La tête basse comme la tête haute, il y avait ce frisson qui prenait au coeur, agitait les tripes. Il n'était certes pas de même nature pour tous, pourtant il était là, étendant sa cape invisible dans le ciel noir. Ils avaient beaucoup à apprendre encore, les apprentis. Certains étaient excellents bretteurs, géniaux orateurs. Tous regorgaient de talents restant propres à chacun. Il leur manquait pourtant à tous la même chose ; il leur restait à apprendre la vie. Quelle tâche plus dure que celle-ci ; beaucoup de gens mourraient avant même d'avoir pu tourner une page de cet immense livre regorgeant de savoirs. Alors, ils étaient sinistres, tous en proie à leurs démons rougeoyants, tous même ceux qui gardaient un peu de voix pour plaisanter, un peu de sourire pour éclairer. La morsure brûlante de cette constatation, les brûlures ardentes de ces vies laissées pour eux qu'ils abandonnaient dans la citadelle, tout cela anéantissait son coeur. Alors elle n'avait pas assez de courage pour garder la tête haute, et pourtant bien trop d'espoir pour se mettre à fixer ses pieds. Elle gardait le regard droit, noirci d'amour et de culpabilité et ses cheveux retombaient sans entrain sur ses épaules. Tellement de questions et si peu de certitudes lui cramaient le coeur qu'elle ne savait plus par quoi elle pourrait bien commencer à songer. Elle secoua la tête, légèrement en colère contre elle-même. Toute gamine, déjà, elle avait prétendu s'habituer à cette idée. Un jour la citadelle serait attaquée, et leur maison s'écroulerait dans les flammes infernales. Elle avait fait mine de s'y résigner, comme si l'information enfin s'était gravée en lettres brillantes sur son coeur. Cela n'avait jamais été le cas pourtant. Et la raison était si simple qu'elle lui échappait cette nuit-là. Elle avait seulement trop d'espoir. Pour elle, la vie se finirait là, au milieu des pierres rutilantes, fières défenseuses du rêve d'un nouveau monde. C'est comme cela que ça aurait dû se passer. Ce n'était que des illusions, cependant ; ça avait été comme de penser que cet empereur tyrannique séculaire déciderait finalement que la joie était mieux, comme de se dire que le soleil reviendrait seul. Pourtant, elle y croyait de tout son être. Le bonheur triompherait, c'était évident. C'est pour cela aussi que la brûlure avait été si douloureuse, quand sur des lèvres paniquées elle avait lu enfin qu'on menait une attaque contre eux. Toutes les pétales de son sourire, rose ou simple pâquerette, s'étaient fanés, repliés sur elle-même. C'était comme une gifle en plein dans le visage et s'en devenait d'autant plus violent que son espoir refusait de céder. Le combat dans sa tête était un peu trop titanesque, alors son sourire était retombé, formant une route aplanie entre son menton et ses joues pâlies derrière leurs taches de rousseur. C'était trop. Trop d'illusions qui s'écroulaient comme les bâtiments s'ourlaient de sang sous la caresse pudique de la Lune. Ce qui avait toujours été sa vie … ne l'était désormais plus, et c'était comme déchirer son enfance pour la répandre aux quatre vents. Un peu de sa joie voletait dans la brise, et s'écraserait dans l'un ou l'autre champ stérile. Elle ne pouvait pas partir. Ou peut-être qu'elle ne voulait seulement pas.
