Sèmil fixa la jeune fille, emporté par la beauté singulière de ses pupilles dorés.
Une fois de plus, il détailla son visage, et son cœur se serra. Il n'était pas émacié, mais ses os fins ressortaient à travers sa peau sombre. Elle devait être aussi affamée qu'épuisée... Et pourtant, ses yeux chatoyaient, flammes rondes et immobiles dans l'obscurité de la caverne. Ils allumaient ses joues, ses lèvres, sa chevelure argenté... Animaient cette petite chose charbonneuse à l'air fragile et à l'expression troublante, dont Sèmil n'arrivait pas à déterminer si c'était de la peur ou de la tristesse.
Cela le troublait. Il décelait une force étrange et endormie dans ces yeux, comme une braise qui attendait d'être attisée, éteinte au milieu de ce brasier doré ; une flamme qui semblait trop timide pour s'élever au milieu des autres. Elle se terrait donc entre eux, minuscule, imperceptible... Étoile qui avait glissée du ciel jusque dans cette fournaise.
Il s'arracha à cette songerie malvenue, craignant trop de se laisser aller et de retomber dans le sommeil- et ce n'était de toute manière pas le moment de rêvasser. Il avait trop à faire avant de pouvoir se reposer, trop de choses à dire et d'amis à attendre, trop de soutient à apporter et trop, beaucoup trop d'horreurs à effacer de leur mémoire à tous. Bien sûr, cela ne se ferait pas en une nuit, mais mieux valait tenter dés maintenant de réinstauré un climat de sécurité dans le groupe. Après ces heures sombres, plus aucun d'entre eux n'aurait confiance en l'avenir ; ils voyageraient dans la crainte et le doute, poursuivis par l'écho funèbre de ce départ sanglant, hantés par des images de mort et de douleur. Or, ils ne pouvaient espérer la moindre chance de victoire si de pareils sentiments devenaient leur lot quotidien... Il fallait éviter à tout prix que leur ardeur ne s'éteigne. Le groupe ne s'en remettrait pas. Andore ne s'en remettrait pas.
Sèmil fut gagné un instant par le découragement. Son sourire se ternit, et ses yeux se firent vagues. En fixant Regan, il voyait plus qu'une jeune fille désormais. Il voyait toutes les autres victimes de l'Empereur, ces vies faibles qui pâlissaient chaque jour un peu plus alors que les cieux restaient désespérément noirs, les écrasant de leur poids. Devant lui, s'était le visage de cent, non, de mille ; de centaines de milliards de personnes qui se levait pour l'observer, attendant qu'ils réussissent cette quête dont tous savaient qu'elle était vouée à l'échec. Et pourtant, il restait de l'espoir. Dans les yeux dorés d'une jeune fille, et peut être, tout au fond de son propre cœur, caché sous toute cette cendre qui était née de sa tristesse et de sa colère. Il avait consumé beaucoup d'énergie, pour ne finalement en arriver qu'ici, à se perdre dans le regard d'une étrangère à la peau d'ébène, ruminant des pensées trop sombres pour l'aider en quoi que ce soit. C'était ridicule. Il aurait dût faire preuve d'un peu de courage, plutôt que de retourner sans cesse au point de départ, à ce morfondre sans avancer... Il y'avait tant à faire... Encore tant...
Il détailla une fois de plus le visage trop maigre de la jeune fille.
C'était pour ça qu'il devait redresser le dos et carrer les épaules. C'était pour ça qu'il devait laisser toute cette douleur derrière lui. C'était pour elle, dont le corps frêle parlait pour tout les autres... C'était pour ça qu'il devait se battre. Pour eux tous.
Sèmil plongea plus profondément ses yeux dans ceux de Regan. Il pouvait déjà commencer par la réconforter elle. Il verrait ensuite pour le reste, une fois que ce serait fait. C'était un bon début, non ? D'abord protéger les plus faibles, puis relever les forts ensuite. Il n'allait abandonner personne ; pas même une inconnue. Il était à son service autant qu'à celui de tous les autres Andoriens. Il était chevalier, et pour cela, ses états d'âmes passaient après la sécurité et le bien être des autres. C'était son devoir. Et au fond... Il préférait cela. Dans cette conviction là, il pouvait trouver le force de se redresser tout de suite, maintenant qu'on avait besoin de lui, sans attendre de se remettre de la perte de Genghis. Il n'avait pas le choix.
De plus, une fois un nom mis sur ce triste visage, il saurait détendre la jeune fille.
Mais avant qu'elle ait pu répondre, un bruit de botte résonna dans la caverne silencieuse, où ne s'était plus fait entendre que le crépitement des flammes. Sèmil se retourna, et il découvrit Flinn accroupis près du feu. Il rendait hommage à Genghis. Le doyen se crut sur le point de craquer, de s'effondrer par terre et d'éclater en sanglot, de se vider enfin de ses larmes et de son sang sur le sol pour ne plus se relever. S'était trop. Il ne pouvait pas supporter cette vision là. Il ne pouvait supporter la vue de ce corps froid et pâle au dessus duquel un compagnon marmonnait. Comment aurait-il pu en être autrement ? Accepter la mort de cet ami, l'honorer alors qu'il n'entendrait pas ces paroles répétées tant de fois par d'autres personnes, pour d'autres cadavres, en d'autres lieux... Il refusait de faire cela si tôt, de précipiter les choses. Ce n'était pas le moment, ce n'était pas possible, ce n'était... Que du bon sens. Sèmil jeta un regard douloureux au corps de Genghis. Quand il releva les yeux vers Flinn, qui s'approchait de lui, deux puits de souffrance avaient happés ses prunelles.
Mais il n'y avait pas que des ténèbres en Andore... Quelques lumières subsistaient encore, perdues et disparates, espoirs que la nuit éternelle gardait prisonniers de son obscure emprise. Flinn, aujourd'hui, était l'émissaire d'une de ces lueurs égarées qui n'étaient que trop rares. Il délivra son message, et celui-ci changea tout ; c'était une bonne nouvelle. Non. C'était... Bien plus. Le rugissement du vent sur les steppes, le grondement de l'orage qui déchirait le ciel... Les bourrasques prédatrices qui chassaient dans les montagnes et l'illumination ultime, magnifique, grandiose, de la foudre qui éclatait sur la terre dans une explosion de lumière blanche. C'était tout ce qui écartait le doute, balayait les nuages et repoussait les ombres.
Des paroles qui pansaient ses plaies, submergeaient la douleur sous la joie grisante et soudaine de la jouissance d'une attente qui trouvait enfin son terme.
