Elle resta un instant silencieuse, et Dorian se félicita intérieurement d'avoir réussit à lui clouer le bec.
Au final, ils se surprenaient l'un et l'autre. Ce qui, bien entendu, n'avait rien d’étonnant étant donné qu'ils se connaissaient depuis... Moins d'une heure. Autant dire que leur relation ne s'était pas encore stabilisée -pour autant qu'elle le soit un jour ; ne devait-il pas la tuer pour préserver son anonymat ? Oui. Si. Sûrement. Peut être. On verrait bien. Pour le moment, il ne sentait pas vraiment l'âme d'un meurtrier. Il la tuerait peut être de sang froid plus tard, quand il en aurait l'envie et la motivation. Quoi qu'il en soit, ce n'était pas pour tout de suite.
Et puis, il l'appréciait plus ou moins malgré le rapport tendu qui s'était établit entre eux. Ce n'était pas parce-qu'il l'avait surpris en faisant preuve d'une audace suicidaire -qui lui était toute propre, d'ailleurs-, qu'elle avait elle aussi oubliée l'idée de lui faire sauter la cervelle. C'était le problème quand on rencontrait quelqu'un qui vous sautait dessus pour vous poignarder : on était jamais tout à fait certain qu'il ne caressait pas la pensée de recommencer en secret, dans quelque obscure recoin d'un esprit tordu... Et de mieux viser cette fois-ci, histoire de vous tracer un beau sourire écarlate en travers de la gorge pour éviter de se faire menacer par une personne qui pouvait vous brûler le visage et ce qui ce cachait derrière, simplement en décidant d'emplir ses paumes d'un joyeux feu magique prêt à ronger votre peau.
En fait, la situation était compliquée. Peut être un peu trop pour Dorian, qui avait prévu de passer une soirée en solitaire, à rêvasser sur son lit en attendant de s'endormir. Il n'avait pas vraiment la tête à réfléchir. Il était légèrement fatigué. Voir épuisé. Non en fait, ce n'était pas que léger ; il n'attendait que de pouvoir s'effondrer quelque part pour sombrer dans le sommeil.
Il avait fait appel à la magie trop souvent cette nuit. Mauvaise idée : ce n'était pas vraiment le moment de se laisser tenter par une étreinte chaleureuse de Morphée. En effet, il avait eu la charmante impulsion d'offrir à une jeune psychopathe aux allures de maîtresse dominatrice attitrée des masochistes de son quartier, la possibilité de l'interroger sur à peu près n'importe quel sujet qui lui passait par la tête.
Idée stupide, si il en est. Maudite soit sa proverbiale impulsivité bravache. Elle lui avait coûtée déjà beaucoup par le passé. Entre autre, de se faire tuer par un gamin aux pouvoirs démoniaques dopés à l'aide d’artéfacts magiques, qui avait par ailleurs rasée la moitié de Kairec grâce à une armée de démons. Quand le Dieu des dieux n'était autre que le reflet sombre d'un être divin et qu'il se mettait en tête de détruire quelque chose, ça ne rigolait vraiment pas. Night avait sûrement eut le droit à une bonne place de méchant charismatique dans les légendes de Kairec ; il devait maintenant servir de croque-mitaine pour faire peur aux enfants... Quel amusant usage d'un nom qui avait fait trembler le monde entier. Le temps effaçait même les horreurs les plus grandes.
Exception faîte des horreurs qui avaient encore une âme à tourmentées. Dorian était de ces âmes là.
Cette soirée ferait sûrement partit de son lot de mauvais souvenirs à ressasser quand il fixerait le plafond de sa caverne, couché dans un lit âgé de cent ans, dans la solitude et le silence. Que de bonheur et de joie à avoir survécut quinze mille années de plus que tout ceux qu'il aimait ; quelle existence de merde.
Avant même que son vis à vis se mette à parler, Dorian était déjà d'humeur maussade. Il était dans sa nature d'envisager toujours le pire et de s'empêtrer dans d'improbables situations. Certains auraient parlé de malédiction. Lui, avait simplement conscience d'être un abrutit finis.
-Mais… La magie, tout ça… C’est dans les vieilles légendes uniquement !
