les voltiges colorées de cette aube lascive.
Autour de moi les rues commençaient à vivre, l'échine de la ville frétillait en dispersant au travers de son corps hérissé de bicoques blanchies à la chaux une partie de sa population. C'était bruits et teintes vives acheminés avec fébrilité. J'étais dans le frisson moi aussi, je m'y laissais porter. Et dans mon cœur, c'était un orphéon, un concerto d'angoisse et d'exultation qui retournait les tripes, fébrilisait les nerfs. J'étais tout dilaté. J'avais de plus grands yeux, de plus grands pores, et des poumons immenses qui n'en finissaient plus de brasser un air lourd ; c'était chargé. Mon corps était chargé, mon crâne se remplissait, l'atmosphère était dense. Mais tout bougeait, tout vibrait, c'était d'une pesanteur gracieuse, d'une lourdeur en mouvements.
Les rues s'ouvraient face à moi, les perspectives se dépliaient et glissaient lascivement pour converger vers l'objet de mes craintes les plus paranoïaques, de mes désirs le plus sincères : le bateau, chaloupant dans la houle taquine. Son long corps de bois, sa chevelure de voiles, et sa voix qui n'était que de grincements ligneux... C'était là, ça attendait. C'était offert et j'y venais.
Je la voulais la mer. Saoulé d'horizon, retourné par les vents : ce serait moi demain. Et tous les autres jours, pour une éternité où se profilaient autant de tempêtes que de péripéties. C'était fabuleusement naïf de rêver à voguer sur l'océan, comme tant d'autres gamins. Mais c'était le rêve qui taquinait mon âme. Un rêve aussi commun qu'il était magnifique. Imbécile mais enivrant, rien qu'à venir se lover dans le crâne quand l'ennui abjurait les frontières de ma vie. Ça semblait multiplier demain ! Le faire fleurir à l'infini, le gorger de splendeurs. Demain n'était plus une peur, une attente mortifiante, un tombeau d'ankylose. Demain devenait une sublime promesse. Et à tout lui sacrifier, j'étais plus conscient de la ville qui me disait adieu, en titubant dans ses jupons de sel.
Elle m'a accompagné vers les quais, elle m'a porté dans son étreinte vibrante, soufflant la crasse de ses rues, décorant les visages de couleurs, exhalant tous ses parfums pour imprégner ma mémoire de ses charmes dansants. Pour la première fois, elle m'a séduit, de toute sa misère bariolée, de tout son émouvant chaos. Je n'étais que trop conscient de sa beauté sauvage.
Mais j'ai grimpé sur le dos du navire. Dés les premières minutes j'en suis devenu le bienheureux esclave, mis au travail aux côtés de ma nouvelle famille.
Et je jure que pas une fois je n'ai posé les yeux sur elle tandis que le bateau s'éloignait du rivage. Je n'avais d'yeux que pour l'horizon, pour ses mystères et son immensité.
01-02-2017 à 11:48:50
C'était la plume sur la balance, la poussière qui se pose dans l’oeil. Un rayon de lumière oblique qui vient délicatement enluminer la frange des cils, qui caresse complaisamment le relief du visage, en enflamme le duvet, en malaxe la forme. Le rayon coulée au sein de l'obscurité, qui révèle de son miel les danses de la poussière, qui transperce le verre, qui se dilue dans l’oeil. Le trait de khôl sous la paupière, le rouge des joues pincées pour donner meilleure mine. C'était lui : ce détail, cet infime intrus qui ajoutait à la platitude du commun une certaine perspective, qui rendait émouvante une ingoble routine. Qui relevait, de sa présence, la beauté de tout le reste. Il était laid pourtant.
D'abord, nous n'avons pas compris. Nous tenions sa magie pour acquise, spontannée, surgissant du néant pour arroser tout naturelleemnt de sa pluie aurifère les champs stériles de nos vies mornes, en faisant croître les fruits que nous nous partatagions. Elle nous était dû, et nous nous refusions à voir en lui, cette ombre crasseuse, l'origine de la provende. Pour prétendre à la faire, cette magie, il manquait de prestance. Où était son costume, son chapeau, sa cape feutrée de suie, doublée de braise carmine ? Il n'avait pas de lapin dans ses poches, tout au plus des cures dents et ses doigts repliés. Pas de baguette, pas d'assistante. Pas de paillettes pour lui. Il était seul ici et il collait au mur, comme une volubile languette de papier peint se dépliant de son plâtre, une pelure de peinture s'étirant vers le vide. Moins qu'une écorchure sur un motif, moins qu'un fil dépassant de la trame. Ce n'était pas grand chose, et il ballait de sa gueule triste au bout de son cou gras, les paupières en dérive sur la pupille éteinte. Jamais ses lèvres ne tricotaient de rire, jamais sa langue ne claquait sur un mot. Il avait dans la bouche un silence qui lui gonflait les joues, des joues d'enfant très rondes, des joues de chérubin. Le cheveux était gras sur son front, et luisant sur son crâne, mèches huileuse aux tempes, tortillons dans la nuque. Il avait l'iris brun et la face éruptive. L'angoisse faisait des bonds capricants dans son dos, tordait dans son échine les vertèbres agrafées. Et ses bras lourds sur les épaules tombantes, sa bouche fielleuse au creux de l'oreille, il avançait sans regarder autrui, mû par l'instinct aveugle d'un chiroptère. Aiguillonné par la fourche insidieuse de la peur. Ça le faisait marcher, dodelinant avec contrition de sa face butyreuse, vouant au sol des prières ou une romance maudite. Et nous, ça nous faisait bien rire ! Quand il se rameutevait à nos consciences tranquilles, à nos esprits ruminants et fangeux. Alors on s'esclaffait, on lui jouait l'orphéon des railleries, des ricanements, des assassins murmures. Et dans sa pâle indifférence, dans sa souffrance atone, il ne répondait rien, faisait mine d'oublier nos présences et nos voix. Il fixait l'angle d'une pièce en hauteur, un motif sur le sol, une cicatrice sur son bureau. Il se refusait la colère ou la peine. Nous lui refusions toute considération. Nous étions beaux et jeunes et il était perdu. Dans son égarement, il avait l'air stupide. Dans notre mépris nous semblions plus forts. Son errance était vaine, solitaire et morbide, sa peur le rendait laid ; notre terreur cachée de l'avenir donnait lieu à de glorieuses fredaines, nos foucades étaient vives, ardentes et pétillantes. Notre bêtise était bariolée, notre lâcheté approuvée, pardonnée et comprise. Et son courage, renié.
Il n'était pas dans la lumière qui nous consumait et nous rendait splendides, cette déchirure où nous gesticulions comme une vermine affolée. Il était à l'écart de ce faisceau, naviguant dans ses ténèbres denses. Et un jour, car il le fallait bien, il a vogué jusqu'à d'autres rivages. Il a trouvé son chemin vers des contrées lointaines, nous abandonnant à notre monde factice, tout de plâtre et de boue. Bakélite et paillettes dans la lumière bleutée des écrans d'ordinateur, des portables masturbés à longueur de journée. Lui s'en était allé pour un autre pays, où ne grésillaient plus ni radio ni télé... Un pays de poussière et d'insectes.
Alors, nous avons compris à l'aune de son absence. Quand le monde a perdu en éclat, que le malaise s'est insinué en nous. Triturant nos liens si minces et dénouant nos amitiés futiles. Défaisant nos cortèges, nous dispersant dans la rancoeur et le chaos. Peu à peu, la vérité a fait jour dans nos esprits papillonnants. Nous avons saisis que cette mécanique sociale si bien rodée avait perdu sa visse primordiale, son boulon essentiel, et qu'il ne pouvait en être autrement que de sa déchéance.
Pendant un temps, nous avons fait le deuil de l'ordre et du plaisir, de la morgue groupée, de ce délice souverain, cette cruauté salvatrice incontournable, qu'était la mise à l'écart d'un silencieux martyr. Nous vivions dans la crainte et la séparation. Et nous chérissions son souvenir.
Je me suis mis à lui brûler des bougies, à lui réciter de tendres prières avant d'aller me coucher. J'ai écris des poèmes en son nom. Je lui ai dédié quelques orgasmes, espérant nourrir la substance porreuse de son fantôme errant de la mienne, crémeuse, déglutie en son honneur trop tard acquis, où qu'il soit, quoiqu'il fasse. Je l'ai aimé sincèrement à rebours pour nous avoir endurer, pour la beauté et la grandeur que nous avait conféré son silence, sa présence immuable, indifférente et digne. L'année c'en est allée, et plus lointain se faisait son souvenir, plus immense devenait ma gratitude.
Je sais qu'à la rentrée prochaine, un autre prendra sa place. Je sais que pour nous tous, il vivra le même fatidique, inévitable calvaire. Et je n'y changerai rien. Mais cette fois-ci, à cette ombre portant le poids de nos jugements, je vouerais une tendresse muette. Je la remercierai.
Et derrière chaque oeillade méprisante, derrière chaque rire creux, derrière chaque parole meurtrière, j'aurais glissé un mot d'amour pour elle...
01-02-2017 à 11:49:55
Il a dit que la boussole me conduirait à lui.