Et c'était ce maître qui l'avait recueillie orpheline, un sourire ovale au visage, le coeur aux joues et de la crasse plein ses cheveux roux ce maître devenu père et ami, qui l'avait vu en premier. C'était un des rares qui l'avaient vu passer soudain de tout ce vaste optimisme à une rage contrariée et contenue. Peu de choses auparavant était parvenu à tacher son coeur de cette façon ; jamais cela n'avait été si vide en elle. Elle ne se sentait plus vraiment connectée au monde, et son sourire affaissé paraissait absorbé, perturbé, tandis que ses sourcils se plissaient sur des prunelles soucieuses. Alors il avait doucement pris sa main, en posant une autre, ferme et doucement paternelle sur son épaule. Et dans ses yeux fatigués de vieillesse précoce, dans son sourire confiant et autoritaire, dans les rides fières de ses traits, il y avait eu presque tout ce qu'il fallait pour la persuader de partir. Ils avaient parlé vite, lui surtout, elle le coeur ouvert, les yeux bordés de larmes. Il avait confiance en elle, en la mélodie qui grondait dans son coeur. C'était une excellente apprentie, avait-il dit, et les autres avaient besoin d'elle. De cet espoir infini qui pour l'instant défaillait. Il l'avait reconstruit de mots et de sourires, adoucissant peu à peu la courbe dure de ses sourcils froncés, replaçant dans l'ordre des choses la mimique de ses lèvres. Son coeur, pourtant, s'élançait douloureusement, parce que c'était beaucoup qu'elle quittait rien qu'en disant aurevoir à ce vieil ami. Puisant dans son courage ravivé, elle bomba la poitrine, se tenant aussi droite qu'elle le pouvait en vertu de ce fardeau qui pesait encore sur ses épaules jeunes. Une fraction de secondes qu'elle aurait voulu voir durer pour toujours, elle avait serré ce père retrouvé qu'elle allait perdre. Elle savait que cet aurevoir serait un adieu ; il le savait sûrement aussi, cependant, dans ses yeux elle devina qu'il serait fier de mourir là, fier de mourir auprès de ses compagnons pour sauver leurs apprentis et défendre leur demeure. Alors, peut-être que la citadelle tomberait à l'ennemi, peut-être que l'empereur en sortirait plus fort. Il resterait le bastion de leurs coeurs unis pour le contrer, nomades qu'ils seraient désormais. Marchant entre ses camarades le long de la falaise, elle jeta sans ralentir un coup d'oeil derrière elle. Là bas, la forteresse rocheuse s'éteignant, jetant ses derniers cris, hurlements d'espoir rageux. Elle se souvint des mots du maître. Elle était chevalier désormais. Apprentis mais chevaliers, paradoxe irritant ses yeux au milieu de la fille de ses amis. Alors, elle abdiqua. Il fallait désormais laisser derrière eux ce pan entier de leur passé. Dans le ciel, la Lune semblat se rire d'eux, en proie tous à des débats semblables et radicalement différents. Et pourtant les étoiles, chaleureuses courtisanes, chantaent une douce mélodie, glissante, doucereuse. Les yeux brouillés par une colère cédant du terrain à son optimisme retrouvé, elle rejoint la ronde des étoiles, joignant son coeur à elles, qui contemplaient dans haut le malheur des hommes, et qui n'y pouvaient rien. C'était bien triste que leur sort, envable pourtant lui semblait-il selon le point de vue. Elle leur sourit alors, tirant sa révérence aux dames du soir. Espoir retrouvé. Elle agita la tête, faisant virevolter les mêches légères de ses cheveux en crinière autour d'elle. L'appel de l'espoir grondait en tempête dans son coeur, de telle sorte qu'elle n'entendait plus même les murmures des ténèbres voleurs de vie. Ils avaient l'avenir devant eux, et ils en feraient un arc-en-ciel.
La vie était un combat et le leur devait s'achever par une victoire, pour le bonheur du monde entier. Elle rayonnait d'espoir virulent, à nouveau un immense sourire étalé sur le visage. Sans s'en rendre compte elle accéléra le pas machinal duquel elle avançait, et doubla l'un ou l'autre camarade morose. Dans son coeur aussi se trouvait un peu de tristesse compatissante pour eux. Dans l'optique de sa philosophie, le monde entier avait un droit à être heureux, seulement il lui fallait admettre que c'était dur de l'être en permanence, qui plus est dans un monde si ravagé que le leur. Elle n'eût pas le temps d'y penser beaucoup plus. En effet en tête de file, le jeune homme qui commandait leur petite troupe s'était immobilisé. Forcément, tous les compagnons s'arrêteraient bientôt derrière lui. C'était leur étoile montante. Il semblait à la jeune fille qu'il avait cette sorte de charisme posé, cette autorité naturelle, propre aux commandants et possédés aussi par nombre de leurs maîtres. Il était aussi le plus âgé des apprentis, et, pour autant qu'elle en sache sur lui, avait toujours vécu dans la citadelle. Pour lui aussi, le départ avait dû être déchirant. C'était, quoi ? Peut-être presque trente ans qu'il laissait derrière lui. C'était compliqué. En tous cas, il se devait plus qu'eux tous de ne pas perdre espoir, tâche ardue s'il en est. La jeune femme avait cependant confiance en lui. C'était le meilleur. Et quand bien même il avait lui aussi ses failles ; quand bien même il aurait été le plus fini des abrutis, elle lui aurait fait confiance. Parce que c'était une bonne marque d'espoir, et parce que comme tous les camarades, elle l'aimait de son amour universel, ce drôle de feu de joie qui ne se bornait pas à ses simples amis mais au monde entier. Son maître avait beau se désespérer parfois de cette manie l'on lui dangereuse, elle n'y pouvait rien. Elle avait acquis du discernement, et ne se ferait certes pas confiance à un des soldats imbéciles de l'empereur, cependant, le reste de l'univers n'y échapperait pas. Ils en avaient besoin, ces gens dans leurs chaumières, et tous ces enfants terrorisés ; toutes ces personnes surtout que l'espoir avait quittées. Pour ces gens surtout, elle avait une peine infinie ; elle se gardait nonobstant d'en entacher son sourire rayonnant. La voix du jeune chef non loin la tira de ses pensées. Immobile devant une grotte, qui semblait aussi austère qu'elle grondait de l'appel vibrant d'une terre agonisante, il déclara que ceci serait leur refuge pour cette nuit et peut-être quelques autres. Il plaisanta même, affichant sur ce un sourire bourré d'amusement. Celui-ci s'évanouit pourtant très vite. Les apprentis déferlaient doucement dans la grotte, passant devant leur meneur. Vint bien vite le tour de la jeune fille, qui serait passée sans vraiment se retourner devant le jeune homme si elle n'avait pas senti soudain la bref carresse de doigts pâles dans ses cheveux flamboyants. Elle se retourna, ensoleillée un peu plus encore par le parfum sucré de la fleur glissée entre quelques mêches rousses. Hochant la tête, elle lui adressa un sourire chaleureux.
