Choc sourd. Le bruit du coup de poing se répercuta dans l'esprit concentré à l'extrême de Flinn. Il était certain de ne pas avoir fait d'erreur. Et il ne laisserait pas le doute l'envahir, balayer ses certitudes, d'abord parce qu'il ne laisserait pas sa concentration se briser, mais aussi pour une autre raison. Une raison plus forte, plus douloureuse. Une raison plus profondément ancrée en lui. Une raison contre laquelle il devait gagner à chaque fois qu'il était mis en difficulté. Et contre laquelle il gagnait toujours, par un effort de volonté qu'il ne saurait expliquer. Etait-ce un miracle, ou tout simplement l'énergie du désespoir ? La peur de retomber dans une obscurité qui ne laissait pas la moindre place au bonheur ? Car il n'y avait qu'en combat qu'il échappait à cette obscurité, et qu'il pouvait être heureux. Il ne laisserait pas le doute qui le tuait à petit feu, ce doute et ces incertitudes qui avaient fait naître les regrets qui mutilaient chaque jour son cœur trop fragile, il ne les laisserait pas gâcher le seul moment qui le laissait profiter de certitudes et mordre la vie à pleine dents.
S'il était certain de ne pas avoir fait d'erreur, c'était qu'il n'en avait pas fait, tout simplement. Velk avait juste réussit à le surprendre, lui, Flinn, qui s'attendait à toutes les situations. Le forgeron avait été plus rapide que prévu. Le liquide chaud et amer qui envahit la bouche du chasseur en était témoin. Si Flinn avait pu ressentir la douleur, celle-ci lui aurait fait comprendre que sa dent était cassée avant que sa langue ne lui apprenne. Mais la souffrance qui lui déchirait le cœur à chacun de ses battements noyait toute douleur physique. Ajoutée à cela, l'adrénaline du combat l'immunisait totalement contre cette dernière.
Dans un réflexe poli par l'entraînement, Flinn faucha son adversaire du pied sans prendre la peine de se relever, puis, phalanges raidies, porta un atemi qui envoya le géant au sol sans difficulté. Il cracha sa molaire tandis que Velk se relevait, et pris conscience d'une chose. Non seulement le poing qui lui avait coûté une dent avait été extrêmement rapide, mais en plus, sa puissance était très bien contrôlée au moment du coup. Mieux que contrôlée. Retenue. Ainsi, l'homme en face de lui avait largement retenu sa force dans le seul coup net qu'il lui portait ?
Avec ses mains grosses comme des enclumes, il n'avait mis qu'un peu de sa puissance dans sa seule occasion de le toucher ?? Il sous-estimait Flinn à ce point ? Non... Il ne le sous-estimait pas. Il l'avertissait. Et savait pertinemment que cela revenait surtout à le provoquer. Le provoquer. La lueur dans les yeux de Velk lui confirma ses pensées au moment où celui-ci, qui s'était pourtant rapproché à portée d'un autre coup de poing, d'une autre occasion de le toucher, sembla fortement se déconcentrer. Ses yeux se posèrent plus loin, sur autre chose que Flinn ne souhaita pas observer. Mais dans les yeux de son adversaire, ce n'était plus le combat qui brillait. Ainsi, il y avait quelque chose de plus intéressant ? Qui valait la peine qu'on se désintéresse de son adversaire, si redoutable soit-il ? Bien, il fallait juste lui apprendre à quel point c'était une erreur. D'une prise de judo, simple et basique mais répétée un nombre incalculable de fois, jusqu'à s'approcher de la perfection, il envoya sans effort la masse de Velk au sol. Celui-ci n'avait pas touché terre qu'il était déjà sous l'emprise d'une clé de bras issue d'un autre art martial que l'on pourrait considérer à l'origine du judo, le ju-jitsu. Moins connu, plus vieux, mais plus douloureux ! Aucune fioriture, simplement de l'efficacité. Malgré sa force le forgeron ne pourrait pas se dégager, il devrait se contenter de souffrir sans même pouvoir bouger son bras. Bras qui... Bougeait ??
D'une simple d'une buste, il parvenait lentement mais sûrement à déplacer son bras... Avec son manque de souplesse et de technique c'était impossible ! Et pourtant... Flinn se rendit à l'évidence : son adversaire allait bientôt l'écraser sous une force si intransigeante qu'elle semblait ne pas être une force, mais une chose qui existait contre toute vraisemblance, et à laquelle rien ne pouvait s'opposer. Il devait réagir avant d'être dans une situation inconfortable... Si aucune force brute ne pouvait lutter contre celle, titanesque, qui s'était mise en marche sous les efforts de Velk, cela ne voulait pas dire qu'il ne pouvait pas le frapper. Il abattit le tranchant de sa main sur le cou du forgeron, qui, bien que massif, n'était pas suffisamment résistant pour ne pas être affecté par le coup. le colosse relâcha la pression, et Flinn en profita pour se dégager prestement.