C'était un homme dans la trentaine, il puait du visage et ses mains étaient sèches. Mais il avait une voix très douce qui caressait mes oreilles, qui m'enrobait comme un carré de feutrine, comme si j'étais un bijoux précieux sous son regard de chien - yeux bruns liquides sous les sourcils en bataille. Elle n'était pas suave, ni mielleuse, sa voix : elle était satinée, d'une volupté impérieuse. Et c'était beau quand il parlait, c'était presque érotique, tant de douceur offerte - comme des palpations tout au fond d'une ruelle, des cajoleries buccales prodiguées dans le cou. Il savait dire bonjour comme on dirait je t'aime, il saluait tendrement en bordant le monde au satin de ses yeux, avec une silencieuse majesté qui lui faisait le grand regard d'un dieu. Il savait donner l'impression insensée que le monde n'était plus que de velours vibrant, que les gens y fleurissaient en corolles crémeuses, fleurs de lait épanouis dans l'arôme cacao de la nuit. Et nous faisons partie de ce jardin sublime, nous embaumions sous notre crasse des mêmes parfums délicats, nous avions les mêmes exquis arômes malgré la déchéance sociale qui nous avait happé. La tragédie des maraudeurs urbains n'était plus prétexte à de pesantes errances. Nous n'étions plus au ban, le monde nous accueillait dans son étreinte volubile et grandiose, nous incorporait à sa fresque gondolée de couleurs. Nous trouvions notre place dans sa mosaïque dégoulinante, tessons réchappés de l'oublie, pour un instant au moins, avant qu'une nouvelle secousse nous jette au caniveau. Mais lui nous y décelait malgré la crasse, y fouillait de ses doigts pour nous en extirper, sans crainte de l'ordure, de la maladie ou de la sollicitation béhant au fond de nos yeux.
Il nous ramassait contre son cœur comme on cueille des animaux errants sur le bord de la route, comme on soigne des oiseaux blessés palpitants sur le sol, en berçant entre ses mains leur petit corps brisé. Il nous portait à sa bouche amoureuse, et nous nous enroulions dans le ruban soyeux de sa langue, nous laissions caresser par sa chaleur humide. Il nous parlait de tendresse en nous faisant rouler entre ses joues creusées. Nous nous formions aux claquements de cette langue attentive, de concert à ses mots. Nous étions plus onctueux que nous étions carnés quand il venait nous voir, tout de crème et de sang, de sueur et de miel. Liquéfiés et heureux nous clapotions ensemble. Nous étions délicieux à ses papilles gourmandes... Et que nous aimions êtres exquis à sa seule intention, que nous jouissions de lui appartenir !
Ses mélodies étaient autant de tractions magnétiques appliquées sur nos cœurs, des appels à la vie qui nous sortaient d'un gouffre. De ce tombeau de corps qui nous tenait sur terre. Nous surgissions hébétés d'un état aboulique, aussi frais et perméables à ses caresses que des bébés à la chair de brioche. Sa puanteur ne nous dérangeait pas. Elle nous faisait frémir, délicatement, comme une chatouille plaisante. Toute sa carcasse désacordée par la faim et la maladie s'effaçait, révélant une lumière.
Il faisait oublier son odeur en parlant, les pelures de peau entre ses doigts osseux, ses ongles de fouisseur, épais et sales, qui se brisaient aux confins d'une poignée de main fébrile ; il changeait lui aussi à ses propres offices, se pétrissait langoureusement de ses propres chansons, extirpant de son gosier, ce coffret cramoisi, des mains invisibles et puissantes qui palpaient la laideur pour y trouver des failles, la nouait de splendeurs, entrelassées à lui. Enchâssé de nébuleuses il se mettait à luire. Galaxie articulée de gestes infimes, de sillons fluides, de paroles tournoyantes aux sourires cométaires. Un ciel d'été ! C'était mouvant, mieux qu'un théâtre d'ombres... Ça arrangeait un peu sa gueule de travers, ses yeux chassieux, sa chevelure filasse, ça donnait de la carrure à ce petit bonhomme tout de noeuds et de creux. Il prenait en substance, son pauvre corps étique, un petit corps d'homme anémié qui se délitait partout en languettes et en touffes. Mine de rien, ça renflouait un peu sa maigreur de pirogue.
Il avait quelque chose du bateau en ses détours osseux, en ses bords dentelés de longcouteau à pain, en son corps évidé plein de poutres osseuses vrillées de moisissure. Une infection remontée de ses entrailles crissantes s'enchâssait à la trame calcaire de son être ; la maladie ramassée dans son ventre et qui ne suffisait pas à le faire s'effondrer.
Mais il portait sa voix si lourde, et son regard si ample. Il portait l'amas pesant de ses viscères moisies. C'était une arche salvatrice, fuselée pourtant comme une barque des jungles- avec ses airs de cygne anémique, il était gracieux, un peu fragile aussi. Délicat dans sa marche. La manière délicieuse qu'il avait de se mouvoir dans la foule, en évitements d'oiseaux ou en pointes de danseuse... D'accord, on aurait pu en grincer de moquerie, pointer du doigt son chaloupement grotesque avec un rire aux dents. Mais c'était beau. Et s'il s'était mis à chanter en ondulant de sa carcasse infime au milieu des passants pour éviter leurs corps, pour écarter sa puanteur infecte de leurs nez froncés, on aurait pu l'envoyer sur une scène d'opéra, lui faire chanter l'amour et danser la douleur. Tout mieux qu'une flamme ou qu'une ballerine. Juré qu'il y avait sa place avec ces contorsions liquides. C'était une oeuvre d'art, avec tout ce qu'il y avait de sulfureux, de magnifique à ça.
Il en avait l'absurde et délicate magie, ce pouvoir fourbe qui modèle insidieusement l'horizon des pensées, le malaxe vigoureusement à l'en réduire à une géométrie oblitérant les angles. Ou le fracasse en sublime explosion, tourneboulant le monde dans un immatériel printemps giclant de vrilles nouvelles- quand tout à coup, ça révèle quelque chose, quand ça vous change de voir, d'entendre ou de toucher une âme exposée, sensible, émouvante. Lui avait ça aussi. C'était une ouverture sur un abîme secret, un passeur d'univers, qui écartait tous les réalités pour les confiner au pays des mirages.
Il donnait du relief à ma vie, simplement suffisant pour me faire pétiller d'un très léger vertige. Un relief moiré et très courbe qui n'intimidait pas mon esprit farouche, qui rendait toute avarie supportable. C'était une hauteur médiane, entre l'Homme et Dieu. Les perspectives en étaient chamboulées, des choses futiles devenaient importantes, d'autres en étaient réduites. Le balancement des arbres pouvait surpasser les mille petits maux du corps, les cent murmures angoissés qui trottaient dans mon crâne. Il avait sur moi et sur les autres un pouvoir absolu, un singulier don de sculpteur, pétrissant nos méninges détrempées par le jus frémissant de la peur, les remodelant du fascinant babil de ses lèvres arides, aux baisers d'assomption articulés avec une immense, infaillible et terrible tendresse. L'idiome asphyxiant des prophètes dormait dans le marbre de sa mâchoire : gazouillis d'oiseau encroûtés de sel, peinturlurés de souffre, aussi purs qu'ils étaient ensemencés de souffrance. Voix de pépites roulants sur les galets d'une rivière vocale, voix de grésil assommant la campagne. Avalanche en cette gorge, éruption printanière de mots, de nuances et de chants, explosion de charbon quand les modulations se faisaient chaleureuses à vous en incendier ; une voix douce et blessée à la fois, germe crémeux dans son carcan de cancer. C'était si beau que ça pouvait suffire à occulter tout le reste.
Pourtant, je ne le voyais qu'une seule fois par quinzaine. Il venait en vélo dans le parc touffu où je me posais en oiseau à cette époque futile, avec un petit groupe de clampins éclopés. Moinaux décharnés que nous étions alors, picorant sur les bancs, les poubelles et dans certains buissons où s'amassait l'ordure. Pour y rester la nuit, il fallait sucer régulièrement des flics, ce qui impliquait de garder une certaine hygiène buccale et corporelle- le minimum pour avoir l'air mignon. Ce n'était pas plus mal. J'étais nourris d'un rien. De ces doses protéinées gratuites, je n'allais pas m'en plaindre ; un peu de manne liquide contre une dignité qui ne la ramenait plus, m'est avis que c'était moi qui y gagnait vraiment. Ils ne me volaient rien que la Sainte Rue, dans sa hargne amoureuse, n'avait pas déjà tabassé et salis, alors que moi je les pressais au jus, je les buvais, tétant aux pulsations même où bouillonnaient leurs sécrétions infâmes. Et dans ces moments là, quand ils s'abandonnaient aux morsures du désir, j'avais le contrôle sur quelque chose au moins. Je me délectais de leurs contorsions risibles, de leurs râles animaux, goûtant à leurs palpitations, à leurs trémulations, prenant goût à l'apprêté de leurs fluides. J'aimais les posséder en tenant leur jouissance dans le creux de ma gorge. Ils pouvaient bien tenter de m'étouffer avec : c'est toujours moi qui avait le dernier mot, gargouillé dans une inondation. Et à la fin, tandis qu'ils étaient vides, planant dans le brouillard abrutissant de leur plaisir vulgaire, et bien moi j'étais plein et ancré à la terre, aiguisé jusqu'aux os par mes offices baveuses, éveillé dans mes tréfonds par ces acrobaties veloutées d'hétaïres. Plein d'eux même, de leur substance que j'allais digérer, assimiler à ma viande maigre, alors qu'ils n'emportaient rien du tout qui m'ait appartenu quand ils quittaient ma bouche. Un peu de salive peut-être. Tandis que je graillais au festin de leur chair, ils tiraient satisfaction en pensant m'humilier, pour les plus cons d'entre eux. Après tout, j'étais mignon (autant qu'un rat commençant à peler) afin de garder leurs faveurs (puantes, lourdes, convulsantes) : c'était comme abdiquer et ramper à leurs pieds...
Mais après qu'il ait commencé à venir nous trouver, j'ai espéré être mignon, aussi mignon qu'un chiot nécssiteux, à son regard terreux. J'aurais dû savoir que ça n'avait foutre pas d'importance : j'étais après tout comme un bonhomme de glaise quand il venait nous voir. A sa voix je changeais, et pour lui j'aurais pris toutes les formes sauvages. Il pouvait corroyer à l'envie ma douleur et ma chair, qu'avait-il besoin que je les grime tout seul ?
J'étais toujours prêt à me laisser manier, coulé entre ses mains comme une idole de cire.

