Dans les bras spectraux de sa forêt chéris, la gamine rêvait d'un autre temps.
Sur ses joues, l'air froid avait posé deux disques rouges. Enveloppée dans un pull en laine synthétique bleu, un gros bonnet en diapason sur le crâne, elle marchait dans le dédale de la ville. Des gens l'entouraient, une véritable foule ; personne ne la remarquait. Et elle ne remarquait personne. Elle n'avait pas de regard à consacrer à ce monde gris qui l'entourait : peint au-dessus de son image, celle d'un autre lieu, dans un autre temps. Là où s'élevaient les immeubles, des arbres. En lieu et place de la marée humaine, des buissons et des troncs. Chargés de baies sauvages, et touffus comme aucun ne l'était plus en ce monde, ils déployaient leur verdure émaillée avec indolence. Luxuriante, la forêt s'étendait en farandole immobile autour d'elle, gigantesque et puissante. Mais oubliée. Mais spectrale. Sylve fantomatique.
Sebastienne avait choisis de vivre dans le passé longtemps déjà auparavant. Elle avait fait son choix, et ne le regrettait pas. Après tout, n'étais-ce pas une chance ?, avoir accès à ce monde oublié, mort, qu'on ne connaissait plus depuis quinze mille ans... Elle était la seule à en être capable. La seule qui soit en contact direct avec ce passé renié. Chaque journée de sa vie, depuis maintes années, étaient dédiés à la vieille forêt, la sylve détruite qui à ses yeux seuls s'élevait encore.
Jeune, elle avait été effrayée par ces arbres gigantesques qui dévoraient le monde ; le vrai monde croyait-elle, cette croûte grise et noire qu'on lui faisait nommer une ville. Elle pensait alors vivre dans une réalité immuable, et que peut-être cette sylve n'était qu'une illusion... Elle était convaincue, par ses parents aussi, que tout n'était qu'un rêve, un délire, et que peut être alors elle ne savait pas différencier l'univers onirique de celui de l'éveil. Mais elle s'était trompée. Un de ces mondes qu'elle voyait était bien une illusion, mais sûrement pas celui où s'exaltait la nature. Non. Ce monde-là était vrai, ce monde-là était le seul qui soit véritable. C'était celui des Hommes, avec ses tours de verre et d'acier, son goudron noirâtre et ses lumières trompeuses, c'était la fourmilière glacée où s'épuisaient une humanité dénaturée, cette poche rugueuse et creuse, cette gangue mortifère à toute vie qui déversait des eaux inhabitées et s'entourait d'air artificiel ; c'était cette cité, et toutes les autres, l'unique illusion. Ce monde-là, édifié par les Hommes, était faux, codifié, absurde et vain. Il n'avait rien de concret. Ce n'était qu'une invention de plus de cette espèce dégoûtante qui avait tué sa propre mère. Et contrairement à ce que tous avaient cru, c'était elle, la fillette, qui vivait dans la réalité.
Son monde était fait de grands arbres, de verdure éclatante et d'ondées fraîches. Il était habité par des bêtes sauvages et des hommes sereins qui vivaient avec le soleil. On y trouvait des fleurs par milliers qui explosaient en bouquets sur l'herbe, et une lumière dorée dans un ciel d'un bleu dur, où roulaient des nuages immaculés. Nulles fumées, nulles voitures, dans ce monde où régnait la nature. C'était un univers sensuel d'opulentes beautés et d'abondances surprenantes. Il recelait des secrets innombrables, des merveilles cachées qui s'épanouissaient dans le temps, puis mourraient finalement, pour ne renaître que plus tard. Tout était lié, tout se touchait, s'emmêlait dans une danse folle de temps, de saisons, où se tenaient par la main les vies unies en une même rosace. Les cercles de toutes ces existences qui se déployaient les unes à côté des autres s'entrecroisaient, magnifique écheveau, géométrie démente et grandiose, et chacun de ces cercles se faisait le rouage d'une unique machine, actionnée par le souffle, et des êtres et du vent, par la pluie et les vagues, par le feu des volcans et la neige mourante des montagnes ; une énergie invisible courrait entre les choses, et les reliait entre elles, animait les corps, s'enroulait dans les plantes, endormie même en la roche, et ce n'était que l'unique pulsation d'un seul cœur gigantesque tout brûlant de vie. Palpitations répétées sans fin, nature et magie s'exaltaient en toutes choses, sublimes. Sebastienne vivait dans ce monde-là, patchwork de souvenirs qui l'entouraient depuis toujours.