<< - J'ai trouvé Zejalèa et Frimain étendus dans une petite clairière, au milieu de ce qu'il reste de la forêt. Il y avait aussi un grand inconnu aux poings énormes, qui nous a soutenu pendant la bataille, ainsi que son chien. Ils sont tous vivants, mais certains auront besoin d'aide pour marcher. >>
Il se redressa avec élan, et fixa Flinn d'un regard si emplit de soulagement, si plein d'espoir, et soudain tellement ardent, brûlant au point qu'il aurait fait fondre la nuit même, que le jeune homme en parut choqué. Il s'apprêta à le remercier pour avoir transmis ce message d'espoir ; il était prêt à le rejoindre et à défier le tiraillement de ses muscles pour lui offrir une accolade chaleureuse ; il se serait jeter dans ses bras pour lui exprimer sa gratitude ; il aurait été jusqu'à l'embrasser pour ces simples mots. Mais il n'en fit rien. Il se contenta de l'observer d'un air grave, sans sourire, sans laisser exploser sa joie. Il hocha seulement la tête, sans lâcher son regard. Il disait tout, Il se passait de mots. Ce regard-ci valait toutes les paroles du monde. Il était aussi intense qu'inflexible. C'était un remerciement silencieux, le soupir soulagé qu'aurait pu laisser échapper ses lèvres, l’affaissement apaisé que ses épaules auraient esquissées ; il était à la fois fraternel, amical et protecteur. Il demandait à Flinn de se poser, de le laisser faire maintenant, car cette nouvelle qu'il avait apporté changeait la donne, et le garderait debout jusqu'au prochain de couché soleil si il le fallait. Il supporterait une aube et un crépuscule de plus pour eux. Eux qui étaient en vie... Zejaléa, la douce, la triste, dont les connaissances avaient sauvées au moins sa vie cette nuit, et Frimain, discret, sympathique, déterminé et patient. Puis encore un inconnu, un autre égaré nocturne qui viendrait se réchauffer près de leur feu. C'était une situation étrange. Peu de voyageurs passaient habituellement en cette vallée... Ors, en cette soirée tragique, deux croisaient le chemin de leur groupe en fuite. Étais-ce un signe ? Un bon augure ? C'était deux vies de plus qui venaient peser sur ses épaules. Mais d'un autre côté, rien ne lui disait que ces deux anonymes crachés par les ombres voudraient les suivre. De plus, était-il bien sage d'accepter de voyager avec des étrangers ? Cette mission qu'on leur avait confiée n'était connue que d'eux seuls, et l'Ordre avait fait perdurer le secret de sa résistance depuis plusieurs millénaires. Si par une confiance mal accordée, il mettait en danger l'avenir d'Andore... Non. Il ne pouvait pas décider de tout cela maintenant. Une seule chose comptait : Zejaléa et Frimain vivaient. Ils n'étaient pas morts, et Flinn allait pouvoir lui indiquer le chemin pour qu'il les ramène dans la grotte, chaude et sûre.
Ou pas. Le jeune homme fila dehors avec la célérité d'une brise, près s'élancer dans la nuit... Avant que le doyen ait pu esquisser le moindre geste, il était dehors, presque une ombre face aux ténèbres du sous-bois, devant lui. Quelques larges foulées, et il aurait disparu... Encore une, puis deux, et... Il s'arrêta brusquement, le visage levé vers le ciel où brillaient des étoiles froides, dont l'éclat métallique teintait le monde de fer et d'argent. Il se dressait face aux ombres, droit, glacial. C'était un pilier... Son soutient, sa béquille. Sèmil resta coi, gagné par un engourdissement étrange, soudain lucide.
Depuis qu'il s'était éveillé, il avait cru devoir faire tout seul. Il s'était dit que s'était son rôle, qu'il devait relever chaque ami tombé et rassurer tout les apprentis, que cette tâche ne revenait à personne d'autre. N'était-il pas le doyen du groupe ? N'était-il pas le fils d'un maître ? N'était-il pas l'aîné, et le meilleur bretteur de l'Ordre ? Pour tout cela, il n'avait pas le choix ; il devait être fort et les guider. Car s'était son devoir... Et car il leur devait à tous une éternelle reconnaissance, pour avoir repoussé les ténèbres du silence. C'était son remerciement, son sacrifice pour eux tous.
Mais il s'était trompé. Il n'avait pas à surmonter sa douleur seul, et à mener le groupe sans soutient. Il avait le droit de s'appuyer sur l'épaule de quelqu'un d'autre, de ne pas avancer seul en tête, et d'accepter l'aide qu'on lui proposait quand il serait trop éreinté pour continuer à mener la marche en solitaire. Et Flinn pouvait ; voulait être cette aide. En ce cas, Sèmil ne pouvait pas refuser. Pas maintenant, alors qu'il en avait tellement besoin.
Il marcha jusque dans le dos du jeune homme, et il s'arrêta près de lui, sans le regarder en face. L'ombre d'un sourire jouait sur ses lèvres. Il fixa un instant les cieux sombres et froids, illuminés seulement de quelques intrépides lueurs. La nuit était trop calme, sans brise, sans bruissement... Après le fracas de la bataille, le monde semblait être devenu une vaste tombe. Silencieux, glacial, il se découpait en reliefs nets et coupants partout autour d'eux. Tout était trop droit, trop clair, malgré l'obscurité d'Andore... Et trop vide.
Pour combler ce gouffre, Sèmil parla.
-Merci Flinn. Si tu n'avais pas compris, là, tout de suite, j'aurais continué à vouloir mener le groupe seul. Je crois que... J'ai besoin d'aide. Et je ne peux pas avancer éternellement sans cette aide, comme je le voudrais. En tout cas, pas cette nuit, pas maintenant. Je sais que tu peux et que tu veux m'apporter ton soutient, et je suis bien obligé de l'accepter, en ce moment ! Peut être un peu à contrecœur, mais avec gratitude.
Il s'apprêtait à partir, à filer comme il le faisait si toujours. Sèmil eut un geste pour le retenir ; mais il laissa retomber son bras, et recula vers la grotte. Flinn n'était pas de ceux qui avaient des entraves. On ne pouvait lui imposer aucune prison, pas même la cellule d'un instant qu'aurait été une main sur son bras. Même cela, c'était trop.
N'oublie pas Flinn, je te l'ai déjà dis : toi non plus tu n'es pas seul. Tu as aussi le droit à une aide. Je serais prêt à te rendre la pareille cette fois là ; pas par devoir, mais parce-que tu n'es pas qu'un soutient. Tu es aussi un compagnon, un ami... Et un frère. A toi de voir si tu m'acceptes comme tel ; frère de cœur, frère d'âme... Et frère de meute.