Il arrivait très droit sur sa selle craquelée, cheveux au vent, de la douceur aux yeux, portant de nombreux sacs qui le forçaient à maîtriser la pesanteur ennemie en faisant preuve d'un équilibre insoutenable.
Il n'est jamais tombé.
Dans les sacs grelottait son ubuesque trésor : il vendait de l'argenterie gravée, des bracelets, des cages à oiseaux, des attrapes-rêves cabossés et brûlés, des éclats de verre, des recueils de poésie écornés et humides. Des chaussettes, des fourchettes, des cochons en plastique et quantité de boîtes. C'était un bric-à-brac infect et éraflé récupéré chez des vieilles dames mourantes, dans des poubelles, dans des rues où s'entassaient les reliques que ce brave Monsieur-tout-le-monde livrait aux Monstres, mais qui n'atteignaient jamais leurs gueules avides, qui s'échouaient entres nos mains tremblantes. Il ne faisait commerce qu'aux gens tels que nous, les errants, les étranges- oubliés invisibles ou bien pointés du doigt. Jamais touchés en tout cas, ou bien du bout d'une botte, de l'apex rigide d'une matraque, caressés du regard qui se perd en déroute. Nous qui n'étions plus d'aucun pays, qui n'appartenions plus qu'aux rues, qu'aux routes, qu'à la poussière des chemins.
Malgré la pauvreté de notre assemblée poltronne, agressive ou bougonne, nous lui achetions ses ordures avec de l'empressement et beaucoup d'enthousiasme. Nous prenions tout ce que produisaient ses mains avec adoration : des flamands roses en plastique, des chaussures trouées, des boîte de DVD, des crayons mâchouillés. Nous nous habillions de ces vêtures râpeuses criblées de vide qu'il tirait de ses sacs, comme des humbles vêtements des croyants pénitents. Ce n'était pas bien cher payé, ça le faisait passer ; et nous avions besoin qu'il s'en vienne sur son vélo pourris, sifflotant une chanson toute en trilles ondulants, nous avions besoin de son haleine moisie, de sa voix de velours aux palpations fiévreuses. Nous étions si dépendants de ses prodigalités minables, merveilleuses pourtant, que nous nous cotisions pour pouvoir lui acheter son amas de babioles, que l'on détournait ensuite avec ferveur pour rendre nos terriers un peu plus chaleureux. C'était d'un art un peu naïf. Ça créait de sacrées mosaïques de déchets face auxquels on rêvait, se constituant un monde. Mais ce n'était pas réellement important, tous ce fatras matériel, cette symphonie d'ordures. Nous le voulions simplement lui, lui ses yeux, lui sa voix, et un instant de paix.
Parfois je manquais des repas pour acquitter ma part. Ceux qui ne payaient pas, qui géraient mal leur fric, étaient attachés en mortadelle dans des buissons piquants. On leur bourrait la gueule avec des chaussettes sales. S'ils ne donnaient pas pour la préservation du Miracle fugace, ils n'avaient pas à profiter de sa venue. Ça m'a toujours semblé réglo. Je n'ai jamais raté quant à moi une seule de ses visites. Chaque fois, j'étais là à l'attendre - quelques fois en épingle dans l'assemblée, quelques fois dans un coin, à faire mine de ne pas être fébrile. Mais guettant toujours. Comme tous les autres.
Nous nous partagions son amour imbécile, sa tendresse intangible, comme on se serait fait passer un joint ou une aiguille en tremblottant des mains. Nous nous regardions devenir beaux sous son regard humide, dans les volutes palpitantes de sa voix qui corroyait nos chairs. Nous le regardions nous pétrir de ses mots, de ses chants, dans l'exhalaison putride de son haleine infâme ; nous respirions sa puanteur comme les fumées d'un bâtonnet d'encens, offrions des sourires illuminés à sa tronche explosée, frémissions du contact de ses doigts pelés quand nous mettions la monnaie dans ses mains racornies. Des mains de prophète.
C'est devenu une addiction dés la première fois. La cohésion de notre groupe n'existait que pour lui. Il était notre lien, notre attente partagée, notre seul point commun. Notre misère était trop éclectique, notre malheur avait trop de facettes acérées malgré des accointances... Tandis que la beauté qu'il apportait dans nos vies échevelées, cette beauté là, nous la comprenions et la vivions tous de la même manière.
Dans une extase muette.
Certains ont cessé de se droguer pour mieux ressentir sa présence. On ne buvait plus, on ne se défonçait pas : nous l'écoutions. Nous l'attendions. Et il venait.