« Tiens. C'est un peu de lumière au milieu de la noirceur d'Andore. Son blanc est si beau, parmi tes mêches rousses. Comme une étoile perdue dans un feu de joie … Ton bonheur resplendit, et il est si chaud qu'il cascade de ton crâne en une chevelure incendiaire. Tu es belle, Eileen, magnifique. Tu resplendis. Si le soleil a un visage, c'est le tien. »
Et le compliment était si beau, si vibrant d'espoir, il faisait si bien écho aux adieux de son maître que son bonheur n'en fût qu'accru. Elle inclina la tête à nouveau, en signe de gratitude, le plus beau des sourires peinturluré de couleurs bariolées sur le visage. D'un geste maniaque, elle enfonça la fleur un peu dans ses cheveux, l'acccrochant à son oreille. Elle n'aurait pas eu vraiment besoin de remercier le jeune homme tant toute sa figure exprimait un merci émerveillé, le mot glissa cependant de ses lèvres. Elle n'avait rien d'autre à dire, c'était déjà beaucoup, tellement plein de sens. Sèmil recula vers la grotte alors qu'elle s'apprêtait à y entrer elle aussi, pleine de son espoir invincible. Ce fut à cet instant-là que claqua dans l'air une plaisanterie entonnée d'une voix sarcastique et amusée. Et l'un comme l'autre des jeunes gens savaient de qui venait la pitrerie. Lifaen. Elle fit volteface, le regard irradié de glace. C'était un geste bien trop magnifique d'aimabilité pour qu'on en fasse un sujet récurrent de plaisanterie. Elle n'eût en retour qu'un bref sourire rieur. N'ayant rien de particulier contre le garçon, qu'elle appréciait au contraire, elle haussa les épaules, avec un demi-sourire faussement vexé ; plutôt plein de rires et de rêveries. C'était un bien drôle de compagnon que ce dernier arrivant, d'ailleurs. Rieur, bombardant souvent de plaisanteries amusées tout autant que sarcastiques, s'enmûrant pourtant dans la solitude le soir venu. Très honnêtement, il l'intriguait. La chaleur des flammes et des compagnons était de loin plus agréable que la seule solitude dans la fraîcheur de la nuit. C'était comme cela, cependant. Elle avait vite appris qu'on ne pouvait pas changer les gens qui n'avaient pas envie de changer. Il fallait vraiment beaucoup de bonne volonté. Alors, tout ce qu'elle se contentait de faire c'était d'être là et de laisser éclater sa joie pour leur en transmettre un peu à tous. C'était mission difficile que celle-ci pourtant, elle continuait à y croire. Un jour tous ces visages renfrognés, recroquevillés sur des pensées sinistres, s'éclaireraient d'un sourire heureux, si petit soit-il. Il faudrait bien qu'il soit un peu joyeux, quand ils auraient démantelé l'empire, et renvoyé le soleil dans son azur natal. Parce que si les héros de cet avenir hyptohétique ne s'en montraient pas contents eux-mêmes, les gens auraient un peu de mal. Ils n'avaient plus l'haitude ; depuis longtemps, l'espoir n'entrait plus dans les us et coutumes. Trop amer, trop perdu, trop beaucoup de choses. Pour elle, il n'y en avait assez. Alors, dans son coeur, elle en recueillait toujours plus, de sorte de pouvoir le distribuer à tout le monde. C'était là son rôle ; celui qu'elle se donnait à elle-même. C'était la route qui donnait un sens à sa vie. Alors, abandonnant-là les deux jeunes gens sur un bref sourire, elle entra à son tour dans la grotte. Heureuse. Déjà, les compagnons s'organisaient dans la pénombre. Bien vite, les apprentis allumèrent un grand feu autour duquel ils se répartirent, plus ou moins sombres, semblant légèrement réconfortés par la douce chaleur des flammes.