Debout, les deux combattants se faisaient à nouveau face. Cette fois, de leurs quatre yeux, aucun n'était distrait. Et non seulement une lueur complice brillait en eux, mais derrière cela, un plaisir froid. Ils aimaient se battre. Flinn avait enfin trouvé un adversaire capable de le mettre en difficulté, contre qui il pouvait déployer son talent. Il fléchit les jambes, de profil par rapport à sa proie, les bras levés dans une imitation d'une mante religieuse. Les poignets courbés vers le bas, seuls ses index et majeurs étaient tendus, raides, tandis que les autres doigts étaient repliés dans ses poings. Un dérivé du kempo : le Tang Lang Quan. Pour viser les points faibles avec précision et efficacité, c'était idéal. Il s'élança, et déploya un bras à une vitesse fulgurante, les doigts fusant vers la jointure droite de la mâchoire de Velk, juste sous l'oreille. Le mouvement ne lui laissait aucune chance, implacable, et d'une rapidité surréaliste. Le forgeron ne réagit que lorsque la douleur lui vrilla le cou, de l'épaule à la tempe. Mais déjà les doigts de Flinn reprenaient leurs assauts, dansant autour de leur proie avant de fondre dessus comme une flèche. Les tentatives de contre-attaque du géant furent infructueuses grâce à la rapidité de déplacement du chasseur, qui, toujours jambes fléchies, continuait de frapper de plus en plus vite. Ses mouvements devinrent flous quand il enchaîna finalement une douzaine de coups qui, sans avoir la puissance destructrice des coups habituels du guerrier, n'en étaient pas moins efficaces : les doigts heurtaient des points névralgiques provoquant douleur, troubles nerveux ou même spasmes musculaires, et noyaient Velk sous un flux incessants de piqûres insupportables.
Tout-à-coup un poing gros comme une montagne décrivit une courbe aussi harmonieuse que puissante dans l'air. Le combattant chevronné qu'était Flinn savait qu'il ne pourrait pas l'esquiver, et que cette fois, le bloquer était la seule solution. Et c'était urgent. Il eût à peine le temps de rabattre ses deux mains devant son ventre, ouvertes comme une bouche prête à avaler le choc, et de reculer un pied d'appui pour absorber l'impact. Mais il savait qu'il ne pourrait pas l'arrêter. Ce n'était pas l'appui qu'avait pris son adversaire, se servant de sa jambe droite comme axe de rotation devant lui pour faire pivoter ses hanches et ses épaules, ce n'était même pas le regard de Velk alors qu'il envoyait son poing dans ce mouvement extrêmement bien exécuté similaire à un mouvement de boxe, ce n'était pas non plus le bruit de ses phalanges fendant l'air, non, ce qui fit comprendre immédiatement à Flinn qu'il ne pourrait pas le stopper, c'était le poids de ce poing. Un poing plein d'énergie, un poing lourd. Lourd de convictions et de volonté. Un poing chargé de rêves et de responsabilités. Il sentit cette énergie avant même le contact. Tout se passa extrêmement vite, tout dura une éternité. La main fermée s'engouffra dans les mains ouvertes qui l'enveloppèrent à grand-peine, bien plus petites, les bras censés contenir la puissance du coup reculèrent pour l'amortir, jusqu'à ne plus pouvoir reculer, les jambes dans lesquelles se répercuta l'impact furent obligées de donner toute leur énergie, toutes leurs capacités et toute leur volonté pour ne pas lâcher, et tinrent bon, mais les pieds qui épousaient le sol déchirèrent sa surface, reculant de quelques centimètres. Puis cette sensation d'écrasement disparut aussi soudainement qu'elle était venue, et pour cause : le sol ne se trouvait plus sous les pieds de Flinn, et il n'était plus obligé de contenir la force extraordinaire du coup. Puisqu'il venait de décoller du sol. Le poing le soulevait comme le vent soulève la poussière, et dans un instant où tout semblait ralenti, il flotta dans les airs. Deux mètres cinquante plus loin, un miracle lui permit de se rétablir sur le sol, sur ses deux pieds. Et il venait de comprendre à travers la droite formidable de Velk à quel point c'était un combattant formidable. Lui ne le savait peut-être pas, mais Flinn le voyait très clairement. Ce poing avait parlé, et ce qu'on pouvait tirer de ce discours, c'était qu'il était tout simplement inarrêtable. Ne se démontant pas pour autant, le chasseur contre-attaqua avec des coups de pieds souples, rapides et puissants, qui lui permettaient de frapper d'assez loin. Le Tae Kwon Do, créé à partir d'autres Arts Martiaux (Judo, Kendo, Aïkido, Kung Fu, Ju-jitsu, Kempo...), pour lutter contre n'importe quel style de combat. Pas le préféré de Flinn, certes, mais indéniablement redoutable. Profitant de la déconcentration de Velk, qui semblait étonné par sa propre force, il enchaîna les coups. Cependant, avec la confiance que son adversaire venait d'emmagasiner, même de puissants coups de pieds ne lui faisaient rien. Il abandonna vite ce style : ce dont le chasseur avait besoin maintenant, pour abattre le forgeron, c'était de puissance destructrice. Le reste était obsolète. Prenant trois pas de distance, il changea complètement de garde. Les yeux dans les yeux, les deux adversaires savaient.