Il retourna près du feu, sans regarder en arrière si Flinn était partit. Il n'en avait besoin ; il le savait.
Le doyen s'accroupit de nouveau près de la jeune fille, dont les yeux dorés semblaient ne pas l'avoir quitté. Leahna, près d’elle, essuyait quelques larmes, plus égarée et effrayée encore que l'étrangère debout près d'elle. Ses yeux rougis étaient humides, et ses mains serrées l'une dans l'autre contre sa poitrine. Elle levait vers lui un regard implorant, perdue, encore un peu tremblante. Sèmil perdit son air grave.
Il s'attendrit, et lui sourit doucement, tentant d'apaiser son inquiétude. La jeune femme resta atterrée, lui demandant dans un couinement à peine audible ce qu'ils devraient faire désormais.
A cette question là, il pouvait répondre sans problème. Depuis son réveil, il ruminait ses agissements prochains, et la situation lui apparaissait maintenant claire.
Sèche moi ces larmes, sourie. Tu ne devrais pas t'en inquiéter, non ? Nous allons attendre encore un peu le retour des autres. Comme Zejaléa et Frimain, ils sont quelques part, et ils attendent, ou se réunissent. Nous allons réchauffer cette jeune fille, là, encore plus égarée que n'importe lequel de nos frères et sœurs, et après, si ils ne sont pas revenus, nous les chercherons.
Il parlait d'une voix douce, et sa main serrait maintenant la paume satinée de Leahna. Elle n'avait pas à s'inquiéter de la marche à suivre ; il était là pour ça, pour les guider à travers l'ombre. Elle pouvait marcher dans ses pas sans crainte, le questionner, et au même titre que tous, en égale, le conseiller. Elle pouvait avoir confiance en lui. Mais maintenant, alors que la bataille avait affaiblie son corps et son âme, Leahna avait le droit de s'abriter derrière lui. Il était assez large pour la cacher, assez fort pour résister aux assauts de l'existence- ou en tout cas, il pourrait l'être pour elle, comme pour eux tous. C'était la seule chose qui l'empêchait de s'effondrer : la perspective de les revoir en vie. Quand les apprentis seraient de nouveau réuni, il ne se laisserait plus jamais affaiblir par qui ou quoi que ce soit. Il ne faillirait plus... Mille citadelles pourraient s'effondrer ; il resterait droit face au destin. Il n'était plus question de courber l'échine. C'était sa toute nouvelle résolution. Chaude comme du pain sortit du four, doré et gonflé, à peine venu au monde dans un âtre des cuisines de l'Ordre... Il puisait de la force là aussi, dans ces souvenirs heureux qui habitaient encore son passé. Il y'en avait bien quelques-uns, des fragments d'existence qui réchauffait son cœur. Un vagabondage parmi les fourneaux, environné de sempiternels fumets, un baiser donné au claire de la lune, dans une chambre ouatée à l'atmosphère saturée d'amour, la compagnie de ses frères et sœurs, durant une étude fastidieuse entre les rayonnages de la bibliothèque de l'Ordre, la douceur d'une peau désirée sous sa main fébrile, la sensation de ces caresses qu'on lui rendait... Madeleine.
C'était la plus importante de ses motivations, la force secrète qui le poussait en avant. Elle était tout ce dont il avait besoin pour rester debout. Il lui suffisait de penser à ses lèvres, à ses yeux... A son odeur. Celle d'une fleur, sûrement, ou peut être même l'exhalaison perdue du printemps, cette saison dont on connaissait plus que le nom. Madeleine devait en être l'incarnation, épanouie et voluptueuse, douce et fragile, envoutante et radieuse. Si Sèmil n'avait jamais touché le pollen de son cœur, il avait vu bien mieux dans ses yeux corpusculaires : l'amour. L'amour dans ton son corps, partout sur sa peau, dans ses gestes, ses paroles, dans sa manière de respirer ou de le regarder ; elle dégageait ce nouveau parfum chaque fois qu'ils se retrouvaient. C'était leur alchimie mystérieuse, la réaction chimique impossible et magnifique qu'engendrait leur amour. En fermant les yeux, il pouvait encore en humer le singulier parfum, et ses sens s'éveillaient de nouveau, libérés de leur torpeur.
Alors, il pouvait rêver, comme quand Madeleine attendait dans ses bras, réclamant sa chaleur et partageant la sienne, indissociable partie de lui pendant quelques heures volées. Il s'évadait de nouveau vers ce monde étrange que décrivaient les mythes et les poètes, dans lequel le ciel n'était pas toujours noir et où les saisons étaient libres de se succéder sans l'aide d'une magie inique. L'Empereur n'y avait plus sa place ; il était mort. Ce monde là ne le tolérait pas, c'était un univers sans ombres perpétuelles, ce monde là avait un soleil et son ciel était bleu, ce monde là était vert car l'herbe couvrait de nouveau la Terre frileuse. Enfin, leur mère retrouvait son pelage d'antan, le duvet des prairies et le poil dru des forêts ; enfin, sa splendeur et sa dignité en refaisaient la déesse des temps anciens ; enfin, les enfants pouvaient courir sous des cieux lavés par la lumière, leur peau dorée et non pâle, leurs lèvres rouges et non grises. Et parmi eux, ces innombrables bambins qui héritaient de ce monde purifié, il y'en avaient certaines dont les visages évoquaient des fantômes du passé. N'étais-ce pas les prunelles argenté d'un certain chevalier ? Un spectre parmi tant d'autre, vague image d'un lion au milieu d'autres ombres légendaires aux griffes de panthères et aux regards de loups, tout juste le reflet de quelque chose d’effacé, caché par une flamme qui dansait et un éclat azuré, fondu dans ce groupe qui avançait loin du regard d'un tyran désormais abattu... Si ? C'était bien cela. L'enfant d'un guerrier et d'une couturière aux mains légères. Il avait des frères et des sœurs, autant de cœur que d'esprit. Un petit louveteau, une jeune panthère, une étincelle sautillante, un ange souriant... Autant de souvenirs qui s'incarnaient dans de nouveaux petits êtres, qui découvraient une Terre verte où il faisait bon vivre.
C'était leur rêve à deux, le futur qu'ils construiraient en puisant de la force dans l'amour. Il bourgeonnait à peine, mais chaque pas en avant permettait à cette faible pousse de planter plus profondément ses racines dans la réalité. Alors, un jour...
Sèmil sourit à Leahna.