Elle avait grandis dans cette forêt fantôme plus qu'en la ville. Son enfance s'était déroulée entre les arbres spectraux qui surgissaient du goudron, sous les branches assoupies qui attendaient une brise morte depuis longtemps. Elle avait connu cet univers depuis toujours, l'affectionnait plus que celui qui s’ouvrait à ses sens. Si le passé ne lui offrait que des visions, elle le préférait à ce présent désastreux. Mieux valait une vie dans cette illusion sans odeurs ni touché, que son existence morne en cette ville grise. Elle préférait à sa cité, la forêt décédée dont les réminiscences l'emportaient dans leur ronde mélancolique. Elle en ressortait toujours pleine de nostalgie, titubante presque, enivrée par ce monde perdu, les joues rouges et un peu fiévreuse. Le passé, c'était sa drogue à elle, sa bouteille de vin, son opium, et elle était dépendante Sebastienne, elle était accroc. De ce monde, elle ne pouvait plus se passer, il a planté en elle ses graines, et dans son cœur subsiste une parcelle de Kairec, fraîche et nouvelle, tout juste née. Alors elle buvait au goulot, elle se gonflait de souvenirs qui ne lui appartenaient pas, jamais rassasiée. Tant de choses s'étaient donc passés avant qu'elle ne naisse, et donc aucun livre d'Histoire ne parlait ? Parfois, elle ressentait une impression d'immense gâchis. D'autre fois, elle devenait l'oiseau en partance vers de nouveaux horizons ; tant pis pour les livres, elle avait des yeux pour voir, et la mémoire du monde était généreuse. Chaque jour une merveille. A chaque rue ses personnages. Une famille d'elfes ici, dansant autour d'un arbre, et là le ruisseau auquel s'abreuvaient des cerfs... Toujours, derrière la ville, cette forêt qui palpitait doucement, oasis de calme relatif en lieu et place de cette ville en hypertension. Il n'y avait rien à comprendre si ce n'était que Kairec avait été plus belle et plus paisible que ne le serait jamais cette ville écœurante. Là où autrefois paissaient des nuages, roulaient maintenant de lourdes nuées blêmes d'une fumée mortifère. Le ciel ressemblait parfois au couvercle d'une boîte bon marché dans lequel une vieille dame aurait rangée ses dés à coudre... Ce que se trouvait dessous était aussi laid et assommant que le contenu de pareille boîte.
Car de ce monde insipide, on n’attendait plus rien. La vie était devenue une vaste blague, une longue, très longue, et très mauvaise blagues. On vivait plus longtemps, mais pour travailler plus ; on avait moins d'espace, moins d'argent, mais plus de babioles inutiles et autres gadgets. La culture était tombée en désuétude. Réussir en ayant le mérite d'un intellect développé n'intéressait plus personne. On pouvait devenir riche et profiter de sa vie en faisant des choses absurdes, et en crachant sur sa dignité, ce qui ne dérangeait pas grand monde ; s'exhiber dans des programmes de télés-réalités affligeants, poster sur l'Internet de vidéos sans intérêts, chanter une copie d'un ancien succès... Avec tant de moyens d'accéder à leurs rêves médiocres, pourquoi les gens se seraient-ils donné la peine de réfléchir vraiment ? Les plus malins étaient généralement avides, et se disputaient les hauts-postes comme des vautours un cadavre. Ainsi la masse indifférente, grognant parfois son mécontentement pour la forme, subissait-elle la volonté d'une minorité certes dotée d'une intelligence certaine, mais complètement désintéressée par son sort et celui du monde, car au fond ils étaient pour la plupart aussi vénaux et matérialistes que cette foule docile qu'ils méprisaient du haut de leurs bureaux. Quand on y réfléchissait un peu, ils ne valaient guère mieux. Eux aussi étaient prisonniers de cette société, de ce carcan gris dans lequel on les avait enveloppés à leur naissance. Sourds, aveugles, ils cédaient à leurs pulsions de consommation sans plus réfléchir.
Ils étaient si dénués d'intérêt, à s'échiner ainsi pour des futilités... Alors que là, dans le sol, dormait un autre monde, tellement plus beau ! La terre avait une mémoire, et elle n'oubliait jamais ; seule moyen de se consoler de cette époque laide à en vomir ? Se gorger des souvenirs qu'elle avait bercés en son sein. Sebastienne ne se sentait pas simplement privilégiée d'y avoir un accès exclusif : elle avait l'impression que par là même on lui avait confié une tâche à accomplir. Elle était investie d'une mission... Une mission secrète, mystérieuse, et l'agent qui lui donnait ses ordres était un prophète mort.
