Sèlim sentit quelque chose changer dans la grotte. C'était une sensation viscérale, emprunte d'une force singulière, une sensation brulante qui saisissait ses entrailles et les chauffaient, cuisait son cœur sur un âtre fraichement allumé, faisait bouillir son âme et son sang en galopant des ses artères ; une sensation d'union avec le monde. Son esprit même se fondit dans l'air, s'étendit autour du feu, touchant, allant jusqu'à fouiller chaque apprentis. Un instant, il respira par plusieurs paires de poumons, brassa son sang de plusieurs palpitants dont le rythme venait soudainement de s’accélérer. Les mots avaient du pouvoirs. Les mots avaient attiser les braises mourantes de l'espoir, et un nouveau brasier en surgissait en chacun. Chaque battement de cœur répandait l'incendie dans leurs veines. Ils brulaient tous, pris de la même frénésie, tous emplit de la même force. Ses paroles avaient insufflées au groupe un feu nouveau. Elles étaient le baume qu'il leur fallait en cette sombre soirée. Cette nuit... Ils en avaient tous besoin. De croire en leur réussite, en leur victoire. De croire en l'espoir, en le rêve. Chassé les ombres rôdeuses de la mélancolie de leur pensées, repoussée la honte pour que la foie en l'avenir en prenne la place. Et pour tout cela, il n'avait fallut... Que de simples mots. Qui pouvaient tout changer. Des paroles sans filtre, sans mensonge, issues d'un désir vagissant, nées d'une profonde réflexion ; mais encore pures. Comme cela était beau, de croire en l'avenir.... De penser que le soleil apporterait avec lui le renouveau, la douceur et l'idéale de chacun... C'était un but tellement plus concret que la quête d'un astre dont la lumière leur était inconnue. Ils n'apporteraient pas qu'une sphère céleste à Andore, mais aussi une paix durable, et une ère nouvelle. Au fond, le soleil n'était qu'un prétexte pour mener cette bataille. Ainsi qu'un symbole... Il chasserait les derniers doutes du peuple, chasserait les ombres du passé. Ce soir, ils s'étaient fixés un nouvel objectif.
Bien sûr, l'atteindre ne se ferait pas sans larmes. Ni sans lames. Ils devraient se battre pour ne serais-ce que toucher du bout d'un doigt ce futur idyllique. Danser avec la mort, devenir le cavalier de la survie incertaine, puis se retirer en ne laissant derrière eux que des corps et du sang. Une valse dangereuse qui ne recelait qu'obstacles et souffrances. Leurs pas devaient être assurés ; claqués contre le sol de la grande salle de manière mélodieuse. Suivre le rythme, garder un œil sur les invités qui les fixaient... La métaphore de la danse était belle, mais elle n'impliquait pas que grâce et maîtrise. Autour d'eux, la foule hostile n'attendait qu'un faux pas pour les engloutir. S'était à eux de savoir dompter la musique, de chevaucher les notes et de toujours pouvoir se reprendre à un changement de rythme. Brider leur élan et rester prudent, afin de ne pas risquer un écart malencontreux... Pour beaucoup d'apprentis, cela ne poserait pas de problème. Mais pour d'autres, c'était autre chose... Ils se laisseraient emporter par la musique, et leur danse serait sauvage, impulsive et bestiale ; sans qu'aucune réflexion ne vienne la modérer, la sécuriser. Sèmil s'inquiétait surtout pour Ezraël. Le jeune homme était une véritable torche, au sens propre comme au figuré. il ne demandait qu'à trouer les ténèbres de sa personnalité flamboyante et de sa chevelure rutilante ; un feu de forêt aurait produit moins de fumée que ses colères indomptables, et mille chandelles, moins de lumières que ses joies explosives. Excessif et batailleur, il n'en restait pas moins un compagnon agréable. Les cordes vocales toujours vibrantes, les yeux toujours pétillants, les lèvres toujours souriantes, les mains toujours en action... Un débordement de vie et d'énergie, qu'il était difficile d’appréhender, au premier abord. Mais son amitié était incomparable, et sa force mise à profit avec brio. Si Sèmil aidait de nombreux apprentis à manier mieux leur épée, Ezraël ne se mesurait à lui que pour le plaisir d'un combat. Il n'était pas rare de les voir s'affronter dans un vaste salle de la citadelle, parfois pendant des après-midis entiers, en sueur mais infatigables. Certains jours, seuls les repas leurs permettaient de s'arrêter enfin. Et d'aussi loin qu'il s'en rappelait, Sèmil ne l'avait jamais vu cesser de sourire lors de ces longues passes d'armes.
