Björn avait totalement oublié l'histoire du vol de chaussettes. Les trois lycéens avaient radicalement changés la donne ; il ne pouvait pas s'empêcher de rire, en imaginant le pauvre bougre qui lui était rentré dedans tenter d'échapper à deux jeunes filles, dont une étant habillée d'une robe à froufrous qui était peut être le seul danger véritable apte à lui faire peur : on aurait pu étouffer un enfant à l'intérieur de cette masse de tissu superflu. Sa robe ressemblait plus à un instrument de torture sado-masochiste qu'à autre chose.
Quant à l'autre adolescente, elle avait au choix ratée sa nouvelle couleur pour finir affublée d'une chevelure qui donnait l'impression qu'elle portait une perruque de mauvaise qualité, ou ses goûts en matière de coupe de cheveux étaient si extravaguant que le résultat restait le même pour ceux qui lui faisaient face : c'était affreusement ridicule. Et fort laid.
A elles deux, on aurait pu croire à une secte, un pari perdu, ou une fête costumée qui avait mal tournée. A eux trois, on se demandait si il n'y avait pas quelque chose d'encore plus louche. C'était hilarant. Björn avait trouvé son prétexte de la journée pour laisser libre court à sa bonne humeur naturelle.
Froncer les sourcils et prendre l'air menaçant, ce n'était pas vraiment son truc. Quitte à aller remettre quelqu'un en place, il aurait préféré le faire en souriant, sa hache à la main, pour lui foutre une frousse de tout les diables ; mais si il en arrivait là, on risquait de le dénoncer en tant que porteur d'une arme, puis de l'interner dans un établissement psychiatrique. Alors il était bien forcé de jouer aux sombres géants colériques.
Mais au fond, si ça n'avait tenu qu'à lui, il aurait passé son temps à rire comme il le faisait en cet instant, devant les trois lycéens ébahis. Quand il s'agissait de rire, Björn était toujours le premier à commencer et le dernier à s'arrêter. Il ne connaissait rien de plus exaltant que ces spasmes violents, ce tremblement de sa poitrine qui diffusait en lui une énergie plus pure que n'importe quelle autre, ces bonds de son coeur enjoué qui se mettait en tête de devenir acrobate, sautant ça et là dans sa cage thoracique en faisant frémir de bonheur chaque veine de son corps, et cette incroyable sensation que soudain, il pouvait s'envoler. Qu'à ouvrir la bouche si grand pour délivrer autant de joie, il aspirait assez d'air pour se mettre à flotter parmi les vents libres de la ville, comme un petit nuage dont les seules averses seraient faîte de pluies de larmes de bonheur. Car même en étant aussi grand que Björn, même en ayant une carrure d'ours, on pouvait se sentir petit parfois.
Par exemple, quand venait justement ce genre de rire qui le retournait tout entier, os, moelle et tout la barda de son long corps si lourd, impuissant à résister aux charmes de la bonne humeur lascive et délurée qui l'emportait dans ses sauts à travers la misère du monde. Là, dans ces moments, il savait qu'il était minuscule, qu'il ne faisait pas le poids face à un sourire qui valait mille fois sa carcasse d'ours, qui pouvait habiter à l'infinie une mémoire en tant que glorieux souvenir d'une joie passée, qui pouvait rendre fou n'importe quelle personne saine d'esprit et propre de sa petite vie tranquille ; un sourire, ça pouvait tout chambouler, un sourire, ça vous envoyait des tartes à la figure et des souffles sucrés dans les poumons. Un sourire, un rire... C'était du pareil au même. Il devenait aussi petit et insignifiant qu'un grain de poussière, jouet de sa poitrine, jouet du son grondant et si fort de son bonheur. Il en éclaboussait le monde et les gens alentours ; il leur vomissant à la figure sans leur demander leur avis, et c'était comme un virus : il riait, et les autres, soudain, sentaient naître en eux une chose étrange, comme un gargouillement. Un ou deux souffles hachés leur échappaient ; puis ils prenaient conscience qu'ils voulaient le rejoindre dans son hymne à la joie. Et alors, ils riaient aussi, et le monde entier aurait pu venir avec eux, et...