Elle le cherchait, aujourd'hui encore, le cœur battant à l'idée de le trouver au coin d'une rue. Où pouvait-il être, cet émissaire aux yeux gorgés d'espoir ? Où était son expression confiance, la courbe sensuelle de ses lèvres souriantes ? Où l'explosion magnifique de sa chevelure rousse ? Elle avait soif de lui. Soif de ses mots, de son image... Soif de sa présence éthérée. Ce n'était qu'un fantôme, pourtant, mais... Il n'était pas comme tous les autres. Il lui parlait. Il s'adressait directement à elle, semblait la voir et suivre ses mouvements. Il répondait à ses questions, riait dans des éclats de dents blanches, tendait vers elle une main spectrale. Plus que toute autre vision, il semblait vivant.
Elle savait que ce n'était pas le cas. Il le lui avait dit, longtemps auparavant : leurs conversations étaient comptées. Un jour, il ne serait plus là, car à l'avènement de son époque grise, il n'avait pas survécu. Il était mort, naguère, dans cette forêt séculaire, et seuls ses talents de prophète permettaient ces entrevues. Mais le jour viendrait, où en son propre temps, il ferait face à la guerre, et alors il le savait, la mort l'emporterait... Il le lui rappelait souvent, avec dans le regard cette lueur triste, mais sa voix était pleine d'espoir et jamais il ne semblait perdre la foi. Il croyait en l'avenir. Il croyait en elle, en tout ce qu'il lui confiait ; elle était la dépositaire de l'Histoire du monde, et lui son vieux professeur. Pourtant, parfois leurs relations étaient plus intimes. Car il n'avait pas vu en elle qu'un livre humain où déposer son savoir : plus qu'un guide, il était son soutien. Il avait été là quand elle doutait de sa santé mentale, il avait été là quand on se moquait d'elle, il avait été là... Pour tout. A chaque épreuve, il lui apparaissait, ce bijou perdu, ce trésor éparpillé. Contre son cœur blessé, il posait les sourires de ses lèvres, et c'était son seul soin, l'unique remède à sa peine. Nul ne pouvait la réparer quand elle était brisée. Lui seul en était capable.
Quand elle pensait au jeune prophète, souvent Sebastienne se prenait à serrer dans son poing la breloque d'acier. Elle était toujours glacée dans sa main. Rien ne pouvait la réchauffer, ni l'été, ni les flammes. La mort de son forgeron l'avait pour jamais laissé froide ; singulier, quand on savait que du sang bouillant avait été versé sur elle au moment de sa création. Omatao lui avait raconté, un jour l'histoire du pendentif. Il l'avait fait lui-même, guidé par la main d'un esprit enfermé dans une épée. Une partie de cette lame enchantée avait été fondu pour donner naissance à l'arbre scintillant ; et alors même que l'acier était encore liquide, le jeune Onrdien avait au-dessus de lui entaillé sa paume de bronze, mêlant à la flaque argenté son sang chaud. Ainsi seraient-ils liés pour toujours, et son présent traverserait les âges, sans que ne vienne le ternir la moindre trace de rouille. Alors même que quinze mille années étaient passées, le pendentif avait son lustre du premier jour, la même brillance. Omatao, fier de son labeur, le lui avait montré, opposant le reflet spectral de son œuvre à celui bien physique que tenait Sebastienne. Il souriait alors, orgueilleux, et un instant il avait semblé plus vivant que jamais... Mais dans la tournure de cette phrase, il y avait "jamais", et la jeune fille savait qu'il était entre tous le mot le plus crucial. On ne reverrait pas sourire le prophète plein d'espoir. En son temps, il s'était éteint, amenant avec lui un peu de la lumière du monde. Qu'elle puisse en percevoir l'éclat ternis au travers des souvenirs de la terre était déjà une chance. Elle ne l'oubliait pas. C'était mieux que rien, c'était l'absolue de toute sa vie, c'était le meilleur de son existence. Sous son regard éteint depuis longtemps, elle se déployait, jolie fleur, et repoussait de son visage joufflu les longes cheveux blonds qui le masquaient aux yeux du monde ; elle lui offrait le sourire de sa face lunaire, radieuse, épanouie, tâchée de son et les yeux brillants. Sous son regard, elle ne se sentait plus laide. Elle avait l'impression que cela n'avait plus d'importance. Elle ne représentait pas un corps pour lui, elle n'était qu'esprit pur. Aussi