Il se retint de rouler des yeux d'un air excédé. Tout le monde aurait sûrement réagit de la même façon, à cette époque. La majorité de la population ne connaissait même pas l'existence des CEM, ne les considérant que comme une intéressante légende urbaine qu'on faisait circuler sur "Internet". Quant à ce qui était des descendants des Kaireciens ou autres créatures magiques... Ils étaient tout juste bon à servir de figures héroïque dans des livres et films tous plus ridicules les uns que les autres. Dorian était même quasiment certain que certaines légendes avaient eu le droit à leur équivalent cinématographique lors de ces dernières années.
Quel gardien de Kairec ces affreuses pièces de théâtre diffusées partout dans tout le monde avaient parodiés ? Le simple fait d'imaginer un de ses anciens compagnons dénaturé par un acteur qui ne lui ressemblait pas réveillait en lui une colère presque équivalente à son désir de vengeance.
Ils n'avaient pas le droit de souiller leurs histoires. De souiller leurs combats, leurs liens... Cette âge du fer et de l’électricité avait fait perdre toute décence aux humains. Ils se permettaient même de singer stupidement et sans talent ce qu'ils considéraient comme de vieilles figures de contes légèrement désuètes. Ils n'avaient plus aucune conscience de rien et avaient oubliés d'où ils venaient. Pour eux, le monde n'avait plus de limites : ils pouvaient même quitter leur terre natale pour aller s'installer sur de lointaines étoiles. En ce cas, quel importance avait un passé un peu flou ? Aucun. On nommait "moyen âge" ce qui avait été pour Dorian le présent de toute les joies.
Personne ne cherchait à dépoussiérer la vérité. On se contentait de ce que l'on savait, sans égard pour de vieilles histoires qui n'intéressaient plus personne si on ne les adaptaient pas au cinéma en les bourrant d'effets spéciaux.
Il avait tout de même la chance de ne pas avoir ce genre de boulet face à lui. Malgré son évident manque de tact et son sang trop chaud, la jeune femme qui lui faisait face n'était pas une idiote peinturlurée de maquillage. Elle avait soif d'apprendre, cela se sentait. C'était une véritable fouineuse née, et Dorian le savait, il l'intriguait. Si ça n'avait pas été le cas, sûrement lui aurait-elle déjà mis du plomb dans le crâne... Au sens propre du terme, bien entendu.
Mais elle ne l'avait pas fait. Il lui devait peut être un peu de gentillesse pour ça. Dorian fit alors quelque chose d'incroyable, de surréaliste : il repoussa la maussaderie qui l'avait envahie. Il tenta d'être... De bonne humeur.
Si ceux qui l'avaient connus étaient encore vivants et qu'ils l'avaient vu tenté d'être cordial, ils auraient scrutés le ciel à la recherche d’astéroïdes ou autres signes avants-coureurs de la fin du monde.
-J’ai l’air d’une légende ?
Certes, son ton était moqueur. Mais il ne fallait pas s'attendre non plus à ce qu'il devienne soudainement quelqu'un de sympathique ; qu'il donne l'impression de s'amuser à ses dépends de son peu de connaissances au sujet de la magie, valait mieux que de lui opposer un mutisme hostile ou un pessimisme teinté d'amertume et de fatalisme.
-Bah je sais pas, tu veux que je te colle une balle dans le crâne histoire qu’on vérifie, Papi ?
Bon. Ce n'était que son avis bien sûr. Visiblement, son "invitée" avait une toute autre vision de choses. Probablement l'écart des générations... Large fossé qu'ils pourraient difficilement franchir. Dorian pouvait se permettre d'aller se moquer des séquoias géants ; face à lui, ils n'étaient que des jeunes pousses.
Il se contenta pour toute réponse à la jeune femme d'arquer les sourcils, un air blasé plaqué sur le visage. Il n'avait plus vraiment envie de faire d'efforts maintenant. Il décida de ne plus parler ou peu, comme un enfant boudeur punissant la sévérité de ses parents d'un mutisme effronté.
Et on est où ?
-Dans une grotte sous-marine.
Réponse laconique. Il n'y avait pas besoin d'en dire plus de toute manière. Il aurait sûrement été superflu de lui préciser que cette même grotte s'étendait en réseaux de galeries, et qu'il ne l'avait pas trouvé totalement par hasard... Ou alors peut être que si. Mais elle n'avait pas besoin de le savoir pour l'instant et sûrement jamais. Ce qui se cachait ici ne regardait personne, lui compris d'ailleurs.