Björn pris conscience qu'il riait tout seul. En fait, parfois, il ne suffisait pas d'être heureux. Malgré toute sa bonne volonté, il continuait de mesurer un mètre quatre vingt dix et de peser plus que les trois lycéens réunis, qui, effarés qui le dévisageaient. La nuit. Dans une ruelle sombre. Un homme traumatisé juste derrière lui. Et ça, c'était sûrement pas mal effrayant quand même.
Ce qui l'aurait fait encore plus rire en temps normal ; mais il était en présence de dames, aussi Björn fit-il preuve de décence en retenant à grande peine son hilarité. Il y'avait tout de même des choses à ne pas faire : offenser une femme faisait partie de ses choses. Alors deux femmes, voilà qui devenait dramatique... Voire dangereux. Il s'en serait voulu de provoquer la colère de ces deux charmants énergumènes qui poursuivaient le pauvre jeune homme. Il n'en avait sûrement pas finis avec elles. Björn l'en plaignait.
Mais d'un côté, il riait bien grâce à lui. Ce type était un véritable trésors sur pattes, au fond. Il venait de donner naissance à une situation cocasse par sa seule arrivée dans cette ruelle, par le plus grand des hasards. Björn se promit de le remercier, souriant, muet, ayant cessé de rire, mais les yeux et les lèves encore pleine d'une joie qui ne s’embarrassait pas de pudeur. Il avait l'air d'un enfant, à sa manière, d'un gosse heureux d'avoir fait une bêtise, qui ne pensait pas au lendemain ou "à tout à l'heure", quand il regretterait sûrement sa témérité bienheureuse. Parce-que de toute manière, Björn ne pensait jamais plus loin que son action présente. Il vivait comme ça, pas un instant perdu dans un passé qui n'avait rien de bon à lui offrir, ou en pleine exploration stupide et bien inutile d'un futur qui ne lui réservait sûrement pas plus que le jour vécut. Il se contentait de profiter de chaque seconde plutôt que d'essayer de penser à celles qui suivraient après ces parcelles de temps gâchées à se projeter dans d'autres secondes durant lesquels il penserait aux secondes qui... Stop. Björn n'était pas comme ça, simplement, et ne le serait jamais.
Aussi, heureux, amusé, bouffis d'un bonheur simple et imbécile, Björn ne s'attendait pas le moins du monde à ce que l'étrange jeune fille habillée d'une robe anormalement pourvue en tissus se mettent à vociférer. Ce qui cassait franchement l'ambiance qu'il avait cru mettre sur pieds.
-CONNARD. TU. TU. TU M'AS PIQUÉ UNE CRAIE. TU M'AS VOLÉ. TU AS... TU AS FORCÉ LA PORTE DE MON UNIVERS. DE QUEL DROIT TU SACCAGES MES RÊVES ?! DE QUEL DROIT TU ENTRES DE FORCE DANS MON MONDE ? T'AS PAS LE DROIT. JE VAIS TE... ESPÈCE DE... D'ENCU... RENDS MOI MA CRAAAAAAAAAAAIE !
Il fronça les sourcils à l'entente des faits. Son âme de justicier le fit tourner vers Arslan, mine sombre et regard promettant mille tourments au fieffé voleur qui avait dépouillé cette vierge innocente -certes, extravagante et particulièrement ridicule- de... Quelque chose. Soit, ce n'était pas vraiment clair, entre un autre univers, ses rêves et une craie, il y'avait de quoi se perdre un peu. Björn n'était pas certain de comprendre où voulait en venir la jeune fille, mais il se souvint tout d'un coup qu'il se trouvait dans cette ruelle pour ramener ses chaussettes à Simon. Ce qui lui faisait donc deux pauvres âmes auxquelles rendre justice ; il sentit un frisson d'allégresse le traverser. Pour le moment, il passait de viking à chevalier. C'était tout aussi plaisant.