Pour commencer, elle remarqua une frêle silhouette renfrognée, se tenant debout non loin des flammes, paraissant observer la grotte sous tous ses travers. Gengis, reconnut-elle rapidement, l'observant promener un regard acéré, à l'affût du moindre détail, sur les murs de la petite grotte. Le fin stratège de leur groupe. Un membre important de la petite compagnie notamment en vertu de cette qualité. Tacticien prodige, excellent dans son art, il jouait à la perfection le rôle de médiateur éventuel. De plus, si elle se souvenait bien – ce qui était sûrement le cas – il était celui qui courait le plus vite, porté fidèlement par ses jambes. A peine plus jeune que le doyen, arrivé cependant bien plus tard dans le groupe, il avait comme tous sa place dans le groupe. Indistinctement, la jeune femme l'entendit marmonner quelque chose pour lui-même, et, aussitôt, il s'empressa de rejoindre le jeune chef. Celui-ci semblait absorbé dans d'obscures pensées, il reporta pourtant bien vite son attention sur le visage concentré du jeune homme venu lui parler. Elle devina qu'ils discutaient sûrement d'un plan de défense en cas d'attaque, ce qui n'aurait sûrement pas lieu – il lui semblait avoir compris que cet abri n'était pas connu des hordes de l'empereur. Elle haussa les épaules. Mieux valait prévenir que guérir, peut-être, aurait dit quelqu'un de raisonnable ; elle avait confiance, de toute façon. Ils s'en sortiraient. Sèmil fit signe à son interlocuteur, enfin, de rejoindre le groupe. Assise près du feu, les jambes croisées en tailleur, elle entendit vaguement une voix entamer un récit probablement tiré d'une épopée, contant les heurs et malheurs d'un chevalier sans tête. Eileen soupira, sereine. Ecoutant d'une oreille la légende par respect pour leur frère d'armes, elle décida cependant de continuer à observer ses amis. Du coin de l'oeil, elle suivit le doyen qui se dirigeait vers un jeune homme aux cheveux noirs et aux grands yeux rouges, isolé avec lui-même, semblant crouler de désespoir. Kaalan, sombre, toujours pris dans une tornade de pensées dures. Elle détacha son regard d'un Sèmil qui ne semblait obtenir aucune réponse à sa tentative de réconforter leur jeune compagnon. Ses yeux noirs pivtèrent, plongeant une seconde dans les flammes, pour finalement trouver un autre visage. Eldän, cette fois-ci, les yeux clos, probablement hanté par quelque souvenir. Ils avaient tous perdus bien trop ce soir-là pour pouvoir être entièrement heureux. Habituellement enjoué, le blond avait l'air un peu morose. Elle ne se risqua cependant pas à aller le déranger pour demander ce qu'il en était. Venait ensuite ce jeune homme aveugle qu'elle ne connaissait pas très bien. Frimain, donc. D'un geste nerveux, elle rajusta la fleur dans ses cheveux. De ce qu'elle savait du jeune homme, il avait plaisir à donner son opinion, et croyait encore en l'espoir. Dans ses pensées résonna une phrase tiré d'un conte très ancien. L'espoir ne meurt jamais. C'était tout à fait ce qu'elle croyait. Elle avait un peu de peine pour lui, se disant que jamais il n'avait vu toutes les beautés de ce monde détruit. Elle songeait à cela, fixant le plafond au-dessus d'eux, quand une voix raisonna, plus loinataine, mais passant au dessus du récit épique qu'on racontait toujours. Flinn qui sortait chasser.