Et puis, le départ avait tout changé. Changé tant de choses. Le monde ne serait plus le même désormais ; eux aussi. Surtout eux. Ils étaient les premiers concernés ; les apprentis qui auraient dût recevoir l'aide de l'Ordre pour mener à bien leur mission. Quelques années auraient suffit, juste le temps qu'ils soient tous en âge de se défendre de manière optimale. Quelques années pour se préparer, savoir que malgré tout, malgré les révélations de leurs maîtres, la citadelle n'était pas perdue, qu'ils pourraient la retrouver après avoir amener la Terre jusqu'à l'Empereur. Qu'ensuite, ils auraient pus chercher le soleil avec ceux qui les avaient élevés, restituer la lumière et le rêve à Andore ... Mais au final, non. De leur foyer, il n'y avait plus qu'une nappe de poussière. Des ruines. De la roche meurtrière, qui s'était écroulé en ensevelissant les corps. Des salles détruites. Des flots de sang... Un jardin brulé. Et l'exode. L'exode des apprentis, oui, mais pas seulement. Certains oubliaient qu'ils n'étaient pas les seuls à avoir été chassés par l'Empereur et ses hordes... Que tout les serviteurs de l'ordre s'en étaient allés, eux aussi. Tous congédiés, avant les apprentis. Ils s'étaient dispersé autour de la citadelle, et depuis une fenêtre, Sèmil avait vu leurs silhouettes disparaitre, avalées par l'horizon. Déjà, à ce moment là, le jeune homme savait que quelque chose se tramait. Qu'ils ne partaient pas sans raison, ces braves gens dont les mains avaient tant fait pour l'ordre ; la cuisine, le ménage, les caresses ; celles qui avaient tenus des marteaux, des pinceaux, des pics, celles qui avaient plantées des graines, encouragées les bœufs, celles qui avaient tenues des ciseaux... Et puis, ces deux mains chères à son cœur. Celles qu'occupaient des aiguilles. Celles de la couturière...
Malgré la chaleur qui l'entourait, l'union qu'il partageait avec les autres apprentis, Sèmil se sentit soudain vide. Son cœur se fit lourd- et unique. Il ne brassait plus que son propre sang, désormais. Mais cela n'avait plus d'importance... Ce cœur, il ne lui appartenait pas. C'était là la propriété de quelqu'un d'autre, et cela depuis longtemps désormais. Personne ne le savait, ou au moins se plaisait-il à le croire. Car il y'en avait bien un, qui connaissait sa blanche colombe. La femme qui avait ravit son cœur, l’emprisonnant dans le crépuscule de son regard avant de s'envoler... Avec tout les autres serviteurs. La couturière et ses mains qui dansaient. Il l'aimait. De toute son âme, de tout son corps ; chaque fibre de son être vibrait d'une passion ardente. Elle réveillait en lui un feu plus puissant que celui de n'importe quelle pierre volcanique. Pour l'allumer, il suffisait d'un rien, qui devenait alors tout...La serrer dans ses bras en sentant son parfum, sa tête calée contre son torse. Alors, il se sentait serein. Fort, invincible et calme. Son petit corps fragile, sa peau couleur de cendres, et ses yeux qui le happaient, et ses mains dans son dos... Elle s'abandonnait à leur étreinte, acceptait sa chaleur. Sèmil savait enfin qu'une personne en ce monde, qu'une femme en Andore, comptait sur lui plus que sur nul autre. En sa présence, il n'avait plus aucune crainte, car il ne pouvait plus échouer, plus quand son regard plein d'amour croisait le sien, plus quand leur deux corps se mêlaient, simplement, dans une étreinte chaste, tout deux brulant de désir, tout deux aspirant à un union charnelle ; mais n'y cédant jamais. Non. Ils n'avaient pas encore cédés. Pour elle, il avait sut se retenir, il avait sut brider sa passion et ses instincts. Pour elle, il était capable de tout. C'était un ange né du ciel, un être céleste échoué sur Andore. Jamais Sèmil n'avait aimer quelqu'un avec tant d’intensité. Le simple fait de la voir l'embrasait d'amour. Cela allait au delà des mots. Et depuis tant d'années... Mais l'Empereur lui avait arraché. Le départ, la mission. Il avait dût partir ; et elle aussi. Tout deux dans une direction différente. Elle, avec ses aiguilles, chercher du travail dans le sud, et lui, avec son épée, chercher du sang au nord. Du sang et de la liberté. Ils s'étaient quittés sans se dire adieu, car Sèmil savait n'avoir plus le droit de mourir. Il devait vivre pour elle. Alors, doucement, après s'être étreints, après s'être embrassé avec fougue dans une alcôve, ils s'étaient séparés. Sans aucune parole. Elle avait brisé le cercle que ses bras formaient autour de son torse, et lentement, en faisant glissé ses mains le long de sa poitrine, poussé vers l'extérieur, vers le couloir. Le jeune homme avait sentit la légère pression de ses paumes, à travers la tunique. Il avait cessé de respiré, attendant que le contact ne se rompe, retenant son souffle. Son regard était plongé dans celui de sa moitié. Ses yeux s'étaient voilés de larmes, car elle savait. Elle avait lue la supplication à l'intérieur de ses prunelles. Sèmil n'avait put s'en empêcher. Même si cela était inutile... La laisser partir était trop dur. Il avait voulut l'attirer de nouveau contre lui. Mais elle avait reculé. Puis fixé, un instant. Ses yeux scintillaient. Pleins d'étoiles salées, d’étoiles liquides qui allaient couler sur ses houes... Il avait avancé, mut par un reflex indomptable. C'était irrépressible... Il devait sécher ses larmes. Recueillir sa tristesse, sa si douce tristesse. Celle qu'il partageait en la prenant dans ses bras. Leurs étreintes lui semblaient déjà si lointaines ; alors qu'ils venaient d'en partager une. Non, si ils se séparaient, il mourrait à l'instant, dans la seconde. Elle ne pouvait pas partir. Son monde s'écroulerait avec son départ.