Puis un beau jour, il m'a donné la boussole. Etait-ce un vendredi ? Juste avant de partir ce soir là, il a mis entre mes doigts ce petit coeur éraflé tourbillonnant d'amour dans l'étreinte des champs magnétiques. Mais elle était déglinguée l'exquise bouffeuse de temps, elle ne pointait pas vers les points cardinaux : le nord était sur lui, et l'aiguille le suivait, sautillant au rythme de ses pas., comme un chiot fou hantant ses traces.
Il m'a dit qu'un jour il allait disparaître. Que ce jour là, si j'y tenais vraiment, je pourrais le trouver à l'aide de la boussole. Il l'a posé dans ma paume, a refermé mes doigts sur son petit corps froid, compact, et il a répété : si tu y tiens vraiment.
J'étais comme de la crème qu'on cueillait à la louche sous son regard brûlant. Je n'ai pas acquiescé, n'étant plus que de lait. Il m'a compris, il m'a souri, s'est détourné de moi.
Il est parti sans plus en dire, car c'était inutile. Puis il est revenu deux semaines plus tard, et six semaines ensuite, et puis huit, et dix, et douze... Il a continué d'apparaître avec la même régularité, de nous prodiguer son amour, de nous donner sa voix. Chaque fois, je sortais discrètement la boussole d'un replis de vêtement et je la regardais entre mes doigts fermés. Je la sentais vibrer légèrement dans ma paume, et je voyais l'aiguille suivre le moindre de ses mouvements, s'adonnant à sa danse servile dans son cercle de fer. Pour sa seule gloire, pour mes seuls yeux. Mon secret. Ma distinction. Moi qui n'étais qu'un égaré des villes, j'avais eu sa faveur, j'étais marqué par lui. Je n'étais plus dilué dans la foule en aquarelle sordide. J'avais acquis une présence- perceptible à lui seul. Aux seuls yeux qui comptaient.
Il m'arrivait d'observer la boussole quand il n'était pas là, et d'imaginer dans quelle quartier de la ville il se trouvait alors, ce qu'il faisait là-bas, quelle babiole il ramassait, dans quelle foule il dansait ; étudiante ? Ouvrière ? A la sortie des fast-food ou des facs. Où dormait-il quand l'aiguille se posait, que la nuit soufflait son haleine froide dans les rues de la ville ? Où cachait-il son vélo écaillé, sa récolte du jour ? Était-t'il recroquevillé ou étendu de toute sa gloire étique ? Dormait-il sur le côté ou sur le dos ? Du genre à s'avachir au vide ou à coller les murs ? Quelle était l'expression de son visage usé, serrait-il les poings, était-il toujours aussi risible et sublime à la fois, caressé par les mains indulgentes du sommeil ?
Ça m'a bientôt pris de plus en plus de temps de m'accrocher à son image crasseuse, de fantasmer sa vie. J'étais devenu aussi accroc à son absence que je dépendais de sa présence furtive, car il la peuplait également de ses sourires putrides, pyrogravées sous mes paupières. Je passais un temps fou à concevoir son existence énigmatique, enchaîné de tout mon maigre poids à son spectre sublime et pourvoyeur de rêves. En craignant, toujours plus fortement, alors que l'échéance approchait en rampant, qu'il ne vienne pas à ce rendez-vous là, ; un jour fatidique lors duquel je serais à nouveau propulsé dans l'inconnu, comme avant ses visites. Sans lui, il n'y aurait plus aucune certitude. J'étais étreins d'angoisse, et les heures précédant sa venue ricanaient en contemplant mes contorsions inquiètes. Car le temps n'est qu'un ennemei de plus. Mais les mois passaient, les flics allaient et venaient -dans le parc et les rues, dans ma bouche et ma gorge, dans mes mains et mon cul-, les babioles s'entassaient, l'hiver prenait son dû, d'autres paumés errants venaient s’assommer parmi nous pour remplacer les morts. Accouchés par la brume et la ville, ils étaient de tous âges, et titubaient sans but dans l'aube poitrinaire. Mais ils avaient la même ombre sur le visage, la même ternissure leur ôtait en substance. Nous avions tous dérivés à leur manière étrange. Ceux qui étaient partis pour des rivages putrides ne restaient pas ici. Ils ne nous hantaient pas, ayant sans doute mieux à faire dans l'au-delà que de mariner dans nos esprits fiévreux, que d'emperler nos paupières ou de troubler nos songes.
Moi j'attendais le jour où tout se déliterait. Je pensais que ça finirait par arriver dans une période de trouble, que ce serait en quelque sorte l'élément déclencheur d'une série de catastrophes sociales. J'espérais l'apocalypse. Les hordes du chaos, chevauchées infernales.
Mais il a cessé de venir en plein milieu de l'été. Il faisait beau et les oiseaux chantaient sous l'étendue cyanosée du ciel. C'était un très beau mois. Rien n'a changé pour ce monde impudent. Mais pour nous qui étions reclus dans ses tréfonds obscurs, disparus en son sein qui nous rongeait doucement, nous les rats, qui nous décomposions jour après jour pour y être assimilés, ce fut comme une blessure fatale, comme un retour d'acides. Tout a dégouliné autour de nous, comme la chair qui se répand en haillons tout au fond du tombeau. Tout s'est fait de nouveau inquiétant et sordide, inconnu et dangereux. Il n'y avait plus de regard sous lequel exister. Plus de voix qui sculptait.
Nous sommes redevenu laids.