Il nota cependant que cette petite information suffisait à la troubler. Sa première pensée le mena stupidement à se demander si elle savait nager ; il mit au moins une seconde à se rendre compte de l'absurdité de l'idée. Ce n'était pas en nageant qu'elle pourrait regagner l'air libre, elle l'avait compris. Il en déduisit donc, avec un léger retard qu'il préféra attribuer à sa fatigue, que c'était le fait de se trouver à plusieurs kilomètres en dessous du niveau de la mer qui avait allumée une étincelle de peur dans son regard. Le même genre de frayeur instinctive, primaire, qu'il avait ressentit plus tôt en réalisant qu'il risquait de mourir en laissant le monde tel qu'il était. A moins que ce fut quelque chose de plus personnel ? Une peur de celles qui étaient propres à chaque être, une phobie née d'un traumatisme durant son enfance ? Dorian se rendit subitement compte qu'il se serait, étrangement, penché avec passion sur la vie de cette rouquine surprenante, si il en avait eu l'occasion.
A croire qu'il était devenu définitivement gâteux. Il avait l'impression d'être un vieux voyeur à la recherche de commérages, comme un de ces débris avide d'en savoir le plus possible sur les autres, qu'on rencontrait autrefois dans les petits villages. De vraies plaies ambulantes. Il se fit horreur et étouffa se désir avec dégoût en ce concentrant avec plus d’acuité sur la jeune femme.
Elle se reprit rapidement, sans presque rien laisser paraître de sa fugitive frayeur. Dorian dût s'avouer qu'il était impressionné.
-Donc t’es un mage et t’as quinze mille ans, c’est bien ça ?
Question rhétorique. Elle connaissait déjà la réponse, mais une partie d'elle tenait à ce qu'il le répète encore une fois ; pour le faire chier, parce-qu'elle était légèrement sourde, ou alors elle avait du mal à avaler la pilule et lui demandait un petit coup de main. Quel que fut son but, Dorian sentit une joie mauvaise lui étirer les lèvres. C'était l'occasion de lui balancer une petite pique en vengeance à sa menace de tout à l'heure... Et puis, elle l'avait appelé Papi. Elle devrait répondre de cet affront.
-Ouais. T’es lente à la compréhension toi.
D'accord. C'était un pique médiocre. Mais il était tout de même exténué ! Et son ton devait le rendre un peu plus acide qu'il ne l'était en réalité. Du moins, le mage l’espéra ; en un temps, il avait été très bon à ce petit jeu là. Avec les années, faute d'avoir à faire appelle à son don inné de froisser les gens, il s'était rouillé.
Peut être que la jeune femme lui donnerait l'occasion d'aiguiser un peu ses griffes émoussées. Si il ne la tuait pas. Bien sûr. Même si l'idée commençait à le répugner, pour une raison étrange.
-Ce qui veut dire que toutes les légendes que j’ai lues sont. Vraies ?
Dorian était déçu. Elle n'avait même réagit. Il avait vraiment dû perdre de son mordant en fin de compte. Triste prise de conscience... Il eut l'impression soudaine d'avoir perdu un membre. Et complètement à la ramasse, il ne s'en rendait compte qu'une fois que celui-ci aurait pu lui servir. Foutue solitude.
-Bah je sais pas, j’imagine qu’elles sont plus ou moins proches de la vérité. Lâcha t'il d'un ton maussade, l'air de s'ennuyer ferme.
Surtout dégoûté de se sentir si vieux et diminué, en fait.
-Dans certains vieux livres il est raconté que tous les habitants du Kairec de cette époque fuyaient un grand fléau…
Dorian se retint de bailler. Il allait sûrement avoir le droit à une vieille histoire à laquelle il avait prit part, malmené par les milliers de bouches qui l'avaient mâchonnées comme un chewing-gum qu'on se passait de génération en génération, jusqu'à la rendre totalement méconnaissable, informe, vaseuse et indigeste.
Il se pencha un peu plus vers la table, comme pour mimer de s'assoupir déjà.
Il s’agissait d’un mage. Il terrifiait toute la région à cause de son immense pouvoir.
Ils avaient touchés le fond. Elle allait lui conter ce vieux combat contre Night, durant lequel les Kaireciens s'étaient d'abord égaillés en tout sens avant de s'organiser pour combatte les armées démoniaques du reflet sombre de Bergeau. Night était dieu et pas un mage, mais il s'était attendu à ce que la vérité ait été déformée ; quant à ce qui était de la "région", on avait réduit le champ de dévastation de Night : c'était le monde entier qui avait pâtit de cette guerre.