Mais malgré tout, cela ne pouvait plus durer. Elle n'avait que trop attendue. Les autres serviteurs s'étaient déjà perdus dans l'horizon. C'était à son tour. A son tour de s'en aller. Même si il était descendu si vite, descendu en courant les marches de la citadelle, simplement pour le rejoindre, pour partager encore une fois sa chaleur. Et dans les couloirs, le secret de son amour s'était défait. Mais il n'en avait cure ; une seule chose comptait, et ce n'était pas de le préserver. Alors qu'il allait emprunter un autre escalier, il avait bousculé Lifaen. L'ancien assassin l'avait observé, surpris, prit de court au point d'en tomber par terre. Sèmil qui courrait dans les couloirs ? S'était du jamais vus, disaient ses yeux. Alors, il avait tendu la main à l’appentis, pour l'aider à se relever, en disant simplement :
-Madeleine m'attend.
Lifaen avait sourit. D'un sourire narquois. Il s'était relevé sans aide, souple, félin, et l'avait observé avec amusement. Plus jeune, mais si mature en cet instant... Comme si il comprenait. Comme si cette lueur dans ses yeux, lui conférait plusieurs années de plus. Une lueur de tristesse ; un lueur paradoxalement sombre. Il n'avait rien dit, et continué son chemin. Sèmil ne s'était pas laisser le temps d'être surpris. Il avait recommencer à courir, pour la rejoindre au plus vite... Arriver à temps, mais pourtant trop tard. Alors, ils s'étaient enlacés, et... Maintenant, cette étreinte était rompue. Sèmil était silencieux. Parler ne servait à rien. A rien. Pas pour l'instant. Pas avec elle.
Madeleine avait entrouvert les lèvres. Une larme sillonnait sa joue. La lumière de la Lune entrait en flots argentés dans son dos. Sa beauté en était sublimée. Un élan de passion l'avait envahit. Il avait tant besoin de son corps ! Et il savait que c'était une dépendance réciproque. Alors, peut être que, malgré le danger, oui, malgré l'ordre des maîtres, ils pouvaient encore s'enlacer, encore s'unir, ils pouvaient...
Non. Ils ne pouvaient rien. Andore était une maîtresse cruelle. Un acide perpétuel. Si elle voulait les séparer, alors cela serait fait. Croire que que leur amour était inébranlable n'était qu'une douce chimère. Les ténèbres, avides de sang, se nourrissaient de ce genre de drames. Les tragédies étaient son ambroisie. Sèmil ne représentait rien de plus qu'une goutte dans le flot du nectar. Quant à Madeleine... Il valait mieux pour elle d'être loin du nord. Loin de l'Empereur. Son départ la sauverait. Le jeune homme ne pouvait qu'espérer survivre, pour la retrouver une fois le soleil restitué au monde. Mais avant cela, ils devaient tout deux prendre des routes différentes. Des chemins qui s'étaient jouxtés jusqu'à maintenant ; mais qui se séparaient désormais. Alors... Il abandonna. Il ne parla pas. Ne bougea pas. Resta silencieux et figé dans l'alcôve. Madeleine avait sourit.
Puis s'était enfuie. Les bruits de sa course résonnaient dans le couloir, pareille à une mélopée funèbre qui sonnait le glas de leur amour. Pour la première fois depuis longtemps, Sèmil s'était abandonné à l'amertume corrosive. A la douleur. Et aux larmes.
Mais maintenant ? Maintenant quoi ? Dans la grotte, ils avaient tous espoir. Tellement foi dans leurs rêves, et en ses paroles. Il ne pouvait pas les abandonner. La perdition qu'il s'imposait en pensant à elle ne le mènerait à rien. Ni pour ses compagnons, ni pour Madeleine. C'était un holocauste inutile. Il se reprit, et surmonta cette nouvelle vague de peine. La remonta pour la dominer. Au moins jusqu'à ce qu'elle se brise sur la côte- et lui avec...