Le groupe s'est délité peu à peu. Les gens ont attendu trois mois avec espoir, en devenant chaque semaine un peu plus saouls, un peu plus amers et un peu plus sales, puis ils sont partis, les uns après les autres. Je suis resté pour les voir s'en aller, désirant être témoin de la dissolution inévitable de notre petite troupe. Je me devais de le faire- j'en avais la responsabilité. Elle m'était venu avec la boussole.
J'ai donc attendu qu'ils soient tous partis sous des prétextes bidons ou dans le secret aqueux de la nuit. Vers la fin, d'autres poulets sont venu vider le parc à la brune, à coups de matraques et de railleries- ceux-là avaient sans doute des femmes ou d'autres préférences. Ils m'ont jeté dehors, avec ceux qui restaient. Nous nous sommes séparés en ramassant nos dents, éclats d'ivoire éparpillés sur le squame des trottoirs.
J'ai cessé de me laver, ce qui n'était pas plus mal ; j'en avais assez d'être mignon. Il était plus accommodant de puer pour l'entreprise qui m'attendait maintenant : errer à sa recherche à travers le pays.
Ce fut mon pèlerinage.

Ça a duré longtemps. Des années ou des vies à baller dans les vents, la route en bandoulière et l'horizon au front. J'ai vu d'innombrables villes qui se ressemblaient toutes, des milliers de visages mêlés qui s'embourbaient mutuellement comme des figures de glaise. J'ai connu des addictions diverses, j'ai trahis sans remords mon lot d'âmes fugueuses, papillonnants sous les néons à la recherche d'un sens ou d'un peu d'attention. L'innocence à la dérive, je l'ai pressé à mort, ces gamins aux yeux de chiot qui cherchaient leur salut ou leur perte, j'en ai fais mes repas, de tendres confiseries, des douceurs si simples à posséder, à ravir, à bouffer, que c'en était cruel. Cruellement beau, cruellement inéluctable : ils se sont jetés entre mes bras pour y être broyés. Et moi j'ai savouré, moi j'ai pris, moi j'ai aimé leur abandon comme on chérie l'amour d'un petit animal.
J'ai mendié, j'ai pleuré, j'ai profité de la charité indifférente des gens, et quand ils n'étaient pas disposés à m'aider, j'ai présenté leur gueule à mes genoux cagneux, leur portefeuille à mes doigts-araignées. J'ai fais le beau, le vendu, le dealer, l'enfoiré. J'ai été d'une grandeur dégoulinante et d'une faiblesse immonde, offrant ma déchéance à tous ceux qui accolaient leur existence à la mienne dans un sursaut de malchance, m'accrochant à leur chair, me nourrissant de leur regard, de leur présence et parfois de leur cœur. Je n'étais repu qu'après m'être empiffré de leur âme élastique. Pas une fois je ne les ais laissé moins que vidés de leur moelle, anéantis par mes immixtions infâmes, saignés à blanc par mon amour vorace. Éphémère, futile et dévorant. Rien ne pouvait combler Son manque, mais je m'y employais. Les substitus finissaient abolis.
Ce furent des années liquides, pleines de giclées : projections de sang, de mollards, d'urine, de larmes et de sperme ou d'humeurs innommables. Je me suis baigné dans un océan de glaires, de boue et de fluides corporelles rances. L'humanité m'a baptisé de ses suintements, m'a baignée dans sa lie. Et je l'ai bu à gorgées avides en y faisant mes ablutions rituelles.
J'ai longé l'épine dorsale craquelée de ce pays, longue ligne de goudron noirâtre ondulant à travers des collines, des bois et des villages. Et cette colonne vertébrale fracturée a fini par me conduire à lui.
Chaque jour de cette errance, j'ai passé de longues heures à fixer la boussole.

Il vivait dans le sous-sol d'un immeuble abandonné, au sein goudronné d'une zone résidentielle complètement oubliée. Quelque part dans ce pays, ou dans un autre ; peu importait au fond, il était là. Et ce paysages d'usines vides, d'entrepôts caverneux et d'immeubles béants était comme un lieu saint, une enfilade de temples vacants dont l'acoustique anguleuse perpétuait les échos de sa voix fabuleuse. Depuis les entrailles de ce lieu consacré, il chantait. M'appelait, je l'ai su, me tractait en ses bras, à la seule force inouïe de son gosier sauvage, tunnel venteux aux mélodies somptueuses. C'était comme un brouillard d'exultation qui pénétrait mon crâne, m'enivrant de ses volutes toxiques.
J'ai suivi son cantique à travers des rues vides qui ressemblaient à des artères asséchées, à des veines poreuses charriant l'ordure et la poussière. Des magasins vacants me tendaient leurs délices moisis, leurs richesses gagnées d'usure, de corrosion ou de pourriture. J'ai refusé leurs bras décharnés, dédaigné leurs trésors loqueteux. Leur ode consumériste, leur hymne défraîchie à la consommation, avait été vaincue par l'écho de Sa voix. Une végétation molle s'étalait à travers ce paysage délabré, humide et caressante, aussi obscène et tentatrice qu'un champ de chair à nue. Elle incitait à plonger dans sa sensuelle étreinte, s'entrouvrant sur des ombres moites, des carrés de terre noire si profonds, si fertiles, qu'ils donnaient envie d'y plonger tous les doigts, et le nez, et la langue...
Mais j'aspirais au tombeau de son étreinte compatissante, non à la tombe offerte par l'humus odorant.
Les vitres brisées, leurs éclats dispersés sur le sol, ne scintillaient pas dans ce crépuscule aride, tout était recouvert d'une patine de poussière, la poussière brune constellée de débris plastiques d'un millier de routes et de sentiers perdus qui venaient se fracasser sur ce noeud de goudron, de béton et de verre. Ce n'était qu'un nexus, un pôle magnétiqque où aboutissaient toutes les choses oubliées ; un sordide agglomérat d'ordures. Un caillot urbain au milieu des campagnes. Une tumeur brûlée qui se ratatinait dans l'étreinte fraîche de la verdure frémissante, aguicheuse, dont les rues s'emplissaient comme pour un carnaval. Et lui qui l'habitait. Et moi qui lui revenait. Nous étions promis à une collision tendre... Inéluctable union, magnifique et glaiseuse.
Je l'ai trouvé dans un immeuble semblable à cent mille autres, quelque part au sein sinueux de ce dédale où résonnait son chant évanescent. Je n'ai pas songé un seul instant que je m'enfonçais dans le ventre stérile d'une cité déserte, je n'ai pas été pris d'angoisse ou du besoin de savoir quoi que ce soit au sujet de ce lieu déglutis par la campagne vide, ou de Lui, mon prophète : j'avançais à sa rencontre, et c'était la seule chose importante en ce monde, dans le friselis des feuilles torpides, les murmures encourageants du vent, la seule qui soit susceptible de m'inquiéter ou d'invoquer la joie.
Il m'attendait quand je suis arrivé, juché sur son vélo. Des trilles d'oiseau voltigeaient à ses lèvres craquelées. J'ai regardé l'aiguille de la boussole qui pontait droit sur lui.
Il a souri de sa bouche puante et de ses yeux liquides. Et moi aussi j'ai souris, tout aussi maigre et tout aussi rongé, refait à Son image. D'un geste de la main il m'a tracté à lui, puis il m'a escorté en son antre secrète.
Nous avons foulé un escalier de béton aux fresques de tags proclamant la gloire passée de truands décédés ou croulants, qui traçaient de leurs déliés épais les contours bancroches de corps dégénérés, de lèvres trop charnues et de bites esquissées. Des turgescences veineuses rampaient là, qui manquaient de substance mais s'érigeaient quand même en gondolements absurdes, à travers une jungle de mots ocultes ayant tout perdu de leur pouvoir secret, de leur ancien impact. Il n'en subsistait que cette fornication de couleurs et de formes, presque phosphorescente dans la pénombre grise. Un idoine oublié délavé par le temps, et qui cherchait ici de nouveaux locuteurs, exigeant des adeptes. Mais qui n'avait hélas que mes yeux captivés sous lesquels exhiber ses archives effritées. Je ne fixais que son dos ondulant et le duvet de sa nuque, sans plus accorder au mur qu'un coup d'oeil embrumé.
Chez lui, c'était humide, crissant, douillet. Ça foisonnait de plâtre, de ferrailles et de bois, de plantes en pot et de télévisions. Il accordait de l'importance à l'image et aux choses fracassées, les entassant en piles, les mettant amoureusement en scène- ces ordures étaient ignorées, perdues, oubliées. Egratignées et pourissantes, comme nous l'étions nous même.
Il était entouré de bibus amoncelés, et dormait dans une baignoire remplie de couvertures. Cest là qu'il m'a bordé à l'estran de ses côtes, moi naufragé du monde, qui avait tant cherché ce sémaphore en ruine. Et qui l'avait trouvé, lui le désemplumé, lui le rivage amorphe. J'ai crissé à ces plages de chair froide où il m'a terassé, créature aux os de galets, à la peau de sable et aux mains spumescentes- être poreux, finalement délité, épousant les lisières que j'avais tant cherché.
Nous avons fait l'amour. Il était aussi enveloppant qu'un linceul ou qu'une fièvre, il m'a goûté toute la nuit dans son étreinte ardente, ses lèvres étaient partout, feutrées sur ma misère. Il avait les babines prolixes, l'enroulée de sa gueule était agile et prompt. Sa langue. D'une humidité obscène quand elle dardait entre ses lèvres sèches, de cette bouche pareille à un oasis cramoisi et fétide au milieu du désert de son visage craquelé. Elle avait un goût létale qui cachait des secrets. Les délices interdits du tombeau, dégorgés de ses papilles écarlates et fondantes, s'insinuaient en rampant au fond de mon gosier. Une saveur terrible, intimidante et lourde, où grouillaient en vermines mes propres arômes fades. Si délicieuse nébuleuse gustative qu'elle incitait à l'oublie ou à l'ataraxie. Sa puanteur en déferlant sur moi m'enivrait comme des lampées d'alcool, m'entraînait au cosmos de sa respiration.
Je me suis endormis dans ses bras tandis qu'il suçotait mon cou en chuchotant des poèmes dédiés aux flaveurs délicates de ma crasse, au parfum malade de mes entrailles, à la sueur aigre de ma peau cireuse. Il a murmuré des odes à mon corps de martyr rongé par le manque, la saleté, la maladie et les insectes, en caressant amoureusement cette déréliction qu'il semblait adorer. Il savait qu'elle lui était dédié, et n'était pas de ceux qui dénient leurs fidèles.
Au réveil, j'étais entouré de parois palpitantes. Des muqueuses moites et fébriles cerclant un lac iridescent de fluides gastriques en pleine effervescence. Orphéon de pulsassions opaques, suintements de matière molles acheminant la vie. Ce n'était plus un lit mais un pays juteux. Un univers de viande.
Je n'ai pas paniqué. J'ai sorti la boussole et regardé son cœur. Les aiguilles tournoyaient, emportées fougueusement par une ronde sans trêve. Son petit corps compacte vibrait dans ma paume, hurlait avec exultation : il est partout, partout autour. J'ai ressenti un parfait sentiment de complétude, une vague pétrissante d'amour a déferlé sur moi.