Tant que je suis debout, tu peux t'appuyer sur moi, d'accord ? J'ai un rêve à protéger. Je ne peux pas tomber, je n'ai pas le droit ; c'est ce qui fait ma force. Je resterais debout parce-que c'est plus qu'un devoir, plus qu'une nécessité... C'est une évidence : il y'a trop de vies en jeux pour que je puisse faillir. Alors n'hésite pas ! Je suis assez fort pour te porter, si il le faut.
Et il le pensait. Il savait que c'était vrai. Quand on avait partagé tant d'amour avec quelqu'un, on ne pouvait pas rester faible longtemps, même si une partie de cœur s'en allait, arrachée par la mort. Même si Genghis était allongé près du feu et qu'il ne respirait plus, à jamais silencieux maintenant que plus rien ne pulsait dans sa poitrine. Il allait continuer à le pleurer, et cela toute sa vie, tout le reste de son existence, même une fois que le soleil serait revenu illuminé les cieux. Mais cela ne l'empêcherait plus d'avancer. Il pouvait pleurer tout en continuant de marcher, sans abandonner ceux qui vivaient encore... Dont Leahna faisait partie.
Mais pas seulement. Il y'avait aussi d'autres personnes à travers Andore qui attendaient une aide. Toute ne la méritait pas, beaucoup se terraient, couards, et d'autres jouaient le jeu de l'Empereur en écrasant les faibles. On parlait à demi-mots des trafiques d'enfants, de la vente de femmes, les gens préféraient taire les disparitions de certaines villages isolés, et les rumeurs inquiétantes de bêtes maléfiques qui rôdaient dans les montagnes étaient tuent. Mais on ne pouvait cacher le retour de l'esclavage, autorisé par l'Empereur, ni la dégradation de la Terre, les sècheresses, les famines, et en dernier lieu, bien que personne n'en parle jamais, on ne pouvait pas nier les pouvoirs occultes de l'Empereur. Il en faisait étalage six fois par an : quatre afin de faire passer des simulacres de saisons, une pour célébrer son règne durant une semaine de débauche, et la dernière pour raviver la crainte de la population, en envoyant ses soldats d'élites à travers tout le continent. Il n'y avait pas d'explications officielles, et personne ne cherchait à poser de question, mais il était évident que les soldats en question n'étaient pas humains, et que leurs arrivées autant que leurs départs restaient surnaturelles. Si une femme accouchait le jour où ils passaient dans sa cité, celle-ci perdait son enfant et se vidait de son sang... Mais même lui finissait par disparaître.
Des tragédies semblables avaient pour cadre Andore tout entier, et chaque décennie, la population était plus pauvre, moins nombreuse. Les écarts de richesses se creusaient, et toutes les révoltes étaient vite matées. Ceux qui s'opposaient à l'Empereur étaient alors emprisonnés, conduit à son palais... Et gardés dans les cachots jusqu'à la fête annuelle qui marquait le règne du tyran. En cette occasion, ils étaient exécutés, selon les rumeurs, dans la salle du trône, aux pieds même de celui contre lequel ils s’étaient révoltés. Après quoi l'Empereur remplissait une baignoire de leur sang, et se prélassait à l'intérieur. N'étais-ce que de sordides élucubrations ? Ou alors des rumeurs du fait de l'Empereur lui même, afin de terroriser la population ? Peut être. Mais personne ne pouvait en être certain.
Néanmoins, quoi qu'il en fut, c'était une raison de plus de mette fin au règne du tyran : la peur et les ténèbres n'avaient que trop durées. Il était temps de restituer sa paix à Andore, plus encore que son soleil. Une organisation saine devait être mise en place.
Les apprentis allaient avoir du travail, même une fois l'astre mythique retrouvé.
Sèmil se releva doucement, sans lâcher la main de Leahna. Il l'entraîna dans sa remontée sans la brusquer, et la remit sur pied avec délicatesse. Il lui fit un dernier sourire avant de se retourner.
La jeune fille le fixait sans la voir véritablement, son regard braqué sur lui mais l'air lointain. Seule la danse des flammes animait son visage d'ombres mouvementée. De nouveau, le silence s'imposait, présence dérangeante, oppressante, qui s'acharnait à se dresser entre eux tous comme un mur. Ou alors, peut être la jeune fille était-elle simplement muette... Ce n'aurait pas été un cas à part. Depuis quelques années, le nombre d'enfants qui naissaient aphones, sourds ou aveugles augmentait sans cesse. Les orphelinats s'agrandissaient en conséquence, beaucoup de parents préférant abandonner ces pauvres âmes plutôt que des les prendre en charge. Les temps étaient durs pour tout le monde...
Néanmoins, qu'aurait fait une jeune fille muette, seule dans la nuit, en ces lieux froids et déserts ? Les routes n'étaient pas sûres, et les vallées centrales d'Andore aussi vides que la mue d'un serpent. Seules quelques caravanes marchandes audacieuses les traversaient encore, mais sûrement pas une personne à pied ; surtout seule et démunie, sans armes. On ne pouvait compter que sur la chasse pour se nourrir, en cette région aride. Et ce n'était pas avec ses seules mains qu'on pouvait tuer du gibier : la faune sauvage était plus coriace qu'auparavant, son instinct de survie affuté par la rudesse de l'existence. Il fallait redoubler de talent de et persévérance pour attraper quelque chose. Un chasseur contemporain en valait bien trois anciens...
Alors que pouvait-elle bien faire ici ?
-Comment t'appelles-tu ? Tu vas bien ? Insista-t-il. Ce silence devait être brisé. Il fallait bien que quelqu'un fasse le premier pas, alors... De toute manière, elle n'avait toujours pas répondue. Il fallait la sortir de sa léthargie.
Mais elle se contenta de le fixer, encore une fois. Sèmil sentit le découragement le gagner. Ne parlerait-elle donc jamais ?
Il l'observa avec lassitude, et croisa ses yeux dorés. Ils n'étaient plus voilés.
-Je m'appelle Regan.
Son nom. Première réponse à sa première question. Il sentit son cœur battre plus fort, sans pouvoir en déterminer la cause véritable. Une impression étrange l'emplit à la place de la surprise qu'il aurait dût ressentir ; un malaise profond. Sèmil avait un mauvais pressentiment. Ses sens étaient en alerte, exacerbés. Il se sentait pris au piège sans sans savoir pourquoi.
Tu fais partie de l'Ordre, hein. Écoute...
Elle savait. Voilà ce qui le dérangeait tant : cette demande dans ses yeux. Elle n'avait pas besoin de confirmation, mais... Son regard disait bien que cela ne lui suffisait pas. Elle allait poser une question, une vraie, douloureuse, cruelle ; Sèmil le pressentait. Ce ne serait pas une interrogation anodine, comme il y'en avait tant dans une vie. C'était du sel sur une plaie qui suintait encore. Elle n'avait pas encore ouvert la bouche, mais Sèmil avait une longueur d'avance. Son cœur était déjà au bord du gouffre, en état d'alerte.