Elle haussa les épaules, le regardant quitter la salle, ne devinant que son dos et ses cheveux gris métallique un peu longs. Elle n'avait rien à opposer à cela. Au contraire ; il était excellent chasseur, et s'il débusquait une proie, ce qui n'étonnerait sûrement personne, ils auraient quelques provisions. Se nourrir ne ferait de mal à personne, c'était évident, personne n'aurait pu contredire cela. Qui plus est, le jeune homme étant de nature solitaire, cela lui changerait sûrement de sortir s'occuper. C'était de loin plus constructif que de rester prostré dans un coin de la grotte, enmuré dans un silence opaque. Il sortit sous les étoiles, sans attendre de réponse. Eileen songea qu'elle connaissait quelqu'un que le fait qu'il sorte chasser embêtait sûrement un peu ; quelqu'un qui pourtant, raisonnable, ne pouvait pas lui reprocher. Zéjaléa. Eileen admirait un peu la jeune fille. Discrète mais bienveillante, elle occupait le boulot de guérisseuse dans leur petit groupe – ce qui représentrait sûrement un travail monstre à l'avenir. Qui plus est, elle lui semblait d'une patience infinie, derrière une figure mélancolique. Eileen fixa un instant le visage absorbé par les flammes, avant de détourner une nouvelle fois le regard. Ce dernier ne trouva pas Lifaen, qui, une fois de plus, s'était isolé. Se promettant d'essayer un jour de le convaincre à rester avec eux et de profiter de la joie légère du feu de camp. A défaut de cela, pour l'instant, ses prunelles tombèrent sur le visage d'Ezraël. Brièvement, elle eut un petit sourire étonné, teinté de peine. Le jeune homme, habituellement flamboyant, aussi ardent que de lourdes flammes lêchant un arbre mort, semblait s'être réduit en cendres, accablé lui aussi par le poids de leur départ. De l'autre côté du feu, elle eut un léger sourire à son attention, sachat cependant que, le regard complètement perdu dans le foyer agité, il ne la voyait pas. Elle espérait de tout coeur qu'il retrouverait la vie innée qui brûlait habituellement dans son sang bouillonnant. Rapidement, cet esquisse d'espoir brouillon se déguisa en une certitude, pleine de volonté. Elle haussa les épaules. La vie les rattrapait toujours. Le garçon ne ferait sûrement pas exception ce soir. L'espoir ne meurt jamais, disait-on. Et on avait raison.
Elle s'apprêtait à faire pivoter une nouvelle fois le regard lourd d'espoir de ses yeux trop foncés, à détailler peut-être une jeune femme blonde qui se tenait un peu en retrait, absorbant le monde entier de ses pupilles vertes. Eileen la connaissait très peu, en partie car cela faisait nettemant moins de temps que les autres qu'elle était membre de l'ordre, et sûrement aussi celle-ci était de nature méfiante, ardente de détermination. Elle l'appréciait cependant. Elle s'apprêtait donc à sortir son regard des flammes quand une voix retentit dans le silence gelé de la grotte, entre les apprentis meurtris. La voix de leur meneur, troublant le silence, probablement dûe à une nouvelle idée qu'il venait d'avoir. Attentive, elle posa son regard sur le visage d'une jeune homme, et l'écouta dûment.
« Je veux retrouver nos rêves. »
Oh. Leurs rêves. Oui. C'était cela ; il fallait rêver, rêver à un monde nouveau, un monde qui soit meilleur, pour que tout le monde puisse en profiter. Il fallait retrouver leurs rêves, et ceux de l'univers, les libérer, réduire leurs chaînes en poussière. Puis les regarder s'envoler, et puis pour finir sourire. Fixer le soleil dans les yeux, comme les parents interdisaient aux enfants dans un autre temps. Quand le soleil brûlait encore … Rêver. Garder espoir. Les mains croisées, son dos vouté soudain redressé, leur guide improvisé continua à parler, impressionnant d'éloquence. Redevenir des humains entiers. Eux ne le serait jamais, ou peut-être l'était-elle tout de même, affranchie de ses doutes, rayonnante d'optimisme, appréciant la beauté dans chacune des ruines du vieux monde et dans les affreux du renouveau. Peut-être l'était-elle, cependant ça ne suffisait pas. Non ce qu'il fallait, c'est qu'un jour retrouvé, tous les soient enfin. Peu importe si l'échéance tombait alors qu'ils se retournaient dans leur tombe, oh non, ça n'avait pas d'importance. Ils auraient réussi. Et par dessus tout, c'était ce qui comptait. Faire du monde sinistré un rêve vivant, pour que tous en profitent.