Avec la délicieuse impression d'être soudain pourvu d'un coeur noble et courageux, Björn croisa les bras et écrasa le jeune homme qui était passé de victime à coupable d'un regard ténébreux.
-Vous avez volé cette jeune pucelle ?
Il eut envie d'éclater de rire face à la mine déconfite et inquiète du lycéen. Tout prêtait à rire ce soir, en réalité. Il était arrivé irrité, mais il allait sûrement partir sourire aux lèvres. Cependant, il ne pouvait décemment pas laisser cette faute impunie, aussi, jouer de sa voix grondante et de son air sombre était nécessaire.
Et puis, cela restait drôle malgré tout.
Mais plutôt qu'un aveux, ce fut une nouvelle accusation qui siffla aux oreilles de Björn, comme si on venait de lui tirer une flèche au dessus de l'épaule. La fille à la robe étrange se releva d'un bond et cracha un "OUI" haineux. Björn remarqua alors qu'elle pleurait, et ce fut à ce moment qu'il perdit pied.
Des larmes ?! C'était. Affreux. Horrible. Il eut envie de sauter par dessus le jeune homme pour aller secouer la pleureuse en lui criant de se reprendre. Il ne supportait pas les larmes. C'était un tue-rire. Les larmes brouillaient le bonheur en le diluant dans leur tristesse liquide. Les larmes noyaient impitoyablement la joie et la bonne humeur sans que personne puisse rien empêcher. Quand il voyait des larmes, Björn se sentait impuissant. Pas de la même manière que quand un rire venait le bringuebaler tout entier pour qu'il répande le tremblement de terre de l'hilarité à travers le monde, pas avec cette euphorie délicieuse induit par une poitrine secouée et les notes crépitantes de cette musique jubilatoire, mais plutôt à la façon d'une mauvaise nouvelle qui l'ébranlait profondément, même si il n'avait rien avoir avec ces larmes, même si un instant plus tôt, une vibration tenue n'attendait que de se propager en lui pour le faire éclater de bonheur sous pression. Il était soudain minuscule, mais cette fois-ci sous l'ombre d'une chose énorme qui allait l'écraser. Et même si il n'avait peur de rien de matériel, des pleurs suffisaient à le paniquer complètement. Placez Björn au milieu d'enfants tristes : il ne saura tout d'un coup plus quoi faire, et bafouillera de vagues paroles pour les consoler, tentera de les rassurer maladroitement, puis les suppliera d'arrêter de pleurer, avant de s'y mettre aussi en faisant redoubler les larmes de ceux qui l'entourent. C'était son talent, son fardeau... Il était incroyablement communicatif. Quoi qu'il fasse, il finissait par entraîner les autres, car il avait une foi absolue dans tout ce qu'il faisait. Il ne se posait pas de questions. Il fonçait. Toujours. Et en riant.
Effronté !
Mais pas pour l'heure.
Il observa l'étrange jeune femme filer vers son amie aux cheveux bleus qui n'avait bougée, plantée à l'entrée de la ruelle, totalement perdu face à ses larmes. Comment aurait-il pu réagir promptement à ce genre de choses ? Ce n'était vraiment pas de son ressort. Dans une situation pareille, il devenait tout bonnement incapable de faire quoi que ce soit. Il se contenta de fixer les deux jeunes filles en tentant de ne pas laisser son visage se décomposer. Et encore une fois, il oublia totalement ce qu'il faisait là.
... Pour ne s'en rappeler qu'au moment où il aperçut une tête brune se profiler, rasant les murs. Le responsable de cette crise de larmes essayait de s'enfuir. Pour le laisser seul en compagnie d'une fille de perruquière au talent inexistant -c'était forcément cela- et d'une démone habillée en poupée ? C'était hors de question. Il devait assumer les conséquences de ses actes ! Et supporter les larmes de son effrayante victime.