Pour faire bonne mesure, Dorian lâcha quelques bribes de grommellements agacé. Elle continua.
Il arrivait à casser les pieds de n’importe qui à qui il parlait. Ses talents de chieurs étaient sans commune mesure. Il s’appelait… Daurie. Non. Doron ? Ah je sais ! Dorian, voilà !
Il releva la tête et la fixa stupidement. Ce n'était pas de Night qu'elle parlait. En fait, ce n'était même pas d'une véritable histoire. Elle était simplement entrain de se foutre de sa gueule. Avec un grand sourire.
Il aurait peut être dû être en colère, mais une partie de lui trouvait ça drôle. Ce n'était pas comme si il s'était lui même pris un jour au sérieux. Il avait toujours eu l'impression d'être un abrutit impulsif, tout comme Bergeau quand il était jeune. Ils avaient même eu une discussion là dessus. Durant laquelle ils avaient constatés tout les deux combien ils étaient incroyablement stupides. Entre autre choses.
Il se souvint de ce moment qui avait précédé l'apprentissage de Bergeau et ne put s'empêcher de rire, tout en tentant de fusiller sa prisonnière - A la base, c'était ce qu'elle était ! Même si les rôles avaient tendance à s'inverser depuis tout à l'heure, donnant l'ascendance à l'un et à l'autre à tour de rôle- du regard. Mais une lueur de plaisir brillaient dans ses yeux, et ils étaient plus bleus que gris en cet instant.
Fière d'elle, sûrement, elle alla chercher une malle sur laquelle s’asseoir. Il y'avait d'autres chaises, mais Dorian ne lui en fit pas la remarque. C'était sûrement un un vieux coffre vide, et la rouquine devait lever les yeux pour le regarder en face, assis là-dessus. C'était plutôt appréciable.
Ses rangers posées sur la table le furent moins. Dorian loucha dessus. Elles étaient plutôt propres, singulièrement.
Je ne sais pas ce que tu faisais avec cette bombe, mais ça ne pouvait être que dans mes intérêts. On ne fait pas sauter un immeuble si on ne veut pas renverser le gouvernement.
Une fois de plus, nouveau virage. Il leva les yeux de ses bottes pour la fixer intensément. Elle lui renvoya un regard semblable, et il se sentit à la fois soulagé et mal à l'aise. Si ils oeuvraient tout le deux pour renverser l'état, devrait-il la supporter encore longtemps ? Il n'avait côtoyé personne de près ou de loin depuis un peu plus de cent ans. Il se voyait mal faire copain-copain avec une sorte de ninja tombé du ciel qui l'avait poignardé avant de braquer un pistolet sur sa tempe, pour finalement terminer par lui poser des questions avant de collaborer avec lui. C'était trop tordu. Digne d'un mauvais scénario de série. Il ne manquait plus que les tasses de thé et une révélation surprenante avant que ne retentisse le générique de fin.
"Retrouvez nous au prochain épisode, dans lequel nos deux héros iront sauver une fillette tétraplégique dotée de supers-pouvoirs hérités de son père qui n'est d'autre qu'un mutant radioactif, afin que cette dernière puisse les aider à lutter contre des extraterrestres voulant envahir la terre pour asservir les humains et utiliser leurs cheveux comme herbes pour vaches inter-stellaires !"
Bien entendu, il n'y eut ni chanson, ni voix féminine extatique déclamant le déroulement du prochain épisode. Non. Il y'eut PIRE. Bien plus horrible et perturbant.
C’est un peu triste et hirsute ta grotte, je te ferai visiter mon appartement si jamais tu veux bien sortir de là. C’est quand même plus confortable.
Horreur. Elle l'avait pris en sympathie. Elle voulait collaborer avec lui. Elle voulait le sortir de sa grotte. Elle voulait lui retirer son statut d'ermite. Elle voulait le débarrasser du silence. Elle voulait. Le sociabiliser. Devenir son ami peut être.
Pour s'assurer qu'il n'était pas en plein cauchemar, le mage la fixa intensément.
Et c'était bien le cas. Une véritable fascination se lisait dans son regard. Il était comme un animal nouveau qu'elle rencontrait, une bête exotique à observer, palper- apprivoiser. C'était une étrangeté de la nature que cet homme qui avait vu naître le monde dans lequel elle vivait, et mourir celui dont on avait abreuvé son enfance. Une chape de plomb tomba sur ses épaules.