Son cœur se remit à battre sur un rythme effréné. Le groupe était tourné vers lui. Il vu les flammes qui brulaient au fond de leurs prunelles. Pas des étincelles, mais de véritables langues ardentes. Elles léchaient les bords de leurs yeux, menaçant de déborder sous leurs paupières, de s'écouler sur leurs joues et le long de leur visage. L'espoir était si fort, si puissant en eux... Cet incendie ne pouvait plus être éteint. Sèmil ressentit un étrange sentiment de victoire.
Il croisa le regard pétillant d'Ezraël, et avant même qu'il n'ouvre la bouche, le jeune homme sentit que l'atmosphère d'éternité qui flottait dans la grotte allait être brisée. Cela valait peut être mieux. Il leur fallait plus que de l'espoir en cette soirée. Une chose manquait, indispensable, pour alléger le poids de leurs épaules. Des rires. Et le doyen ne doutait pas que le flamboyant chevalier en distribuerait à tout les apprentis. C'était cela aussi Ezraël ; quelqu'un de généreux.
Sa plaisanterie lui arracha un sourire. Il se sentit forcé d'y répondre. Ce soir, il voulait parler. Il voulait communiquer avec eux tous, ceux qui constituaient ses amis, et même plus ; sa famille. Ces camarades qui étaient devenus des frères et des sœurs. L'espoir ne suffisait pas, oui. Tout comme Ezraël, il leur apporterait autre chose. Encore un peu de bonne humeur. Et puis, il pouvait bien en profiter pour prendre une petite revanche. Deux moqueries en une soirée, voilà qui était déjà de trop !
-Je laisse cette tâche aux plus ardents ! Vois-tu, la corruption doit préalablement être découpée en fines tranches, puis cuit à feu doux. Déclara t'il d'un ton sentencieux. J'ai un couteau d'une belle taille, et je pense qu'il n'attends plus que des morceaux de viandes tendres à transformer en fines rondelles. Figure toi, mon cher Ezraël que cette tâche doit être confiée à des mains délicates, telles que les miennes ou celles de Lifaen ! On ne cuisine pas les soldats de l'empereur sans les avoir tranchés. Voyons mon petit Ezraël ! Tu allumeras le feu, et nous cuirons la viande, cela me parait évident ! Je te laisse la charge de la pierre, et je prend celle de la préparation, veux-tu ? Il eut un sourire faussement compatissant. Mon jeune ami au tempérament explosif... Tu attiseras les flammes à coups de tisonnier. C'est une bonne compensation.
Sélim observa l’apprenti fougueux d'un air qui oscillait entre amusement et sadisme amicale. Il attendait une réaction d'Ezraël, avec un sourire de félin en pleine chasse, visiblement friand de ses colères, qu'il prenait tant de plaisir à appeler "les charmantes explosions de notre cher torche hurlante". Si il y'avait bien un apprenti qu'il aimait taquiner, c'était Ezraël. Ce petit jeux s'était établit entre eux au fil des années, joutes verbales auxquelles ils ressentaient une évidente allégresse à se livrer. Un petit bonheur simple, que ce rituel qui était le leurs. Même ce soir, ils ne s'en étaient pas privés. Le doyen s'en réjouit ; le jeune chevalier n'avait pas cédé à une colère aveugle ou à une tristesse sourde. Cette quête serait peut être pour lui, une possibilité d'apprendre à se maîtriser... Ce qui ne pouvait lui être que favorable.
Néanmoins, il n'eut pas le temps de savourer une réplique d'Ezraël. Alors qu'il ne s'y attendait pas, Flinn prit la parole. Sèmil reprit son sérieux. Quand le jeune homme parlait... Et bien, c'est qu'il avait une chose importante à dire. Il n'aimait pas s'exposer en publique, et préférait aux démonstrations sociales, un silence froid, glacial. C'était un combattant excellent, mais il ne s'était jamais véritablement intégrer au reste de l'Ordre. Flinn était une ombre dans leurs rangs, un voile de ténèbres qui se fondait dans la masse pour y disparaitre. Puis, dés qu'il le pouvait, la quittait afin de chasser, ou de vagabonder aux alentours de cette foule à laquelle il n'offrait qu'un visage impavide. Si Lifaen était secret, au moins des fissures laissaient-elles entrevoir son être véritable, cette âme tendre et sensible, cette âme d'écorché vif qu'il dissimulait si bien derrière sarcasmes et bonne humeur. Mais ce masque de pierre était parcourus de zébrures, et la Panthère, qu'elle le veuille ou pas, se dévoilait peu à peu, morceau par morceau alors que son visage minéral s’effritait... Alors que Flinn n'avait jamais faillit. Il n'était pas granitique ; c'était une statue de carbone pure. Même la chaleur du groupe ne pouvait pas le faire fondre. Pire que de la glace, pire que de la pierre, c'était une ombre insaisissable, qui n'était matérielle qu'au grée de ses envies. Et un mystère. En deux ans, il n'avait jamais abandonné un seul instant son stoïcisme, persistant à se tenir à l'écart du groupe, et à rester en retrait en leur présence, comme lointain, muré dans son silence impassible. Flinn était... Une énigme. Totale et insoluble.