Raconte-moi. Que s'est-il passé pour vous tous quand la Citadelle a été détruite ?
Il fut tenté de ne pas répondre. Il aurait put lui répliquer sèchement que ça ne la regardait en rien, ou se débarrasser de cette question trop douloureuse en l'éludant simplement. Il aurait put détourner les yeux et lui murmurer que s'était encore trop dur d'en parler.
Mais il ne pouvait pas faire ça. Plus maintenant... Ni jamais. Pas quand c'était elle qui lui demandait cela.
Elle méritait de savoir. Il y'avait de la souffrance et de la peur sur son visage, et beaucoup de larmes avaient dût traverser ses joues noires. C'était une jeune fille courageuse. Mais aussi...Il lui devait cette réponse, pour un raison qu'il ne comprenait pas. Ce n'était pas seulement parce-qu'elle avait souffert ; non, ils souffraient tous. Tout le monde souffrait en Andore.
C'était autre chose. Une nouvelle intuition, un autre sentiment profond pareil au malaise et à la crainte qu'il avait ressentit avant qu'elle ne lui demande quoi que ce soit. Pour le moment, il ne savait pas pourquoi, mais comme pour cet autre pressentiment qui avait remué au fond de lui, la réponse finirait pas venir. Il suffisait d'être patient...
Sèmil fixa un instant la jeune fille avec une tristesse nouvelle. Il alla s'assoir près du feu, sur une des pierres plates qui entourait l'âtre. Syrian reposait près de lui, agité dans son sommeil, ruisselant de sueur. Il était probablement tourmenté par de mauvais rêves. Son visage crispé trahissait une grande tension. Le doyen fronça les sourcils sans dire un mot, mais il posa une main sur le front du jeune homme. Il était bouillant. Inquiet, il releva la tête et croisa le regard de Leahna. Quand il ouvrit la bouche pour parler, elle était déjà au chevet de leur frère, et le veillait, lui aussi, bienveillante, angélique. Son regard ne le quitta plus. Elle attendait son réveil.
Il se tourna vers Regan, et la trouva figée sur place, toujours debout, mal à l'aise. Elle avait dût sentir sa réticence. Il lui enjoignit de s'assoir d'un signe de tête, et elle se posa devant lui, de l'autre côté du feu. Il baissait, et ses flammes décadentes disparaissaient dans l'air dans un mouvement d'agonie. C'était un cadre parfait pour ce qui allait suivre. Funèbre et graduellement sombre. Il appuya ses avants bras sur ses jambes, le dos courbés. Ses yeux métalliques étaient fixés sur Regan.
-Après la chute de la citadelle ? Et bien, Regan, cela parait évident. Après la mort de nos maîtres, nous sommes venus nous réfugier ici pour y passer une ou plusieurs nuits, le temps que les troupes de l'Empereur quittent la vallée. Mais la vie en Andore réserve toujours des surprises, n'est-ce pas ? Après, après, après... Après, nous sommes allés secourir l'un des nôtres, poursuivit par un détachement de soldats impérial. Il se nomme Arl, et il accompagné d'un geai bleu. Un très bel oiseau, vif d'esprit et lumineux. La perle de la faune de cette vallée... Tu le rencontreras bientôt.
Il sourit, mais ses lèvres n’esquissèrent qu'une courbe fatiguée. Il s'en aperçut lui même, dans sa chair, et laissa retomber son sourire au fond de son visage, loin. Il le repêcherait peut être plus tard, quand il n'aurait plus aussi mal.
Je crois que tu peux t'en rendre compte. Ce n'est pas tout. Nous sommes chevaliers, nous sommes les apprentis de l'Ordre, et l'on nous a entraînés à nous battre. C'est ce que nous avons fait. Nous nous sommes... Battus. Je suppose que c'est cela. Une bataille après. "Après". Après la chute de la citadelle, les pierres qui ont enterrées nos maîtres comme une avalanche de tombes, il y'a eut du sang, encore. L'un de nous est mort... Son nom à lui, à quoi bon le savoir ? Tu ne t'en serviras pas. Genghis est mort désormais. Ils l'ont tué. je regrette tant que... C'était un ami. Il t'aurait raconté bien des choses. Tu aurais appris beaucoup sur les récits d'Andore, mille légendes et autant de contes... C'était un véritable livre sur patte. Je regrette que...
Pourquoi disait-il cela ? C'était tellement stupide ! Il s'était promis de lui répondre ! Il ne devait pas épancher sa peine. Simplement lui donner ce qu'elle voulait ; la vérité. Pas la sienne, mais une vérité générale. Ce n'était pas le moment de flancher. Il s'était promis de ne plus tomber, jamais. Alors maintenant que Leahna veillait Syrian, juste à côté de lui, il devait rester fort.
Il redressa le dos.
... Que tu sois arrivée maintenant. Pardonne-moi. Je devrais faire plus attention ; tu veux savoir ce qui s'est passé pour nous tous, pas les assauts que mon cœur a subit. Je suis désolé Regan.
<< Après l'effondrement de la citadelle, nous avons dût combattre afin de sauver l'un des nôtres. Mais durant cet affrontement, un apprenti a perdu la vie, il s’appelait Genghis. J'ai été blessé par un soldat, et notre guérisseuse m'a ramenée ici. Maintenant, nous attendons que nos frères et sœurs nous rejoignent. Nous ne pouvons pas quitter la grotte, alors que deux des nôtres s'y trouvent encore. Celui que tu vois couché là se nomme Syrian, et la charmante jeune femme qui le veille, Leahna. Quant au jeune homme étendu près du toi, il n'est pas mort, mais simplement exténué. Son nom est Ezraël. Il a donné plus que nous trois réunis pendant cette bataille.
Cette fois-ci, il sourit vraiment. Au fond, parler lui avait fait du bien. Peut être en était-il de même pour tout ? Il accepterait mieux tout ces évènements si quelqu'un osait les dépeindre à voix haute. Ce quelqu'un pouvait être aussi bien un autre que... Lui même.
Et maintenant, je crois que c'est à moi d'être éclaircie. Qui es-tu ? Que fais-tu seule dans cette vallée ? C'est une région dangereuse où la vie est difficile. Il ne s'y trouve qu'un village, et à plusieurs jours de marches ; si nous n'avions pas été là, tu serais perdue au milieu de la nature à l'heure qu'il est, et les bêtes sauvages ne rechignent pas à dévorer une proie inconsciente. On ne peut pas les en blâmer. La vie est dure pour tout le monde, et la faune a plus souffert que nous.