Il n'avait pas envie de devenir un témoignage vivant de l'existence de la magie, de sa déchéance et de sa disparition. Il n'avait pas envie de prendre la main de quelqu'un qui le guiderait à travers les méandres d'une société qu'il n'aspirait qu'à détruire. Il n'avait pas envie d'avoir d'ami, tout simplement.
Tout ce qu'il voulait désormais, c'était dormir. Échapper à son regard, aux étoiles dans ses yeux, à la fatigue de son corps. Dormir et se réveiller le lendemain avec pour seul contrainte de continuer à travailler pour exercer sa vengeance. Alors qu'à ce rythme là... Il se coltinerait cette folle dangereuse dont il ne connaissait même pas le nom pour une dérisoire cinquantaine d'années, finirait par s'attacher à elle, puis la verrait mourir alors que lui n'aurait pris de rides que si il l'avait décidé. Et une fois de plus, il serait seul en fin de compte, avec le souvenir de nouvelles joies à ressasser, qui se transformeraient en douleurs avec le temps, car il ne pourrait jamais plus les savourer sans penser à la mort de celle avec qui il les avait partagé. C'était ainsi que cela terminait à chaque fois.
Il ne voulait pas que cela recommence encore une fois. Elle devait partir. Ou mourir tout de suite. Il ne voulait plus la voir, ni lui parler. C'était une intruse, un grain de sable dans la mécanique soigneusement entretenue de sa routine solitaire. Elle ne pouvait pas dégringoler de dieu savait où, bloquer un engrenage, et dérégler tout pour finalement se rendre indispensable. C'était... Immonde. Elle n'avait pas le droit.
Tu peux me raconter un peu comment… C’était ?
Et c'est le drame. Elle n'aurait jamais dû poser cette question.
Dorian la dévisagea. Ses pommettes rougirent. Ses yeux devinrent aussi gris des nuages orageux. Elle présentit que quelque chose clochait et voulut se lever ; mais avant qu'elle n'ait pu faire plus qu'esquisser son geste, Dorian balaya la table d'un revers de bras qui envoya ses jambes valser, la déséquilibra, puis l'envoya à terre.
Il se leva, exhalant une rage brûlante. La fureur crispait sa mâchoire, fronçait ses sourcils à outrance, assombrissait ses yeux et ses joues. Il posa sur Amélia un regard dans lequel la raison n'avait pas sa place. Il s'appuya sur la table de tout son poids, les deux poings serrés contre son bois. Elle émit une protestation en craquant.
-NE POSE JAMAIS CETTE QUESTION ! NE ME DEMANDE JAMAIS CE QU’ÉTAIT LE MONDE AVANT QUE VOUS EN FASSIEZ UNE NICHE POUR HUMAINS ! NE ME DEMANDE JAMAIS CE QU'A ÉTÉ MA VIE AVANT QUE VOUS DÉTRUISIEZ TOUT CE QUI M’ÉTAIT CHER ! NE. ME. DEMANDE. PAS. D’ÉVOQUER. KAIREC ! Hurla t'il d'une voix aux intonations de tempête.
Il sembla sur le point de la réduire en cendres, ou de se mettre à frapper les murs à mains nues en hurlant pour déverser sa colère. Elle n'était même plus diriger contre Amélia elle même, mais... Contre le monde entier. Ce n'était pas une rage cohérente. Ce n'était rien du tout. Seulement une éruption. L'explosion d'une colère si vieille que la tempête qu'elle avait soulevée mourut avant d'avoir pu balayer quoi que ce soit.
Aussi vite qu'elle était venue, elle repartit.
Dorian s'effondra sur sa chaise. Il laissa retomber son visage contre la table. Et fut secoué de sanglots hystériques. Sans aucun égard pour Amélia, ni ce qu'il venait de lui faire, ni ce qu'il lui montrait en cet instant.
Dorian était instable. Colères brûlantes, tristesses étouffantes. Il ne pouvait pas lutter contre ce que l'évocation de Kairec réveillait en lui, l'abîme que le passé ouvrait dans son coeur, et le feu qu'il envoyait dans ses veines. Pantin de ses passions, il vivait en s'époumonant, en pestant, en étant prêt à faire de ce monde un désert sans vie, pour l'instant d'après, abreuver ce dernier de larmes amères et froides qui coulaient depuis quinze mille ans chaque fois pour la même raison. Il n'avait jamais fait le deuil, ni de sa famille, ni de ses amis, ni de Kairec. Il en était incapable.