Il a dit que la boussole me conduirait à lui.

Je suis à l'intérieur. Il se contracte autour de moi, il vit, goulue, dans une abondance d'entrailles et de jus. Je l'entends palpiter, un bruit assourdissant. Une musique hiératique.
Je me laisse couler dans ses humeurs acides, je me couche sous la surface comme sous un draps liquide, avalant une gorgée de l'âpre distillat de ses viscères marbrées, de son ventre fécond. Je suis plus emplis par ces humeurs acides que je ne l'ai jamais été par aucun repas ou par aucun amant. Même à l'aune de cette dernière nuit dont il m'a fait cadeau, nuit de faim et de sexe, d'appétit et d'amour, où j'ai été submergé de ses caresses râpeuses. Point de vagues articulées, ni même d'écume de doigts. C'est le produit fabuleux de ses viscères, l'océan de ses fluides qui me noie désormais. Et je connais l'extase.

Je crois qu'il était Dieu et qu'il m'a dévoré.
01-02-2017 à 11:50:42
Poupée de sucre blanc aux boucles de réglisse, idole de crème souillée d'encre et de sang.
Je ne me souviens pas pourquoi je l'ai tiré du clignotement d'un bar, pourquoi je l'ai conduit à ma chambre d'hôtel. C'était le fruit blet d'une pulsion effrénée qui ne tolérait que les murmures suaves de la chair en ébullition, les persuasions éructées du désir. Je ne puis raviver à ma mémoire sépia la raison pour laquelle je n'ai pas fuis ses lèvres sanguinolentes...Fardées du sang des morsures névrotiques qu'il leur infligeait en enchaînant les clopes. Les yeux béants et magnétiques de son visage livide, son petit corps famélique quadrillé de résille. Je sais que j'ai pensé pouvoir le contrôler, le manier à ma guise, mais c'est une autre chose qui m'a poussé pourtant entre ses bras de phasme... Il me semblait, dans ce tripot obscur, tout agencé de velours et de moire, miséreux dans son cuir, sa fumée et son indifférence. Miséreux en sa charnure rongée, pauvre gaine étiolée, mais riche d'une âme brutale. Sa sensualité morbide n'était pas contrôlée, elle lui échappait complètement, s’exsudait de sa peau en une brume trop dense, s'enflammait alentour sa silhouette comme une aura de feu. Et il en jouait pourtant, connaissant la beauté de l'innocence fanée, maniant cette arme qu'il ne comprenait pas, du bout des cils et en roulements de côtes.
Il en jouait même si bien qu'un regard a suffit à harponner ma chair. Malgré quoi j'ai senti le malaise entourant sa carcasse anémiée, marinant dans l'air rance, infusant dans le brouillard liquide composé de fumée et de lumière malade. Je l'ai senti qui créait comme des tourbillons traites et mouvants semblables à des mandalas de vase, d'étranges labyrinthes tourbeux au sein desquels il s'était retranché, pour cacher aux creux de leurs dédales le calcaire de son cœur. Alors je ne me souviens pas exactement de ce qui m'a décidé à flirter avec cette créature, dont l'âme écorchée dansait dans son regard, une danse de pendu qui n'augurait rien de bon.

Je ne me souviens pas pourquoi j'ai fermé la porte à double tour et perdu le contrôle, comment cela advint, par quel maléfice j'ai transité pour me laisser saisir... C'est lui qui m'a déshabillé et couché sur le lit, qui m'y a enfoncé comme au fond d'un tombeau. Penché sur moi il exhalait la fièvre et la pourriture, ses lèvres se tordaient en un sourire atroce, dévoilant la coutellerie éparpillée dans sa bouche puante, le caniveau de son visage blafard. Il a fleurie en vrilles d'orties sur mon torse, a déployé les ronces qui s'entrelaçaient dans ses entrailles soyeuses : tout à coup, il fut fouillé d'épines qui voulaient déchirer toute autre chair heurtée. Je ne me souviens pas des raisons sibyllines qui m'ont poussé à l'embrasser pourtant- peut-être pour conquérir ce territoire sauvage, pour dompter d'un baiser ses lèvres agressives. J'ai laissé son corps osseux se presser sur le mien dans un puzzle calcaire, acceptant l'emboîtement dégoûtant de nos squelettes, donnant l'aval à cette union chimérique, aux remugles fétides, qui n'avait droit que sur la chair brûlante, suante et adhésive. Avec son visage qui me collait aux yeux, et sa bouche écarlate remplie de morsures, j'étais entré dans un autre univers, un monde d'oiseaux blessés, de cris et de sensations brutes. J'ai vu ses yeux rouler, comme des enfers jumeaux se vautrant dans la cendre de ses cernes grises- j'ai su qu'il fallait fuir, mais je suis resté là, car il me semblait que son petit corps d'idole était fait de plomb, que des crochets s'étaient enfouis dans mon corps allongé. Du feu palpitait à travers les veinules qui courraient à travers la gelée frémissante de son œil, alimentant le tournoiement hypnotique de ses iris livides ; des disques enlisés dans le blanc fracassé où perçaient comme des clous ses deux pupilles vrillantes. Elles ressemblaient à des vinyles muets crissant à l'ombre de ses cils de biche, et la chanson qui s'y incrustait devait être terrible et remplir tout son crâne. Autour de nous la musique giclée en harmoniques infâmes s'échappait d'une radio laissée vacante à ses grésillements mélodiques. Jazz crachotant à nos oreilles vibrantes, guitares martyrisées résonnant dans la chambre ; des mélodies furieuses mêlées aux craillements de sa voix hantaient les soupirs et les cris de nos ébats sauvages.