<< Personne ne l'ignore... Alors pourquoi t'être aventurée ici ? Il aurait put t'arriver malheur, jeune fille.
Il n'était pas intrigué qu'en apparence ; sa question aussi était véritable. Sèmil n'arrivait pas à imaginer ce qui avait put pousser Regan à s'aventurer dans la vallée où s'était caché l'Ordre. C'était un comportement si incohérent, si étrange... Il s'inquiétait pour elle aussi. De biens terribles évènements l'avaient sûrement envoyée jusqu'à eux, et le long silence qui avait précédé sa question démontrait qu'elle ne les avait en rien oubliés. La tristesse et la douleur ne s'étaient pas effacées pour elle non plus. Elles devaient être récentes.
Il voulait en savoir plus.
Mais il n'en eut pas l'occasion. Un hurlement résonna dans la grotte, tonitruant, frappant comme la foudre. Il s'engouffra dans ses tympans et il sembla à Sèmil qu'il en arrachait la chair. Pendant un instant, le doyen crût être de retour sur le champ de bataille, entouré de cadavres, de sang et de la fumée d'un feu devant lequel dansait trois ombres... Puis il se retrouva sur ses pied, ayant bondit sans même s'en être aperçut, parcourant la grotte d'un regard affolé. Il n'y avait que des ombres au delà de l'entrée, et le dessin vague d'une frange de forêt. Il se retourna, les oreilles encore bourdonnantes de ce cri infernal, tout droit jaillit d'un cauchemar. Ses yeux se posèrent sur Leahna. Elle ne semblait pas surprise, et calmement, comme si aucun hurlement n'avait fracassé l'attente d'une réponse, épongeait le front de Syrian avec un morceau de cape déchiré. Elle n'avait pas d'eau fraiche à porté de main, mais au moins la sueur ne coulerait elle pas dans ses yeux... Qui étaient ouverts.
Le jeune homme s'était redressé, et son souffle haletant résonnait étrangement dans cet autre silence. Il tremblait légèrement, mais plus de froid que de douleur. Sèmil avisa le garrot de fortune qui enserrerait sa cuisse. Syrian était fort, et il savait comment survivre ; c'était un Kahalan. Il avait pansé sa blessure seul.
Sèmil se détendit, et il eut l'impression qu'on lui retirait un poids des épaules. Il se sentait peut être un tout petit plus léger... Plus serein. Rassuré, en partit. En remerciant silencieusement le zèle de Leahna, qui souriait à leur frère en inspectant sa jambe -comment arrivait-elle à faire les deux en même temps ? C'était un ange, une bénédiction- , il s'accroupit près de Syrian et sentit un irrépressible sourire fleurir sur ses lèvres, comme le bourgeon tendre d'un nouveau printemps.
Syrian ! Tu m'as fait une peur bleue ! Je suis content de te voir... Non, je suis... Il n'y a pas de mot. Je suis heureux que tu sois réveillé. Remet toi de ce cauchemars qui t'as tourmenté ; quel qu'il soit, il est terminé. Nous allons te remettre sur pied, ne t'inquiète pas. En attendant Zejaléa, nous pouvons au moins te soulager de ta fièvre. J'ai toujours quelques herbes avec moi, glanée dans la forêt.
Le doyen se débarrassa d'une de ses bottes, et la retourna. Un petit sachet de papier tomba sur le sol, hermétiquement fermé. Il l'avait mis ici afin de ne jamais le perdre ; c'était Zejaléa elle même qui lui avait conseillée de faire attention à ces herbes. Ils avaient cueillit ensemble lors d'une sortie en forêt, la jeune femme ayant été envoyé par leurs maîtres afin de chasser. C'était également un des apprentissages qu'on leur prodiguait.
Mais étant donné que celle-ci rechignait à tuer, Sèmil avait décidé de l’accompagner pour lui éviter cette besogne. Ils n'avaient pas beaucoup parlé, sa sœur étant sombre à l'idée de ce qui devrait être fait, mais elle avait tout de même consentit à lui apprendre quelques choses. Ainsi, avait il put lui même se constituer des petites réserves d'herbes, que lui avait désigné Zejaléa.
L'une d'elle, la Sinuante, guérissait la fièvre et calmait les douleurs crâniennes. Elle tirait son nom de ses ramifications reptiliennes, qui s'étendaient parfois sur plusieurs mètres. C'était une plante rare, apparue après le règne de l'Empereur. Il n'y en avait qu'à l'ombre des troncs abattus. Au départ grise, en un unique filament pareil à du métal, elle poussait ensuite horizontalement, et au fil de de sa croissance, devenait aussi argenté que la lune. Elle ne formait pas de pelouse, étant donné que ses entrelacs ne s'élevaient jamais au dessus du sol ; c'était une plante unique, pareille à la chevelure d'un ange étalée sur le sol. Les guérisseurs n’utilisaient jamais une Sinuante dans sa totalité, celle-ci étant trop rare pour être gaspillée. Ils en prélevaient une partie, se contentant généralement de couper une seule ramification, puis laissaient à la plante la possibilité de repousser. Dans les petits villages, un guérisseur ne transmettait la localisation de sa Sinuante qu'à son apprenti. Car elle avait une vertu autrement plus recherchée que celle de faire disparaitre la fièvre : gardée dans un mélange d'eau et de sève durant un an, si la quantité d'herbes hachées était suffisante, alors la Sinuante devenait un remède contre la folie. Et celle-ci ne sévissait que trop en Andore...
Sèmil avait donc gardé précieusement les herbes qu'il avait cueillit en compagnie de Zejaléa. Désormais, elles allaient pouvoir servir... Il déchira le petit sachet au dessus de sa paume, laissant tomber quelques brins argentés qui captèrent la lumière du feu. Il y'en avait peu, et pourtant, cela suffirait amplement. Il remit sa botte et retourna près de Syrian.
Tient. Dit-il en lui tendant sa paume ouverte. Ce sont des brins de Sinuante. Ils soulageront ta fièvre ; tu n'as qu'à les placer sur ta langue, et attendre qu'ils pétillent. Quand ils deviendront trop piquants, avale les ! Et ne t'inquiète surtout pas si ton estomac se remplit de feus sautillantes, c'est parfaitement normal !