Björn étouffa dans l'oeuf son espoir d'une fuite salvatrice en l'attrapant par l'épaule. Il veilla à mettre assez de force dans sa poigne pour lui faire comprendre que sa tête serait tout juste un tendre raisin entre ses paumes. Là, il était en colère, pour de bon.
Parce-que l'abandonner face à deux jeunes femmes en détresse aux allures si étranges qu'elles en devenaient légèrement inquiétantes, c'était pas sympa. Pas sympa du tout.
Ne bougez plus, vil malandrin ! Vous devrez répondre de vos méfaits envers ces demoiselles !
Et il n'eut même pas à se forcer pour paraître menaçant. Autant dire qu'Arslan était en très mauvaise posture. Il avait intérêt à se trouver une excuse apte à balayer ses horribles crimes ; sans quoi Björn s'imaginait bien en train de le secouer en lui hurlant dessus, comme il l'avait fait pour le clochard juste derrière. Histoire de mettre un peu de plomb dans cette tête aux idées malfaisantes.
-Mais. Mais. Mais…
... Bon. Pour les excuses, il faudrait attendre un autre jour. Le jeune homme ne lui opposa qu'un regard larmoyant, l'air de lui aussi être prêt à faire une crise de nerfs, mais plutôt en s'effondrant par terre pour se mettre à pleurer sur son sort. Björn douta de lui un instant.
Après tout, ce n'était qu'un lycéen. Bien que le vol ne doive pas rester impuni... Il se retrouva face à un déchirant dilemme. Laisser passer ce crime odieux, ou tenir jusqu'au bout son rôle de géant sentencieux ?
Et certes, c'était un dilemme ridicule. Hurler sur un gamin, apporter des chaussettes à un ami clochard... Le genre de choses tout à fait normales à trancher dans la vie de Björn.
Je n’ai pas volé cette craie.
Miracle ! On choisissait à sa place. Le jeune homme déterminait de son destin, en cet instant même. Ses explications pouvaient le faire échapper à une sentence auditive particulièrement douloureuse.
Ce matin j’ai juste marché dessus. Et.
Une hésitation ? Alors que son argumentation commençait si bien ! Björn haussa un sourcil, impitoyable. Le sort des oreilles dépendrait d'un éventuel rattrapage de cet accroc dans son discours. Tout se jouait maintenant.
Du moins, était-ce ainsi que Björn, désespérément théâtrale, voyait les choses.
Je ne voulais pas que cela arrive à d’autres personnes qui auraient pu la réduire en poussière. Je voulais juste la rendre en bon état à sa propriétaire dès que je la reverrai.
Et c'était une victoire.
Un sourire ravis s'inscrivit sur les lèvres du jeune homme. Il gratifia le lycéen d'une bourrade enjouée, l'air de féliciter un vieil ami d'une réussite particulière. Réaction quelque peu excessive, d'autant plus qu'il n'avait pas dosé la force de sa claque amicale ; Arslan allait écoper d'une sacrée douleur à l'épaule gauche pendant quelques temps. Mais l'intention était bonne, et ne disait-on pas que c'était l'intention qui comptait ?
Certes. Il ne s'en tracassa donc pas outre mesure, heureux d'échapper à son rôle de méchant géant, et prodigieusement naïf dans sa béatitude spontanée : il ne douta pas une seule seconde des paroles du lycéens. En réalité, il fut même comblé et ému par son héroïsme chevaleresque, comme si il venait d'avoir un fils qui lui apprenait que ses poings avaient servis une juste cause.
...
Théâtrale, ne l'oublions pas. Incroyablement théâtrale. Drogué au bonheur. Toujours prêt à sourire ; mais aussi à donner des coups. Il se baladait avec une hache dans le dos, ce qui était pour le moins originale. D'autant plus qu'elle reposait dans un énorme étuis à guitare. Et qu'elle était prête à servir... Björn ? Une véritable creepypasta ambulante. Aux réactions à peine démesurées. Notez bien.