Il m'a glissé son nom au creux de l'oreille en me jetant sur le matelas, d'un geste cadencé de ses mains aériennes. Mais je l'ai oublié, obnubilé par ses funestes tours- de mains, des reins, de langue. Ses lèvres dansaient face à moi comme des couleuvres sœurs, ondulaient fiévreusement dans la brise pluvieuse qui mouvait son visage excavé par la faim. Excroissances carminées à la pulpe gourmande, clignotant au rythme de ses paroles comme l'enseigne au néon d'un bordel. Prêtes à engloutir tout naufragé de la nuit.
Elles tombèrent sur les miennes avec le poids d'un monde, humides, saignantes, gorgées de sucre et de soleil. Mais sa langue avait un goût de pourriture, une pourriture moite et amère qui cachait des secrets. Ses mains intrusives, des mains dévolues aux bourrasques hivernales, me firent oublier qu'il était répugnant, qu'il suintait des poisons et des liqueurs infâmes. Ses mains sur ma gorge, glissant sur le relief évocateur d'une veine... La jugulaire palpitante retracée scabreusement de la pointe de ses griffes- un frisson qui se perd dans le tassement des nerfs.
Ses mains puis ses reins précipitèrent l'oublie : dangereux écueils de chair acérés par le manque, semblables à des récifs familiers aux naufrages. J'ai chaviré dans l'océan de sa chair écchymosée, dans la mer écarlate de ses égratignures. J'étais submergé par son frémissement foliaire, sa violence étouffée dans le velours d'une peau. Ses hanches roulèrent comme la foudre sur mon corps immobile, crépitantes de désir et de rage.

C'était une fée, ce garçon maigrelet repêché du brouillard, un monstre charmant à la bouille de catin. Et pour chaque doigt, une baguette magique. Des nuées de sortilèges macabres à tracer sur la peau s'enroulaient autour de ses phalanges blafardes.

Il m'arracha des soupirs et des larmes, but ma sueur de sa langue râpeuse de chat de Chessire. Ses longues paumes à la sécheresse glaciale claquèrent littéralement mes réticences fugaces, autant qu'elles caressèrent mes nerfs vibrants d'envie, calmant leurs mouvements frénétiques d'une chorégraphie brutale, d'entrechats impérieux. Elles jouaient le silence sur des cordes à violon mises à mort dans ma chair, elles jouaient d'un silence plaintif, douloureux et exquis, qui précédait un vacarme animal.
Quand il eu bien triturer cet instrument de viande et de tendons emballé dans le feutre de ma chair soyeuse, caressé l’étui poisseux de mes membres gainés d'une transpiration froide, au goût d’herbe -à fumer- et de sel -à goûter-, il fit tomber ses lèvres comme un marteau sur l'enclume de mon visage meurtris. Ses baisers perfides enterrèrent mes doutes, mes troubles, mon plaisir et ma rage : ils étaient d'une virulence adolescente, d'une douceur sauvage.
Je devins un cimetière sous l'averse de son rire crissant dont les notes vinrent tapisser les creux de mes cottes, comme le gravier des allées assoupies entre les pierres tombales. Rire oppressant à vous ravir le souffle, qui vous découpe le cœur en lamelles de viande et fait bouillir les yeux, bouillir le sang et les larmes et la transpiration. Lui même n'était plus qu'un fluide laiteux remué de volutes secrètes, de courants sous-jacents, un nuage de crème aux coulures d'encre. Une chair liquide en ébullition, un océan de muscles percés d'os où voguaient ses hanches mi-soyeuses-abrasives. Un instant tout de lait, et l'autre de calcaire ; il était un navire aux voiles de cheveux noirs en lambeaux le long des clavicules, tendues comme les barreaux d'une cage, où se tapissait en fulminant sa colère assassine. Fluide et cranté tour à tour, il glissait, fauve sur mon corps abandonné, étalant ses boucles chaotiques sur mon torse meurtris, m'habillant des broussailles de sa toison encrière comme d'une fourrure de suie... Enchevêtrements de ronces fuligineuses. Vêtissant ma carcasse ébranlée de son costume de Bête, se muant en un vivant pelage ignoblement rampant. Fourrure bouillonnante ondulant sur mon corps, s'y accrochant de ses dents, de ses ongles. Dans sa funeste séduction, son charme cannibale, s'imaginait-il devenir ma Belle ? Prétendait-elle s'engoncer dans un rôle qui lui aurait apporté autre chose que ce tumulte infâme ? Voulait-il d'une union qui ne le laisserait pas seul au matin qui venait ?
Mon torse creusé devenait landes fertiles où s’embrouillait la forêt de ses boucles, une sylve chaotique échouée sur les rivages déchirés de ma carcasse laissée gisante entre ses mains coupantes. Ses doigts étaient la faune cabriolante de ces bois obscurs. Paumes effilées, ongles armés, occupés à une calligraphie livide et sanglante toute en griffures sauvages, en caresses trompeuses. J'étais aux prises avec l'orage de sa gestuelle, ses doigts qui crépitaient sur mes joues, tombaient sur mes paupières, appuyaient parfois sur mes globes oculaires quand ils ne pétrissaient pas traîtreusement mes tétons... C'est cette perpétuelle agression matinée de douceur qui eut raison de moi. Ma gueule s'éparpilla à l'ouragan de son souffle, déchirée par le tumulte brûlant de l'orgasme.

J'ai jouis en saccades douloureuses et violentes, comme si on me rouait de coups.

Et sa fureur n'a fait alors que croître.

Au diapason de mes secousses il agita sa gueule pointue en hurlant d'un rire sec, un rire limé contre son cœur d'acier - il riait de mon apothéose, riait de ma jouissance, exsudant le mépris.
Avec aux yeux du feu, sans cesser son carnage.
Ignoble vulnérabilité qui fait suite à l'orgasme. Tout s'est mué en délicieuse torture.
Je me tordais comme une anguille dans le filet de ses cheveux, convulsé sous les crochets de ses mains squelettiques, et lui riait à s'en fêler les joues, à s'en éclater le crâne. Il riait comme on hurle, avec un timbre féroce et bestial, un bruit de pure fureur animale. Je me mis à gémir comme un enfant perdu, et il n'en rit que plus. Je me mis à pleurer sans bien savoir pourquoi, pour lui, pour moi, car mon corps débordait de sensations intenses qu'il éparpillait en spasmes pitoyables, et son rire redoubla, encore, et encore, répercutant une chanson meurtrière qui explosa dans mes oreilles comme une nuée de bourdons. Il me gardait en lui, dans le dédale anguleux de ses intestins, se démenait brutalement en s'esclaffant d'un air désespéré, me griffait en hoquetant d'angoisse, malveillant, magnifique- hilare. Grotesquement hilare tandis que je tremblais, et je savais que nos ébats étaient carnavalesques, absurdes et inquiétants. Oscillant sans cesse à la frontière d'émotions contraires qui semblaient le mener au bord de la folie, lui était immergé au sein de cette violence. Ses yeux me torpillaient, plein de haine et d'envie, et je compris alors qu'il cherchait à me tuer, me tuer avec son rire, avec sa voix qui ne pouvait plus parler. Une voix sans mots pour la pétrir, informe, dangereuse, semblable à une nuée de shrapnels incandescents mues par la volonté d'un esprit malveillant. Mais il n'était qu'un môme abandonné.
Il me rendait coupable du silence et de la solitude, rendait coupable tous les autres hommes qui m'étaient semblables, les incarnait en moi, les fracassait dans ma chair pour les punir, et leur ravissait tout ce plaisir qu'il n'avait pas su prendre, qu'ils n'avaient pas su lui donner, les écrasait de toute cette colère qu'il n'avait pas su leur exprimer, qu'ils avaient nourris en l'ignorant superbement ou en l'utilisant pour étancher leur soif, sans égard pour sa plainte solitaire. Pour sa fragilité et son errance tremblante, pour toute cette souffrance que je ne pouvais comprendre mais seulement discerner, comme un voit le couteau pointé sur soi sans comprendre pourquoi, il me mettrait à mort.
Il y réussirait, car je ne me battais plus. Labouré par ses ongles, percuté par ce tumulte qui vivait en lui, je devins stérile et muet, acceptant la sentence. La fatalité m'a assommé.
J'avais vécu trop fort.