Il sourit. Le jeune homme se sentirait bien mieux après, même si le pendant risquait d'être très perturbant ; pas désagréable, mais la sensation qu'il éprouverait serait des plus étranges. Sèmil avait déjà eu à faire à la Sinuante, et il ne se rappelait que trop bien des réactions singulières de son corps. Syrian découvrirait par exemple que son estomac était capable de faire des bonds sans pour autant se vider de son contenu, et qu'il y'avait quelque part entre ses oreilles, un morceau de glace brulant qui s'apprêtait à fondre. Il pourrait presque sentir l'eau s'échapper de son nez, de ses tympans, de sa bouche... Et pourtant, il n'y aurait rien.
La Sinuante était une plante psychotique. Les hallucinations sensorielles qu'elle déclenchait ne duraient qu'une vingtaine de minutes tout au plus, mais personne n'avait généralement envie de tenter de nouveau l'expérience d'en utiliser : c'était pareille à la visite d'esprits perturbés. Sentir des doigts spectraux qui vous caressaient avec tendresse, la poigne hostile d'un fantôme sur un poignet... Rien de tout cela n'était vrai, mais pour autant, on ne pouvait s'empêcher d'éprouver une angoisse viscérale pendant que la Sinuante agissait sur votre esprit.
Surtout, ménage-toi maintenant. Tu peux te reposer- te reposer vraiment, sans crainte. Ezraël dort déjà. Vous rentrez tous exténués... Moi, j'ai déjà pris du temps pour dormir tout à l'heure. C'est à mon tour de veiller désormais.
Il tourna la tête vers Leahna, et l'ombre d'un sourire flotta sur ses lèvres.
Mais pas seul.
Il se retourna, et observa de nouveau Regan. Elle dévisageait le Kahalan de ses grands yeux dorés, une expression indéchiffrable sur le visage. Elle ne lui avait pas encore répondu. Un soupir souleva sa poitrine, mais il le retint, et décida de laisser la jeune fille tranquille pour le moment. Elle se sentait peut être mieux, seule avec ses pensées.
Il retourna dehors. Loin du feu, il sentait de nouveau comme l'air était froid. Mais c'était agréable. Ses poumons le brûlaient moins, chaque goulée de ce vide glacial était une baume qui se répandait dans son corps. Il lui semblait que cela faisait des jours entiers qu'il n'avait pu respirer ainsi... C'était étrange et délectable à la fois. Même si la douleur persistait, il pouvait en faire abstraction.
De plus, la froidure ambiante le maintiendrait éveillé.
Il marcha jusqu'à la lisière du bois qui avait pâtit de l'incendie, et s'agenouilla près de l'étalon qu'il avait attaché à un tronc. Il ne paraissait pas gêné par l'atmosphère froide, et son corps était encore chaud. Il avait fermé les yeux et dormait, ses pattes repliées contre lui, la tête sur le sol. Sèmil le laissa en paix, retournant vers la grotte. Il s'adossa au roc, près de l'entrée, enfin serein, débarrassé de toute ces préoccupations qui n'avaient cessées de l'assaillir depuis son réveil. Cela reviendrait bien vite, il n'en doutait pas, mais pour le moment, il se sentait bien. Calme, léger. Cela aussi n'était pas arrivé depuis trop longtemps, lui semblait-il...
Il eut quelques minutes d'accalmie, pas grand chose somme toute, mais cela lui suffit. Il y puisa assez de force pour faire face à un autre assaut mené contre son cœur. C'était juste ce qui lui fallait avant l'arrivée de Lifaen.
A proprement parlé, ce n'était pas son arrivée à lui. Il était porté par Eileen et Eldän, tout les deux aussi silencieux et sombres que si le jeune homme était mort. Coup de butoir porté à son cœur. Un pas. Deuxième coup. Il en vacillerait presque. Il les rejoignit, chaque pas ponctué d'un nouveau choc dans sa poitrine. Pas la pulsation de la vie, mais le battement sourd d'une douleur, celles qui se réveillaient après un coup trop fort. Son regard eétait sûrement implorant, car Eileen lui fit un petit sourire, une moue de consolation, et ses yeux s’allumèrent d'une vague lueur.
<<- Il se repose, juste. Simplement.>>
Il essaya de lui répondre, mais les mots restaient bloqués dans gorge. De soulagement, ou d'angoisse ? Il n'arrivait pas à lui dire quoi que ce soit, ni même à déterminer quels sentiments l'empêchaient d'articuler. Il se sentit stupide, subitement. Mais toujours rien.
Il hocha la tête, et les aida à porter Lifaen jusqu'à la grotte. Elle était plongée dans une quasi-obscurité. Les flammes s'étaient éteintes, l'énergie qui les animait finalement consumée. Il n'en restait pas même des braises, car ce feu là avait été allumé sans bois. Au fond de l'âtre, il n'y avait que des pierres chaudes qui finiraient par refroidir, une fois que l'air du dehors aurait chassé ce qui restait de chaleur de la grotte. Au final, elle se fondrait dans le paysage ; sombre et froide, éclairée de la seule lumière argenté qui s'échappait de la Lune. Cet astre lointain, pourtant si proche en comparaison des autres, qui avait pris la relève du soleil, qui devenait l’œil d'un dragon dans d'anciens mythes, qui était tour à tour amical et tendre, puis acéré et distant... Elle ponctuait la vie en Andore, définissait le rythme des journées. Quand elle brillait dans le ciel, on parlait de soirée. Quand elle disparaissait, c'était le jour qui arrivait. Heureusement, les étoiles ne se défilaient, nuit et jour, peut importait, elles, ne cessaient jamais d'illuminer les cieux noirs. Elles seraient bientôt les seules à animer les ténèbres célestes, et alors, la soirée s'achèverait. Il serait l'heure de se laisser aller au sommeil. Pour tout les Andoriens, le déclin de la Lune était synonyme de repos, quand enfin la nuit cédait place à une journée...
Pour tous, sauf pour eux. Ils allaient devoir rester debout encore longtemps.
Sèmil posa Lifaen près de l'âtre éteint, observant son visage livide, décoloré. Il respirait, oui. Mais si peu... Le délai entre chaque frémissement de sa peau trop blanche était une torture. Eileen se laissa tomber près de lui, comme un ange qui aurait chuté du plafond. Avec grâce. Elle se pencha au dessus de la panthère, de l'ami des ombres, et attendit. C'était une sorte de ferveur envers la vie, l'audace d'une jeune femme qui ne croyait pas en la mort éclair qui descendait du ciel, comme ça, et emportait quelqu'un dans son royaume d'orage et de feu sans rien demander à personne, ni son avis, ni ce qu'elle ressentait après que cette lance de foudre avait fait éclater sa vie en un millier de petits éclats qui se dispersaient partout. Après, on ne pouvait que rejoindre tout ces fragments disparates et se coucher parmi eux, attendant d’éclater comme le reste, statue de verre fragile étendue sur le sol…Non. Eileen était une flamme, une flamme douce qui ne brulait pas ; c'était la seule flamme dont Lifaen n'aurait jamais peur. La seule qu'il accepterait de toucher, de caresser, de... La seule qu'il voudrait aimer. Cette flamme là, elle brulait dans son cœur. Il n'avait pas à la fuir. Au contraire, elle le fascinait, l'attirait comme un papillon de nuit. Un papillon dont l'ombre était aussi noire que le pelage d'une panthère, une ombre qui s'étirait à l'approche de cette flamme souriante -elle transfigurait la nature du feu, elle pouvait le rendre lumineux comme une expression, et pas comme une lumière-, comme cherchant à s'enfuir, pour retourner se terrer quelque part dans les ténèbres.