« L'espoir ne meurt jamais. »
Peut-être était-ce la voix de Sèmil, peut-être était-ce celle d'un coeur grondant à toute folie, elle ne savait pas. Tout ce dont elle se rendit compte, c'est de la joie que ça leur faisait à tous, comme si soudain la Lune et les étoiles moqueuses dans le ciel, s'étaient tous décidés à redresser les bords de leurs sourires, pour les teindre d'argenté. Les autres phrases vinrent sonner telles d'immenses cloches s'ajoutant au choeur de la nuit, vibrant au rythme d'un espoir perdu et trouvé à nouveau. Et sur quelques lèvres fleurit un sourire, à commencer par celles de leur meneur. La vie aussi revint dans le coeur du jeune homme qui tout à l'heure semblait l'avoir égarée, naissant une deuxième fois d'un doux sourire et d'un peu de mots porteurs d'espoir. Oh il y a des mots qui font vivre, et ce sont des mots innocents. Alors c'était évident, elle ne put répondre à ce premier jet d'espoir inattendu en rayonnant un peu plus encore, éclairée d'un sourire baigné d'une lumière gracieusement prêtée par le soleil.
« Nous allons rêver un monde nouveau, et l'édifier sur les cendres de l'ancien. »
C'était exactement ça. Si elle n'avait pas eu déjà entière confiance dans le jeune homme, que ce soit comme ami, chevalier ou meneur, elle l'aurait à ce moment-là accepté comme chef. Nonobstant, c'était déjà chose faite, aussi approuva-t-elle d'un sourire rayonnant et d'un hochement de tête. Il était décidément également excellent orateur. Mais peut-être était-ce aussi parce qu'il le pensait véritablement … La jeune femme ne doutait pas que ce soit le cas. Et elle appréciait cette lueur d'espoir qui miroitait désormais dans les yeux auparavant moroses de la plupart des compagnons. C'était cela qu'elle désirait le plus au monde. Rêve, bonheur, espoir. Le tout se confondait étroitement, en une douce étreinte qui accéléra légèrement les battements de coeur dans sa poitrine. La voix à nouveau joyeuse d'Ezraël, passant d'une extrême ardeur dans toute l'ardeur des flammes de son sang, retentit.
« Tu sais, Sèmil … On brûlerait plus facilement la corruption si tu savais maîtriser ta pierre ! »
Plusieurs des compagnons eurent ou retinrent un sourire amusé. Eileen étouffa un rire heureux. Il fallait reconnaître au jeune homme un humour léger, et ce n'était plus le temps de se lamenter. Rire et sourire étaient au moins un peu de mise s'ils voulaient réussir. C'était ce qui leur manquait. Ou peut-être … Une voix interrompit à nouveau le silence amusé et admiratif. Elle tourna la tête ; Flinn était de retour. Il n'avait pas dû débusquer de gibier dans les environs, aussi était-il à nouveau là.
« Il y a une différence énorme entre rêver sa vie et vivre ses rêves. "Nous allons rêver un monde nouveau" ? C'est bien, ça. … Mais il ne suffit pas de le rêver. Il faut le construire. Et pour cela il faut se battre. Alors, pour ce monde nouveau, quel que soit l'obstacle, nous le franchirons. Quel que soit l'adversaire, nous l'écraserons. Car nous allons vivre des rêves. Et en rêve, on peut tout imaginer. Il n'y a plus de limites. Nous devons donc faire voler en éclat les limites, pour vivre nos rêves. Et pour cela, il n'y a pas de secret. Il va falloir se battre. »
… Et c'était indéniable. Il avait tout à fait raison. Dans le silence de ses pensées, elle l'approuva. Même si l'espoir grondant au fond d'elle aurait voulu que cela se déroule autrement, elle savait qu'il en était ainsi. Elle l'avait appris il y a de cela bien longtemps, et ce n'était que cela dûment rentré dans ses pensées que son maître avait bien voulu poursuivre l'entraînement. Elle souriait toujours. Bien sûr qu'il allait falloir se battre. Ils étaient chevaliers – apprentis, peut-être, mais apprentis chevaliers. La vié était un combat. Surtout pour eux. Et personne de raisonnable ne pourrait nier l'évidence dédaigneuse de cette métaphore. Simplement, elle ne doutait pas qu'ils réussissent. Oh. Ils seraient blessés, mutilés, ils seraient meurtris. Ils mourraient peut-être aussi, mais il réussiraient. Elle avait confiance, autant dans la vie brûlante d'Ezraël, que dans la patience bienveillante de Zéjaléa, dans le talent sarcastique de Lifaen ou dans la force taciturne de Flinn. L'espoir ne meurt jamais. Et la jeune femme plaçait le sien en eux tous, parce qu'elle savait qu'ils pouvaient réussir. Ils pouvaient, donc ils y arriveraient. C'était peut-être aller un peu vite en raisonnement, mais c'était ce en quoi elle croyait. Ils se battraient.