éthérée qu'il l'était à ses yeux. Elle était un fantôme en son époque aussi, et seuls comptaient ses paroles. Il ne lui demandait pas d'être belle, ni même gracieuse. Il l'appréciait pour la beauté de son âme, pour son intelligence, sans jamais porter sur son corps ingrat un regard dégoûté. Parfois, il semblait même ému par quelque chose, comme si en se dévoilant, elle lui faisait un cadeau. Alors la gamine complexée rougissait, et ses joues gonflées s'étendaient doucement, car elle se sentait belle, vivante. Qu'importait qu'il fut mort, ce jeune rouquin à la barbe naissante ? Tous les deux, ils se redonnaient vie, mutuellement, se tendaient des bougies pour rallumer leurs cœurs. Nonobstant les millénaires, la magie agonisante les liait ensemble, et n'étais-ce que pour cela, Sebastienne se sentait le devoir de la secourir. Grâce à cette force étrange qu'on avait bafouée, niée, elle avait trouvé un soutient, une raison de vivre. Dans sa vie, la magie avait fait entré le bonheur.
Jusqu'à sa mort, elle se souviendrait de ce jour où tout avait basculé. Gosse ballottée de psychiatres en psychiatres, entourée d'aînés qui ne la comprenaient pas, elle menaçait d'imploser, de se faner définitivement... Quand tout à coup, un jour, il était apparu. Il lui avait souri, doucement, et mimant de lui prendre la main, s'était approché de son oreille, auréolé de la lumière d'un doux après-midi. Elle était enfermée dans sa chambre, et lui avait grimpé à un arbre pour atteindre ce qui serait plus tard le deuxième étage de la maison de son élue. Alors, perché sur une branche évanescente qui semblait toute en verre, en tailleur sur un bras de son géant de bois, le prophète avait murmuré ses premiers mots à son égard. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'elle le voyait ; il était là, parfois, dans ses rêves, mais entouré de silence, simple présence rassurante et veillant tendrement. Mais ce jour-là, c'était hors du sommeil qu'il était venu, et lui avait parlé, du ton bas des conspirateurs, un sourire espiègle sur ses lèvres de bronze. Elle se souvenait de ses indications précises, de sa confiance sereine. Il ne doutait pas d'elle : la blondine trouverait son beau parc, et de ses petites mains, creuserait la terre molle d'une berge. Alors, là, dans la boue, elle tâterait de ses doigts roses un petit arbre en fer, et l'eau claire du lac tout proche laverait les traces de terre. Il scintillerait dans sa main. Elle le cacherait dans sa poche, et au travers du tissu, sentirait sa fraîcheur... Ce serait un jour de classe, pleins d'enfants surveillés par des parents d'élèves ; ils ne seraient là que l'espace d'un quart d'heure, pour manger des sandwichs, en route vers un musé. Elle sortirait du parc, le poing serré sur son trésor secret, sa preuve de raison.
Tout c'était passé ainsi qu'il l'avait dit. Le pendentif, ce jour-là, glacé et luisant d'un éclat argenté, était bien enfouis dans la boue opulente d'une berge. C'était un arbre, un arbre étrange comme il n'en existait plus... Elle lui avait demandé son nom, quand il était revenu.
Couchée dans ses draps, Sebastienne avait attendu, certaine que quelque chose se passerait. C'était bien le cas. Peu après que la lumière se soit éteinte dans sa chambre, les arbres avaient surgis du parquet, pleins de feuilles et lumineux comme toujours. Perché sur une branche, le jeune homme attendait. Il souriait de toutes ses dents, explosion de boucles rousses, éclat de bronze bouillant et d'yeux crépusculaires. Il avait posé un regard brillant sur le pendentif qu'elle tenait à bout de bras. Heureuse, elle lui avait rendu son sourie, baignée de la clarté de sa forêt spectrale. Là, au milieu des branches déployées, entourée des feuilles de jades qui bruissaient dans un brise retombée depuis longtemps, elle avait écouté ses paroles rassurantes, et alors elle en avait certaine : elle n'était pas folle. Elle était bénie. Un don lui avait échu, une magie secrète, et de ce cadeau, elle profitait au détriment des autres qui ne savaient, qui ne voyaient pas. Elle avait un septième sens, qui portait jusque loin dans le passé. Elle avait... L'ancien monde. Elle avait son univers, cette forêt assassinée, ce cœur verdoyant qu'on avait brûlé.