Il était pitoyable. Si pitoyable qu'il invitait à la violence, que l'envie de le frapper ne pouvait que saisir ceux qui voyait ce soi-disant mage millénaire échouer à se maîtriser, perdant face aux souvenirs. Ne pouvoir combattre un passé vieux de quinze mille ans ? C'était être faible. Faible et misérable, d'une faiblesse écœurante et insupportable.
Sans relever le visage pour regarder Amélia en face, Dorian parla- contradictoire, dégoûtant de par son échec à retenir ses paroles et ses larmes. Faible, simplement. Faible.
C'était... Mieux. Il n'y avait pas que des humains pour habiter la terre. Les arbres étaient comme des immeubles, mais eux vivaient et donnaient la vie. Il y'avait un cycle et des animaux pour le perpétuer. Tout était vrai. Tout était plus beau. L'air n'était pas tout le temps frai, le temps pas toujours ensoleillé : c'était l'âge de la nature, dans ses bons et mauvais points. Mais aussi celui de la diversité. C'était... Différent. Différent de maintenant.
Ses épaules cessèrent de s'agiter compulsivement. Il tourna la tête sur le côté. Ses yeux étaient vides, perdus dans le vague. Il ne pouvait pas en parler autrement qu'en s'y égarant pleinement. Il refusait de confronter le présent et le passé ; c'était soit le présent, soit le passé. Jamais les deux en même temps. Il n'y avait pas assez de place en lui pour ça.
La magie pulsait dans la terre comme un coeur et parcourait les sols du monde. Elle apportait la vie là où elle était la plus forte, et enchantait les choses qui naissaient de son flot. C'était la force et la faiblesse de la nature. La magie lui donnait vigueur, force et conscience ; mais sans cette magie, elle ne pouvait être. Tout à Kairec n'était que magie, chaque arbre, chaque goutte d'eau du lac où nous nous réunissions.
<< C'était aussi un don que tous ne possédaient pas. Tout le monde ne pouvait pas la voir et l'utiliser. Cependant, nombreux étaient ceux qui pouvaient la manipuler. Mais la plupart du temps, elle était mal vu. Kairec était un des seuls lieux où on la tolérait. Dans certaines régions, on chassait ceux qui possédaient un don. La plupart de ceux qui pouvaient faire appel à la magie ne le dévoilaient jamais. Ils restaient aveugles et sourds pour ne pas la voir ni l'entendre. Pour sauver leur vie.
Un sourire sans joie étira ses lèvres, dégoulinant d'amertume.
Kairec n'a jamais été appréciée des humains. Ils craignaient la forêt, et nous laissaient en paix. Depuis toujours, on disait de la sylve qu'elle était le foyer de démons, de dieux sanguinaires et de bêtes folles avides de chair et de sang. Certains petits villages la vénéraient, cependant, mais ils étaient minoritaires, et le temps passant, ils ont tournés le dos à la magie... A Kairec, les animaux parlaient. La terre chantait. Les arbres étaient le foyer de multitudes de créatures.
Ses paupières s'abaissèrent. Il quitta le passé, et son coeur se fêla.
Kairec était mon foyer. Ils n'avaient pas le droit. La forêt était le coeur de ce monde, et ils l'ont poignardé sans égard pour la terre qui leur avait donné naissance. Ils ont trahis leur mère nourricière et l'ont violés pendant quinze mille ans pour élever une nouvelle sylve au dessus de l'ancienne, une sylve dont les arbres ne vivent pas. Aujourd'hui, ils foulent un cadavre, mais personne n'y prête plus d'attention. Ils peuvent continuer de faire comme bon leur semble sur ce corps mort et stérile incapable d'enfanter, maîtres d'une science qui les préserve de leur châtiment.
Dorian releva lentement la tête. Il ouvrit les yeux, et de nouveaux, ils étaient gris. Mais du gris de l'orage qui n'a pas encore éclaté, du gris de plomb qui emplit le ciel avant que ne tombent les salves et ne rugisse la foudre. Il fixa Amélia de ces yeux là, et c'est d'une voix douce et brisée qu'il parla.
Mais je suis là. Je suis leur châtiment. Et ce soir, je m'abat une fois de plus sur eux.
Un sourire trop large passa sur ses lèvres. Il claqua des doigts.
Et en ville, la bombe explosa.