Pouvait-on vivre sans son ombre ? Lifaen aurait tenté l'exploit pour elle. Sèmil le savait, tout comme Lifaen savait pour Madeleine. Ils ne l'avaient jamais dis clairement, mais ils se connaissaient. Ils avaient tout deux des secrets qu'ils s'échangeaient d'un regard, d'une parole, d'un murmure ou d’une œillade discrète. C'était un lien étrange qui les unissait, une amitié silencieuse et distante, une fraternité au compte goutte... Rien de très clair, mais c'était présent.
Sèmil s'assit lui aussi près de la Panthère. Ce félin là ne ronronnait jamais, mais ça ne voulait pas dire qu'il n'aimait personne... Il allait le veiller avec Eileen. A côté d'eux, Leahna rassurait Syrian, qui découvrait les perturbations que provoquait la Sinuante sur l'esprit. De l'autre côté du foyer vide, la jeune fille -Regan- observait Eldän dans le plus grand silence. Ses yeux dorés paraissaient vouloir aspirer le monde entier. C'était à la fois fascinant et... Effrayant. Elle ne quittait pas l'apprenti du regard.
Ce dernier ne s'était pas assis, et il était encore debout, à fixer l'entrée de la grotte comme si il attendait quelque chose. Son visage était impassible, mais Sèmil savait qu'il devrait discuter avec lui. Eldän était pessimiste en temps normal, mais après cette bataille, ce devait être encore pire... Il ne pouvait pas le laisser seul. Le jeune homme était sûrement très perturbé- d'autant que son regard semblait hanté. Et ce n'était pas ce genre de hantises cauchemardesques qui survenaient suite à de sombres évènements. C'était plus... Sentimentale. Plus personnel. Quoi que ce fût, un souvenir désagréable troublait Eldän. Un fantôme du passé, une fois de plus... Cette soirée était destiné à les plonger tous dans les méandres du temps. Ils en sortiraient avec un regard changé, sur le monde et sur eux même. En bien, ou en pis ? Il ne pouvait le savoir pour le moment, mais priait pour que cette bataille et la perte de Genghis aient renforcé leurs cœurs, plutôt de les avoir affaiblit. Il ne le savait pas même pour lui, mais le temps leur dirait quelles seraient les conséquences de cette nuit sanglante.
Sèmil les observa tous à tour de rôle, et déplora le silence qui s'était installé une fois de plus. A nouveau cette barrière... Il fixa son regard sur l'entrée, tout comme Eldän. C'était de là que venait la lumière maintenant, et de là aussi qu'arriverait le futur. Ils n'avaient plus qu'à attendre qu'il surgisse enfin, pour les arracher aux sables mouvants du passé...
Cela ne dura pas si longtemps. La Lune n'avait pas encore disparue du ciel, quand Frimain arriva. Il n’était d’ailleurs pas seul : une montagne le suivait.
Ses muscles saillants accrochèrent la lumière sélène. Des reflets argentés s’agrippaient à ses bras, ses épaules, son cou… Mais son visage restait caché par les ombres. Il n’était qu’une masse ténébreuse aux reliefs esquissés par la lueur de la lune. Une créature tout aussi imposante le suivait, un chien qui tenait plus du loup que de l’animal apprivoisée.
Et pourtant, comme si il n’y avait rien de plus normal que d’être accompagné de deux colosses sortit de nulle part, Frimain alla s’assoir sur une des pierres qui entourait l’âtre froid. Il ne voyait rien, mais sentait intuitivement les choses ; il se dirigeait sans problème et semblait presque pouvoir déterminer le physique de son interlocuteur au son de sa voix, à sa manière de parler et de se déplacer.
Alors pourquoi cet air détaché ? Il paraissait à la fois las, fatigué et désorienté. Ses yeux aveugles étaient posés sur ses pieds. Hésitant à entrer, la montagne restait en retrait, à demi éclairée seulement. Sèmil s’avança, le cerveau en ébullition. Il ne mit qu’un instant pour se souvenir que Flinn lui avait parlé d’un inconnu de grande taille accompagné d’un chien. Cet homme les avait aidés. Et il correspondait bien à la sommaire description que lui en avait faite Flinn… Un inconnu aux poings énormes. Voilà qui le qualifiait parfaitement.
Le doyen s’arrêta face à lui, et il eut l’impression de se retrouver devant son père. Il était aussi grand que lui, quoique plus large ; mais pendant une seconde terrifiante, ce fut comme si son spectre avait surgit de la nuit. Sèmil dût lever la tête pour apercevoir son visage. Et il ne put s’empêcher de hausser les sourcils.
Sa peau était pâle et douce comme celle d’une femme, masque de porcelaine posée au dessus de son cou de taureau. C’était une combinaison des plus étranges : un visage d’une grande finesse, d’une beauté fragile, accordé à un corps de titan. Sèmil en resta sans voix. Il croisa les yeux jaunes ternes de l’inconnu. Et il y lut de la colère.
Il se serait frappé la tête contre la roche. Quelle idée de le dévisager, alors qu’ils se rencontraient pour la première fois ! Alors même que ce géant les avait soutenu durant la bataille… Pour rattraper son impair, il eut un sourire d’excuse.
-Il s’appelle Velk. Intervint Frimain d’une voix atone. Juste au bon moment.
-Et bien, Velk, on m’a parlé de toi… Tu t’es battu à nos côtés durant cette bataille. Merci.
Il lui tendit la main, d’un geste spontané. Cela lui sembla de suite ridicule. Tendre une main qui avait serrée la poignée d’une épée, quelques heures auparavant seulement, afin de souhaiter la bienvenu à un parfait inconnu… C’était risible.
Pourtant, à sa grande surprise, le géant la serra. Et parla.
Tu te souviens de ce noir profond dans lequel dansaient des formes incertaines puis de cette lumière un peu brûlante ? Et bien, là, c'est la même chose, mais sans la lumière...