Elle était tellement absorbée dans ses tornades d'espérances qu'elle ne remarqua qu'à peine que Flinn, à nouveau, s'en était allé. Les paroles d'Ezraël, ardant de désir de se battre, glissèrent doucement sur elle. Ce qui la sortit de ses pensées fut un drôle d'oiseau bleu, qu'il lui semblait avoir déjà vu quelque part. Où, c'était bien la question. Le volatile virevoleta entre les apprentis, mais peu semblaient l'avoir remarqué. Il essaya bien Ezraël, qui, lui, ne songea qu'à « manger le pigeon » comme il disait. Eileen doutait que l'oiseau soit un pigeon. Ce devait plutôt être … un geai. Un geai ? Mais où l'avait-elle déjà vu ? Elle porta son attention sur Zéjaléa, qui avait arrêté le jeune roux dans les pulsions dévorantes de son estomac, et la regarda se lever brusquement. Elle semblait avoir reconnu l'oiseau. Ce fut d'ailleurs ce qu'elle confirma de suite, déclarant qu'Arl était tout près, sûrement blessé, poursuivi par des cavaliers de l'empereur. Et aussitôt l'information la frappa au visage. Arl, évidemment. Un jeune homme secret, arrivé depuis quelques deux années peut-être, qui ne se séparait jamais de ce geai bleu. Moon. Zéjaléa, paniquée, leur recommanda encore d'épargner les chevaux, avant de se lancer à la poursuite du geai, suivie de très près par Ezraël et Fenant. La jeune femme eut du mal à réagir, encore un peu perdue dans ses pensées. Elle secoua cependant la tête, et sortit à la suite des autres.
Un peu plus loin devant elle, elle devinait Flinn. Lifaen aussi devait être parti pour la bataille. Quand elle arriva sur le champ de bataille, elle trouva le jeune homme taciturne au côté du jeune roux bouillant d'envie de se battre, tous les deux en garde. Sèmil était arrivé très peu de temps avant elle, qui avait couru au milieu des autres apprentis. En chemin, il lui semblait avoir croisé Zéjaléa et Fenant supportant Arl entre eux. L'espace d'un instant, elle aperçut Lifaan, lui aussi très sûr de lui. Et d'un coup, la bataille se jeta sur eux. Ce fut comme une déferlante, énorme vague, qui soudain les submergea. Pourtant, ils se relevaient, sortant la tête de l'eau. Ils étaient merveilleux. Chacun d'entre eux était une étoile, un petit bout de ciel brûlant vibrant ici, au rythme désastreux du coeur d'Andore. Chacun d'eux était une flamme. Ensemble ils étaient un brasier brûlant. Ensemble ils brûlaient.
C'est à peine si elle s'étonna de voir un inconnu surgir des fourrés, accompagné d'un grand chien. C'est à peine si elle se dit que ce n'était pas normal, qu'elle ne les connaissait pas. Et pourtant, elle le fit. Et en même temps, elle les remercia. Une force de plus dans la bataille ne pouvait faire de mal à personne. Deux forces pas plus. Enfin, elles feraient du mal à leurs adversaires. Mais c'était le but. C'était le but. Faire mal. Il fallait faire mal. Et. Sonnée. Elle était sonnée. Alors elle s'écroula en arrière, sous l'impact croisée de la douleur qui retentissait soudain, venant tout droit d'une flèche plantée dans sa jambe et d'une épée qui lui frappait à l'avant-bras.
Elle remarqua les flammes.
C'était les flammes d'un homme libre. Alors, elle se releva. Et, instinctivement, se battit. Sans vraiment s'en rendre compte. La flèche craqua alors qu'elle glissait sur le côté, esquivant une lame injustement venue d'en haut. Ils étaient à terre, apprentis ; ils étaient sur des cheveux, soldats. Il ne resta plus que la pointe dans sa chair, autour duquel s'agglutinait un peu de sens qui ne pouvait pas couler. Un peu de douleur mordait l'effilochade sur son avant-bras, cependant elle flottait au dessus. Curieusement, son visage fut épargné d'autres blessures que la forme effilée d'une pointe d'épée sous son menton. Ses bras cependant n'eurent pas cette chance. Ils étaient bourrés d'égratignures, heureusement pour elle, trop bénignes pour qu'elle ne se vide de son sang. Elle vit Gengis s'écrouler, elle vit Zéjaléa se pencher sur lui, sans espoir. Elle vit aussi Ezraël tomber. Et puis ce fut Sèmil.