Et plus que tout, elle avait son prophète. Omatao. Omatao de l'Onrd antique. Omatao, l'élu de l'épée de justice. Omatao, l'enfant qui avait grandis trop vite ; Omatao, l'optimisme fait chair, qui brûlait de créer un monde plus beau, porté par ses idéaux, incandescent et magnifique, quand il parlait sans jamais douter de cet avenir meilleur qu'il espérait pour tous. Elle l'avait lui. C'était déjà plus que n'en auraient beaucoup d'autres. A lui seul, il valait la forêt, il valait le passé. Qu'il eut été là, en ce présent grisâtre, et elle aurait laissé à la terre ses souvenirs ignorés ; il lui aurait suffi, en cette ville mortifère...
Mais ce n'était pas le cas. Il habitait la mémoire du monde, et ne pouvait en sortir. Pour le toucher, elle n'avait que ce pendentif qu'elle serrait dans sa paume, en cet instant même. N'était-ce pas dément ? Cent-cinquante générations d'humains étaient passées près de cette relique, toute proche, enterrée dans la vase, et c'était dans sa main qu'elle était désormais. Sebastienne se sentait grisée en y pensant, privilégiée, exceptionnelle.
Portée par les ailes du passé, elle avançait dans la rue, à la recherche de son prophète. Où pouvait-il être ? En quel lieu, en quel instant ? Elle brûlait de le voir à nouveau. Peut-être cette fois-là serait-elle la dernière... Peut-être pas. Elle se retenait d'y penser, paniquée à l'idée d'un jour devoir vivre en sachant que plus jamais, Omatao ne s'adresserait à elle. Une vie sans lui... C'était inconcevable. Alors la jeune fille rejetait cette crainte. Le jour viendrait, et elle n'y pouvait rien. Angoisser de ce terme gâterait les moments comptés qu'elle pouvait encore passés avec lui. C'était hors de question. Ils lui étaient trop précieux.
Il faisait froid aujourd'hui. Cependant, elle n'hésitait pas à braver cette journée d'hiver. L'idée de trouver le jeune homme la réchauffait. Et si ce n'était pas le cas, alors elle profiterait des souvenirs d'une ruelle, en regardant respirer la vieille forêt. Cette marche n'était pas une heure perdue. Quelle qu'en soit l'issue, elle y trouverait son bonheur.
Toute gorgée d'optimisme, souriant derrière son écharpe grise, elle marchait au milieu des passants, insignifiante. On ne la remarquait pas, dans cette foule ondulante. Elle n'était rien, minuscule. Ses pas la portaient vers un ailleurs qui à la vue, ne semblait pas différent de celui des autres.
Ce samedi-là, tout avait l'air tracé, banale et heureux. Puis, soudain, la réalité éclata.
Le passé vint exploser à la figure de la jeune fille. Elle marchait dans la rue, puis l'instant d'après, une sylve l'entourait. Elle s'immobilisa brusquement, dans la lumière d'un tronc fantomatique. Le monde se teinta d'un vert dilué. Choquée, elle chercha des yeux son prophète de bronze. Il était là, au loin. Ses lèvres souriaient, et il pointait du doigt... Quelque chose. Une colonne irisée qui s'élevait dans les airs. En l'apercevant, Sebatienne prit son cœur à rater un battement.
On la poussa dans la rue, et elle tituba quelques secondes, à la recherche d'un endroit calme. Omatao l'observait, loin, sur le visage une expression de joie intense. Elle le rejoignit, alors qu'il attendait patiemment.
Quand elle vint à lui, il était radieux. Doucement, sans parler, il l'entraîna quelque part, plus proche de cet arc-en-ciel qui montait vers le ciel. Elle se laissa guider. Marchant à travers la forêt, elle parvint, en son temps, dans une petite ruelle. Alors le jeune homme lui prit les mains. Elle pouvait presque sentir son contact, et elle les leva en même temps qu'il mimait le mouvement.
-Sebastienne. Cette lumière n'est pas de mon époque. J'ai vu... Un bouleversement. Je ne comprends pas ce qu'il est. Mais aujourd'hui, quelque chose a changé. Ce quelque chose est en rapport avec la magie.