Cet assaut sera le dernier. Voilà, ce qu'ils pensaient, non ce qu'ils savaient. Ils ne pensaient à rien. Leurs corps s'apprêtaient à achever ce combat dont ils garderaient le souvenir jusqu'à la fin de leurs jours. Ouvrant la main gauche devant lui, doigts crispés comme des griffes, jambes fléchies et buste légèrement en avant, sur la pointe des pieds Flinn découvrit une rangée de dents blanches entre lesquelles s'écoulait un filet de sang. Il ferma le poing droit et le descendit à hauteur de la hanche. Face à lui, Velk s'apprêtait à lancer un poing aussi dévastateur que le précédent. Un léger souffle de vent balaya le camp alors que le silence pesait. Flinn savait qu'il gagnerait. Que le forgeron n'était pas assez bon pour contrer son coup. Mais il savait aussi qu'il était peut-être le seul adversaire au monde qui résisterait à ce coup qu'il avait créé. Il allait enfin pouvoir le tester. Le Croc de la Lune. Trois pas. La distance idéale.
L'impulsion du Loup fut surréaliste. Un poing plus fort qu'un bœuf chargea aussitôt dans sa direction. Mais le prédateur ne craint pas sa proie. À un pas et demi de distance, la jambe gauche de Flinn se posa au sol, et son bras gauche passa sous le bras lancé de Velk. Dans un arc de cercle fendant l'air, les cinq doigts griffèrent le torse musclé du colosse, mouvement visant non pas à blesser, mais à ouvrir la garde ou dévier un coup, et entraînant la rotation de tout le reste du corps. Tandis qu'un gigantesque poing d'acier siffla aux oreilles du Loup juste au-dessus de sa tête, sa jambe droite passa devant, ses hanches et ses épaules pivotèrent, et dans un mouvement pour lequel chaque articulation du corps était importante, le poing droit fusa, pour aller s'écraser sous le plexus solaire de sa cible. Le bruit sourd résonna longuement dans le silence de la Nuit, tandis que les deux combattants se tenaient immobiles, leurs mouvements arrêtés, comme sur une peinture. Puis Velk tomba, un hématome noir de trente centimètres de diamètres en train de se former sur son torse. De son côté, Flinn épongeait le sang qui dégoulinait depuis le haut de son crâne. Le coup l'avait à peine effleuré, il était même impossible de dire s'il y avait vraiment eu un contact, et pourtant il saignait abondamment... Sans compter sa main droite, qui ne pourrait pas servir pendant deux jours : entre le coup qu'elle avait encaissé et celui qu'elle avait porté, il était trop dangereux de continuer à la faire forcer.
- Bienvenue parmi nous, souffla-t-il avant d'aller récupérer ses affaires en chancelant. La Nuit était très froide, un léger vent se levait sous la Lune. Et un sentiment de plénitude envahit Flinn. Pour une fois, il dormirait bien. Depuis combien de temps ne s'était-il pas senti aussi bien, aussi serein, l'esprit vidé de toute inquiétude ? Il avait un mot à dire, qu'il n'avait pas dit avec le cœur depuis bien longtemps. Un murmure fut emporté par le vent.
- Merci.
"- Crois-tu en le Destin, Néo ?
- Non. Je ne supporte pas l'idée que quelqu'un dirige ma vie à ma place.
- Précisément. Et je suis fait... pour te comprendre." - Matrix.