Mais quand il fut pris à son tour par une petite mort, son rire s'éteignit tout à coup, le silence frappa sa gorge comme un éclair se fracassant sur des pavés mouillés. Un spasme l'agita, soubresaut d'agonie.
Mes oreilles bourdonnaient et j'étais hébété. Il a jouit sur moi comme on soupire, frémissant jusqu'aux cils.
Ses ongles se brisèrent sur ma poitrine, ses cheveux s'éparpillèrent comme des corbeaux muets, ses lèvres se tordirent en une moue douloureuse. Il tomba, bousculé par l'orgasme. Tomba, assassiné, trahis par sa chair en extase. Son corps de nymphe affamée tomba sur le mien, gelé, et s'y brisa comme une faïence satanique, éclatant en sanglots contre mon torse ensanglanté. Alors se révéla enfin la mixture souple de son âme, épandue sur moi, libérée du carcan des masques et des armes, l'avidité désespérée de cet enfant du soir. J'aurais dû le haïr ou le craindre, mais mes bras le bercèrent, car il était si vulnérable, d'une tendresse si crémeuse et tremblante... Sa voix rauque me chuchota des choses que je ne peux répéter, des aveux voilés émouvants, dégoulinant de fiel, des condamnations à l'encontre d'un monde qui ne voulait ni de sa douleur, ni de sa rage, d'une foule indifférente qui l'avait abandonné à sa solitude. J'ai compris que plus personne ne croyait en cette fée, que sa radiance éteinte, il n'était plus resté qu'une scorie aride, la poussière cendreuse et gelée d'une comète.
Et c'est tel une de ces fées mourantes dévêtue de ses lumières ardentes qu'il s'endormit sur moi, une pauvre fée loqueteuse qu'aucun enfant n'aurait voulu suivre sur son île enchantée. La sienne était sûrement semée de décombres, hantée de cauchemars. Son sommeil était lourd, mais plein de gestes vifs et de sanglots furtifs.
Au matin, il s'était envolé, dépouillant mon porte feuille et ravageant ma chambre. Je n'ai pas réussis ni à le maudire ni à pleurer sur mon sort. J'ai quitté l'hôtel, n'emportant qu'une seule chose, un objet volé que j'ai sortis dans le train et collé contre ma gueule cernée. Il sentait la fumée, celle des cigarettes et des papiers brûlés, une fumée d'autodafé et de forêts incendiées. Fumée âcre et sensuelle de la mort ou des sabbats secrets. Mais au-delà de cette odeur, l'oreiller était surtout encore imprégné de nos sueurs, de nos salives... D'autres choses encore, des suintements intimes que nous avions cédé l'un à l'autre.
Tant pis pour les regards, j'ai mordillé cette relique puante, avec émotion et pudeur, glissant le tissu raidis de fluides séchés sur ma langue en attente. Et c'était là.
C'était là, ce goût secret, cette amertume cruelle qu'il avait partagé, ce goût vert, végétale, une saveur mélancolique et spiritueuse... Celle que j'ai pu goûter, cueillir du bout des doigts dans son sommeil humide, rosée nocturne affleurant à ses cils, dégoulinant parfois dans les tranchées de ses cernes...
Ses larmes avaient un goût d'absinthe.
01-02-2017 à 21:28:01
Une grosse tête sur de petites épaules. C'était lourd à porter, son visage. Il avait de grands yeux et une bouche épaisse, des paupières de plomb et un nez-monument : c'était une architecture imposante que celle de ses trais gourds, patauds, mal dégrossis, qui s'accumulaient grotesquement sur l'ovale immense de sa gueule, trop gros pour cet espace où ils se chevauchaient. Tout y enflait, s'y gorgeait d'eau et de mucus, afin de parvenir à des proportions absurdes. De ses globes oculaires à ses lippes mafflues, de la crème de ses joues au pâté de sa langue, en passant par le bulbe gras de son nez et les deux renflements spongieux de ses narines, sa chair semblait avoir acquis la volonté de se répandre en dégorgements glutineux sur son ossature lourde, s'agglutinant à l'envie en ubuesques bourrelets. Elle y fleurissait en corolles grasses, s'y développait en tumeurs, s'élançait comme une houle de viande, luisante, puis se figeait glaiseuse, pétris à coups de poing, cuite par le regard brûlant du monde auquel elle s'imposait. Tel un geyser de boue, de crachats et de substances crémeuses, toute la matière contenue dans ses entrailles semblait s'être projetée en avant, avoir fait un bond immense à travers tout son corps, pour étendre sa coalition butyreuse, son agrégat élastique et moelleux, au-dessus de la tige fragile de son cou d'enfant ; un cou très blanc qui ne pliait jamais. Un cou délicat de princesse, fait de faïence chinoise. Le trait souple d'un idéogramme, la lanière d'un fouet, la tendresse onduleuse d'un brin d'herbe. Et au-dessus, cet imposant visage, cette masse aboulique. Cette exhibition de chair dense, cette agressive géographie corporelle, toute en montagnes, en tourbières, en collines ! Un paysage happant, hypnotique, qui avait dévoré jusqu'à son horizon. Une lande marécageuse de peau, de muscles sirupeux, coulants de leur gaine sous la pulpe liquide, digne d'être le théâtre d'un nouvel Hurlevent. Il y avait là les hauteurs suffisantes, assez d'espace pour y bâtir un manoir, des prises suffisamment nettes pour les cavales du vent. N'y manquait que la vie, trop bien cachée en ces tréfonds charnues. Le tourment, lui, hantait déjà ce payvisage, où chaque expression était un cataclysme.
Même les traits les plus lourds se révèlent amovibles. Quand les siens se croisaient, se dépliaient, se contractaient avec fureur, c'était un ballet d'une ampleur horrifique. Il y avait là un mouvement cyclopéen qui inspirait la peur, la marche des titans, le glissement d'une montagne. Chaque sourire était une avalanche, les pincement de ses lèvres créaient des dépressions alentours de sa bouche, fracassaient des abîmes à leurs commissures exsangues, rameutaient des dolines et des gouffres pour la moindre fossette fauchée dans sa chair dense. Au moindre froncement, haussement, bouleversement d'humeur, tout s'écroulait sur son visage en une débâcle immonde.
Et néanmoins, il y'avait là un secret que seule la combinaison adéquate d'expressions était en mesure de révéler. Il fallait impulser la bonne circonvolution à ses traits goulus, les tordre d'une manière particulière, pour découvrir le dessin mystérieux de la nature, qui avait fait par blague, ou par curiosité, ce petit homme au cou mince, au corps d'enfant, et à la gueule trop abondante de chair.
Dans une convulsion lacrymale, ce visage prenait enfin tout son terrible sens.Tout convergeait, tourbillonnait, se déployait enfin pour aboutir à un dessin frappant.

"Oh putain, on dirait un chou-fleur !"
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