-Un preux chevalier qui désire protéger les biens d’une demoiselle ! S'exclama t'il d'une voix vibrante d'émotion. Mon brave, je vous aime bien.
Puis sans vraiment savoir pourquoi, peut être parce-qu'il était heureux, peut être parce-qu'il faisait nuit et que l'atmosphère froide lui donnait envie d'aspirer des goulées glaciales de l'air nocturne, peut être parce-que la lune jaunâtre, couleur de vieille cire, pouvait le voir depuis son domaine enfumé, souillé, et que savoir qu'on avait encore un peu joie pour faire ballotter les coeurs ici-bas avait une chance de lui faire retrouver un peu de bonheur, à elle aussi, peut être pour tout ça, ou alors sans aucune raison valable, pour rien, juste comme ça, il éclata de rire. Encore. Pour célébrer le monde entier et le sang qui coulait dans ses veines, et ses poumons qui continuaient de se froisser, comme hier, comme demain si il ne se faisait pas attraper par la mort d'ici là.
Il rit, et il espéra sincèrement que ça leur ferait peut être comprendre quelque chose à ces trois là, ces deux filles bizarres qui pourchassaient un pauvre bougre adoubé chevalier d'une accolade et d'un sourire, tout bêtement, par sa grosse main chaleureuse qui lui avait sûrement filée un beau bleu sur l'épaule gauche. Il espérait qu'ils apprendraient, comme ça, en un soir, que le bonheur tenait à quelques soubresauts et des lèvres étirées, que même quand on se retrouvait face à trois jeunes probablement échappés d'une fête louche qui avait mal tournée -la fille à la robe noire ayant sûrement consommé trop d'alcool-, alors qu'on venait de traumatiser brutalement un clochard, on pouvait quand même trouver prétexte à rire franchement sans contrainte du ridicule. ( Quoique qu'avoir des cheveux bleus ou porter une robe si outrageusement pourvue de tissu que c'en était douteux, devait vouloir signifier que la peur du ridicule étaient pour les deux lycéennes quelque chose d’inconnue. )
Mais Björn était d'un incorrigible optimisme. Il avait simplement oublié qu'en fait, une des deux filles venait de fondre en larmes, et que le garçon était absolument terrifié par son apparence. Ceci-dit, il n'avait même pas fait attention à ce dernier point en réalité ; qu'on puisse avoir peur de lui quand il ne faisait pas les gros yeux le dépassait. Il n'avait pas l'impression d'être effrayant. Ce qui avait souvent pour conséquence de mettre les gens mal à l'aise, car il ne faisait rien pour les rassurer, candide qu'il était sur la perception des autres à son égard.
Imbécile heureux.
Mais fortuitement, Arslan l'aida un peu à prendre conscience de son pouvoir d'intimidation inné...
-Euh... Vous n'allez pas me manger, hein ?
... Ou pas.
Le rire de Björn redoubla. Il crut à un blague, et rejeta la tête en arrière, hilare, frappant dans ses mains comme si on venait d'atteindre le summum de l'humour, inimaginable, irrésistible, tout bonnement divin. Sombre crétin. Complètement heureux, sans se douteur une seconde qu'Arslan devait simplement s'inquiéter sincèrement sur sa situation ; entrain de se demander, probablement, de quel asile s'était échappé le géant joyeux qui lui faisait face. Et à combien de pour cent ses muscles étaient composés de restes humains disparus fatalement entre ses lèvres souriantes. Aussi. Et tient, il avait peut être remarqué le large étuis à guitare dans son dos.
Il devait se demander si Björn ne planquait pas un cadavre ou deux là-dedans. En effet, il aurait pu. L'étuis était assez grand pour ça.