… Est-ce qu'ils étaient perdus ? Est-ce que …
Non. Non, ils n'étaient pas perdus. Ils étaient forts. Ils … ne pouvaient pas mourir. Ils devaient … vivre. Vivre parce qu'on avait donné des vies pour eux. Vivre. Encore. Encore.
Vivre, ils devaient vivre.
Elle écrasa une larme, qui restait coincée au bord de sa joue. S'éloignant en boîtant légèrement, pour contempler la douleur légère de la pointe de flèche enfoncée dans sa chair, elle déchira sa cape et s'appliqua à serrer des bandages sur ses bras gravés d'effilochades meurtries, tournant au rouge de sang séché. Zéjaléa. Elle avait confiance en Zéjaléa. Elle allait sauver au moins Sèmil. Elle … Eileen avait confiance. Elle allait chercher Lifaen. Et elle reviendrait. Elle aiderait. Il n'y avait rien de grave à ses blessures ; elles les soignerait entièrement plus tard. Elle avait vu le jeune homme, alors qu'elle le cherchait des yeux, soutenir un instant son regard pour faire écrouler la sortie de la combe où il était entré. Comment faire pour traverser ? … Et puis, pourquoi faire ébouler la combe ?
L'espoir ne meurt jamais l'espoir ne meurt jamais l'espoir ne meurt jamais l'espoir ne meurt jamais l'espoir ne meurt jamais l'espoir ne meurt jamais l'espoir ne meurt jamais. L'espoir ne meurt jamais.
Seule, elle s'éloigna vers la forêt en feu. Encore sonnée, elle ne songea pas au danger. Elle allait vivre. Vivre. Espérer. Se battre. Alors, elle entra. Instinctivement, elle se mit à courir. Une branche sèche craqua, enflammée, et se heurta à sa joue, brûlant la peau. Une grimace tordue sur le visage, une drôle d'odeur de brûlé lui montant au nez, elle continua cependant à courir. Droit, tout droit devant elle. Droit, toujours tout droit. Elle dévala la pente. Le long de sa joue rosée, douloureuse, coulaient des mèches de cheveux brûlées. Peu importe. Sauver un apprenti. C'était plus important. Une autre branche manqua d'enflammer le tissu sur ses bras. L'épée de carbone tapait contre son dos. Elle courait, courait. Endurante d'espoir. Elle se retrouva au bas de parois rocheuses. Se battre.
Se battre.
Rêver.
L'espoir ne meurt jamais.
Elle se hissa en haut. Se battre, se battre. Elle était forte. Prudentemment, elle descendit l'éboulement provoqué par le jeune assassin qu'elle cherchait. En bas, elle s'accorda quelques secondes, pliée en deux, les mains sur les genoux, pour respirer. Se battre, se battre, se battre, se battre, se battre. C'était une drôle de litanie qui chantait dans sa tête. Elle s'élança, parcourant le chemin de montagne à toute vitesse. Elle déboucha, toujours sonnée, dans un bizarre état second, sur une énorme cuvette naturelle, entre les montagnes. Le regard de ses prunelles foncées engloba un carnage de soldats massacrés.
Ce ne fut pas comme si elle avait le temps de s'en étonner.
Elle file vers la silhouette qui se tient au milieu, les bras écartés. De loin, elle ne voit pas ses yeux fermés mais à mesure qu'elle serpente entre les corps explosés, elle les devine. C'est comme si … comme s'il s'offrait à la Lune, loin dans le ciel. Alors au fur et à mesure qu'elle s'approche, elle ralentit. Elle marche. Doucement, sur la pointe des pieds. Comme si, si elle froissait un brin d'herbe, l'équilibre cosmique allait en être perturbé. Comme si elle avait ce pouvoir … Tout ce qu'elle pouvait, c'était espérer.
Alors elle espérait.
Elle avait souvent vu Zéjaléa soigner. Elle pourrait faire ce qu'il fallait faire sur place avant de lui amener le jeune homme. Elle fait encore un pas. Et elle pose une main douce sur l'épaule du jeune homme, espérant qu'il abandonne l'idée de mourir à la Lune.
Personne d'autre ne mourrait cette nuit-là.
L'espoir ne meurt jamais.
La jeune femme aux cheveux noirs sauverait leur meneur, et elle, elle allait ramener le jeune homme. Elle avait confiance.
« Il faut te soigner. »
Il était salement amoché, avec l'arcade sourcillière défoncée, les bras effilochés couverts d'hématomes, son torse et son dos crevés de plaies, son épaule gauche amochée et son garrot de fortune fait de sa cape. Le soigner, certes. Mais comment ? Elle haussa les épaules.
« Bon. Tu dois juste ne pas mourir. »