Aussi, quand il exprima son avis, quand il parla, le poings dressé au dessus du feu, présent et exposé à leur regard, Sèmil se sentit singulièrement sonné. Il écouta avec attention, les yeux fixés sur ce jeune homme qui se tenait debout face à l'âtre, prêt à se battre pour l'avenir, auréolé par par une force tranquille et maîtrisée. Il était sec et haut, pâle et délavé dans la lumière des flammes. Et pourtant, sa posture recelait une majesté étrange, ce genre de chose qui se dégageait d'un roi. Il s'imposait, puissant, calme. Un charme étrange planait sur sa conscience. Flinn parlait... Flinn les soutenait. L'ombre qu'il était venait de pénétrer dans la lumière révélatrice du feu. Et malgré son jeune âge, malgré le trésor inestimable, si rare, que représentait le son de sa voix, tous l'écoutaient. Le comprenait. L'approuvait. Avant qu'il n'ait pu se retenir, Sèmil se leva à son tour. Il observa Flinn avec respect nouveau. Ce n'était plus un jeune homme taciturne et glacial... En parlant, il venait de se joindre à eux. D'accepter, même inconsciemment, son appartenance à ce groupe dont il fuyait le contact. Le doyen l'observa d'un œil nouveau, neuf. Encore une fois, il ne retint pas ses mots. Ils fusèrent sans qu'aucun filtre ne les salisse, sans que la morale ou la réflexion ne souille leur vérité.
-Flinn. Tu es des nôtres. Tu as parler... Et nous t'avons tous écouté. Tu as parlé de batailles et de sang. De l'avenir que nous construirons ; et quand je dis nous, je t'y inclue. Tu es ce nous, Flinn. Tu l'as toujours été. Et maintenant, il est temps de le dire enfin : quel que soit ton passé, quelles que soit tes pensées et tes jugements, quel que soit ton opinion, tu fais parti de notre groupe. De notre... Meute.
Il sentit que c'était le bon mot. Une meute. Au fond de lui, il le savait. Une joie féroce s'agita dans les tréfonds de son âme. Il était également membre de cette meute ; il en était le guide. Peut être pas l'alpha... Mais le meneur. Cette responsabilité ne lui faisait plus peur. Une conviction farouche s'empara de sa langue. Il continua sans la brider, la laissant prendre son élan pour enfourcher les mots ; les bons mots.
Ne soit pas un loup solitaire, Flinn. Vient assembler les pierres de l'avenir avec nous, et apporte avec toi du ciment ! Tu vas aussi construire cet édifice. Cette tour qui nous mènera vers le soleil et nos rêves. Même si tu retournes dans l'ombre, même si tu restes silencieux... N'oublie pas que ta meute est toujours là. Ne lèche pas tes plaies seul... Les loups chassent ensemble.
Flinn s'immobilisa soudain. Que ce soit de la faute de ses yeux ou de ses oreilles... Il se fit aussi rigide qu'une idole de granit. Sèmil n'aurait sut expliquer sa réaction. Étais-ce ses paroles qui avaient ainsi perturbées le jeune homme ? Ou alors... Le doyen tourna la tête vers Louve. Ses yeux, immenses, cannibales, fixaient Flinn avec la plus grande attention. Encore une fois, Sèmil se demanda si les prunelles d'un être reflétaient réellement son âme. Si tel était le cas, alors Louve dissimulait en elle la brutalité mirifique d'une sylve. Une sauvagerie envoutante, magnifique, qui attirait l’œil ; non, le harponnait pour mieux tromper les inconscients. Croiser son regard s'apparentait à un voyage sans retour au cœur d'une de ces forêts de légendes, où vivaient des créatures merveilleuses et cruelles. Mais ses iris à elle n'étaient pas un conte de fée. Plutôt des bouches affamées qui n'attendaient qu'une proie sur laquelle se jeter. Si le spectacle de ces yeux si profonds était d'une déroutante beauté, mieux valait pouvoir s'y arracher avant d'y être avalé. Même Flinn ne pouvait lui résister. Louve était dangereuse. Froide et chaleureuse à la fois, généreuse et butée, loyale mais indomptable... Sous bien des aspects, son nom lui convenait parfaitement. Louve. Prédatrice. Venue de nul part par un soirée