Mais bien entendu, ce n'était pas le genre de Björn de penser à ce genre de choses. Alors imaginer que les autres puissent avoir des idées aussi glauques et morbides ? Sûrement pas. Non. Le monde était habité de poneys souriants et de monstres gentils. Sans blague. Bienvenue dans la tête de Björn, où les idées horrifiantes n'apparaissent pas naturellement. Dans la tête d'un gaillard enjouée et innocent d'un mètre quatre vingt dix qui ne voit quasiment que le bon côté des choses et aime à peu près le monde entier. Le genre de personne qui voudrait vous faire sourire à coup de pinces à linges aux commissures des lèvres. C'est ça Björn. Habituez vous.
Ou fuyez très loin.
-L'homme ne digère pas le sang de ses congénères. Donc s'il te mange, il risque la crise de foie.
Björn tenta de réfréner son rire, pour comprendre un peu mieux la situation et être certain de savoir qui avait parlé ; mais c'était décidément quelque chose de trop puissant pour être rejeté. Son coeur continua de valdinguer follement, et plutôt que de l'étouffer, les paroles de la voix moqueuse qui venait retentir firent redoublé son hilarité. Parce-que franchement, manger ce grand échalas à lunettes, puis, comble de tout, être nantis par sa faute d'une crise de foie ? C'était bigrement drôle. Il ne mangerait personne, à part peut être si l'un d'eux s'avérait être en nougat. Mais c'était peu probable, sûrement.
Bonjour, je m'appelle Léo, enchantée. Je suis un génie explosif, et je peux faire péter ce que je veux. Mais dites, vous êtes croisé avec un Louis XIV ? Parce que vous parlez comme à l'époque des rois coincés du cul ! Et c'est bizarre ! Enfin, j'aime tout ce qui est bizarre, vu que je suis moi même bizarre, regardez plutôt.
Et il aurait adoré regarder, car cette jeune fille là devait être celle avec les cheveux bleus, et qu'elle était mille fois ; dix mille fois ; cent mille fois plus drôle que l'autre. Sauf que en cela tenait toute la différence entre la pâle lycéenne enrobée de tissu comme un ultime dragée perdu dans son sac, et cette énergumène à mèches azurés qui venait lui débiter des paroles si vite q'il n'en comprenait rien ou presque. Il avait retenu "Léo, explosif, je veux, dîtes, Louis X.... Louis quelque chose, époque, coincés du cul, bizarre, regardez." Et tout ça n'arrivait pas à s'assembler en quelque chose cohérent dans son esprit. Il ne put donc que rire de ce joyeux foutoir incompréhensible, fidèle à lui même, les cottes douloureuses, incapable de fixer son regard sur la gargouille absurde et effrayante du visage de Léo'. Grand bien lui en pris : il n'aurait sûrement pas réussit à s'arrêter de rire avant longtemps sinon.
Or, le tremblement finit par s'atténuer, et le son mourut au bord de ses lèvres ; il n'en resta qu'une respiration haletante et des étoiles dans ses yeux. Le reflux laissa en lui un léger soubresaut. Il offrit à la jeune fille aux cheveux bleus un immense sourire. Elle loucha sur lui, les dents étincelantes, un pot entre les mains. Elle en sortit une pâte blanche, qu'elle roula entre ses doigts avec un air halluciné.
Vous voyez ça ?
Björn hocha la tête, se prêtant au jeu, tout sourire. L'autre se contenta d'expulser la boulette de pâte d'une pichenette, droit vers une poubelle, qui... Explosa. Projetant une pluie de détritus aux alentours. Björn reçut une boîte de conserve vide sur la tête... Et éclata de rire à nouveau.
Il se promit de proposer à la lycéenne de devenir son Fou ; ou plutôt sa Folle. Sa cour manquait cruellement de ce genre de personnalité exubérante. Pour cause : elle se composait de trois clochards, dont un drogué. Il n'était drôle qu'une fois les stupéfiants injectés dans ses veines. C'était ennuyant.