Il lui souriait, comme si cette nouvelle ne pouvait qu'être bonne. Comme toujours, elle sentit sa joie déteindre sur elle. Oui. C'était une bonne nouvelle. Elle lui tendit un sourire intrigué.
Je ne sais pas ce qu'il va se passer désormais, et surtout, je sais que la guerre approche. Ne sois pas triste Sebastienne, mais mes jours sont comptés : il ne nous reste plus beaucoup de moments à passer ensemble. Je ne sais pas si j'aurais le temps de résoudre ce mystère.
Il avança sa main, et la posa sur sa joue. Les larmes de la jeune fille coulèrent au travers de ses doigts spectraux.
-Je suis désolée. Je-je savais que ça viendrait m-mais...
Elle renifla, tentant de ravaler ses larmes. Un vide s'était ouvert dans sa poitrine.
Omatao, je ne sais pas comment je vais faire sss-sans toi. Tu s-sais, je je... Je hais ce monde. J'ai besoin de toi.
-Non Sebastienne, non... Ne t’inquiète pas. Tu ne seras pas seule. Il y en a d'autres comme toi, je te l'ai déjà dit, hein ? Je sais que c'est difficile, et je ne te dirai pas de ne pas pleurer. Au contraire, pleure. C'est naturel, tu sais ? Mais ne perd pas l'espoir, car jamais il ne meurt ; il ne s'éteindra pas avec moi. Tu vas trouver d'autres gens, tu verras, tu trouveras des personnes qui te comprennent. Et elles seront là, en chair et en os.
Il lui sourit tendrement, et ébouriffa le vide de ses cheveux avec un regard chaleureux. Comme pouvait-il être aussi merveilleux ? Il ne l'avait jamais vu. Pour lui, elle n'existait que depuis deux ou trois mois tout au plus. Et pourtant... Il avait pour elle autant d'amour qu'en aurait eu un frère pour sa sœur.
Je vais tirer ma révérence, et de nouveaux acteurs prendront ma place. Ce n'est pas si triste au fond, non ?
Il lui parlait doucement.
C'est naturel, cela aussi, comme les larmes. Et puis je suis encore là. Il me reste au moins une semaine, d'accord ? Je vais la passer avec toi. Je serais là jusqu'au bout. Et quand ce sera fini, nous n'aurons pas de regrets. Car nous n'avons tous les deux riens perdus à parler ensemble ; ce n'a été qu'un apport, un plaisir. Toujours. Nous avons gagnés, simplement gagnés. Tout ce temps que nous avons passés ensemble... Il n'a pas été perdu, il n'a pas été triste. C'est l'important. Je suis heureux d'avoir pu t'aider à te construire, de t'avoir sourire. C'est ce qui compte pour moi. Je n'ai pas de regrets.
-Moi aussi Omatao. Je n'aurai jamais de regrets. Je. Je t'aime, tu sais ?
-Moi aussi je t'aime... Petite sœur.
Ses yeux brillaient comme des étoiles. Lui aussi allait pleurer. Et pourtant, il souriait encore.
La forêt disparut, en même temps que son image. Sebastienne eut le temps de voir une larme rouler sur sa joue, avant qu'il ne retourne lui aussi à la mémoire du monde.
-Je t'aime Omatao.... Mon amour. Mon amour.
Elle lâcha au vide son doux murmure, le cœur serré.
En essuyant ses larmes, elle sortit de la ruelle, et regarda le ciel. La colonne de lumière était toujours là ; sûrement invisible à tout autre yeux que les siens. La jeune fille, vaillante dans sa peine, fit coulisser ses yeux pers sur la foule. Personne ne levait la tête. Elle était bien la seule pour qui ces couleurs existaient.
Elle reprit sa marche. Peut-être Omatao n'aurait-il pas le temps d'élucider ce mystère ; mais elle l'avait. Elle trouverait des réponses pour lui.
La jeune fille retourna à la foule, de nouveau invisible... Mais s'arrêta, une fois de plus. Et cette fois-ci, ce n'était pas le passé qui la stoppait.
Non. C'était une vision du présent, une vision qui chamboulait son monde.
Un gamin perdu, les yeux au ciel, regardait la colonne qui s'élevait, un mot sur les lèvres. Comme dans un rêve, elle approcha de lui, et se posta à ses côtés, en le dévisageant, les joues rougies par le froid.
Deux syllabes soufflées s'envolèrent jusqu'à elle.
-Mama...