glaciale, un maître à ses côtés lui ayant remis une cape épaisse, elle était arrivée, sans identité, sans passé, magnifique et grelottante. A cette heure, Sèmil ne dormait pas. Il écrivait dans le jardin, seul, son carnet sur les genoux. Il épanchait sa douleur sur des pages jaunes, fines ; mais rassurantes et secrètes. Elles se couvraient d'un poème, dont chaque mot était habité par une mélancolie corrosive. Et...Louve était soudain apparue, une pierre volcanique posée entre ses paumes. Elle marchait en la fixant, fascinée par ce petit poing charbonneux, aveugle au jardin, sourde au vent, insensible à la froideur sèche de l'air. Le jeune homme l'avait observé un instant, muet de stupéfaction. Nouvelle, mais déjà seule... Aucun maître ne l’avait accompagné après son arrivée. Mais elle ne semblait pas troublée, pas mal à l'aise. Non, simplement absorbé dans la contemplation de sa pierre de feu, cette arme d'apparence anodine qu'on venait de lui remettre. Ce symbole de son appartenance à l'ordre. Et pourtant, elle était seule. En pleine nuit, en cette soirée de noël. Pourquoi un maître ne l'avait-il pas mené aux dortoirs ? Sèmil s'était levé, abandonnant son carnet sur le rebord d'une des fontaines asséchées du petit jardin. Il ne voulait pas la laisser marcher sans compagnie. Pas alors qu'elle venait d'arriver, inconnue de tous, nouvelle venue dans la vaste citadelle. Il se sentait la charge de l’accueillir. Qu'au moins une personne reste à ses côtés, jusqu'aux dortoirs. Pour la rassurer.
Sèmil s'était avancé à travers les quelques buissons rabougris qui jalonnaient la pelouse, puis rejoint l'allée pavé, à quelques pas devant Louves.
Erreur.
Elle avait relevé la tête aussi vivement que si un ressort s'était actionné dans son cou. Avant même d'avoir eu le temps de réagir, Sèmil s'était retrouvé la respiration coupé, une grimace de douleur mêlée de surprise sur le visage. Un coup de pied propulsé sur son menton avait finit de le mettre à terre, interloqué et courbé. La jeune femme s'était enfuit, aussi véloce qu'une bourrasque, abandonnant le doyen en lui laissant plutôt l'impréssion de s'être heurté à une tornade. Pendant une longue minute, sa respiration resta haletante, et il se leva avec lenteur, chancelant. Quand son souffle se stabilisa de nouveau, son torse et son visage irradiaient encore de douleur, et il était en nage. A ses pieds, la pierre volcanique qu'on lui avait enfoncée au niveau du plexus gisait, abandonnée.
Le lendemain matin, en voyant Louve, il lui avait décoché un sourire désabusé.
-Si les tempêtes avaient forme humaine, tu serais l'une d'elle. Le jeune homme lui avait tendu sa pierre volcanique, observant le visage de cette nouvelle arrivante avec une curiosité ouverte, apparente. Elle l'intriguait déjà. Je me nomme Sèmil.
Depuis cette nuit de noël, un peu plus de deux ans étaient passés. Ses relations avec la jeune femme étaient restées cordiales... Mais n'avaient jamais franchis ce stade. Sèmil n'arrivait pas à placer sa confiance en Louve. Son regard était tellement... Fascinant. Dévorant. Ses yeux semblaient prêt à engloutir le monde. En ces prunelles si vertes, au fond de la sylve qui bruissaient en silence dans ses iris ; dans les abysses de ses pupilles ténébreuses, il décelait quelque chose de sombre, de dangereux. Des souvenirs et un passé de bête sauvage, de bête traquée. Une existence froide, dure. Sans pitié. Le jeune homme ne connaissait rien de Louve. Elle même ne paraissait pas en savoir tant sur son enfance... Il y'avait juste son âme, imbibée de larmes, imbibé de sang. L'errance et le combat, tout cela pour survivre, et au final ne garder de cette âme tant délaissée, qu'un draps humide et poisseux. Et cela se lisait au fond de ses yeux cannibales. Tout au fond,
Et quant à la surprendre de quelque manière que ce soit... Il avait prit garde à ce que ça ne se reproduise plus.