Rien ne l'assurait que la jeune femme n'était pas drogué, mais il avait bon espoir qu'elle soit vraiment folle ; un petit éclat dans son regard peut être ? Un joyeuse cinglée. Comme les adorait Björn.
Il applaudit à sa démonstration, public parfait en toute occasion, semblant prêt à voir n'importe quoi sur le champ. Il avait presque l'air émerveillé, comme un gosse devant un magicien.
Je suis trop un génie du mal !
Björn sourit plus largement encore, et il eut envie de se joindre à elle quand elle commença à rire ; mais on ne lui permit pas. En fait, il écarquilla soudain les yeux, incrédule. Un grognement de douleur lui échappa.
Le lycéen recula prudemment ; il se heurta à Léo qui riait toujours, et s'écarta d'elle avec encore plus de crainte. Mais il rentra dans Billie, qui fixait Björn d'un air incrédule. Elle lui jeta un regard assassin.
Björn poussa un cri de rage. Il fit passer une de ses énormes mains dans son dos ; immobilisa son bras en tiquant. Puis contracta ses muscles en regardant droit devant lui d'un air furieux, terrifiant. Il tira sur quelque chose. Hurla de colère et de douleur à la fois.
Et jeta à terre, juste aux pieds de Léo', un couteau ensanglanté jusqu'à la garde.
Björn se retourna. Il attrapa le clochard qui venait de lui planter son arme dans le dos par les épaules, et lui donna un coup de boule fulgurant. L'autre ne cria même pas, inconscient avant même d'avoir put ressentir la douleur. Björn l'envoya valdinguer contre un mur comme une poupée de chiffon. Le corps retomba pitoyablement sur des poubelles ; l'homme avait sûrement plusieurs cottes brisées. Mais il était vivant. Et il allait souffrir le martyre.
Mais cela ne lui suffit pas. Sous le coup d'une fureur à l'en faire trembler, il poussa un hurlement en se penchant vers le clochard inconscient comme si il comptait l'incinérer avec sa rage en la crachant dans une gerbe de flammes, tel un dragon.
Cela dura au moins vingts secondes. Il donna un coup de pied aux poubelles ; elles tressautèrent, projetant le corps par terre.
Björn se retint d'en faire plus. Il se retourna.
Les trois adolescents étaient partit. Il crispa les mâchoires, poings serrés et jointures blanches. La soirée avait pourtant eut l'air prometteuse, réservant moult rires et assez de joie pour le combler une semaine durant. Et maintenant, quoi ? Tout était gâché.
Björn sortit de la ruelle, furieux. Il ne jeta pas un seul regard derrière lui, et erra sans but à travers la ville sans se soucier de rentrer dans des gens ou de retrouver sa ruelle. Une heure passa, peut être même deux, ou trois.
Il termina dans un parc, devant un lac. Il s'effondra sur l'herbe, fixa le ciel sombre... Et s'endormit. Et pour une fois, ses lèvres ne souriaient pas.
Pourtant, il venait de retrouver son seul véritable foyer, même si il n'en avait aucune conscience. Sous la terre, juste là, la magie coulait doucement, tournait en rond, assoupie, faible, chantant d'une voix éraillée et ancienne... Elle attendait. Attendait que ses champions ne la délivrent de la ville étouffante.
En sentant l'âme tourmentée de Björn, elle monta lentement vers la surface, et s'y hasarda quelques instants. Elle berça son esprit, lui murmurant ses souvenirs, comme des doux songes emplit de merveilles...
Dans son sommeil, malgré la colère qui l'avait animé quelques minutes auparavant, il sourit enfin, comme tout les soirs.
Il ne le savait pas encore, mais on venait enfin de lui rendre son héritage.
On venait enfin de ranimer la braise au fond de lui.
Juste là, au fond de son coeur, son Don latent venait de s'éveiller.
Björn, Descendant, tu connaîtras bientôt le goût du feu.