Sèmil garda le silence, et se rassit près du feu. Flinn profita de ce blanc soudain pour sortir. Il s'enfuit presque, précipitamment et disparut quelque part entre les ombres de la nuit. Le doyen se retint de soupirer, et se plongea de nouveau dans la contemplation des flammes. L'énergie qui l'avait animé quelques minutes plus tôt s'évapora lentement, comme si elle n'était qu'eau face à l'âtre brulant. Il se laissa aller à un nouveau vagabondage, se tournant vers l'avenir pour essayer de voir à travers la brume qui l'entourait. Il se surprit lui même à avoir des pensées positives malgré la précarité de leur situation. Un peu plus d'un heure s'était écoulée depuis leur arrivée dans la grotte ; peut être même deux, et son état d'esprit avait changer du tout au tout. En si peu de temps, était-il vraiment devenu plus objectif ? Ou son optimisme s'apparentait-il à une utopie stupide et irréaliste, de celles qui germaient sans que rien ne l'annonce, avant de grandir chaque jour un peu plus pour finalement obstruer tout raisonnement logique ? Comme une plante parasite dont les racines auraient puisées dans son espoir pour croître... Et dont les branches chargées de feuilles empêcheraient bientôt la lumière falote d'Andore de continuer de l'atteindre. Plongé dans les ténèbres, pourrait-il encore mener le groupe ? Sèmil resta songeur. Il ne parvenait pas à déterminer quelles pensées étaient les plus dangereuses ; celles qui le plongeaient dans le désespoir, ou celles qui lui faisaient croire à une dérisoire réussite ?
Le doyen secoua lentement la tête. Trop d'interrogations dansaient dans sa tête pour qu'il puisse répondre à une seule d'entre elle. Quelques questions masquées s'étaient même jointe au bal, énigmatiques, incertaines, qui se mêlaient aux autres sans qu'il n'arrive à les saisir. Elles changeaient de cavalier, se faufilaient dans la foule, sautillaient sur leurs pieds jusqu'à la sortie... Puis disparaissaient. Sèmil avait vaguement conscience de leur importance, mais il n'arrivait pas à se concentrer sur une seule question à la fois. Alors, elles le narguait en se lançant dans de folles farandoles, entrecroisant les cercles de leur danse à tel point qu'ils en devenaient abstraits. Se fondaient en une foule au mouvement insaisissable.
Sèmil respira profondément. Le bal reflua dans un coin de son crâne, abandonnant quelques retardataires derrière lui. Le doyen les expédia avec les autres, renvoyant les interrogations éparses dans les ténèbres de sa conscience. Avant qu'elles ne puissent de nouveau s'imposer à son esprit, il se fixa sur une autre pensée... A la fois douce et douloureuse. Corrosive et apaisante. Madeleine. Un feu languissant s'alluma en lui, répandant sa chaleur onctueuse le long de ses veines. Tel un poison voluptueux, délicat, qui n'attendait pour s'écouler que l'évocation de l'amour.
Sèmil ferma les yeux, s'abandonnant à la beauté de ce rêve. Elle attendait, patiente, sous ses paupières. Sa peau de cendre satinée, couvrait les courbes gracieuses de son corps. Elle était nue, souriante. Et de tout son être, se dégageait cette intense chaleur qu'elle irradiait toujours. Une flamme ardente brulait en elle, occultée par son corps magnifique, mais présente dans son aura, présente dans l'air ; cette chaleur dont il se laissait enveloppé avec délice. Des braises dormaient au fond de son cœur, des flammèches courraient dans ses veines, et à l'intérieur de ses prunelles, le feu de l'aube rougeoyait. Mauve et incarnat, orangé et doré... Et cette légère nuance bleue. Chaque regard était un trésor. Ses lèvres gris de plomb n'étaient pas lestées. Elles restaient en tout temps légères, prêtes à dévoiler les rangées nacrées de sa dentition en un radieux sourire. Elle n'était que chaleur et beauté. A la fois fille du vent et de l'eau ; fragile et grise, mais encadrée par l'écume soyeuse de ses cheveux. Enveloppé par sa propre douceur... Madeleine et ses mains si fines, où dansaient des aiguilles qui faisaient des mailles leurs cavalières. Femme jusque dans ses mouvements, femme divine, angélique ; femme dans son corps et ses creux, dans ses courbes et sa démarche. Tout en elle lui paraissait lascif. Elle éveillait son désir comme nulle autre n'aurait pu le faire. Il fondait d'amour pour elle, brulait d'envie pour son corps ; n'était qu'une idole de cire que l'amour consumait.
Madeleine était comme une présence immuable. Il pouvait sentir son doigt qui parcourait son bras. Courant le long de ses muscles, traçant des lignes de feu sur sa peau, remontant jusqu'à son épaule... La main s’aplatissait, glissait sur son torse en en suivant les reliefs, enflammait son épiderme, descendait lentement, sinuait...
Le jeune homme ouvrit subitement les yeux. Il sentait vraiment une main sur son bras. Il se prit à rêver que la fuite n'était qu'un songe cauchemardesque. Que Madeleine le caressait vraiment. Et il éprouva du remords. Non. Il ne pouvait pas renier la vérité, aussi douloureuse soit-elle. Son père était mort pour qu'il puisse vivre en ce monde à la vérité cruelle ; tout l'Ordre était mort pour eux. Ils ne pouvaient pas rejeter la réalité... Mais ils pouvaient la changer.
Sèmil tourna la tête vers son bras. Il fut surprit d'y découvrir un petit oiseau bleu. Un geai azuré, dont les petits yeux noirs luisants le fixaient. Le doyen fut attendris par la vision. La vie était encore présente en Andore. Sa faune n'avait pas disparue totalement. Il caressa les plumes du geai, doucement, essayant d'échapper à ses autres pensées en fixant son attention sur le reste du groupe. L'oiseau resta un instant immobile, ses serres crispés... Puis il s'envola au dessus du feu. Sèmil cligna des yeux, surpris. Le geai alla se poser sur d'autres apprentis, et exécuta le même manège par quatre fois. Ezraël fit une tentative pour l'épingler, comme si le volatile représentait pour lui un repas potentiel. Cela lui parut à la fois risible et affligeant.
Par chance, l'oiseau réussit à éviter les coups d'estoc du jeune homme, et il alla se percher sur le bras de Zejaléa. Celle-ci se raidit, et un cri s'échappa d'entre ses lèvres. En un bond, elle fut sur pied. En quelques secondes, elle avait délivré un message venu d'une source inconnu. Et en moins de temps qu'il ne le fallait pour le dire, elle était dehors, ayant lâchée un dernier vœux au reste du groupe. Sèmil resta abasourdis. Arl ? Qui étais-ce ? Et ce geai... Quelques images lui revinrent, surgit des tréfonds de sa mémoire. Des informations vagues, un visage floue. Cela s'assembla dans son esprit, d'un bloc.
Arl Kairul. Apprenti assigné à la surveillance de la garde royale, futile groupe d'hommes qui s'apparentaient plus à une assemblée de soudards qu'à l'organisation de guerriers aux cœurs nobles, comme c'était le cas dans la passé. Il avait été envoyé dans un village proche de la citadelle, une année plus tôt. Depuis, il n'était pas revenu... Jusqu'à maintenant. Visiblement, les soldats impériaux avaient réussit à le trouver, et le prenait maintenant en chasse.
Le doyen fit écho à Zejaléa, en se levant brusquement. Il se précipita vers la sortie de la grotte, précédant Ezraël etFenant. Mais il s'arrêta un instant, pour se tourner vers les autres apprentis, encore sonnés.
-Suivez moi. Si des impériaux poursuivent Arl, il faut lui venir en aide. Ezraël et Fenant ne suffiront pas à les décimer : ils doivent être au moins deux dizaines. Un petit détachement envoyé à la suite de l’effondrement de la citadelle ; quelques patrouilleurs. Ils n'auraient pas attaqués si nous étions plusieurs, mais Arl a dût nous rejoindre seul... Ils en ont profité. Montrons aux soldats de l'Empereur ce qu'il en coûte de s'attaquer aux nôtres ! Gronda t'il en dégainant son épée.
Le jeune homme s'élança vers le sous bois, en jetant un coup d’œil autour de lui. Flinn était partit. Sûrement sur les lieux du combat. Quand il fixa de nouveau son attention sur la forêt, Sèlim perçut le mouvement d'une ombre qui s'y enfonçait. Elle s'enfonçait dans les ténèbres qui régnaient entre les troncs, fluides, félines...
Le jeune homme eut un sourire funèbre. La Panthère aussi était partit en chasse.
Ce soir, ils allaient tous pouvoir venger leurs maîtres... Et leurs pères.
Ce soir, il y'a du plomb dans mon cœur.
Nulle habituelle douleur ;
Celle qui me fait espérer des couleurs,
Non,
Je souffre de solitude,
Tout comme la Terre de décrépitude.
La nuit est lourde,
Son air leste mes poumons,
Mais je ne puis cesser,
Malgré cette souffrance fourbe,
De respirer.
Ce soir, il y'a du plomb dans mon bonheur,
Il coule là où se noient les songes,
Dans une abysse sans torpeur,
Quand je ne puis dormir,
Pas de sommeil pour me soutenir ;
J'aimerais trouer cette onde.
La nuit est lourde,
Les ombres m'étouffent,
Les ténèbres m'embourbent,
En moi, Andore s'engouffre ;
Je suis remplit d'acide,
Corrosion familière,
Douleur qui me ronge,
Mais pas éphémère :
Noyade si longue...
Ce soir, je voudrais du plomb sous mes paupières,
Au moins une nuit pour m'échapper,
Au moins un rêve pour oublier ;
Ce soir, je ne veux plus de pierres.
Plus de pierres qui me frappent,
Plus d'Andore qui m'attaque,
Plus d'abandon de foyer,
Plus de pères sacrifiés.
Ce soir, je voudrais mourir à leur place,
Libéré de la vie,
Libéré de la peur...
Ce soir, je veux rejoindre mon père.